Que Vlo-Ve? Série 2 No 11 juillet-septembre 1984 pages 5-6 Dans le jardin de Jean Tortel CAIZERGUES © DRESAT DANS LE JARDIN DE JEAN TORTEL Dès qu'on entre, en février, dans ce jardin, aux portes d'Avignon, on est tenté de parodier Racine: «Nous avons des hivers plus beaux que vos printemps.» Et de nous émerveiller avec le poète devant les rosiers grimpants qui ont conservé toutes leurs feuilles, les narcisses déjà fleuris, la douceur de l'air, la lumière du sud. La fenêtre du bureau s'ouvre sur cette nature heureuse. A peine frontière entre le dedans et le dehors, cette vitre est celle du poème, Jean Tortel le souligne en souriant: La vitre non cassée, Je vois. Elle est tiède. Les doigts sont heureux. Le soleil capté se repose Sur la table où je vais l'écrire.[…]1 mais les arbres ne sont pas ceux du livre: Le vent, bien sûr, Passe blanc Sur les cerisiers.[...]1 Le jardin est ouvert, comme ses villes2, ordonné, simple, clair; la page blanche et aérée. Dans ce jardin on ne peut pas se perdre, on s'y promène comme dans ses livres. Mais on aurait tort de croire qu'il ne faut qu'un instant pour le voir. Tant de fois le regard s'est posé sur l'arbre, sur la fleur, sur la vitre qui les sépare de lui. Instants qualifiés3: un regard qui intenoge, qui met en doute. De là aux mots, tant de mensonges à éviter. « Le plus grand menteur est celui qui écrit : «Je vois», car au moment précis où il l'écrit, il ne voit rien d'autre que la page blanche»: véhément, là-dessus Jean Tortel ne transige pas, pas plus que sur l'image telle que la produit la «rhétorique surréaliste». Reste, invincible, la passion de nommer, de bien nommer, de nommer exactement. Avec le temps, le verbe s'est dépouillé pour atteindre à l'essentiel et pour qualifier avec justesse, d'où l'exigence de contours nets, le recours à l'élémentaire — c'est le titre d'un de ses livres4. Les autres ne sont pas moins révélateurs d'une démarche fondamentale: Explications ou bien regard, Relations, Limites [5] du regard; jalons d'une parole qui trouve là autant de Solutions aléatoires5. C'est toujours l'examen minutieux de ces rapports fondamentaux entre le corps et le monde — ce monde proche, la maison, le jardin, la table où il écrit —, entre le regard et la transcription de ce qui est vu dans le registre de l'écriture. Pour être d'abord trajet vers le poème, celui-ci n'apparaît jamais pour autant chez Jean Tortel comme pure abstraction, sèche rigueur. Pour pesé qu'il soit, chaque vers s'allège dès que franchi «l'indispensable portique de la majuscule» selon l'expression du poète. Fuyant l'effusion et le chant, la poésie n'oublie pas ses racines proches — brindilles de vie, insignifiances du quotidien. Déliée dans l'espace de la page, finalement c'est une parole ouverte qui est offerte, et qui libère celui qui l'écoute avec la même honnêteté, la même justesse que Jean Tortel s'est patiemment efforcé d'atteindre. A sa façon, exigeante, lucide, et à l'instar de Guillaume Apollinaire dont il nous parle ici, Jean Tortel, fondé en poésie, «renouvelle le monde». Revenons dans son jardin pour pressentir encore l'invisible et multiple présence de la fleur des mots: 1 Que Vlo-Ve? Série 2 No 11 juillet-septembre 1984 pages 5-6 Dans le jardin de Jean Tortel CAIZERGUES © DRESAT [... ] Déclore la capsule éclatera Le corps d'iris Ce qu'elle contient en tous sens Eparpillés 6. Pierre CAIZERGUES Février 1984 1. Limites du regard. Gallimard, 1971. 2. Les Villes ouvertes, Gallimard, 1965. 3. Instants qualifiés, Gallimard, 1973. 4. Elémentaires, Mermod, 1961. 5. Explications ou bien regard, Mermod, 1060. Relations, Gallimard, 1968. Les Solutions aléatoires, Ryôan-ji, 1983. Signalons aussi chez le même éditeur, Le Discours des yeux, 1982 et chez Flammarion, Des corps attaqués, 1979. 6. Les Solutions aléatoires. [6] 2