Il y a un aplatissement de la figure qui rend caduc le rôle du prophète. L’accès à Dieu est
direct et n’est plus médiatisé par le prophète
. La trajectoire de l’activité qui, jusque là, était
rotative, devient rectiligne. Voir rencontre être vu. Entendre rencontre être entendu et
prélever rencontre donner.
Cette structure rectiligne rend désormais possible le narcissisme, rend possible l’aller-
retour des sens. Moyennant l’oubli de la part d’inaccessible que recèle encore l’apparition
du divin sous forme humaine, le voir et l’être vu pourront en venir à se capturer
mutuellement et à écarter le donner à voir. Entendre et être entendu se captureront l’un
l’autre et désamorceront le donner à entendre. De même que prélever et donner en
viendront à s’égaliser et faire l‘impasse sur l’offrir.
La perception du divin et la perception de soi dans le divin relèguent le donner à percevoir
à Dieu dans les marges de la conscience, où il en vient à habiter les rêves et les
hallucinations, d’où les gargouilles s’agrippent aux contreforts des cathédrales. En
Occident, l’univers de la prière et des sacrifices se diabolise progressivement en se peuplant
de toutes sortes de chimères, comme un triptyque de Jérôme Bosch. La prière change de
forme et se déplace plutôt du côté du rapport avec le Dieu perceptible, qu’il soit assimilé à
l’institution corporative extérieure ou à une représentation mentale tout intérieure.
Sous forme d’étendue et de pensée, ce sont ces pôles disjoints de la structure définie en 452
que Descartes va introduire dix siècles plus tard dans la philosophie et dans la science, en
en radicalisant les termes et l’opposition. Il va dire : «La conscience est, les chimères ne
sont pas.» Le donner à voir, à entendre, à humer, à manger, qui avait déjà été marginalisé
par les interprétations scolastiques et postérieures du symbole de Chalcédoine, est
définitivement écarté par Descartes. Ce «donner à…» fait partie des choses non totalement
sûres qui ne méritent pas de demeurer dans le système. Il n’est pas inintéressant de noter
que ce «donner à…» est une position féminine.
C’est en ce point précis qu’on peut situer la coupure cartésienne entre l’esprit et le corps.
Entre le voir/être vu, l’entendre/être entendu et le prélever/donner, d’une part, et le
donner à voir, donner à entendre et le donner tout court, d’autre part. Le corps donne à
voir, donne à entendre, à humer, à goûter, et donne tout court. Il donne à un être nommé
Dieu. En fait, cet espace est celui de la prière, celui de la négociation avec Dieu, celui où on
tâche de l’amadouer, de fléchir sa colère, d’intercéder auprès de lui, voire de s’unir à lui.
C’est cet espace que Freud redécouvre avec les symptômes hystériques, les rêves, les lapsus
et les actes manqués et, enfin, avec la (re)découverte du transfert. C’est que forcément, ce
donner à voir, à entendre, humer, goûter, toucher, s’adresse à quelqu’un. Ce quelqu’un, c’est
Dieu, ou alors un substitut d’une image parentale.
Il n’est pas inintéressant de noter que dans le passage de Freud à Lacan, on a un
aplatissement comparable. Pour Freud, ce qui compte, c’est la triade enfant/mère/père.
Alors que, pour Lacan, ce qui importe c’est la triade enfant/mère/phallus. Le père
n’apparaît ici que sous la forme du phallus prélevé sur lui par la mère.