Stage de formation permanente des pasteurs de la CPLR La spiritualité en chemin, les chemins de la spiritualité Intervention de Jean-François Zorn professeur d’histoire contemporaine à l’Institut Protestant de Théologie, Faculté de Montpellier Nasbinals le 10 juin 2007 LA SPIRITUALITE PROTESTANTE SOURCES ET FIGURES Introduction La demande qu’Esther m’a formulée était la suivante : « nous aider, nous pèlerins, à trouver des repères historiques dans la diversité des courants de spiritualité protestante : ses sources et ses figures ». C’est donc comme historien que je vais vous parler en tâchant de vous rejoindre, d’abord dans votre présent et ensuite dans votre mouvement. Dans votre présent, car ce qui est intéressant pour vous c’est de repérer dans l’histoire la « mémoire vive » de la spiritualité, c’est-à-dire, ce qui de cette histoire affleure encore aujourd’hui, nourrit et inspire votre spiritualité. Dans votre mouvement car, même si nous sommes assis, ce moment n’est pour vous qu’une halte et j’espère que vous trouverez dans ce moment de réflexion un viatique pour continuer votre chemin. Je dois cependant, avant toute chose, fixer les limites de mon propos. Le sujet est vaste, très vaste, trop vaste pour une soirée… Après avoir fini ma préparation, j’étais partagé entre deux sentiments : j’avais, d’un côté, l’impression de vouloir vous dire trop de choses et, de l’autre, de ne pas couvrir correctement le champ de la spiritualité protestante, de vous avoir tricoté un tissu plein de trous… Aussi je compte sur vous, tout à la fois sur votre indulgence, votre connaissance du sujet et surtout votre spiritualité personnelle pour contester mes choix, compléter mes manques, en bref modifier le tableau. Encore une chose, avant d’entrer dans le vif du sujet, qui augmente la difficulté : la notion de spiritualité, le terme comme le thème ont fait, et font, peut-être encore, problème dans le protestantisme luthéro-réformé. Je ne crois pas que vingt ans en arrière, le CPLR aurait programmé un stage autour de ce sujet, peut-être sur le culte, voire la prière, mais pour le premier sujet, le stage aurait traité des questions d’adaptation liturgique et du sens du culte. Quant à la prière, sujet intime, on n’aurait pas bien vu en quoi un stage de formation permanente des pasteurs aurait pu faire entrer la prière dans le champ de la formation. D’ailleurs aujourd’hui, ce que nous allons faire est moins de la formation que la découverte et l’exploration d’une activité, la spiritualité, qui accompagne une démarche de retraite et de pèlerinage… Que ceci ait des répercussions dans votre ministère au-delà de ce moment est hors de ma portée… L’Encyclopédie du protestantisme sorti en 1995 (et réédité en 2006) contient une notice substantielle sur la spiritualité signée de Carl-A Keller et Denis Müller. Comme cette encyclopédie est plutôt un ouvrage de culture que de théologie, les auteurs sont sensibles au contexte dans lequel se déroule les mouvements religieux. Ainsi Müller souligne que tout au long de l’histoire du protestantisme la spiritualité est un sujet de controverse pour plusieurs raisons : le geste théologique réformateur de la justification par la foi, se comprend à plusieurs époque comme une critique du vécu ecclésial et des pratiques religieuses de l’Eglise, pôle sur lequel s’articule la spiritualité. Du coup la réflexion théologique a souvent cherché à départager ce qui relève de la foi authentique et ce qui relève des pratiques religieuses jusqu’à ce clivage connu foi/religion secrété par la théologie dialectique, dernier avatar d’un blocage 1 de la reprise théologique du religieux et du spirituel. Müller écrit que « le protestantisme a payé un lourd tribut à cette attitude rigoriste et schématique. Par peur quasi viscérale du confusionnisme et du syncrétisme, il s’est souvent rendu incapable d’entendre et de relever les défis aigus posés non seulement par les spiritualités des autres traditions chrétiennes, mais également par l’attrait des religions orientales et des nouveaux mouvement religieux » 1. Qu’est ce qui a fait bouger les choses aujourd’hui ? Je laisse à Katharina Shaechl le soin de vous parler du présent, mais d’un mot, c’est le fait que nombre de protestants n’ont plus trouvé leur nourriture spirituelle dans les Eglises traditionnelles et se sont tournés soit vers des groupes de prière et de partage à la marge de ces Eglises locales, soit vers des Eglises de type évangélique soit encore vers des nouveaux mouvement religieux. Ces lieux prétendent assumer la quête humaine de sens et d’unité face à l’insignifiance et au fractionnement du monde, quête qui se fait avant tout à travers une démarche expérientielle plutôt qu’intellectuelle, ou jugée telle. C’est le fameux « retour du religieux », observé par les sociologues qui prend de court un protestantisme qui s’était préparé à vivre dans un monde laïc voire irréligieux. Ce qui m’intéresse c’est que ce fameux retour du religieux peut nous inviter à revisiter la tradition protestante pour vérifier si elle ne contiendrait pas des ressources compatibles avec son geste théologique et avec les attentes des hommes. Demandons-nous alors, si à quelques époques choisies du protestantisme, déjà, des mouvements de retour du religieux n’ont pas ravivé la spiritualité ? Ma réponse à cette question est positive, même si chaque époque a ses particularités et même s’il ne faut pas commettre ce que les historiens considèrent comme une faute : un anachronisme qui consiste à prêter à une période un questionnement qui n’est pas le sien, en l’occurrence, le nôtre… Je vous propose donc d’étudier la question de la spiritualité dans les deux traditions luthérienne et réformée d’abord à travers leurs figues emblématiques (Luther et Calvin). Ces traditions spirituelles vont chacune connaître à partir du XVIIIe siècle une « nouvelle réforme », le piétisme du côté luthérien avec comme figures Spener et Zinzendorf et d’autres et le revivalisme du côté anglican et réformé avec comme principale figure Wesley et un revivaliste français, Adolphe Monod. Je voudrais aussi faire droit à la tradition mystique qui vient du Moyen-Âge, traverse les réformes protestantes et se voit revendiquée aujourd’hui par la tradition théologique libérale. C’est donc à cette re visitation de ces traditions que je vous invite maintenant. La spiritualité comme manifestation autonome de l’Esprit : la méfiance des Réformateurs. Si l’on se tourne vers les réformateurs, Luther et Calvin on doit prendre en compte leur double critique, d’un côté, de l’héritage de la grande Eglise (catholique) qui connaît alors un renouveau de sa spiritualité avec la devotio moderna dont je vais dire quelques mots et, de l’autre, l’innovation de la nouvelle Eglise qui échappe aux réformateurs et veut vivre radicalement la réformation dans la voie spiritualiste qu’est l’illuminisme. L’héritage spirituel de Luther et de Calvin se situe aux confins de ces deux mouvements. Chez Luther Luther, les historiens en conviennent, est un homme du Moyen-Âge avant d’être le réformateur moderne en rupture avec cette période que la tradition protestante a souvent 1 Denis MÜLLER et Carl-A. KELLER, « Spiritualité », dans Pierre GISEL (dir), Enyclopédie du protestantisme, Genève/Paris, Labor et Fides/Cerf, 19951, p.1473. 2 présenté. Non seulement il connaissait ce qu’il nomme la théologie germanique dont l’une des figures est le mystique rhénan du XIVe siècle, Johan Tauler (1300-1361) mais, dans une première phase de sa vie de réformateur, il cherche à renouer avec cette tradition. En effet il voit dans le principe de la justification par grâce, par le seul moyen de la foi, la valorisation de la passivité de l’homme qui a tout à recevoir de Dieu, thème fondamental de la mystique du Moyen Âge qui prônait l’abandon de l’homme en Dieu. Il voit aussi dans le principe du Christ seul la relativisation de toutes les médiations humaines pour entrer en communion avec Dieu, autre thème cher à la mystique qui cherche l’union de l’homme à Dieu. Dans le principe des Ecritures seules, Luther renoue avec la lectio divina des monastères, pratique herméneutique basée sur la méditation des Ecritures chère aux mystiques et qui s’opposait à la méthode scolastique de l’Université. Le principe du sacerdoce universel enfin qui abolit la distinction entre clercs et laïcs rejoint aussi la démarche mystique qui mettait l’accent sur une expérience personnelle de Dieu sans le passage par le clergé. Mais cette tradition semble perdue au début du XVIe siècle où un nouveau mouvement se développe : la devotio moderna. Ce mouvement tente de réformer les mœurs religieuses dépravées du clergé séculier et de ne pas perdre le peuple ; il multiplie les conseils pour la vie spirituelle, la vie intérieure, la consolation, par l’examen de conscience, et la censure fraternelle, les exercices de dévotion, de prière, de lecture biblique. Basée sur l’Imitation de Jésus Christ, un livre populaire d’édification attribué à Thomas A Kempis, achevé vers 1427, la devotio moderna redonne a l’homme toute l’initiative dans la recherche de Dieu, cette recherche étant elle-même la voie ouverte à la sanctification. Les monastère eux-mêmes deviennent les hauts-lieux de l’expérimentation spirituelle. Luther reproche alors à la devotio moderna de faire croire que l’homme peut réaliser son salut grâce à une piété ascétique et une pratique ritualiste, celles-là mêmes que le moine Luther a du pratiquer dans l’angoisse de ne jamais pouvoir satisfaire Dieu. Nous savons combien cette expérience douloureuse de la vie monastique a conduit Luther sur la voie de la réformation en se détachant de l’Eglise au début des années 1520. Mais à peine sorti de l’Eglise, Luther doit lutter sur un autre front. En 1521, alors qu’il accomplit son séjour forcé à la Wartburg, son collègue Andreas Carlstadt entame un programme ambitieux et radical de réforme de l’Église à Wittenberg : il organise les paroisses selon des principes démocratiques, célèbre les premières messes en langue allemande où la liturgie est très simplifiée et la communion distribuée sous deux espèces, fait supprimer les images dans l’Église et introduit l’offrande pour les oeuvres sociales, récuse le baptême des enfants. En soi Luther ne se serait pas opposé à ces réformes si Carlstadt ne les avait pas conduites au nom de l’Esprit dont il prétend faire lui même l’expérience immédiate. C’est l’Esprit qui le conduit à supprimer les institutions qu’il juge nocives. Selon Luther le tort de Carlstadt consiste précisément à prétendre conduire la réforme au nom de l’Esprit plutôt qu’au nom de la Parole à partir de laquelle il aurait dû d’abord convaincre les fidèles du bien fondé des changements qu’il préconisait. Le conflit entre Carlstadt et Luther se précise alors sur le plan théologique et christologique. Luther est soucieux de prêcher la Parole pour préparer les cœurs au changement, car Dieu, dit-il « ne veut donner à personne ni l’Esprit ni la foi sans la Parole extérieure et le signe ». Autrement dit, ce que Luther appelle « les moyens extérieurs » (eusserlich Ding), que sont la Parole et les sacrements dans leur acception matérielle et corporelle, sont premiers dans une dynamique de changement des personnes et des communautés. Alors que pour Carlstadt il faut d’abord pratiquer le détachement des biens terrestres (Gelassenheit) tant vis-à-vis de l’Écriture que des sacrements en ne se préoccupant ni de la lettre de l’Écriture ni de la réalité de la présence du Christ dans la Cène, mais en toute chose se laisser pénétrer par la puissance du Seigneur. Pour Luther, cette position inspirée de la mystique, revient à ne pas prendre au sérieux l’incarnation et, en fait, à la nier. Or Luther 3 insiste en écrivant en 1525 : « Les choses extérieures doivent nécessairement précéder les autres. Les choses intérieures doivent venir ensuite et par les choses extérieures, parce que Dieu a décidé de ne donner à aucun homme les choses intérieures sans les choses extérieures » 2. En résumé, dans la deuxième phase de sa vie, Luther bloque la voie d’accès directe spiritualiste - de l’homme à Dieu, que les artisans de la devotio moderna d’un côté et les réformateurs radicaux de l’autre sont en train de remettre en vigueur, au profit de la seule la voie indirecte que sont la Parole annoncée et les sacrements administrés. On voit bien ici un des enjeux capital de la réformation à ses débuts : pour réformer l’Église, Luther voulait éviter deux écueils, le ritualisme d’un côté, le subjectivisme de l’autre. Chez Calvin Calvin formulera un point de vue analogue avec sa conception du double témoignage interne du Saint-Esprit et externe de la Parole. Un célèbre chapitre de l’Institution de la religion chrétienne (ICR) de Calvin porte le titre fleuri suivant : « Comment certains esprits écervelés pervertissent tous les principes de religion en quittant l’Écriture pour voltiger après leurs fantaisies sous ombre de révélation du Saint-Esprit » 3. Dans ce chapitre Calvin fustige, sans les nommer - mais il s’agit des illuministes et des anabaptistes -, ceux qui délaissent l’Écriture et imaginent des voies originales pour parvenir à Dieu. Ils se réclament d’une certaine doctrine de l’Esprit et méprisent ceux qui, disent-ils, « suivent encore la lettre morte et meurtrissante » de l’Écriture. Calvin dénonce chez les illuminés une hiérarchisation entre Esprit et Parole qui fait de cette dernière une subordonnée de l’Esprit. Or les deux sont conjoints et l’Esprit ne peut ajouter à la Parole aucune révélation qu’elle ne contienne déjà. A l’objection des illuministes qui citent II Cor 3,6 « la lettre tue et l’esprit vivifie », Calvin répond que la lettre est morte, en effet, mais quand elle est séparée de la grâce du Christ, car c’est Christ qui donne vie et sens à la Parole, qui est en quelque sorte le principe d’interprétation des Écritures et qui atteste son inspiration par l’Esprit. Quel est alors le statut du Saint-Esprit chez Calvin ? Dans l’ICR il écrit : « Bien que Dieu seul soit témoin suffisant de soi en sa Parole, toutefois cette Parole n’obtiendra point foi au coeur des hommes si elle n’y est scellée par le témoignage intérieur du Saint-Esprit » 4. Autrement dit, il n’y a pas de lecture savante de l’Écriture qui ne se prolonge par une lecture croyante que suscite l’action du Saint-Esprit. L’Esprit fait que les Écritures deviennent Parole de Dieu. Mais cette action, ce témoignage intérieur du Saint-Esprit, ne peut se détacher du témoignage extérieur de la Parole. Sur ce point précis Calvin ne diffère pas de Luther quand il hiérarchise les voies d’accès à ce qu’il nomme précisément « les choses spirituelles » : « Premièrement notre Seigneur nous enseigne et nous instruit par sa Parole. Secondement il nous confirme par ses sacrements. Troisièmement, par la lumière de son Saint-Esprit, il éclaire notre entendement, et donne entrée en nos coeurs et à la Parole et aux sacrements, lesquels autrement battraient seulement à nos oreilles, et se présenteraient aux yeux, mais ne pénétreraient et n’émeuveraient point le dedans » 5. On l’aura compris, chez Luther comme chez Calvin, la spiritualité en tant que manifestation de l’Esprit hors du lien avec l’Écriture, est dangereuse. Il faut se souvenir du 2 Cf. : - Marc LIENHARD, Martin Luther, un temps, une vie, un message, Genève Labor et Fides, 1991, p.137-142. ; Id. Martin Luther, la passion de Dieu, Paris, Bayard, 1999, p.260-264. - Neal BLOUGH, Christologie anabaptiste, Genève : Labor et Fides, 1984, p.66 s. 3 Livre I, chap. IX, 1. 4 Id. chap.VII,4. 5 Id. Livre IV, chap. 8. 4 contexte dans lequel ces propos ont été tenus : un cadre où la référence religieuse sature la vie quotidienne et où les représentations chrétiennes envahissent le décor. L’historien Francis Rapp a résumé les caractéristiques communes de la vie religieuse au moment de la Réforme dans une formule choc : « une religion flamboyante » qui se déploie dans des pratiques de piété et des mouvements de type millénaristes. Or ces mouvements sont beaucoup plus enracinés dans la tradition et la culture bibliques qu’on ne le croit généralement. Ils prétendent même divulguer le sens spirituel des Écritures. Mais les Réformateurs craignent que ce sens spirituel échappe précisément à la confrontation avec le texte des Écritures sans la médiation desquelles il n’y a plus de fondement à la Réforme, plus de fondement pour une Église réformée dont l’un des principes directeur est précisément sola scriptura. Cela signifierait-il que la Réforme n’a généré aucune spiritualité, qu’elle n’est qu’un mouvement de renouveau intellectuel et théologique ? Nullement. En refusant autant les médiations des catholiques, que les raccourcis des illuministes pour accéder à Dieu, les réformateurs ont remis en évidence les rapports que tout croyant peut entretenir avec Dieu dans son intériorité, dans sa spiritualité. Chaque croyant est libre d’interpréter personnellement la Bible, mais, comme l’écrit Carl Keller, « la spiritualité protestante s’édifie sur la certitude que l’homme est justifié par la foi. Cette certitude lui donne la liberté de s’approcher de Dieu sans passer par des intermédiaires autres que le Christ lui-même » 6. Le principe sola scriptura n’aurait aucun sens en dehors du sola fide et cette foi est celle du Christ - fides Christi - donnée à l’homme. A cet endroit de mon exposé je voudrais vous donner quatre exemples de prière de Luther et de Calvin exprimant les deux premiers le mouvement de Dieu et de sa parole et les deux seconds situés sur le versant humain de la spiritualité proprement dite. Ces quatre textes (distribués) nous permettrons de repérer quelques éléments de deux sensibilités de la spiritualité luthérienne et calvinienne à leurs origines. « Justifiés en Jésus-Christ » 7 et « Mon nouvel être » chez Luther 8. « Puisque tu nous a choisi pour te servir » 9 et « Prière suivant le sermon sur Tite » Calvin . 10 chez Le piétisme et le revivalisme : correction ou renouveau de la spiritualité des Réformateurs ? Je vous fais faire maintenant un saut de deux siècles environ dans l’histoire pour rejoindre une autre époque féconde sur le plan de la spiritualité dans l’aire luthérienne comme dans l’aire réformée, avec le piétisme d’un côté et le revivalisme de l’autre. J’inclus dans l’aire réformée ce qui se passe dans l’anglicanisme où va naître le méthodisme. Pour comprendre ce qui se passe, je dois tout d’abord vous expliquer brièvement l’origine de ces deux mouvements. Le piétisme Le piétisme se développe en Allemagne aux lendemains de la Guerre de Trente Ans, un conflit religieux et politique débuté en 1618 qui s’est étendu à l’Europe occidentale et s’est 6 Carl A. KELLER, op.cit. p.1475. Cité par Matthieu ARNOLD, Prier quinze jours avec Martin Luther, Montrouge, Nouvelle Cité, 1998. 8 Cité par André BIRMELE, La tradition luthérienne, Chambray, CLD, 1981, p.36. 9 Cité par Roger CHAPAL et Roger PELLEGRIN, La tradition calvinienne, Chambray, CLD, 1981, p.29. 10 Ibidem, p.31. 7 5 terminé en 1648 avec le traité de Westphalie. Ce conflit puise son origine dans l’antagonisme religieux entre protestants luthériens et catholiques dans l’Empire romain germanique depuis la Réforme. Il est attisé par la détermination de certains États européens, en particulier la France et la Suède, de réduire la puissance de l’Empire romain germanique qui était l’instrument politique de l’Autriche catholique et des Habsbourg. Cette guerre, qui a connu plusieurs phases, est l’une des plus dévastatrices de l’histoire de l’Europe. Le traité de Westphalie du 24 octobre 1648 réduit considérablement l’Empire romain germanique et le pouvoir des Habsbourg. L’Allemagne, principal théâtre de la guerre, est la plus durement touchée par cette guerre tant sur le plan économique (elle met un siècle à rétablir son économie) que démographique (environ un tiers de sa population a disparu), religieux (le pays reste divisé entre les deux confessions) ou politique car le pays est morcelé en près de 350 États. Le traité de Westphalie consacre le pouvoir des princes allemands mais c’est un pouvoir local limité de type rural et féodal. Ce pouvoir politique est conforté par une Église luthérienne dont l’orthodoxie la plus stricte lui servait de justification. C’est une situation politico-religieuse décrite par les historiens tout à la fois comme la cause et la conséquence d’un « épuisement spirituel » 11. En effet de nombreux nobles, que la cessation des hostilités privait de raison d’être mais n’offrait par d’avenir, souffraient de cette situation. Se détourner du monde mauvais, se tourner à nouveau vers Dieu et approfondir la vie en Christ, devenait à la fois le moyen de rénover la vie religieuse à l’intérieur d’une Église dont ce n’était pas le souci majeur et de reconstruire une vie sociale nouvelle. Le fédérateur de cette recherche est l’alsacien Philipp Jakob Spener (1635-1705). Prédicateur libre à Strasbourg, il fréquente les cours de la région rhénane, une terre d’élection du mysticisme médiéval et des anabaptistes. Fidèle à la tradition de Tauler, Spener ressuscite alors une pratique ancienne des Églises protestantes, les réunions de lecture et de prière à domicile chez le pasteur et non dans l’Église, réunions qu’il nomme Collegia pietatis. L’idée n’était donc ni nouvelle ni exceptionnelle, mais Spener la systématise et surtout organise les Collegia en leur donnant un contenu dans un livre qui eut un grand succès les Pia desideria « les pieux désirs ou désir sincère d’une amélioration de la vraie Eglise évangélique ». Publié en 1675 les Pia desideria se présentaient comme un remède en six points aux maux dont souffraient la société civile et religieuse de l’époque. - créer des conventicules chargés de répandre la connaissance de la parole de Dieu ; rétablir sacerdoce universel ; faire prévaloir de la piété chrétienne sur la théologie ; faire preuve de charité dans les controverses ; Mettre l’accent sur la spiritualité et l’adhésion de la foi dans la formation des pasteurs ; privilégier dans la prédication, l’édification par rapport l’érudition et la rhétorique 12. Ce programme en six point dénote l’état dans lequel se trouvait l’Eglise évangélique allemande, cléricalisée, ravagée par la controverse, desséchée sans doute par la désespérance. Voici comment Spener présente le programme des Pia desideria (Texte à lire) 13. Bien qu’il se présente comme un disciple de Luther, Spener fut vigoureusement combattu par l’orthodoxie luthérienne, car il accréditait l’idée que la réformation du XVIe siècle n’avait pas été achevée et qu’il fallait envisager une réforme permanente de l’Eglise. Là où Luther parlait de foi et de vie cachée, Spener mettait en avant le vécu et l’expérience visible en vue de la régénération des individus et des communautés. Spener revisitait le 11 Cf. Alice WEMYSS, Histoire du Réveil 1790-1849, Paris : Les Bergers et les Mages, 1977, p. 27. Jakob SPENER, Pia desideria ou désir sincère d’une amélioration de la vraie Eglise évangélique, Traduit par Annemarie Lienhard, Paris, Arfuyen, 1990. 13 Ibidem, p.5-6. 12 6 fameux rapport entre la foi et les œuvres que l’orthodoxie luthérienne interprétait dans un sens passif. S’appuyant sur le commentaire de l’épître aux Romains de Luther, Spener accuse alors de « duperie du diable et d’hérésie » ceux qui disent qu’ayant obtenu le salut par grâce et non par leurs actions, ils n’ont besoin de ne rien faire surtout pas de changer leur vie. Spener pense, comme Luther, que sans être une condition du salut, car celui-ci est gratuit, l’œuvre de perfectionnement de soi comme de transformation de la société, s’inscrit dans la logique de la justification. Mais plus que Luther, il déploie dans la vie humaine les conséquences de la justification. En ce sens, Spener et le piétisme sont des continuateurs qui font recours à Luther sans faire pour autant retour sur lui. Spener obtient du roi de Prusse Frédérik 1er, la fondation d’une grande Université à Halle en Saxe dotée d’une Faculté de théologie, qui va détourner des établissements orthodoxes des milliers de pasteurs. L’un des professeurs nommé par Spener, August Hermann Francke (1668-1727), est son continuateur à Halle. Celui-ci organise le mouvement piétiste qui s’éparpille alors en nuances les plus diverses qui développent une exégèse soucieuse du sens littéral des textes, une dogmatique articulée à l’approfondissement de la piété et surtout des œuvres sociales et éducatives, tels que des orphelinats, des écoles et des collèges, des sociétés bibliques, des instituts missionnaires qui préfigurent ce modèle « sociopiétiste » qui caractérisera aussi le Réveil et qu’on retrouvera en Alsace avec un Haerter à Strasbourg et un Oberlin au Ban de la Roche. Je veux dire encore un mot d’un autre personnage important du piétisme, le comte Nikolaus Ludwig Graf von Zinzendorf (1700-1760). Membre, comme la particule de son nom l’indique, d’une famille noble d’Allemagne orientale (la Saxe), Zinzendorf perd tôt son père et, en devenant comte d’Empire, reçoit une éducation de qualité et protégée. Envoyé étudier à Halle, il connaît Francke qui le reçoit à sa table où il voit défiler de nombreux autres personnages de la mouvance piétiste, notamment le Danois Bartholomé Ziegelbalg qui avait fondé la première œuvre missionnaire protestante outre-mer du XVIIe siècle à Tranquebar en Inde. Il poursuit ses études à Wittenberg, autre haut lieu du luthéranisme allemand, puis voyage beaucoup en Europe, notamment en Suisse et en France où il séjourne même à la cour de Versailles. L’intérêt et l’originalité de Zinzendorf, par rapport aux autres initiateurs du piétisme, sont triples : - d’abord il est le seul, et le premier, à fonder une nouvelle et véritable Église, alors que jusque-là le piétisme était un mouvement à l’intérieur de l’Église officielle : « l’Église des frères moraves », qui existe encore de nos jours. C’est lors d’un de ses séjours dans l’une de ses propriétés de Saxe que Zinzendorf rencontre un groupe de réfugié de la Moravie qui se rattachaient au mouvement de Jean Hus (1370-1415). Les communautés que le mouvement de Hus avait suscitées, et qui se nommaient « Unité des frères » Unitas Fratrum avaient émigré en Europe centrale. C’est l’une d’elle que Zinzendorf rencontre chez lui en 1722 et qu’il se propose d’accueillir sur ses terres dans le village de Hernnhut (A la garde de Dieu). C’est de ce temps, qu’en allemand, on nomme Hernnhuter les Frères moraves. La communauté agrège ensuite de nombreux autres réfugiés et grandit rapidement : 600 personnes en 1727. Elle était encore accueillie comme une « union fraternelle séparée » dans l’Église luthérienne officielle jusqu’à un jour d’août 1727 (le 13) où, célébrant la cène à sa manière avec une liturgie et des chants spéciaux, notamment le lavement des pieds, l’Union des frères se constitue en Église autonome. Zinzendorf se consacre alors entièrement à son organisation. Banni par l’Église et l’État de Saxe pendant dix ans à cause de l’accueil qu’il accordait à de nombreux réfugiés, Zinzendorf en profite pour voyager en Europe ou des communautés se créent après son passage. En 1742, 7 l’Église des frères moraves est reconnue comme quatrième confession en Allemagne, après l’Eglise luthérienne, l’Eglise réformée et l’Eglise catholique. - La 2e originalité du moravisme par rapport au piétisme, c’est que Zinzendorf, avait une vision missionnaire mondiale 14. Sa rencontre à Halle avec le missionnaire danois du Tranquebar l’avait beaucoup marqué. En 1731, lors d’un voyage au Danemark pour le couronnement du roi Christian VI, il rencontre un esquimau du Groënland et un esclave des Antilles, Antoine Ulrich, qu’il emmène à Hernnhut où celui-ci sensibilise les Frères à la question de l’évangélisation des esclaves des Amériques. Un an plus tard, le 18 août 1732, deux missionnaires moraves embarquaient de Hambourg pour l’île danoise des Antilles de Saint-Thomas. C’est de là que naquit véritablement le mouvement missionnaire contemporain, et qui sera une des grandes œuvres du Réveil, avec la création en 1747 du centre missionnaire de Zeist aux Pays-Bas qui existe encore de nos jours. - La 3e originalité du moravisme concerne sa piété. Zinzendorf renoue avec la tradition mystique parce qu’il développe une conception des relations directes avec le Christ qui n’est plus seulement la « religion du cœur » du piétisme, mais une communion à ses souffrances, à son sang et ses blessures, une Bluttheologie faite d’épanchements et d’exaltation de la Croix 15. Sans doute les successeurs de Zinzendorf, notamment les missionnaires, s’en sont-ils tenus à la religion du cœur des piétistes qui n’exclut pas, loin de là, la théologie luthérienne de la croix, mais la référence constante des Moraves au Christ qui donne son sang pour le monde est une marque de l’universalité de la foi chrétienne offerte à tous, aux plus déchus des humains, notamment les esclaves. Cette perspective universaliste s’est déployée dans la tradition de la chaîne de prière ininterrompue entre les ouvriers des Églises et des Missions. Ceux-ci sont invités, à heure fixe et en suivant une liste de lectures bibliques unique, à prier pour l’extension du Règne de Dieu dans le monde. Cette tradition existe encore de nos jours dans certains établissements comme le Service protestant français de mission, le Défap à Paris. Je tenais à souligner qu’un des fruits de la spiritualité piétiste est la mission contemporaine née non pas, comme on le croit, dans le projet colonial, mais dans un mouvement d’intercession pour le salut du monde. Le revivalisme Si le piétisme naît dans une Europe continentale ruinée par la Guerre de Trente ans et s’il se développe au XVIIIe siècle dans les milieux aristocratiques ruraux en Allemagne, le milieu où naît le revivalisme est tout à fait différent. Il va se développer au cours du même siècle dans les cités d’une Grande-Bretagne, premier pays d’Europe à entrer dans la révolution industrielle et, par voie de conséquence, dans la révolution agricole du fait des débuts de sa mécanisation. L’Eglise face à laquelle naît le revivalisme est pour l’essentiel l’Église établie d’Angleterre ou d’Ecosse, l’Église anglicane en Angleterre, l’Eglise réformée en Ecosse. Ces Eglises sont traversées par des courants contraires : ceux liés à l’ère des Lumières : déisme et rationalisme (inspirés de John Locke), scepticisme (inspiré de Thomas Hobbes et de David Hume). Ces courants produisent dans ces Églises ce qu’on nomme le 14 Cf. Erich BEYREUTHER, Zinzendorf. L’apôtre de l’unité, Genève, Labor et Fides, 1965 ; Jaap van SLAGEREN, « Le comte Nicolas-Louis de Zinzendorf (1700-1760). Pionnier de la pensée œcuménique et du travail missionnaire », dans Gilles ROUTHIER et Frédéric LAUGRAND, L’espace missionnaire. Lieu d’innovations et de rencontres interculturelles, Paris/Québec, Karthala/Presse de l’Université Laval, 2002, p.69-81. 15 Cf. le cantique du recueil Louanges et Prières n° 119, « Chef couvert de blessures », typique de cette théologie du sang. 8 latitudinarisme, une attitude intellectuelle plus qu’un véritable mouvement théologique d’ailleurs caractérisé par une hostilité vis-à-vis de tout dogmatisme, une grande tolérance religieuse, tout cela conduisant à une religion réduite à la morale et conforme à la raison. Le latitudinarisme tente de se situer entre les pôles théologiques et ecclésiologiques qui font tension dans ces Églises : leurs attaches catholiques chez les anglicans, parce qu’elles les tirent du côté du traditionnalisme et du ritualisme, et leurs attaches puritaines chez les calvinistes qui les tirent du côté du séparatisme. Deux hommes sont au cœur de ce mouvement, George Whitefield (1714-1770) et John Wesley (1703-1791), deux aglicans d’abord amis avant de se séparer sur un point de doctrine sensible du calvinisme, la prédestination. C’est cependant Wesley qui sera le principal inspirateur du réveil en Europe, en France notamment, et en Amérique du Nord ou cependant Withefield aura une influence plus grande encore. Wesley est le pur produit d’un mélange de tradition conservatrice et d’esprit réformateur. Sa mère lui a fait lire L’imitation de JésusChrist et un mystique anglais Jérémie Taylor auteur d’un livre de Règles pour vivre et mourir saintement. Dans la même perspective, elle inculque à son fils — en fait à ses deux fils Charles et John — le refus de la prédestination calvinienne. Pour elle l’homme peut, d’une certaine manière, collaborer à son salut, parce Dieu veut son bonheur (elle est ce qu’on appelle une calviniste arminienne, reprenant à son compte les idées d’Arminius condamné par le synode de Dordrecht de 1618 pour avoir fait dépendre le salut de sa réception dans la foi) : sanctification et action vont se combiner avec le sentiment constant de l’imperfection et la conscience de ne pas être à la hauteur de la tâche à accomplir. Wesley reçoit donc une éducation de bon niveau au Lincoln College d’Oxford. C’est là qu’il fonde avec quelques camarades un Holy Club, association pieuse et studieuse qui tente de transposer la méthode de Taylor à la situation présente : 23 règles pour l’emploi du temps, 5 bienfaits qui dérivent de cet exercice, 10 règles d’intention, 8 signes de la pureté d’intentions, 3 considérations, etc. 16. Cette mise en œuvre scrupuleuse de la vie sainte, sa rigueur, sa régularité, sa ponctualité, valurent à ce groupe le titre de « méthodiste » ; ce terme n’était d’ailleurs pas inconnu du vocabulaire, mais il devint un sobriquet vu le sérieux mortel de ces jeunes gens, avant de devenir, mais beaucoup plus tard, l’appellation d’une Église qui se séparera de l’Église d’Angleterre. D’octobre 1735 à décembre 1737, Wesley accomplit un séjour dans la colonie américaine de Georgie que l’historien Bernard Cottret intitule le « paramètre américain », tant cette expérience sera déterminante pour Wesley lui-même et pour le mouvement qu’il va fonder et qui sera à la base du Réveil 17. Wesley avait embarqué pour l’Amérique pour une raison existentielle et spirituelle : se sauver lui-même et sauver les païens, avec l’idée qu’en prêchant aux païens, il se prêcherait à lui-même. Sur le bateau qui le conduit en Georgie, Wesley rencontre des moraves qui partaient aussi en mission en Amérique. Il apprécie l’esprit de leurs réunions, s’y joint quelquefois. Wesley organise néanmoins ses propres exercices spirituels à bord, de sorte que le navire résonnait des cantiques de tous ces apôtres. Au cours de la traversée une tempête terrible s’abat sur le bateau et Wesley, mort de peur, s’accuse de ne pas accepter la possibilité de disparaître. Au contraire les moraves disent ne pas avoir peur de mourir. Arrivé à terre, début février 1735, Wesley a alors un entretien décisif avec le pasteur morave Spangenberg relaté dans son journal : « Je demandai à M. Spangenberg son avis sur moi-même et sur ma conduite. Il me dit ne pas pouvoir me répondre tant qu’il ne m’aurait pas posé deux ou trois questions : ‘Possédez-vous en vous-même le témoignage de Dieu ? L’Esprit de Dieu rend-il témoignage à votre esprit que vous êtes enfant de Dieu ?’ Je fus 16 Cité par Matthieu LELIEVRE, La théologie de Wesley, Paris, Publications de l’Église Évangélique Méthodiste, 1924 p.20. 17 Bernard COTTRET, Histoire de la réforme protestante, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Perrin, 2001. 9 interdit par ces questions si directes. S’apercevant de mon embarras, mon interlocuteur poursuivit : ‘connaissez-vous Jésus-Christ ?’ Après un instant de silence, je répondis : ‘Je sais qu’il est le Sauveur du monde’. ‘C’est vrai, dit-il, mais savez-vous qu’il vous a sauvé ?’ Je me contentai de répondre : ‘j’espère qu’il m’a sauvé’. Il ajouta cette dernière question : ‘Le savez-vous vous-même ?’ Je répondis : ‘oui’, mais je crains d’avoir parlé en vain’ » 18. Le séjour de Wesley en Georgie est un échec. Ne pouvant mettre en œuvre son projet missionnaire au profit des Indiens, il rentre en Grande-Bretagne plus dépité que jamais. Pendant les longues semaines qui le ramènent en Angleterre, il se préoccupe de son état. Un leit motiv revient dans son journal : « J’ai été en Amérique pour convertir les Indiens ; mais qui me convertira moi-même ? ». Plus loin : « Il y a maintenant deux ans et près de quatre mois que j’ai quitté mon pays pour aller enseigner aux Indiens de la Georgie la nature du christianisme. Mais qu’ai-je appris moi-même durant le même temps ? J’ai appris, ce dont je ne me doutais pas : que moi qui travaille à convertir les autres, je n’ai jamais été converti moimême […]. J’ai appris que, portant écrite sur mon cœur ma sentence de mort, et n’ayant en moi aucune excuse à invoquer, il ne me reste aucune espérance, si ce n’est d’être justifié gratuitement par la rédemption qui est en Jésus ; aucune espérance, si ce n’est qu’en cherchant Christ, je le trouverai, et que ‘je serai trouvé en lui, ayant non la justice qui me venait de la loi, mais celle qui vient de la foi, savoir la justice qui vient de Dieu par la foi’ » 19. Quelques jours après son retour en Grande-Bretagne en 1738, il rencontre un autre morave, Pierre Bœhler, un Allemand qui se rendait en Amérique et qui l’aide, comme il l’écrit lui-même, « à se débarrasser de cette philosophie-là », qui consistait à adhérer intellectuellement à la vérité évangélique et à la pratiquer pour se justifier au lieu d’y croire et de se laisser justifier par Celui qui est la vérité. « Je me décidai — écrit alors Wesley — à chercher cette grâce sans relâche, en renonçant absolument à toute confiance, totale ou partielle, en mes œuvres ou en ma justice propre, unique fondement, — hélas ! — de mes espérances jusqu’à ce jour, et en m’appliquant à demander par des prières incessantes la foi justifiante, ce complet abandon de moi-même à la vertu expiatoire du sang du Christ répandu pour moi, cette confiance en lui comme en mon Christ, ma justification, ma sanctification, ma rédemption » 20. Wesley a daté sa conversion du 24 mai 1738 dont voici le récit : (cf. texte distribué) Si j’ai voulu insister sur ce cheminement de Wesley, c’est tout d’abord parce que sa redécouverte de la justification par la foi le rattache incontestablement à la tradition initiale luthéro-calvinienne de la Réforme protestante. Mais c’est aussi parce que Wesley lui-même, et après lui le Réveil plus encore, vont déployer la doctrine de la justification par la foi et surtout sa réception dans des directions qui vont l’éloigner sensiblement de Luther et de Calvin. À partir de 1740, Wesley se brouille avec plusieurs de ses amis calvinistes et moraves. Il lutte contre la stricte doctrine de la prédestination des calvinistes (défendue par son ami George Whitefield) et contre l’antinomisme des moraves, doctrine qui remonte à Luther selon laquelle la grâce dispense le chrétien de la loi et le conduit au quiétisme. Contre la prédestination calviniste d’abord, Wesley estime, en s’appuyant sur le chap VIII de l’épître aux Romains, qu’il est impossible qu’une partie du genre humain soit damnée et l’autre sauvée. Non seulement tous les hommes sont appelés au salut, mais ils peuvent accepter ou refuser la grâce qui leur est offerte. Wesley professe une sorte d’arminianisme car il reprend à son compte les idées d’Arminius, mais se défend alors, non d’être un arminien, mais d’être celui qui annoncerait que Dieu n’aime pas tous les hommes, et 18 « Journal de Wesley », cité par Matthieu LELIEVRE, op.cit. p.84-85. Ibidem, p.94. 20 Ibidem, p.99. 19 10 que le Christ ne serait pas mort pour tous les hommes. Ce combat l’amènera à la rupture définitive avec son vieil ami, George Whitefield (1714-1770). Le deuxième front de lutte de Wesley est l’antinomisme des moraves. Cette doctrine considérait que la loi, vue comme un ensemble de prescriptions morales, était effacée par la grâce de sorte que l’homme grâcié n’avait plus à craindre le mal ni à lutter contre lui. Autrement dit, selon les antinomiens, l’homme n’avait rien à faire pour se sanctifier, la justification par la foi et la sanctification allant ainsi de pair. Pourtant Wesley ne sépare pas justification et sanctification, mais il considère que la sanctification est une « seconde grâce » en bref la « nouvelle naissance » qui va devenir une notion clé du Réveil et après lui du mouvement évangélique jusqu’à nos jours. Nul doute qu’avec Wesley, nous nous éloignons de la doctrine initiale de la justification chez Luther, et que nous nous assistons à un déploiement de la notion initiale de sanctification chez Calvin. Lire en les comparant un extrait de l’Institution de la Religion Chrétienne de Calvin III/XVI/1 et du sermon de Wesley sur « le grand privilège de ceux qui sont nés de Dieu » (textes distribué). Pour conclure ce parcours sur le réveil de la siritualité, je voudrais évoquer une figure française du revivalisme, Adolphe Monod et la filiation libérale du mysticisme. Une figure française du revivalisme : Adolphe Monod (1802-1856) Si je choisis le personnage d’Adolphe Monod et non un autre plus typique peut-être du Réveil, car plus radical, c’est parce que, contrairement à son frère Frédéric et bien d’autres, il est revenu dans l’Eglise réformée après en avoir été, un moment, exclu. En bref, A. Monod fait partie des revivalistes non séparatistes, c’est-à-dire de ce ceux qui ne désespéraient pas de réveiller son Eglise, l’ERF et qui estimait que le Réveil ne devait pas produire la multiplication des Eglises mais renforcer l’unité de l’Eglise. L’Eglise qui était alors une Eglise « établie », c’est-à-dire une Eglise reconnue par l’Etat avec tout ce que cela signifiait à l’époque de conformité avec la loi, la bienséance sociale et morale qu’il convenait de bousculer. D’autre part Monod, en homme du XIX e siècle, a été confronté à un problème en partie dépassé aujourd’hui, en tout cas dans nos milieux luthéro-réformés, celui du siège humain de la foi : est-ce le cœur ou la raison, deux sièges qu’on opposait alors vigoureusement. ? Le revivalisme, comme mouvement lié au romantisme avais mis au premier plan « la religion du cœur » par rapport à « la religion de la raison » prônée au siècle des Lumière par le rationalisme. Monod se sort de ce faux débat, car tout en prônant une religion du cœur, il ne renonce pas aux apports de la science pour éclairer les convictions jaillies du cœur. C’est toute la base de sa prédication, et de son enseignement à la Faculté de théologie de Montauban 21. Les prédications de Monod ont fait l’objet de très nombreuses éditions qui ont nourri la foi et la spiritualité du Réveil et bien au-delà. Les Adieux cours sermons prononcés sur son lit d’agonie tous les dimanches sans interruption, entre le 14 octobre 1855 et le 30 mars 1856 viennent d’être republiés par les éditions Excelsis 22. Je ne sais si vous goûteriez ce genre homilétique, mais je ne pouvais pas l’éviter car les discours des derniers instants de la vie constituent une tradition de la spiritualité du protestantisme depuis le XVIIe siècle. Sans doute 21 Cf. Laurent GAMBAROTTO, « Le ‘cœur’ et la ‘raison’ chez le pasteur Adolphe Monod 1802-1856 », Etudes théologiques et religieuses, T. 79, 1998, n°1, p.61-76. 22 Les Adieux d’Adolphe Monod à ses amis et à l’Eglise Cléon d’Andran, Excelsis, 2006. 11 pensait-on qu’au moment ultime de la vie un homme agonisant, mais pouvant encore communiquer, était un témoin privilégié du mystère de la croix. Mais plutôt qu’une prédiction, je souhaite vous faire découvrir deux prières d’intercession qui montrent que même réduit à ne plus pouvoir agir, un homme peu encore, par la prière, s’ouvrir sur les souffrances du monde et les déposer devant Dieu (Textes d’intercession du 14 octobre et du 18 novembre 1855, distribué). Une mystique protestante ? Il y a, dans cet abandon de Monod à Dieu, des accents caractéristiques d’une posture mystique. Tout au long de cet exposé, nous avons signalé les influences mystiques dans la spiritualité protestante : Luther, Spener, Zinzendorf, Wesley, Monod ont tous aspiré à l’union la plus complète avec Dieu, certains en se référant à des mystiques connus, d’autres non. Mais nous avons vu que ces témoins ont tenté d’équilibrer une démarche active en vue d’atteindre l’union avec Dieu qui se rapproche des exercices de sanctification venus de la grande tradition catholique, et l’abandon à Dieu qui vient s’unir à l’homme et qui se rapproche de la conviction de la Réforme que c’est Dieu qui a l’initiative de ce rapprochement et doit la garder. Mais la critique protestante de la mystique s’est renforcée du côté de l’orthodoxie protestante, notamment au XIXe siècle quand l’école libérale, avec Schleiermacher, a commencé à parler de la foi comme d’un sentiment religieux inné en l’homme et instaurant entre lui et Dieu un lien susceptible d’affaiblir l’initiative de Dieu et de renforcer celle de l’homme. Est-ce un faux débat, du type : qui de la poule ou de l’œuf provoque la foi ? Je ne sais. En revanche, ce qui pose question, c’est quand la démarche mystique, interprète la christologie à partir de l’éthique. La mystique fait alors du Christ non plus une voie de salut, mais un chemin d’accès à Dieu parce qu’il fut dans l’histoire un modèle de l’amour divin à porté de l’homme : suivre Jésus, comprendre son esprit permet alors cet accès à Dieu. Je viens de décrire en quelques mots la démarche d’un protestant qui s’est explicitement réclamé de la mystique, Albert Schweitzer 23. Cette figure schweitzerienne de « Jésus modèle » qui conduit l’homme à Dieu n’est pas absente du Nouveau Testament, mais rend-elle compte de la figure de Jésus comme don qui révèle Dieu à l’homme ? Sans doute, la vérité de Dieu de JésusChrist est-elle non pas entre les deux postures, mais dans chacune d’elle. Mais la spiritualité est à la fois un état passif qui suppose notre disponibilité, jusqu’à l’abandon et une démarche active qui suppose notre responsabilité jusqu’à l’engagement 24. Heureux l’homme ou le femme qui peut se tenir à la fois dans les deux positions ! Conclusion Il est temps de conclure. Même si le terme de réveil a été, dans le protestantisme, associé au renouveau de la spiritualité au XIXe siècle, je crois qu’on peut parler, comme le font d’ailleurs de nombreux historiens aujourd’hui, de phases de réveil et de latence de la spiritualité tout au long de l’histoire du christianisme. Mais comme nous sommes, aujourd’hui encore, les héritiers du réveil du XIXe siècle, c’est peut-être de lui que nous pouvons repartir pour tenter d’ouvrir quelques pistes au renouveau de notre spiritualité 25: 23 Cf. Jean-Paul SORG, Humanisme et mystique, Paris, Albin Michel, 1995. Cf. Michel CORNUZ, Le protestantisme et la mystique, entre répulsion et fascination, Genève, Labor et Fides, 2003. 25 Cf. Jean-François ZORN, « La foi protestante à l’heure des nouvelles demandes de spiritualité », Foi et Vie, Vol. XCVI, 1999, n°5, p.57-71. 24 12 - je crois, qu’à l’instar des mouvements de réveil, nous devons retrouver les voies et moyens permettant à chaque fidèle, et aux jeunes en particulier, d’explorer le chemin d’une pédagogie spirituelle; c’est-à-dire offrir la possibilité à chacun de s’interroger personnellement et communautairement sur l’état de sa foi. Je sais que nous sommes très pudiques sur ce plan, que nous avons beaucoup intériorisé, intellectualisé notre foi, mais ne sommes-nous pas aussi devenus orgueilleux pour ne pas parvenir à faire advenir à la parole ces choses-là ? Dans le protestantisme de type luthéro-réformé, nous avons de la peine à nous situer entre la pratique de la révision de vie de type catholique et celle qui consiste à rendre son témoignage de type évangélique. Résultat : rien ou peu de notre spiritualité n’advient au langage. Or il nous faut créer des lieux de parole où chacun puisse exprimer sa quête existentielle, la confronter à celle des autres, de véritables lieux de soin accordé à la parole de l’autre, pouvant devenir des lieux de guérison du mutisme et de l’autisme. Les anglosaxons nomment précisément cette activité pilgrimage, pèlerinage… - Je crois ensuite, et encore à l’instar des mouvements de réveil, que nous devons redynamiser notre transmission de l’Évangile. Celle-ci passe encore essentiellement par le canal du pasteur-enseignant (le pasteur docteur décrit par Willaime), c’est notre spécificité protestante, il ne faut pas la perdre. Mais le peuple des fidèles doit y être associé. Les deux canaux ne sont d’ailleurs pas incompatibles mais pas assez articulés : le peuple écoute la parole (quand il vient au culte !) mais, lit-il encore les Écritures et deviennent-elles pour lui des « propositions de foi » ? Font-elles encore l’objet de ses références et de ses débats. Qu’en est-il de l’existence des ecclésioles dans nos Eglises, des groupes de partage de la parole où l’on s’exerce à l’écoute des autres et à la prière ? Est-il possible d’amplifier le mouvement pour qu’il pénètre d’autres maillons de la transmission de l’Évangile : les groupes divers dans l’Église, certains groupes dans la société, les familles ? - Je crois enfin que nous devons redécouvrir la nature diaconale et missionnaire de la communauté chrétienne et notamment de son culte. L’Église est envoyée pour servir, telle est sa nature, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas, en dépit des obstacles qui se dressent devant elle et qui sont nombreux - petit nombre, laïcité etc. -, s’abstenir de rejoindre le monde et de faire résonner les préoccupations du monde en son sein en les déléguant à d’autres. Pour ce faire, nous devons refonder le ministère diaconal dans nos Églises et faute de pouvoir le traduire par des ministères institués, au moins repenser la partie diaconale du culte dans le sens d’une fête partagée et offerte où la Cène pourrait quelquefois être associée à des agapes fraternelles, où l’offrande aurait une destination diaconale, où les annonces comporteraient des témoignages de personnes qui militent pour leur foi ou tout simplement veulent partager une préoccupation, une souffrance ou une joie, où l’intercession, au cours de laquelle nous joignons les mains, nous préparerait à tendre les mains pour rejoindre les autres 26. La réforme du culte que j’évoque là à grands traits n’est pas une révision de plus de la liturgie, c’est le cœur de la vie de la communauté qu’il faut sans doute réformer. 26 Jean-François ZORN, « Perspectives diaconales du culte dans une Eglise de la Réforme », Etudes théologiques et religieuses, T.73, 1998, n°2, p.189-202. 13