La Fontaine, « Les animaux malades de la peste » (Les Fables : 1668-1694)
1. Un apologue :
Une composition habile :
Une introduction dramatique : l’anaphore de Mal dramatise la situation ; le mot même de peste fait peur
(La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom)), son apparition est retardée jusqu’au v.4. La personnifica-
tion (Faisait aux animaux la guerre) souligne son aspect inquiétant (en 1665 l’épidémie de peste à Londres
a fait 70.000 morts). Cette introduction rappelle par intertextualité la description de la peste à Athènes
par l’historien grec Thucydide, mais surtout le début de l’Iliade (le peste est une punition divine et le
Lion, tout comme Achille, convoque une assemblée pour trouver la cause du céleste courroux).
Comme chez Homère les discours vont se succéder, mais la différence est grande : ici il s’agit de trouver
un bouc émissaire. Le roi invite à un examen de conscience collectif (voyons sans indulgence / L'état de
notre conscience), mais la succession des discours directs (Lion, Renard, Âne) épouse la hiérarchie so-
ciale, en même temps qu’elle va du plus coupable vers le moins coupable, de sorte à souligner que la jus-
tice est à l’opposé de l’usage de la force. A chaque séquence de discours direct répond la rumeur indis-
tincte de la foule qui se met du côté du plus fort, d’abord v.47-48 : (Tous les gens querelleurs, jusqu'aux
simples mâtins,/ Au dire de chacun, étaient de petits saints.), puis v.60-62 au discours indirect libre (Man-
ger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable ! / Rien que la mort n'était capable / D'expier son forfait).
Le thème de la mort est fondamental : à une mort juste envoyée par le ciel (Mal que le Ciel en sa fureur/ In-
venta pour punir les crimes de la terre) répond à la fin une mort injuste. De même, alors que la peste met en
suspens le fonctionnement normal de la société et des rapports entre individus (Ni Loups ni Renards
n'épiaient / La douce et l'innocente proie), la fin va rétablir l’ordre « normal » puisque l’âne innocent va deve-
nir la proie de tous, suite aux discours du Renard et du Loup.
2. Les divers types d’argumentation :
La Fontaine souligne le caractère artificieux de la délibération :
Le Lion s’appuie sur des arguments de valeur partagés par tous, en particulier par l’auteur lui-même (cf.
v. 1-3 et v. 16-17) ; il s’appuie sur des arguments d’expérience (l'histoire nous apprend) ; il est sans arro-
gance (je crois… peut-être…). Mais le Lion a un discours démagogique : l’emploi récurrent de la première
personne du pluriel montre qu’il s’associe aux autres animaux . Et sous son apparente affabilité (Mes
chers amis) le Lion se montre bien décidé à trouver un autre coupable que lui-même (il est bon que chacun
s'accuse ainsi que moi).
Le Renard d’emblée truque la règle du jeu : habilement, il n’avoue rien de ses péchés, mais se pose
comme l’avocat du Lion (vous êtes trop bon Roi / Vos scrupules font voir trop de délicatesse). Après ce tru-
cage de la délibération, le reste des animaux est expédié en cinq vers. Ses arguments sont ad hominem,
comme ceux du Loup (manger moutons, canaille, sotte espèce).
L’Âne est le seul à respecter la règle de la confession publique, comme le montre le recours au champ
lexical de la religion (un pré de Moines / Quelque diable aussi me poussant) ; les précisions qu’il donne (La
faim, l'occasion, l'herbe tendre) contrastent avec le vague des discours précédents, de même que la gravité
de sa faute (Je tondis de ce pré la largeur de ma langue) comparée à celles des autres (Les moins pardon-
nables offenses).
Le Loup, dont le mot harangue souligne l’éloquence, recourt à des arguments ad hominem (ce maudit ani-
mal / Ce pelé, ce galeux). Le rapprochement des sonorités entre peccadille et cas pendable souligne la dis-
proportion entre la faute et la peine infligée. La fin affreuse de l’âne est discrètement suggérée (on le lui
fit bien voir) : le on impersonnel (on cria haro / Sa peccadille fut jugée) renvoie à la foule anonyme.
3. La satire de la société :
Mais La Fontaine n’est pas qu’un aimable moralisateur à la manière d’Esope ou de Phèdre : sa poésie, der-
rière des dehors légers, est engagée, et cet engagement est courageux sous le règne de Louis XIV.
Le symbolisme des animaux, emprunté à Esope, est adapté à la société de son temps, car la pensée classique
est habituée à raisonner par analogie : l'homme (le microcosme) est à l'image du monde (le macrocosme), et
les qualités des hommes correspondent à celles des animaux (cf. par exemple La Rochefoucauld « Du rapport
des hommes avec les animaux », Réflexions diverses XI). Il faut aussi tenir compte de la caution scientifique
apportée à cette analogie par la physiognomonie, qui établissait systématiquement des correspondances entre
le tempérament et la morphologie des divers animaux, et ceux des divers types humains (voir les travaux du
peintre Le Brun sur ce sujet) :
Le Lion représente Louis XIV comme le montrent clairement les allusions précises au monarque absolu. Il
est fait allusion à son monstrueux appétit (satisfaisant mes appétits gloutons). Le berger fait sans doute
référence à Fouquet, Surintendant des Finances et protecteur de La Fontaine qui lui est resté toujours fi-
dèle malgré sa disgrâce : il avait redressé les finances de la France après la Fronde, en 1648, et il en a
profité pour beaucoup s'enrichir. Le roi voyait en lui une menace pour la monarchie. Un jour Fouquet in-
vita le roi et la cour à son nouveau château de Vaux. La fête était somptueuse, trop somptueuse. Louis XIV
fait arrêter Fouquet : il est condamné à la prison à vie et ses biens confisqués au profit du roi. Or on di-
sait de Fouquet qu’il « tondait la laine sur le dos des moutons (= les contribuables) » : le rejet expressif
du v.29, comme une sorte de clin d’œil appuyé, souligne la hardiesse de La Fontaine…
Le Renard est un des courtisans dont Louis XIV aimait s’entourer, et son discours reprend la rhétorique
des casuistes (religieux qui étaient réputés pour trouver des excuses aux péchés qui leur étaient confes-
sés).