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Antoine Augustin Cournot [1801-1877 ] Considérations sur la marche des idées et des événements dans les
temps modernes, Livre 1, Chapitre 1, Hachette, 1872. [Manuel « Lire les philosophes, Hachette Éducation, 2001,
p. 376-387.]
Chapitre 1er : De l'étiologie historique et de la philosophie de l'histoire
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genre. D'autres fois, et lorsque les révolutions remuent les sociétés à de suffisantes
profondeurs, la physionomie et les résultats des révolutions portent la marque d'une époque,
accusent les phases où la civilisation et l'état social sont arrivés dans leur marche lente et
séculaire, sous l'empire de causes que nous qualifions de régulières, parce qu'elles sont
simples, et dont la simplicité même dénote qu’elles tiennent de plus près aux principes ou à
l'essence des choses. Il peut arriver que, par suite des progrès mêmes de la civilisation, et par
le resserrement du lien de solidarité entre les peuples, la secousse révolutionnaire ait son
contrecoup dans le monde civilisé tout entier : ce ne sera pourtant encore là qu'un fait, à la
vérité de premier ordre, un colossal accident, qui pourra même laisser des traces indélébiles,
mais que l'homme qui raisonne ne confondra pas avec les effets qui découlent des causes
générales et séculaires, en vertu d'une nécessité de nature.
6 Définition de l'histoire : le modèle du jeu d'échecs
Sans la distinction du nécessaire et du fortuit, de l'essentiel et de l'accidentel, on
n'aurait même pas l'idée de la vraie nature de l'histoire. Représentons-nous un registre comme
ceux que tenaient les prêtres de la haute antiquité ou les moines des temps barbares, où l'on
inscrivait à leurs dates tous les faits réputés merveilleux ou singuliers, les prodiges, les
naissances de monstres, les apparitions de comètes, les chutes de la foudre, les tremblements
de terre, les inondations, les épidémies : ce ne sera point là une histoire ; pourquoi ? Parce que
les faits successivement rapportés sont indépendants les uns des autres, n'offrent aucune
liaison de cause à effet ; en d'autres termes, parce que leur succession est purement fortuite ou
le pur résultat du hasard.
Que s'il s'agissait d'un registre d'observation d'éclipses, d'oppositions ou de
conjonctions de planètes, de retours de comètes périodiques ou d'autres phénomènes
astronomiques du même genre, soumis à des lois régulières, on n'aurait pas non plus
d'histoire, mais par une raison inverse : à savoir parce que le hasard n'entre pour rien dans la
disposition de la série, et parce qu'en vertu des lois qui régissent cet ordre de phénomènes,
chaque phase détermine complètement toutes celles qui doivent suivre.
À un jeu de pur hasard, comme le trente-et-quarante
, l'accumulation des coups dont
chacun est indépendant de ceux qui le précèdent et reste sans influence sur ceux qui le
suivent, peut bien donner lieu à une statistique, non à une histoire. Au contraire, dans une
partie de trictrac
ou d'échecs où les coups s'enchaînent, où chaque coup a de l'influence sur
Jeu de cartes où le banquier aligne deux rangées de cartes dont les points réunis ne doivent être ni inférieurs à 31, ni
supérieurs à 40. Le joueur gagne ou perd à chaque donne, laquelle est sans influence sur la suivante.
Ce jeu, déjà connu des Grecs et des Romains, est également appelé jacquet. Les joueurs déplacent leurs pions
alternativement du nombre de cases marqués par les dés. La position acquise est le point de départ du coup suivant,
comme aux dames ou aux échecs. Chaque coup, créant une situation nouvelle, influe sur le suivant.