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présenté. Non seulement il connaissait ce qu’il nomme la théologie germanique dont l’une des
figures est le mystique rhénan du XIVe siècle, Johan Tauler (1300-1361) mais, dans une
première phase de sa vie de réformateur, il cherche à renouer avec cette tradition. En effet il
voit dans le principe de la justification par grâce, par le seul moyen de la foi, la valorisation de
la passivité de l’homme qui a tout à recevoir de Dieu, thème fondamental de la mystique du
Moyen Âge qui prônait l’abandon de l’homme en Dieu. Il voit aussi dans le principe du Christ
seul la relativisation de toutes les médiations humaines pour entrer en communion avec Dieu,
autre thème cher à la mystique qui cherche l’union de l’homme à Dieu. Dans le principe des
Ecritures seules, Luther renoue avec la lectio divina des monastères, pratique herméneutique
basée sur la méditation des Ecritures chère aux mystiques et qui s’opposait à la méthode
scolastique de l’Université. Le principe du sacerdoce universel enfin qui abolit la distinction
entre clercs et laïcs rejoint aussi la démarche mystique qui mettait l’accent sur une expérience
personnelle de Dieu sans le passage par le clergé.
Mais cette tradition semble perdue au début du XVIe siècle où un nouveau mouvement
se développe : la devotio moderna. Ce mouvement tente de réformer les mœurs religieuses
dépravées du clergé séculier et de ne pas perdre le peuple ; il multiplie les conseils pour la vie
spirituelle, la vie intérieure, la consolation, par l’examen de conscience, et la censure
fraternelle, les exercices de dévotion, de prière, de lecture biblique. Basée sur l’Imitation de
Jésus Christ, un livre populaire d’édification attribué à Thomas A Kempis, achevé vers 1427,
la devotio moderna redonne a l’homme toute l’initiative dans la recherche de Dieu, cette
recherche étant elle-même la voie ouverte à la sanctification. Les monastère eux-mêmes
deviennent les hauts-lieux de l’expérimentation spirituelle.
Luther reproche alors à la devotio moderna de faire croire que l’homme peut réaliser
son salut grâce à une piété ascétique et une pratique ritualiste, celles-là mêmes que le moine
Luther a du pratiquer dans l’angoisse de ne jamais pouvoir satisfaire Dieu. Nous savons
combien cette expérience douloureuse de la vie monastique a conduit Luther sur la voie de la
réformation en se détachant de l’Eglise au début des années 1520.
Mais à peine sorti de l’Eglise, Luther doit lutter sur un autre front. En 1521, alors qu’il
accomplit son séjour forcé à la Wartburg, son collègue Andreas Carlstadt entame un
programme ambitieux et radical de réforme de l’Église à Wittenberg : il organise les paroisses
selon des principes démocratiques, célèbre les premières messes en langue allemande où la
liturgie est très simplifiée et la communion distribuée sous deux espèces, fait supprimer les
images dans l’Église et introduit l’offrande pour les oeuvres sociales, récuse le baptême des
enfants. En soi Luther ne se serait pas opposé à ces réformes si Carlstadt ne les avait pas
conduites au nom de l’Esprit dont il prétend faire lui même l’expérience immédiate. C’est
l’Esprit qui le conduit à supprimer les institutions qu’il juge nocives. Selon Luther le tort de
Carlstadt consiste précisément à prétendre conduire la réforme au nom de l’Esprit plutôt qu’au
nom de la Parole à partir de laquelle il aurait dû d’abord convaincre les fidèles du bien fondé
des changements qu’il préconisait.
Le conflit entre Carlstadt et Luther se précise alors sur le plan théologique et
christologique. Luther est soucieux de prêcher la Parole pour préparer les cœurs au
changement, car Dieu, dit-il « ne veut donner à personne ni l’Esprit ni la foi sans la Parole
extérieure et le signe ». Autrement dit, ce que Luther appelle « les moyens extérieurs »
(eusserlich Ding), que sont la Parole et les sacrements dans leur acception matérielle et
corporelle, sont premiers dans une dynamique de changement des personnes et des
communautés. Alors que pour Carlstadt il faut d’abord pratiquer le détachement des biens
terrestres (Gelassenheit) tant vis-à-vis de l’Écriture que des sacrements en ne se préoccupant
ni de la lettre de l’Écriture ni de la réalité de la présence du Christ dans la Cène, mais en toute
chose se laisser pénétrer par la puissance du Seigneur. Pour Luther, cette position inspirée de
la mystique, revient à ne pas prendre au sérieux l’incarnation et, en fait, à la nier. Or Luther