A propos du Bouddhisme

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A propos du Bouddhisme
Encyclopédie Universalis
BOUDDHISME - Le Buddha
On donne le titre de Buddha , celui qui s’est «éveillé» à la Vérité, à un sage
de l’Inde antique
qui enseigna une méthode destinée à découvrir la réalité
cachée derrière les apparences et à se libérer définitivement des illusions, des
passions et de la douleur inhérente à toute forme d’existence.
Pour lui, comme pour presque tous les Indiens, chaque mort est suivie d’une
renaissance, mais il croit, en outre, que celle-ci est causée par le désir et
déterminée par la valeur morale des actes précédemment accomplis. Celui qui
veut briser la chaîne sans fin des existences successives et goûter alors la
béatitude de l’«Extinction» (nirva) doit observer rigoureusement les règles de la
morale et pratiquer assidûment diverses méthodes psychiques permettant, les
unes de connaître clairement la Vérité, les autres d’épuiser progressivement les
passions et de développer la sérénité.
Une telle discipline ne peut être suivie que par des ascètes ayant renoncé à
tous les plaisirs ou biens de ce monde et menant en communauté une vie austère.
Celle-ci est réglée dans ses moindres détails par un code monastique dont les
multiples articles ont été fixés par le Buddha pour assurer le bon ordre de la
communauté des moines et permettre à chacun de ceux-ci d’avancer correctement
sur la longue et rude Voie de la Délivrance.
Presque tout ce qui peut nous aider à connaître la vie et l’œuvre du Buddha
lui-même se trouve dans l’énorme masse des textes canoniques parvenus jusqu’à
nous et appartenant à plusieurs sectes antiques. Malheureusement, les
informations que nous en pouvons tirer y sont éparpillées et elles ont subi des
1
altérations souvent importantes durant le demi-millénaire où ces textes ont été
transmis par voie orale avant d’être fixés par écrit vers le début de l’ère chrétienne.
Pour essayer de retrouver dans tout cela ce que furent vraiment la vie et
l’enseignement du Buddha, il faut d’abord chercher à établir une stratification
chronologique, au moins relative, entre ces innombrables textes, entre les
éléments qui les composent et donc entre les informations qu’ils contiennent. Pour
cela, deux méthodes principales sont employées aujourd’hui. L’une examine
minutieusement l’état de la langue et celui de la métrique des ouvrages conservés
sous leur forme originelle, en sanskrit ou en pli. L’autre compare en détail toutes
les versions d’un même texte, en langue indienne et en ses traductions chinoises,
tibétaines ou autres, et aussi celles des textes parallèles. Quoique ces deux
méthodes aient déjà donné des résultats fort intéressants, elles n’ont encore pu
être appliquées qu’à un petit nombre des milliers de textes canoniques conservés,
dont l’énorme volume ne représente pourtant que la sixième partie de tous ceux
qui ont existé jadis. C’est pourquoi notre connaissance de la vie et de l’œuvre du
Buddha, et plus généralement celle du bouddhisme antique, est dans l’ensemble
incertaine, plus ou moins probable selon les éléments qui la constituent.
1. Sa vie et sa personnalité
Bien qu’elle ait été niée autrefois, l’historicité du Buddha ne l’est plus
aujourd’hui. On s’accorde, en outre, sur divers points importants de sa biographie,
au moins provisoirement; certains indianistes proposent toutefois d’abaisser d’un
siècle les dates acceptées par les autres.
Le futur Buddha naquit vers le milieu du VIe siècle avant l’ère chrétienne dans
la petite tribu des kya, dont la principale ville était Kapilavastu, où il passa toute
sa jeunesse. Des restes importants de cette bourgade ont été retrouvés
récemment, juste au sud de la frontière indo-népalaise, à 225 km en plein nord de
Bénarès. Sa famille était de caste guerrière (katriya) et appartenait à la lignée des
Gautama. Peu après avoir atteint l’âge adulte, il quitta son foyer et devint ascète
errant, sans doute à la suite d’un deuil cruellement ressenti. Pendant plusieurs
années, il chercha la solution du problème de la douleur et de la mort, qui hantait
son esprit, solution qu’il découvrit soudain, devenant ainsi un «éveillé» (buddha).
Quelque temps plus tard, dans un bois de la banlieue nord de Bénarès (aujourd’hui
2
Sarnath), il prononça son premier sermon devant cinq ascètes dont il fit ses
premiers disciples, fondant ainsi sa «communauté monastique» (sagha). Il passa
le reste de son existence à parcourir le bassin moyen du Gange en prêchant sa
«doctrine» (dharma), opérant de nombreuses conversions et organisant sa
communauté de moines. Il mourut fort âgé, à Kuinagara (aujourd’hui Kasia, à
175 km au nord-ouest de Patna), où il avait fait halte au cours d’un long voyage à
pied, vers 480 avant J.-C. Il entra alors dans l’insondable et définitive paix de l’«
Extinction complète» (parinirva ).
Les récits les plus sobres en éléments légendaires peignent le Buddha
comme un homme d’une grande noblesse de caractère, toujours maître de lui,
plein de sagesse et de bon sens, libre de tout préjugé, à la fois énergique et doux,
très accessible à la bonté et à la pitié; en résumé, ils le présentent comme un
personnage fort attachant et digne de respect. Ces textes le désignent par son
nom de lignée, Gautama, mais plus souvent par les titres de Buddha, de
«Bienheureux» (bhagavant) ou de «celui qui est allé à la Vérité» (tathgata). Le
titre de kyamuni (ascète des kya) n’y apparaît qu’assez rarement. Quant au
surnom de Siddhrtha («celui qui a atteint son but»), dans lequel certains ont voulu
voir le nom propre du Buddha, il est ignoré des textes anciens et n’est donc qu’une
invention tardive.
2. La doctrine primitive
Il est très difficile de déceler ce qui, dans les milliers de «sermons» (stra)
attribués par la tradition au Buddha, lui appartient vraiment, quelles sont ses idées
et celles de ses disciples. En examinant l’ensemble des stra et en comparant
entre elles les diverses versions, on atteint cependant un fond doctrinal commun
qui doit représenter la pensée du Buddha ou, du moins, celle de ses tout premiers
adeptes.
Cette doctrine primitive repose sur un double postulat: tous les êtres vivants
transmigrent sans fin d’une existence à une autre, passant par les états d’homme,
de dieu, d’animal, de revenant affamé et de damné. C’est en fonction de leurs
actes antérieurs qu’ils transmigrent ainsi: ceux qui ont accompli de bonnes actions
renaissent sous d’heureux auspices, ceux qui ont accompli de mauvaises actions
sont promis à une vie pénible. Le premier postulat était accepté par presque tous
3
les Indiens dès avant l’époque du Buddha, mais le second, qui donne au
mécanisme de la rétribution automatique des actes un caractère moral, fut peutêtre imaginé par le Bienheureux lui-même.
L’essence de la doctrine primitive est contenue dans les quatre «saintes
Vérités» (rya-Satya) qui auraient été définies dans le fameux premier sermon,
prononcé à Bénarès: la Vérité de la douleur; la Vérité de l’origine de la douleur; la
Vérité de la cessation de la douleur; la Vérité de la Voie qui mène à la cessation de
la douleur.
La «douleur» (dukha)
Tout est douleur: la naissance, la vieillesse, la maladie, la mort, le chagrin, les
tourments, l’union avec ce que l’on déteste, la séparation d’avec ce que l’on aime,
le fait de ne pas obtenir ce que l’on désire. Nul être n’échappe à la douleur, même
pas les innombrables dieux, dont l’existence pleine de bonheur et extrêmement
longue aura, elle aussi, une fin.
Tout ce qui existe, êtres vivants et choses inanimées, est composé
d’éléments de durée limitée et est vide de tout principe personnel et éternel,
analogue au «soi» (tman) du brahmanisme ou au «principe vital» (jva) du
jaïnisme. Certains indianistes s’élèvent contre l’attribution au Bienheureux de cette
négation du soi, mais il est bien clair que, dès avant l’ère chrétienne, les docteurs
de toutes les sectes bouddhistes s’accordaient au contraire pour en faire l’une des
bases principales de l’enseignement du Buddha. De plus, tout est impermanent,
apparaît un jour, déterminé par des causes multiples, se transforme sans cesse et
périt inéluctablement. La douleur est étroitement liée à cette absence de soi et à
cette impermanence, et c’est pourquoi elle est inhérente à toute existence. De
même que l’individu est privé de principe personnel, le monde est vide d’un Dieu
éternel, créateur et omnipotent, source de salut.
L’origine de la douleur
La douleur a pour origine la «soif», c’est-à-dire le désir, qui s’attache au
plaisir et accompagne toute existence; elle mène à renaître pour goûter encore des
voluptés trompeuses. Cette soif est elle-même produite par un enchaînement de
causes dont la première est l’ignorance, plus précisément l’ignorance de cette
réalité que le Buddha a découverte et qu’il révèle à ses disciples.
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La soif et l’ignorance engendrent les trois «racines du mal», qui sont la
convoitise, la haine et l’erreur, d’où naissent à leur tour les vices, les passions et
les opinions fausses. Tous ceux-ci poussent l’être à agir et à se laisser ainsi
entraîner par le mécanisme de la rétribution des actes. Tout «acte» (karman ), bon
ou mauvais, corporel, vocal ou seulement mental, s’il résulte d’une décision prise
en pleine connaissance de cause, produit de lui-même, automatiquement et
inexorablement, un «fruit» (phala) qui «mûrit» peu à peu et retombe tôt ou tard sur
son auteur sous la forme d’une récompense ou d’un châtiment correspondant à cet
acte en nature et en importance. Cette «maturation» (vipka) de l’acte est plus ou
moins longue, mais, comme sa durée dépasse souvent celle d’une vie humaine,
elle oblige l’auteur à renaître pour recevoir sa rétribution.
La cessation de la douleur
La cessation de la douleur, c’est la cessation de la soif, donc celle des trois
racines du mal, convoitise, haine et erreur, leur «extinction» (nirva) totale, leur
complet épuisement. Elle est atteinte ici-bas par les saints bouddhiques du degré
le plus élevé, et à plus forte raison par le Buddha lui-même, qui continuent à vivre
dans un état de sérénité imperturbable, définitivement à l’abri de la douleur, de la
crainte, du doute. Lorsqu’ils meurent, ils ne renaissent plus nulle part et personne
ne peut définir l’état de béatitude éternelle qu’ils atteignent au moment de leur
«extinction complète».
La Voie (Mrga) qui mène à la cessation de la douleur
La Voie de la Délivrance est la «Sainte Voie aux huit membres»: opinion
correcte, intention correcte, parole correcte, activité corporelle correcte, moyens
d’existence corrects, effort correct, attention correcte et concentration mentale
correcte. Chacun de ces «membres» doit être visé au moyen de diverses
méthodes, dont la première est une bonne conduite morale consistant dans
l’abstention rigoureuse de toute mauvaise action, à commencer par le meurtre, le
vol, la luxure, le mensonge et la consommation des boissons enivrantes.
Les autres méthodes visent à vaincre l’ignorance par l’examen approfondi
des réalités et à supprimer les passions par l’apaisement de l’esprit. Elles
comprennent
toutes
sortes
d’exercices
psychiques
dont
les
principaux
appartiennent au type des «méditations» (dhyna) et qui doivent être pratiqués
longuement chaque jour. En concentrant la pensée sur certaines idées ou images,
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et en l’y fixant, on parvient peu à peu à transformer l’esprit, à se convaincre de la
vérité des différents articles de la doctrine, à se débarrasser des illusions, des
opinions fausses et des vains raisonnements, à développer les vertus salutaires, à
faire disparaître les mauvaises habitudes nées des passions, à déraciner celles-ci
et à goûter enfin une parfaite sérénité, au-delà du plaisir et de la douleur, de la joie
et de la tristesse, en demeurant complètement indifférent aux vicissitudes de ce
monde. Bien que parfois empiriques et même empruntés aux ascètes indiens
adeptes d’un pré-yoga, ces exercices ne sont pas pour autant irrationnels et
inefficaces. Ils s’apparentent aux exercices spirituels des religieux chrétiens et à
certaines méthodes de la psychiatrie moderne.
Grâce à eux, le saint bouddhique peut attendre d’avoir reçu les dernières
rétributions de ses actes passés, durant une suite d’existences relativement
courte, tout en n’accomplissant plus la moindre mauvaise action et en faisant le
bien avec un tel détachement qu’il ne peut plus produire de fruits qui
l’enchaîneraient à de nouvelles existences.
3. La communauté primitive
De telles méthodes exigent une discipline sévère qui ne peut être pratiquée
par des hommes vivant dans des conditions ordinaires, soumis à de multiples
tentations et à toutes sortes d’obligations familiales, professionnelles et autres, qui
les absorbent. Les vrais disciples du Buddha doivent donc, comme leur maître,
quitter leur foyer pour mener la vie austère d’ascète errant, de moine «mendiant»
(bhiku), et se plier aux nombreuses règles fixées par le Bienheureux. Ainsi leur
progression sur la Voie de la Délivrance s’effectuera dans les meilleures
conditions.
Le Bienheureux proscrit les austérités inutiles, tortures et mutilations que
s’infligent certains ascètes indiens, mais il impose à ses disciples une existence
fort rude. Leurs cheveux et leur barbe entièrement rasés, leurs vêtements faits de
haillons ramassés dans les ordures ou les charniers, teints en ocre jaune et
cousus ensemble, les moines mendient le peu de nourriture dont ils ont besoin, ne
prennent qu’un seul repas par jour, avant midi, et dorment au pied des arbres ou
dans des cavernes. Ils doivent voyager sans cesse, à pied, d’un village à un autre,
pendant les trois quarts de l’année, pour répandre la doctrine salvatrice du
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Buddha. Ils ne doivent pas omettre pour autant de se livrer chaque jour, durant de
longues heures et fort avant dans la nuit, en des endroits retirés et calmes, aux
exercices psychiques qui ont pour but de les conduire à la Délivrance.
Pendant les trois mois de la «saison des pluies» (vara), les moines font
retraite par groupes dans des huttes ou dans des grottes; ils reprennent ensuite
leur vie errante. Deux fois par mois, les soirs de la pleine et de la nouvelle lune, ils
se réunissent, prêchent la doctrine aux laïcs puis se confessent entre eux et
récitent un résumé du code pénal monastique auquel ils sont soumis. À l’origine, il
n’existe aucun culte, le Buddha et ses saints disciples recevant seulement les
hommages et les offrandes que l’usage oblige à présenter à toutes les personnes
vénérables.
Les moindres détails de l’existence des moines, jusqu’aux dimensions des
vêtements et des huttes, la façon de manger et de marcher, sont réglés avec
précision par le Bienheureux. Tous les manquements, même les plus infimes, sont
punis selon leur gravité après une instruction et un jugement conformes à une
procédure bien définie, qui pèse soigneusement la responsabilité de l’accusé.
Règles, châtiments et procédure sont consignés dans un code monastique que les
disciples doivent connaître à l’égal des sermons doctrinaux prononcés par leur
maître.
Les moines ne pouvant pratiquer aucune activité productrice de biens
matériels ni louer leurs services pour accomplir un travail profane, leur subsistance
dépend entièrement de la bonne volonté des «fidèles laïcs» (upsaka). Ces
derniers doivent observer les principales règles morales enseignées par le
Bienheureux et donner régulièrement aux religieux bouddhiques la nourriture et les
quelques objets dont ceux-ci ont besoin. En agissant ainsi, ils font leurs premiers
pas sur la Voie de la Délivrance et espèrent que les fruits de leur générosité les
aideront à mieux avancer sur celle-ci dans leurs prochaines existences. Dès leur
vie présente, ils reçoivent avec attention et respect le «don de la doctrine» que les
moines leur font, en échange de leurs aumônes.
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4. Les origines du culte bouddhique
Ce respect que les fidèles laïcs éprouvent envers les moines est mêlé,
conformément aux vieilles croyances indiennes, d’admiration et d’une certaine
crainte, dues aux pouvoirs surhumains attribués aux ascètes et résultant des
austérités qu’ils s’infligent, comme de leur pratique des méditations et des
exercices analogues. À l’égard du Bienheureux, ce respect devient de la
vénération, sa sainteté étant jugée très supérieure à celle de ses disciples. Après
le parinirva du Buddha, il s’y ajoute le vif regret laissé par sa disparition, la
tristesse de ne plus pouvoir profiter de ses conseils ni de la protection que ses
pouvoirs prodigieux devaient assurer à ses fidèles.
Certes, en «s’éteignant complètement», le Buddha a rompu définitivement
toutes relations avec ce monde et les êtres qui y vivent; il ne peut donc recevoir ni
même connaître les marques de vénération qui lui sont adressées, ni non plus
remercier dûment leurs auteurs. Celles-ci ne sont pourtant pas vaines, car ce sont
toutes de bonnes actions, corporelles, vocales et aussi mentales, dont la
maturation produira tôt ou tard des fruits d’autant plus agréables et importants que
celui qui en est l’objet est un homme d’une sainteté extraordinaire. Quand le
souvenir du Buddha réel se sera estompé dans les brumes du passé et que la
légende aura considérablement magnifié sa personne, cette vénération se
justifiera davantage encore et deviendra même un véritable culte: dès la fin du
IVe siècle avant J.-C., semble-t-il, les disciples élèveront leur maître au rang
suprême, au-dessus des dieux et des hommes.
Faute de pouvoir être dirigé vers sa personne vivante, présente, le culte
rendu au Bienheureux prend d’abord pour objets concrets les restes de son corps,
ou supposés tels, puis les «tumulus» (stpa) censés contenir ces reliques et les
endroits où se seraient produits les principaux événements de sa vie. Ainsi va-t-on
se recueillir devant les arbres ou les bouquets d’arbres à l’ombre desquels le
Buddha serait né, aurait atteint l’Éveil, aurait prononcé son premier sermon, se
serait enfin éteint complètement. De là proviennent deux caractéristiques majeures
de la religion bouddhique: le culte des reliques et les pèlerinages aux lieux saints.
Un peu plus tard, la vénération des fidèles s’adressera, en outre, à des symboles
représentant le Bienheureux, qu’on n’ose encore figurer sous forme humaine pour
des raisons fort obscures: empreintes de pieds, trône, figuier de l’Éveil, tumulus.
C’est seulement vers le début de l’ère chrétienne que l’on commencera à sculpter
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des statues et des bas-reliefs du Buddha, dans la région de l’actuelle Kaboul et
sous l’influence de la civilisation hellénistique alors encore vivante en ces lieux.
Quel que soit l’objet représentant ou rappelant à l’esprit la personne du
Bienheureux – reliques, tumulus, arbre, symbole ou statue –, le culte est partout le
même dans ses grandes lignes. Il comprend d’abord des gestes et attitudes de
vénération: salut des deux mains jointes élevées à la hauteur du front incliné,
prosternation, circumambulation en gardant à sa droite l’objet vénéré. À cela
s’ajoutent des offrandes variées: fleurs, notamment de lotus divers, encens,
onguents et poudres parfumés, parasols, bannières, lampes allumées, parfois
aussi boissons et aliments végétaux, le Buddha ayant proscrit tous les sacrifices
d’êtres vivants. Les chants de louanges au Bienheureux, la récitation de poèmes
édifiants et de textes liturgiques exprimant les résolutions et les souhaits des
fidèles, l’exécution d’airs de musique et parfois aussi de danses complètent les
manifestations du culte bouddhique. Celui-ci s’est inspiré très largement du culte
rendu aux divinités brahmaniques, lequel copiait lui-même celui dont les rois
étaient l’objet dans l’Inde ancienne.
5. La légende du Buddha
Telle qu’elle est contée dans les recueils canoniques et plus encore dans les
ouvrages postérieurs, la biographie traditionnelle du Buddha est essentiellement
légendaire et vise surtout à glorifier celui-ci. Elle est constituée autour de trois
noyaux indépendants, qui furent réunis après le début de l’ère chrétienne en une
seule biographie, et celle-ci fut progressivement complétée par l’adjonction de
nombreux autres récits.
Le premier de ces trois noyaux conte la jeunesse du futur Buddha depuis sa
naissance jusqu’à son abandon de la vie laïque. En fait, il s’agit là d’une légende
tissée autour de la personne d’un de ses fabuleux prédécesseurs, nommé
Vipayin, avec toutes les ressources de l’imagination des anciens Indiens, mais on
a simplement recopié ce conte vers le début de l’ère chrétienne en remplaçant
Vipayin par Gautama. Cela fut facilité par le fait que seuls de très rares souvenirs
avaient été gardés de la jeunesse du Bienheureux.
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Le deuxième noyau se rapporte vraiment, lui, à la vie de ce dernier, bien que
les détails merveilleux y abondent à côté des éléments vraisemblables, dont
quelques-uns paraissent historiques. Il a pour axe l’Éveil, mais il conte aussi les
efforts accomplis par le jeune ascète Gautama pour atteindre ce but et divers
événements qui auraient eu lieu après qu’il fut devenu un Buddha, notamment le
sermon dit «de Bénarès» et les premières conversions à Uruvilv (aujourd’hui
Buddh-Gaya, à 100 km au sud de Patna), où la tradition situe l’Éveil, et dans la
région voisine.
Le troisième noyau, contenu dans le long et célèbre Mahparinirva-stra
, a pour sujet principal l’«Extinction complète» du Bienheureux. Il conte en
détail le dernier voyage du Buddha de Rjagha (l’actuel Rajgir, à 70 km au sudest de Patna) à Kuinagara, la mort du maître à cet endroit, ses funérailles
solennelles, semblables à celles d’un roi très puissant, et le partage de ses
ossements entre plusieurs groupes de dévots laïcs venus les réclamer, les armes
à la main. Les éléments vraisemblables, en particulier les sermons, y sont
nettement plus nombreux que les autres, bien que leur historicité soit presque
toujours pour le moins douteuse. Cependant, les récits de prodiges n’en sont pas
absents, notamment pour ce qui touche aux funérailles, dont ils soulignent
fortement la solennité.
La légende du Buddha ne se limite pas au récit de sa dernière existence.
Très tôt, dès avant Aoka, ses dévots imaginèrent ce qu’avaient été ses vies
antérieures et les exploits qu’il y avait accomplis, actions hautement méritoires
dont la maturation lui avait permis d’atteindre l’Éveil beaucoup plus tard. Pour cela,
ils n’hésitèrent pas à puiser dans la vaste collection des contes populaires et des
légendes royales, en les adaptant aux besoins de l’édification bouddhique. Les
héros de ces contes étant souvent des animaux, cela permettait de montrer que,
même quand il était re-né dans le corps d’un singe, d’un éléphant, d’un oiseau,
d’une tortue, etc., le futur Buddha, le Bodhisattva, avait pratiqué à la perfection les
grandes vertus de bonté, de compassion, de patience, de renoncement, d’énergie,
de sagesse, etc., sans hésiter à sacrifier sa propre vie à l’occasion. Ainsi se
constitua très vite un ensemble de plusieurs centaines de récits contant les
«naissances» (jtaka) antérieures du Bienheureux Gautama, qui jouirent d’une
très grande popularité; celle-ci s’est maintenue jusqu’à nos jours.
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Cette popularité des Jtaka
et celle, équivalente, de la biographie
légendaire du Buddha contribuèrent certainement, pour une large part et très tôt, à
la glorification du Bienheureux. Celui-ci fut regardé par ses fidèles émerveillés
comme un être incomparablement supérieur à tous les autres, aux dieux comme
aux hommes, disposant de pouvoirs prodigieux bien plus grands que ceux des
premiers, et tout particulièrement de l’omniscience. Par voie de conséquence, la
ferveur avec laquelle furent accueillies ces deux sortes de légendes apporta un
soutien massif au culte dont le Buddha était l’objet et qui se développa très
rapidement au cours des trois ou quatre derniers siècles avant l’ère chrétienne.
André Bareau
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BOUDDHISME - Littératures et écoles bouddhiques
Sauf durant la vie du Buddha, la communauté monastique n’a jamais été unie
sous une direction ayant le pouvoir de maintenir sa cohésion et de définir et
imposer une orthodoxie, comme le fit longtemps la papauté dans le christianisme.
L’expansion géographique du bouddhisme, la souplesse avec laquelle il s’adapta
aux mentalités et aux modes de vie des populations fort diverses parmi lesquelles
ils se répandit, les multiples problèmes nouveaux qu’il dut résoudre sans trouver
une solution claire et certaine dans les enseignements du Bienheureux, tout cela
contribua à diviser cette communauté en groupes de plus en plus nombreux et
différents.
Ce que le bouddhisme perdit ainsi en cohésion sociale et en unité doctrinale,
il le gagna largement en liberté de penser – en particulier pour interpréter les
paroles attribuées au Buddha – et, par conséquent, en hardiesse et en profondeur
intellectuelles, toutes qualités qui expliquent l’ampleur et la richesse de sa
littérature comme la diversité et la subtilité de sa philosophie.
1. Le bouddhisme antique
Nous avons d’excellentes raisons de douter de l’historicité du concile qui,
selon la tradition, se serait réuni à Rjagha quelques mois après le Parinirva
pour réunir et réciter en chœur tous les sermons du Buddha et toutes les règles
monastiques qu’il avait énoncées. Cependant, cette légende prouve que, peu
après la disparition de leur maître, les moines se préoccupèrent de conserver les
enseignements de celui-ci, lequel n’avait rien écrit, puisque l’écriture était encore
inconnue dans l’Inde gangétique à cette époque. Jusque vers le début de l’ère
chrétienne, où ils furent enfin fixés par écrit, ces enseignements furent transmis
uniquement par voie orale.
Quoique la mémoire des moines fût très exercé, et que fût sincère leur fidélité
à la parole ou à la pensée du Buddha, ce mode de transmission rendit possibles
de très nombreuses modifications dans l’expression et de multiples additions, sans
doute aussi un certain nombre d’oublis, voire de suppressions volontaires. Toutes
ces altérations furent aggravées par le fait que, pendant ces cinq siècles de
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transmission orale, la communauté se divisa en plusieurs sectes dont chacune eut
sa propre tradition et s’efforça de prouver l’orthodoxie de ses positions doctrinales
et l’authenticité des règles disciplinaires qu’elle imposait à ses moines.
Les schismes et les sectes
La communauté monastique ne demeura unie que pendant un siècle après le
Parinirva, puis elle se divisa en une vingtaine de sectes au cours des cinq ou six
siècles qui suivirent. Si vives qu’aient été les querelles aboutissant à ces divisions,
les relations demeurèrent en général assez bonnes entre les adhérents de ces
divers groupes et ne donnèrent que rarement lieu à des conflits aigus.
Le premier schisme se serait produit vers le milieu du IVe siècle avant J.-C.,
déchirant la communauté primitive en deux groupes, les Mahsghika et les
Sthaviravdin. Les premiers, les plus nombreux, admettaient que l’arhant , le saint
arrivé au nirva , conserve certaines imperfections mineures, ce que niaient
résolument les seconds. De ces derniers se seraient séparés, un demi-siècle plus
tard, les Vtsputrya, qui soutenaient l’existence d’une personne (pudgala)
transmigrant d’une existence à une autre et essentiellement différente du «soi»
brahmanique, mais n’étant ni identique aux cinq agrégats (skandha) de
phénomènes matériels et psychiques composant l’individu, ni distincte de ceux-ci.
Quelque cinquante ans plus tard, une nouvelle scission des Sthaviravdin donna
naissance aux Sarvstivdin, lesquels affirmaient que «tout existe», le passé et le
futur comme le présent, afin d’expliquer comment l’acte passé exerce son effet
dans le présent ou l’avenir. Vers le début du IIe siècle
avant
J.-C.,
une
autre
querelle aurait éclaté parmi les Sthaviravdin, opposant les Mahsaka aux
Dharmaguptaka. Les premiers soutenaient que, le Buddha faisant partie de la
communauté, le don fait à sa personne seule ne procure pas un grand fruit, celui-ci
étant obtenu par une offrande à la communauté. Les seconds prétendaient
exactement le contraire et accordaient donc une très grande importance au culte
rendu au Bienheureux. Plus tard encore, deux autres grandes sectes apparurent,
les Sautrntika et les Samatya, qui se séparèrent, les premiers des
Sarvstivdin, les seconds des Vtsputrya.
Les Mahsghika n’échappèrent pas aux divisions successives, mais nous
ignorons les dates de celles-ci. L’une de leurs principales sectes est celle des
Lokottaravdin ; selon ces derniers, les buddha sont entièrement supramondains
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(lokottara ), c’est-à-dire parfaitement purs de corps et d’esprit, et libres de toutes
les limitations de puissance, de savoir et autres auxquelles sont soumis les êtres
vivants dans le monde. Pour les Prajñaptivdin, les êtres et les choses ne sont que
de simples désignations (prajñapti), dépourvues de toute réalité substantielle; les
Bahurutya soutenaient une thèse assez voisine. Peu avant le début de l’ère
chrétienne, une partie des Mahsghika alla s’implanter sur la basse Krishn et y
donna naissance à d’autres sectes qui y prospérèrent, notamment celles des
Prvaaila et des Aparaaila.
De toutes les sectes antiques, une seule a subsisté jusqu’à nos jours, celle
des Theravdin ; elle est encore florissante à Ceylan, en Thaïlande et en Birmanie
(elle l’était naguère aussi au Cambodge et au Laos). Toutes les autres ont disparu
depuis plus de mille ans, et, avec elles, les neuf dixièmes de leur littérature, le
reste étant conservé en majeure partie en traduction chinoise. En revanche,
presque toute la littérature des Theravdin nous a été transmise, en sa langue
originelle, le pli, proche du sanskrit. Les Theravdin prétendent s’indentifier avec
les antiques Sthaviravdin et ils revendiquent en conséquence la plus grande
ancienneté et surtout la plus totale fidélité aux enseignements donnés par le
Buddha à ses disciples directs. En réalité, si de telles prétentions sont parfaitement
justifiées par rapport au Mahyna et au bouddhisme tantrique, elles ne le sont
aucunement par rapport aux autres sectes antiques. Comme on peut aisément le
prouver, la secte des Theravdin n’est ni plus ni moins ancienne et orthodoxe que
ne l’étaient celles-ci, puisque, comme elles, elle a pris parti dans des centaines de
disputes doctrinales et autres sur autant de problèmes ignorés du Bienheureux et
qu’elle a en conséquence largement complété, voire modifié, les enseignements
authentiques de celui-ci.
La littérature canonique
Telle qu’elle fut fixée séparément par chaque secte selon sa tradition propre
vers le début de l’ère chrétienne, la littérature canonique du bouddhisme antique
se compose essentiellement de deux vastes recueils (piaka) contenant, l’un les
sermons (stra , pli sutta) attribués au Buddha, l’autre les règles de discipline
(vinaya) monastique qui auraient été édictées par lui. Ces sermons et ces règles
sont au nombre de plusieurs milliers dans le recueil de chaque secte, et une
grande partie des uns comme des autres est précédée d’un récit précisant où et
dans quelles circonstances le Bienheureux a parlé ainsi. Si les règles sont
14
classées très rationnellement, les sermons sont réunis sans ordre logique en
quatre ou cinq collections (gama , pli nikya). L’une de celles-ci renferme des
œuvres de genres fort divers, tels les légendes des «Naissances» (antérieures du
Buddha) (Jtaka) et des recueils de très belles stances édifiantes, comme le
célèbre Dhammapada pli et l’Udnavarga sanskrit.
Outre le Sutta-piaka des Theravdin, conservé intégralement en pli, nous
possédons des traductions chinoises de deux gama des Sarvstivdin, d’un
autre des Dharmaguptaka et d’un quatrième ayant sans doute appartenu à une
secte issue des Mahsghika. Par chance, nous avons six Vinaya piaka complets, celui des Theravdin en pli, ceux des Mahsghika, des
Mahsaka, des Dharmaguptaka et des Sarvstivdin en traduction chinoise, et
celui, immense et très tardif, d’une secte dont on ne connaît guère que le nom, les
Mlasarvstivdin, et qui nous est parvenu à la fois dans ses traductions chinoise
et tibétaine, et partiellement en sanskrit.
Plusieurs sectes incluaient dans leur littérature canonique un troisième
recueil, celui de la doctrine approfondie (abhidharma , pli abhidhamma ), dans
lequel les éléments doctrinaux étaient classés méthodiquement, définis et
complétés selon les idées propres au groupe auquel il appartenait. Trois
seulement de ces recueils nous ont été transmis, dans leur intégralité: celui des
Theravdin en pli, et les traductions chinoises de celui des Sarvstivdin et de
celui d’une secte qui semble bien être celle des Dharmaguptaka.
La littérature postcanonique
À part les œuvres des Theravdin, qui nous ont presque toutes été
transmises dans leur pli originel, et les plus importants ouvrages des
Sarvstivdin, il ne nous reste presque rien de la littérature post-canonique du
bouddhisme antique. Signalons seulement le Mahvastu, une biographie
légendaire du Buddha due aux Lokottaravdin, et le Satyasiddhi un gros traité
doctrinal conservé en traduction chinoise et rédigé par un Bahurutya nommé
Harivarman.
Les ouvrages des Theravdin postérieurs au début de l’ère chrétienne, tous
écrits en pli, sont nombreux et variés. Aux IVe et Ve siècles après J.-C., trois
grands docteurs, Buddhadatta, Buddhaghosa et Dhammapla, ont rédigé
l’ensemble des commentaires des textes canoniques de la secte. Le même
15
Buddhaghosa, dont la science était fort grande, est aussi l’auteur d’un célèbre
traité intitulé Visuddhimagga ou «Voie de la pureté», dans lequel est expliquée
l’essence de la doctrine des Theravdin, et qui fut lui-même abondamment
commenté par la suite.
La littérature pli a fait une assez large place à un genre littéraire presque
entièrement négligé par la culture indienne, à savoir l’historiographie. Le
Dpavasa, rédigé au IVe siècle, le Mahvasa, dû à un certain Mahnma vivant
au VIe siècle, et leur complément, le Cavasa , nous racontent en vers toute
l’histoire de Ceylan depuis l’époque du Buddha jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, plus
précisément l’histoire de ses rois et de sa communauté monastique.
La littérature pli contient, en outre, nombre de traités fort divers, de poèmes
religieux et de recueils de légendes édifiantes, qui nous apportent de nombreux
renseignements sur la mentalité bouddhique et la culture cinghalaise.
C’est sans doute à leur position dominante dans le nord-ouest de l’Inde, sur la
route de l’Asie centrale et de la Chine, que l’on doit la survie d’une partie
importante de la littérature des Sarvstivdin, parvenue jusqu’à nous dans ses
traductions chinoise et tibétaine, mais très rarement en sanskrit. Outre la plus
grande partie de ses textes canoniques (Vinaya -piaka et Abhidharma piaka complets, plus la moitié de son Stra -piaka), elle comprend plusieurs
œuvres doctrinales.
La plus ancienne est sans doute la volumineuse
Mahvibh ou «Grand Commentaire» de la partie principale de leur
Abhidharma -piaka, conservée en traduction chinoise. Viennent ensuite toute une
série de traités dont le plus célèbre est l’Abhidharmakoa, «Trésor de la doctrine
approfondie», rédigé en vers et en prose par Vasubandhu au IVe siècle. Traduit en
chinois, puis en tibétain, conservé en partie en sanskrit, il fut l’objet de nombreux
commentaires dont les versions chinoises ou tibétaines sont parvenues jusqu’à
nous, ainsi que le texte sanskrit de l’un d’eux.
Grandeur et décadence du bouddhisme antique
De nombreuses inscriptions et les relations de voyage des pèlerins
bouddhistes chinois nous permettent d’avoir une idée de la répartition
géographique, de la prospérité et du déclin des sectes antiques. Ce tableau reste
cependant flou et incomplet, sauf pour le VIIe siècle, où les renseignements fournis
par Hiuan-tsang et Yi-tsing sont à la fois abondants et précis.
16
Nous savons ainsi qu’à cette époque le bouddhisme antique était encore très
florissant presque partout dans l’Inde et les pays voisins, quoique plusieurs sectes,
notamment parmi celles qui sont issues des Mahsghika, eussent presque
disparu déjà et que certains anciens lieux saints du bouddhisme fussent ruinés et
déserts. Les Sarvstivdin dominaient tout le nord-ouest de l’Inde et l’Asie
centrale, les Samatya tout l’ouest du Dekkhan et le bassin inférieur de l’Indus,
les Theravdin le sud du Dekkhan et Ceylan, leur fief inexpugnable. Les
Lokottaravdin étaient encore nombreux au centre de l’actuel Afghanistan, comme
les Sarvstivdin, les Mahsaka et les Dharmaguptaka l’étaient en Chine.
2. Le Mahyna
L’hypothèse qui prétendait trouver l’origine du «Grand Véhicule» chez les
Sarvstivdin, dans le nord-ouest de l’Inde, doit être abandonnée. Comme l’a bien
montré notamment Edward Conze, les premières manifestations du Mahyna
sont apparues, à la fin du Ier siècle avant J.-C., parmi les sectes issues des
Mahsghika, plus précisément sans doute chez les Prvaaila et les Aparaaila
établis en pays ndhra, sur les bords de la basse Krishn.
Les «stra» du Mahyna
Contrairement à celle du bouddhisme antique, la littérature du Mahyna a
été conservée en majeure partie, surtout pour ses œuvres importantes, soit sous
sa forme indienne, le sanskrit, soit dans ses traductions chinoise et tibétaine. Elle
s’est, en effet, maintenue jusqu’au XXe siècle dans la plupart des sectes de
l’Extrême-Orient comme de celles du Tibet et de la Mongolie; elle y est regardée
comme ayant valeur canonique, didactique ou édifiante selon ses ouvrages. Par le
nombre de ceux-ci comme par son volume total, elle est beaucoup plus vaste que
la littérature du bouddhisme antique, laquelle est pourtant considérable.
Les plus anciens textes mahyniques furent des ébauches de ceux que l’on
appelle Prajñparamit -stra , «Sermons sur la perfection de sagesse». Il s’agit là
de toute une classe d’ouvrages dont certains sont très courts et d’autres, au
contraire, d’une longueur démesurée. Tous ont en commun d’être des sermons du
Buddha traitant des deux thèmes majeurs du Mahyna: la carrière des
bodhisattva , «êtres [qui se destinent à] l’Éveil» en portant à sa perfection
17
(pramit ) la pratique de toutes les vertus, et singulièrement celle de la sagesse
(prajñ); la vacuité (nyat) de nature propre (sva -bhva) de toutes les choses
et de tous les êtres, vacuité qui est d’ailleurs l’objet essentiel de la perfection de
sagesse.
Les autres stra du Mahyna se caractérisent surtout par l’immense place
qu’y occupent les éléments merveilleux, prodiges grandioses, interventions de
personnages appartenant à une mythologie aussi riche que nouvelle, Buddha,
bodhisattva, dieux de toutes sortes, nombres vertigineusement élevés. Le Buddha
historique, Gautama, y cède souvent la place centrale qui était la sienne dans la
littérature antique à d’autres Buddha purement imaginaires, tel Amitbha, ou à des
bodhisattva tout aussi légendaires, au premier rang desquels figure le grand
sauveur tout compatissant Avalokitevara, que vénèrent et prient avec une
dévotion particulière les fidèles du Mahyna. Certains de ces stra sont de très
longs ouvrages ou de vastes recueils de sermons.
Tels sont le Saddharmapuarka ou «Lotus de la vraie doctrine» – le plus
célèbre, dont le texte sanskrit nous est parvenu en entier, dont on a aussi plusieurs
traductions chinoises et qui est l’œuvre canonique fondamentale d’une grande
partie du bouddhisme extrême-oriental –, le Mahparinirva ou
«Grande
Extinction suprême» et le Mahsanipta ou «Grande Assemblée»; ces deux
derniers sont conservés en version chinoise et à l’état fragmentaire en sanskrit. Le
Buddhvatasaka, «Guirlande des buddha» et le Ratnaka, «Amas de joyaux»,
dont nous possédons les traductions chinoise et tibétaine complètes, mais
seulement des parties de leur texte sanskrit, sont des recueils de sermons comme
les deux précédents.
Le Lakvatra, ou «Descente à Ceylan», qui est nettement plus court, nous
a été transmis intégralement en sanskrit et dans ses traductions chinoise et
tibétaine. Le Lalitavistara , ou «Développement des jeux», est une biographie
légendaire du Buddha Gautama, qui est d’origine sarvstivdin mais a été
remaniée et complétée par des auteurs mahynistes; nous en possédons le texte
sanskrit et des traductions chinoises et tibétaines. Il en va de même de l’Amityus,
qui exalte le culte du Buddha de ce nom et qui est l’ouvrage canonique de base
des sectes amidistes, encore très actives aujourd’hui en Extrême-Orient.
18
La littérature paracanonique du Mahyna
On peut considérer comme telle toute une partie de la littérature du
Mahyna qui apparaît dès les premiers siècles de l’ère chrétienne et comprend
des œuvres de genres très divers, édifiantes et attribuées à des auteurs définis,
ayant généralement une haute valeur littéraire.
Il en est ainsi notamment des œuvres bouddhiques du grand poète que fut
Avaghoa, qui vécut vers le IIe siècle. Deux d’entre elles ont été retrouvées
entières en sanskrit: le Buddhacarita, ou «Conduite du Buddha», biographie
complète de Gautama, en vers de style raffiné, et le Saundarananda, légende qui
a pour thème la conversion d’un cousin du Buddha; il existe aussi une traduction
chinoise de la première. On n’a malheureusement retrouvé que des fragments, en
sanskrit, des drames bouddhiques écrits par Avaghoa.
Son contemporain Mtceta est l’auteur de plusieurs hymnes de louanges au
Buddha
ou
à
d’autres
personnages;
le
plus
célèbre
est
le
atapañcatkabuddhastotra, ou «Cent cinquante strophes de louanges au
Buddha», qui nous est parvenu en sanskrit et dans ses traductions chinoise et
tibétaine. Ce genre littéraire devait vite se développer au sein du Mahyna et du
tantrisme.
Le même Mtceta écrivit aussi une «Épître au grand roi Kanika»,
Mahrjakanikalekha, conseils sur la conduite que doit suivre un souverain,
conservée seulement en version tibétaine. À son éminent contemporain Ngrjuna
est attribuée une autre lettre célèbre, le Suhllekha, ou «Lettre à un ami», qui est
destinée à un roi du Dekkhan et dont nous possédons des traductions chinoise et
tibétaine, mais non le texte sanskrit.
Comme la littérature du bouddhisme antique, celle du Mahyna contient
plusieurs recueils de légendes édifiantes. Les plus célèbres sont la Jtakaml,
ou «Guirlande des naissances» (antérieures du Buddha), conservée en sanskrit et
partiellement en traduction chinoise, et la Kalpanmaitik, «Ornée par
l’imagination», parvenue jusqu’à nous en traduction chinoise et à l’état
fragmentaire en sanskrit. Le premier, au style élégant, est l’œuvre du poète
ryara et le second, qui conte les légendes de saints bouddhistes, est de
Kumralta, qui vivait au IIIe siècle.
19
Les écoles et les sectes du Mahyna
La plupart des divisions de la communauté mahyniste sont plutôt des
écoles que des sectes. On ignore si leurs adeptes formaient déjà, dès les premiers
temps, des groupes séparés de ceux des moines du bouddhisme antique ou s’ils
continuaient à appartenir à certaines sectes de ce dernier, en en conservant les
enseignements doctrinaux et les pratiques auxquels ils ajoutaient ceux et celles qui
étaient propres au Mahyna.
La plus ancienne de ces écoles est celle des Mdhyamika, fondée par
Ngrjuna vers le milieu du IIIe
siècle après J.-C., peut-être au bord de la basse
Krishn. Il s’agit bien là d’une école doctrinale et non d’une secte religieuse, car
Ngrjuna, l’un des plus grands penseurs indiens, entendait seulement démontrer
la thèse de la vacuité universelle, thème central des Prajñpramit -stra , à
l’aide d’une dialectique particulière et fort subtile. Il choisissait des couples de
notions contraires, qu’il rejetait l’une et l’autre pour ne garder que le «milieu», d’où
le nom de son école: «celle du milieu» (mdhyamika), lequel n’était autre que la
vacuité.
L’autre grande école du Mahyna, fondée par Asaga un siècle plus tard
dans le nord-ouest de l’Inde, est nommée soit Vijñnavdin, «qui enseigne la
conscience-connaissance», soit Yogcra, «qui pratique le yoga». Le premier nom
se rapporte à la doctrine de l’école qui fait de la conscience-connaissance
(vijñna) – c’est-à-dire de la pensée, en acte ou en puissance – la substance de
toute réalité et qui tire de là non une dialectique comme celle de Ngrjuna, mais
un système très complexe. Le second nom tient à l’insistance mise par cette école
sur la pratique des méditations et des exercices analogues du yoga, lesquels
possèdent une efficacité accrue dans un monde où la matière s’est entièrement
dissoute en sensations et en idées.
Au contraire des deux précédentes, c’est comme étant une secte et non une
école que doit être considéré l’important groupe des dévots du Buddha Amitbha
ou Amityus. Purement imaginaire, celui-ci habiterait une sorte de paradis nommé
Sukhvati, qui serait situé à l’ouest, à une distance fabuleuse de la Terre, et dans
lequel renaîtraient pour toujours, dès leur prochaine existence, les hommes qui
prononcent simplement, fût-ce en pensée, la très brève formule d’hommage à ce
Buddha.
20
Les traités du Mahyna
L’ouvrage fondamental de Ngrjuna est le Madhyamaka -stra, «Traité du
Madhyamaka», exposé en vers, bref mais complet, de la doctrine du grand
penseur. Il nous est parvenu en sanskrit et en traduction chinoise et tibétaine, alors
que le court commentaire qu’en avait rédigé Ngrjuna lui-même, intitulé
Akutobhay, n’existe plus qu’en sa version tibétaine. Quant à l’attribution à
Ngrjuna du Mahprajñpramit-stra, «Traité de la grande vertu de
sagesse», immense commentaire de l’un des principaux Prajñpramit-stra,
conservé seulement en traduction chinoise, on sait maintenant qu’elle est erronée
et que l’auteur de ce gros ouvrage était un Sarvstivdin anonyme fraîchement
converti au Mahyna.
Les disciples de Ngrjuna, directs ou non, ont surtout écrit des
commentaires de l’œuvre de leur maître. Parmi les plus importants, il faut citer
ryadeva, dont le Catuataka , ou «Quatre centaines» (de strophes), n’est
conservé intégralement qu’en version tibétaine et partiellement seulement en
sanskrit et en traduction chinoise, et Candrakrti, dont la Prasannapad, «Celle
dont les mots sont clairs», précieux commentaire du traité de Ngrjuna, rédigé à
la fin du VIe siècle, est conservé intégralement en sanskrit et en tibétain. À
ntideva, qui vivait au début du VIIIe siècle, on doit deux œuvres très importantes
et différentes des précédentes: le Bodhicaryvatra, «Descente dans la carrière
de l’éveil», qui décrit en de fort beaux vers la voie suivie par les bodhisattva, et le
iksamuccaya, ou «Accumulation des préceptes», vaste compilation décrivant
l’ensemble des règles de conduite que doivent observer les bodhisattva. L’un et
l’autre nous sont parvenus en sanskrit et en traductions chinoise et tibétaine.
L’ouvrage le plus volumineux de la littérature des Vijñnavdin est le
Yogcrabhmi
-stra, ou «Traité des étapes des maîtres de yoga», vaste
somme de leur doctrine, attribuée à Asaga ou à un mystérieux Maitreyantha qui
aurait été son maître; sa traduction chinoise est complète, et il en existe aussi des
parties en sanskrit et en version tibétaine. C’est aussi à Maitreyantha que l’on
attribue l’Abhisamaylakra, ou «Ornement de la compréhension claire», qui,
conservé en sanskrit et en traduction tibétaine, expose méthodiquement la doctrine
enseignée dans l’un des principaux Prajñpramit-stra . On ne conteste pas à
Asaga la paternité du Mahynasagraha, ou «Compendium du Grand
Véhicule», ni celle de l’Abhidharmasamuccaya, ou «Accumulation de la doctrine
21
approfondie», qui n’existent plus que dans leurs traductions chinoise et tibétaine.
Dans le premier, Asaga expose sa doctrine de façon précise et, dans le second, il
utilise à cette fin la forme si particulière des antiques Abhidharma -piaka .
Vasubandhu, frère et disciple d’Asaga, est l’auteur de plusieurs ouvrages,
dont les plus célèbres sont la Viatik , ou «Vingtaine» (de strophes), et la
Triik , ou «Trentaine» (de strophes), qui résument en vers l’enseignement des
Yogcra et qui ont été conservés à la fois en sanskrit et en traductions chinoise
et tibétaine. Les autres docteurs des Vijñnavdin, parmi lesquels on doit nommer
surtout Guamati et Sthiramati, qui vécurent tous deux au VIe siècle,
rédigèrent
des commentaires des ouvrages d’Asaga et de Vasubandhu.
C’est chez les Vijñnavdin qu’apparut, dès le début du VIe siècle, une très
importante école de logiciens dont le fondateur fut Dinga. Celui-ci est
notamment
l’auteur
du
Nyyamukha,
ou
«Bouche
de
la
logique»,
du
Pramasamuccaya, ou «Accumulation des critères», et de l’labanapark, ou
«Examen des objets», courts mais célèbres traités, qui sont perdus en sanskrit
mais dont les traductions chinoise et tibétaine nous sont parvenues. Son principal
disciple, Dharmakrti, écrivit au début du VIIe siècle un autre bref traité, le
Nyyabindu, ou «Goutte de logique», et un autre, le Pramavrttika,
«Complément sur les critères», beaucoup plus long; tous les deux existent en
sanskrit et en traduction tibétaine.
3. Le bouddhisme tardif ou tantrique
Le bouddhisme tardif, que l’on appelle tantrique – du nom donné à ses
ouvrages principaux –, n’est pas essentiellement différent du Mahyna; il n’est
que le résultat de l’évolution de celui-ci, et tout particulièrement du développement
de certains de ses aspects pratiques. Fermement fondé sur la doctrine de la
vacuité et sur celle de la nature mentale du monde apparemment matériel, il en tire
résolument les conséquences les plus extrêmes, en utilisant la plus grande variété
de méthodes de méditation et de yoga, de rituel et de magie pour atteindre la
lumineuse sérénité de la Délivrance. Cela explique les aspects paradoxaux ou
choquants, voire scandaleux, de certaines de ces pratiques, ou sans doute, plus
généralement, de l’expression qui en est donnée.
22
Cette évolution du bouddhisme trouve son parallèle dans l’hindouisme de la
même époque, les deux religions employant des techniques analogues en les
adaptant à leurs doctrines propres. Cette similitude aboutira peu à peu à une sorte
de syncrétisme, puis à l’absorption du bouddhisme par l’hindouisme dans l’Inde
orientale après le XVesiècle.
La littérature canonique du bouddhisme tardif
Bien que des formules rituelles (mantra) et des formules «porteuses de
science» (magique) (vidydhra) aient été souvent incluses dans des stra
mahyniques, c’est seulement à partir du VIIe siècle
que
sont
rédigés
des
ouvrages ou des recueils exposant méthodiquement les idées et surtout décrivant
les pratiques propres à ce genre de bouddhisme. Comme la littérature du
Mahyna, et pour les mêmes raisons, celle du bouddhisme tardif nous est
parvenue en majeure partie dans ses traductions chinoise et tibétaine, et
seulement en partie dans ses textes sanskrits originels.
Certains de ses ouvrages les plus anciens portent encore le nom de stra,
car ils ont gardé la forme particulière des œuvres canoniques du Mahyna, mais
leur enseignement est analogue à celui des tantra. C’est le cas du
Mañjurmlakalpa, «Règle de conduite fondamentale du (bodhisattva) Mañjur»,
conservé à la fois en sanskrit et en traductions chinoise et tibétaine, ainsi que du
Mahvairocana et du Vajraekhara, ou «Crête de diamant», qui datent du
VIIe siècle et traitent du culte du Buddha mythique Mahvairocana et de l’union
mystique avec lui; ils nous ont été transmis tous les deux en version chinoise; en
outre, le premier existe en traduction tibétaine et le second en sanskrit.
Les autres œuvres principales du bouddhisme tardif portent le nom générique
de tantra, emprunté à l’hindouisme. Elles décrivent en grand détail d’innombrables
pratiques rituelles, règles de conduite et exercices de yoga menant à l’union
mystique,
plus
exactement
à
l’identification
avec
un
Buddha
nommé
Mahvairocana, Heruka, ambara ou autrement encore. Elles servent de base à
l’enseignement ésotérique du symbolisme de ces pratiques, les Buddha en
question n’étant autres que des personnifications imaginaires, créées par une
intense concentration mentale, de la réalité ultime, et notamment de la vacuité.
Ces tantra se présentent sous l’aspect de volumineuses collections d’ouvrages,
23
différant entre elles par l’identité du Buddha dont elles recommandent le culte,
ainsi que par le détail des règles et des exercices qu’elles décrivent.
Le plus ancien des tantra est sans doute le Guhyasamja, ou «Rencontre du
secret», car certains des ouvrages qui le composent remontent au VII e siècle.
Conservé en sanskrit et partiellement en traductions chinoise et tibétaine, il est
centré, lui aussi, sur le Buddha Mahvairocana, mais celui-ci y apparaît uni à des
parèdres féminines, ce qui est un trait caractéristique des tantra. Existant à la fois
en sanskrit et dans ses versions chinoise et tibétaine, le Hevajra -tantra, de la
même époque, traite du culte de Hevajra et de ses divines compagnes. Composé
à la fin du VIIIe siècle, le ambara décrit celui du Buddha dont il porte le nom; nous
le possédons en sanskrit et en traduction tibétaine.
Les écoles et les sectes
La nature des documents dont nous disposons ne nous permet généralement
pas de savoir si les divisions de la communauté bouddhiste tardive étaient de
simples écoles ou de véritables sectes, bien que l’ésotérisme de leur
enseignement et les liens particuliers qui unissaient les disciples aux maîtres nous
inclinent à choisir la seconde hypothèse.
Sans doute doit-on regarder comme une secte le groupe dont les chefs
étaient appelés «parfaits» (siddha), à cause de leur profonde sagesse et de leurs
dons de thaumaturges, et se présentent comme des personnages plus ou moins
légendaires; leur longue lignée remonterait au moins au VIIe
siècle.
Leur
enseignement faisait une large place à la doctrine de l’«inné» (sahaja ), qui
entendait utiliser la puissance des passions plutôt que la combattre directement, et
qui donnait en conséquence une importance particulière au symbolisme érotique.
On leur doit nombre d’ouvrages didactiques, dont plusieurs ont été conservés
en sanskrit. Parmi ceux-ci, il faut citer le Pañcakrama, ou les «Cinq Étapes» (de la
voie tantrique), dont l’auteur serait un Ngrjuna différent du maître des
Mdhyamika, la Jñnasiddhi ou «Perfection du savoir», dû à Indrabhti,
l’Advayasiddhi, ou «Perfection de la non-dualité», écrit par la sœur du précédent,
Laksmñkar, et la Guhyasiddhi, ou «Perfection du secret», de Padmavajra. À
d’autres maîtres du même groupe, on doit divers commentaires de tantra et des
traités de technique rituelle ou d’iconographie, l’image étant nécessaire pour la
«réalisation» (sdhana), par une concentration mentale intense, des divinités que
24
l’on voulait honorer ou avec qui l’on voulait s’unir. Le plus important de ces traités
est la Sdhanaml, «Guirlande des réalisations», vaste compilation du XIe siècle.
L’autre grand groupe, celui du Klacakra, ou «Cercle du temps», forme une
école bien caractérisée, apparue vers le XIe siècle. Comme le montrent son œuvre
fondamentale, le Klacakra -tantra, et son célèbre et volumineux commentaire, le
Vimalaprabh , ou «Splendeur immaculée», tous les deux conservés en sanskrit,
sa doctrine accorde une importance majeure à la méditation sur le cycle du temps
ainsi qu’à la puissance de la colère et, par conséquent, aux formes irritées des
divinités. Elle connaît en outre et vénère particulièrement un dibuddha, ou
«Buddha originel», qui est encore appelé Svayambhu, «Existant par lui-même», et
qui est en quelque sorte l’équivalent bouddhique du Brahma hindou, le dieu de la
création.
Un grand nombre des ouvrages propres à ces deux écoles furent traduits en
tibétain, mais aucun ne le fut en chinois. D’une façon générale, du reste, le
bouddhisme tantrique ne put prendre racine en Chine; seules quelques parties de
sa littérature canonique ancienne, notamment le Mahvairocana stra, arrivèrent
dans ce pays au cours du VIIIe siècle en passant par l’Inde du Sud, Ceylan et la
voie maritime; encore furent-elles généralement épurées pour qu’elles ne choquent
pas les pieux bouddhistes d’Extrême-Orient. Au contraire, le Tibet, où le
bouddhisme ne pénétra guère qu’à partir du VIIIe siècle, accueillit très largement
les formes tantriques de celui-ci, qui y fleurissaient alors sur ses frontières du sud
et du sud-ouest, au Bengale et au Bihar comme au Cachemire. Leur présence est
aussi attestée par des vestiges archéologiques plus ou moins importants à Ceylan,
en Asie du Sud-Est et en Indonésie, où il reste, en outre, la traduction javanaise
d’une de leurs œuvres.
André Bareau
25
BOUDDHISME - Bouddhisme indien
Le bouddhisme propose à l’homme trois refuges, le Buddha, sa doctrine et sa
communauté. Les trois ont leur histoire, longue de deux millénaires et demi: la
représentation de la personne du premier a toujours évolué, les conceptions
doctrinales ont été en perpétuelle mutation, la communauté a eu son
développement propre en fonction de ces conceptions et des circonstances
extérieures politiques ou autres. Le Buddha, d’abord, est un personnage
historique. Mais l’histoire lui a construit une légende aux multiples versions. Elle a
transformé son statut en le divinisant, en le multipliant même en un panthéon
d’êtres surnaturels. La doctrine, qui, au début, est surtout une psychologie et une
morale pratique, s’est au cours des âges intégrée à des métaphysiques et s’est
entourée de dialectique. Enfin, la communauté des premiers disciples et fidèles
s’est divisée en de nombreuses branches, répandue dans toute l’Asie, et
organisée de diverses façons.
Le bouddhisme n’a jamais été une religion unique et structurée d’un état en
Inde. Il s’est développé comme un courant parmi d’autres, védique, brahmanique,
tantrique, etc. Les pouvoirs politiques le soutenaient diversement et jamais
exclusivement. Il a toujours dû composer avec d’autres courants. Il a échangé des
influences avec eux, s’est heurté parfois à eux. Son histoire en Inde s’étend sur un
peu plus d’un millénaire et demi, depuis sa fondation par le Bouddha , sans doute
au Ve siècle avant J.-C., jusqu’au XIIe siècle après. Ensuite, il décline rapidement
et ne survit qu’à l’état de trace pendant quelques siècles. À l’époque
contemporaine apparaissent quelques signes de reviviscence.
1. Histoire
De l’extinction du Buddha à Kanika
De nos jours, les bouddhistes de Sri Lanka et de l’Asie du Sud-Est placent
l’«extinction» (nirva) du Buddha en 543 avant J.-C. La critique moderne propose
plusieurs hypothèses, en fonction, d’une part, de la date du sacre d’Aoka (257 ou
267 av. J.-C.) et, d’autre part, d’une donnée de la tradition singhalaise qui place
deux cent dix-huit ans entre le nirva et ce sacre ou des sources sanskrites et
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chinoises qui donnent seulement cent ans pour le même intervalle, ce qui donne:
476 ou 486 dans le premier cas, 357 ou 367 dans le second. La date de 476 est
souvent retenue, mais reste une hypothèse encore critiquée.
Les débuts de l’histoire du bouddhisme ne sont documentés que par des
traditions postérieures auxquelles l’historien moderne ne peut accorder une totale
confiance. Elles montrent au moins la formation d’une communauté à partir des
premiers disciples du Buddha, leur souci d’organiser le culte de leur maître en
gardant des reliques et en inaugurant la fréquentation des lieux sanctifiés par ses
actes et surtout leur effort de recueillir et préserver son enseignement. La tradition
d’un premier concile à Rjagha, juste après le nirva du maître, n’est peut-être
pas très sûre. Il aurait été la première activité de rassemblement des paroles du
Buddha et le point de départ d’une transmission orale, reposant entièrement sur la
mémoire, qui a dû durer plusieurs siècles, avant la fixation du Tipiaka pli,
généralement située par les historiens à Ceylan aux environs de l’ère chrétienne.
Des listes tardives de patriarches, divergentes selon les sources, sont de valeur
historique peu sûre, mais doivent refléter la constitution de traditions localisées sur
une vaste étendue, ce qui implique l’expansion rapide de la religion.
Un deuxième concile eut lieu à Vail, environ un siècle après le premier. Il
aurait été l’occasion de confronter des divergences sur des points de discipline
monastique, concernant surtout la nourriture, et sur des points de doctrine,
notamment les vertus du saint (arhat). L’issue de ce concile aurait été le schisme
d’un parti dit «oriental», qui aurait accepté dix nouveaux points de discipline et
réuni un autre «grand concile» (mahsgti), d’où leur dénomination de
Mahsghika. Les «Occidentaux» en demeurant fidèles à la discipline antérieure
furent consacrés comme conservateurs ou «Anciens» (Sthavira, pli Thera).
Aoka (Asoka) est le premier grand nom de l’histoire documentée du
bouddhisme. Son activité est attestée par les édits qu’il fit graver sur des rochers
ou des piliers dans toutes les parties, et aux confins de son empire qui avait pour
capitale Paliputra au Bihr, s’étendait vers l’ouest jusqu’en Afghanistan, vers le
sud jusqu’au Karnaka. Ses décrets visent le bien des hommes en général, et ne
sont pas spécifiquement bouddhiques. Il s’était cependant converti à cette religion
sous l’effet du remords qu’il éprouva à la suite de guerres meurtrières au Kaliga
(Orissa). Sa personnalité fut oubliée par l’Inde brahmanique, mais le bouddhisme
lui fit une légende. Ce qu’il fit pour le bouddhisme fut de réunir un troisième concile
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dans sa capitale (en 249 av. J.-C.?), théâtre de débats sur des points de doctrine
importants, tels que l’existence de l’âme, consignés dans le Kathvatthu, et surtout
de donner une impulsion déterminante à l’expansion de la religion.
Le Theravda («école des Anciens») semble alors avoir eu son centre
d’activité dans le centre de l’Inde autour de Kaumb et Ujjayin. Il était le
principal dépositaire de ce qui avait déjà été constitué du Canon. C’est de là que
serait parti Mahinda, fils de l’empereur Aoka, pour aller porter le bouddhisme à
Ceylan, qu’il aurait gagné en 242 avant J.-C. Il y aurait converti le roi Devnmpiya
Tissa à qui l’on attribue la fondation du monastère Mahvihra à Anurdhapura.
Ce monastère fut à Ceylan le centre du Theravda, d’esprit toujours conservateur
et à son tour dépositaire du Canon. Il a sans doute joué un grand rôle dans
l’établissement et la fixation du Canon de langue pli tel qu’il est parvenu jusqu’à
notre époque. Un autre monastère fondé à Abhayagiri s’acquit la réputation
d’accueillir les vues moins orthodoxes.
Après les Maurya, le bouddhisme fait face à des persécutions de la part de
rois uga, et ne s’en développe pas moins sur tout le sous-continent indien. Il
trouve en particulier le soutien de rois indo-grecs. Ménandre reste connu comme
étranger converti et protagoniste d’un dialogue exemplaire avec le moine
Ngasena, consigné dans un ouvrage pli de très grande portée, le Milindapañha
(«les questions de Ménandre»).
Le Theravda connaissait toujours des dissensions. On voit aux environs de
l’ère chrétienne se développer considérablement la branche du Sarvstivda. Elle
se distingue par une version sanskrite du Canon. Elle s’implanta au Gandhra et
au Kamr. C’est dans cette région que son Canon sanskrit fut sans doute établi. Il
semble avoir été la version dominante à l’époque des Kua et c’est lui qui, dans
les siècles qui suivirent, représenta le Theravda pour l’Asie centrale et la Chine.
On le connaît par des fragments du Vinaya retrouvés en sanskrit et des traductions
chinoises. La propagation du bouddhisme en Asie centrale a été considérablement
favorisée par les Kua, dont l’empire était à cheval sur l’Inde et la Haute-Asie.
Kanika, aux alentours de 100 après J.-C., aurait réuni un quatrième concile au
Kamr pour confronter les nombreuses écoles et fixer un Canon dans l’abondante
production littéraire. Au souvenir de ce concile est attachée la composition par
Vasumitra d’un texte intitulé Mahvibh, auquel l’école du Sarvstivda
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reconnut une grande autorité, de sorte que par la suite ses adeptes furent appelés
Vaibhika.
La branche des Mahsghika, issue du schisme de Vail, se développa
aussi considérablement et se divisa. C’est d’elle que dérivent les rameaux
méridionaux du bouddhisme. Dès avant l’ère chrétienne, il était en effet bien
implanté en Andhra, dans le bassin de la basse Kn. Les écoles Prvaaila,
Aparaaila, Uttaraaila et Caityaka sont attestées dans l’épigraphie, elles sont
désignées génériquement comme Andhaka dans la littérature. Le Theravda est
de même attesté dans l’extrême sud de la péninsule dans les premiers siècles de
l’ère chrétienne.
Des Gupta au XIIe siècle
La transformation la plus importante du bouddhisme est la formation d’une
nouvelle branche qui n’a pas fait disparaître les anciennes écoles, mais a donné
une nouvelle histoire à la religion. Il n’y a pas de date de schisme qui en marque la
naissance. Il y a constitution progressive de nouvelles orientations, le plus souvent
dues à de fortes personnalités. Elle se sont donné le nom de Mahyna («grande
voie [de salut]») et ont elles-mêmes rebaptisé l’ensemble des écoles antérieures
Hnayna («voie inférieure»). Ce qui les distingue de ces dernières, même si elles
leur doivent des idées, c’est leur insistance sur l’enseignement de la vacuité totale
des choses (dharma-nyat ), en plus de la vacuité de la personne (pudgala-
nyat), la conception d’une multiplicité de Buddha et de Bodhisattva, le culte de
dieux et déesses, l’utilisation de mantra ou formules liturgiques. Le schisme des
Mahsghika, qui avait abaissé le statut du saint humain (arhat) du Theravda
en transcendant le Buddha, annonce les tendances mahyniques. Les écoles
anciennes les plus proches du Mahyna sont peut-être celles d’Andhra, région
dont on a pu soutenir qu’elle était sa terre d’origine. Un des premiers textes
mahyniques est la Prajñpramit, traduit pour la première fois en chinois en
148 après J.-C., donc déjà existant en sanskrit en Inde au Ier siècle.
C’est
à
l’époque des empereurs Gupta que le Mahyna se développe et se répand. Il
donne au bouddhisme son plein épanouissement à l’époque postgupta et fait
preuve d’une grande vitalité jusqu’au XIIe siècle. Il se divise en deux grandes
écoles, Madhyamaka et Yogcra.
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Il n’a jamais éliminé le Hnayna, qui est resté florissant sur le sol de l’Inde
pendant de nombreux siècles. Les écoles les plus importantes de l’ancien
mouvement ont été à partir des Gupta les Vaibhika, nouveau nom des
Sarvstivdin, et les Sautrntika. Ces deux noms, avec ceux du Madhyamaka et
du Yogcra (ou sa branche Vijñnavda), dominent la littérature bouddhique
dans cette période. Ce sont ces quatre écoles qui sont connues et directement
combattues par la philosophie védique ou tantrique.
Les Vaibhika ont été florissants au Kamr. Leur plus grand nom est celui
de Vasubandhu (Ve s.), auteur de l’Abhidharmakoa traduit en chinois en 563-567.
Ils représentent la tendance la plus réaliste du bouddhisme. Les Sautrntika, qui
doivent leur nom au Stra qu’ils reconnaissent comme leur seule autorité à
l’exclusion des Vibh, sont leurs adversaires directs. Leur fondateur est
Kumralta de Takala, peut-être légèrement antérieur à Vasubandu.
Les débuts de l’école Madhyamaka sont marqués par un texte fondamental,
conservé en sanskrit, quatre cents strophes intitulées Mlamadhyamakakrik,
placé sous le nom de Ngrjuna. On n’a conservé à propos de ce dernier que des
données légendaires. Des sources diverses l’associent à un roi tavhana de la
dynastie des Andhrabhtya. Une forte tradition attache son nom à des ouvrages
anciens de médecine ou de chimie thérapeutique, ainsi qu’au lieu saint de raila,
non loin du site bouddhique de Ngrjunikoa en Andhra. Et l’on a pu défendre
l’idée que l’œuvre médicale n’est pas incompatible avec l’œuvre philosophique.
Les hypothèses sur la date de Ngrjuna le situent entre le Ier et le IIIe siècle après
J.-C.
L’école du Yogcra s’est formée peu après celle du Madhyamaka. On lui
donne pour fondateur Maitreyantha et son disciple Asaga, qui n’est autre qu’un
frère cadet de Vasubandhu. Ce dernier aurait été converti par son frère et aurait
laissé le réalisme de sa première œuvre pour l’idéalisme extrême de la doctrine de
la vijñaptimtrat («le fait de n’être rien que connaissance»). Un disciple de
Vasubandhu, Dignga, fonda une remarquable école de logique dans le cadre de
cette métaphysique.
L’histoire de ces mouvements est celle de leur dialectique avec les écoles
brahmaniques au milieu desquelles ils se formaient et évoluaient. On peut dire que
depuis ces premiers maîtres jusqu’au XIIe siècle environ il s’est produit en Inde un
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des plus grands débats philosophiques de l’humanité. Les grandes questions
métaphysiques du caractère réel ou illusoire du monde et de la connaissance, de
l’existence d’un être en soi irréductible à toute impermanence ont été posées et
débattues avec diverses approches et une grande puissance d’intelligence. La
langue était le sanskrit, l’instrument de pensée et de dialectique était constitué par
les stra sanskrits, grammaire (vykaraa ), exégèse (mms ), logique
(nyya) dont les bouddhistes avaient la maîtrise aussi bien que les brahmanes.
Les maîtres bouddhiques sortaient souvent des mêmes milieux. Le logicien
Dharmakrti, par exemple, est donné comme étant un neveu de Kumrila, le grand
exégète de la liturgie védique.
Les bouddhistes possédaient une organisation favorisant remarquablement le
travail intellectuel, à savoir le vihra. C’est au départ un lieu de résidence pour les
religieux, un simple monastère. Il est devenu un centre d’enseignement et, dès
l’époque Gupta, certains vihra ont pris de telles dimensions que le terme est
traduit par «université». Le plus important a été celui de Nland (Bihr) où
certaines traditions font séjourner Ngrjuna et son disciple ryadeva, que
d’autres donnent comme fondé par l’empereur Kumragupta Ier
(414-455).
On
connaît ce centre par la description détaillée qu’en a donnée un des plus grands
traducteurs chinois de textes sanskrits bouddhiques, Hiuan-Tsang (602-664), qui le
visita et y travailla. On y comptait mille cinq cents maîtres pour huit mille cinq cents
étudiants. On y enseignait les stra sanskrits, grammaire, etc., aussi bien que les
écritures et la philosophie bouddhiques. Le niveau le plus élevé était visé, avec un
examen d’entrée sévère, un cursus d’une quinzaine d’années, entre les âges de
quinze et trente ans. Le centre était visité par de nombreux maîtres et il s’y tenait
des débats scolastiques où les doctrines philosophiques et religieuses, hérétiques
ou orthodoxes se confrontaient. Les courants du Mahyna y ont été dominants.
Du Hnayna et du Mahyna se détache encore une nouvelle voie, celle du
Mantrayna
(«voie
des
formules
liturgiques»)
ou
Vajrayna («voie
du
foudre/diamant»), le vajra étant un objet rituel symbolisant la notion de vacuité
absolue qui comme le foudre détruit toute impermanence et comme le diamant est
elle-même indestructible. On l’appelle encore tantrisme, du nom Tantra, du genre
des traités de pratique rituelle qui sont la base de sa littérature. Cette voie se
distingue par l’accent mis sur les pratiques rituelles et psychologiques du yoga.
Elle s’est sans doute formée dans le même temps que les écoles tantriques,
ivaïtes, vishnuïtes, etc., avec lesquelles elle a de nombreuses affinités la
31
prédisposant aux emprunts. Par exemple, la dévotion bouddhique à Mahkla et
Devkl
dont
témoigne
le
r-mahkla-sdhana de
Vararuci,
peut-être
identifiable à Padmasabhava, introducteur du tantrisme au Tibet au VIIIe siècle,
n’est qu’une reprise d’un culte tantrique ivaïte très populaire à Ujjayin et au
Kamr.
La propension au yoga dans cette école a apporté au bouddhisme une
nouvelle catégorie de saints, les siddha, sages doués de pouvoirs surnaturels,
auteurs de miracles, par la force de leur yoga. Ils sont souvent très proches
d’homologues hindous, tel Gorakantha, qui, selon certaines traditions, aurait été
le maître de Padmasabhava, ou Lyipu, qui contribua à la littérature mystique en
vieux bengali des Carypada. Padmasabhava a sans doute appartenu au nordouest de l’Inde (Oiyna ou Kamr). Le tantrisme a été aussi très florissant à
l’est où une autre «université», Vikramal, fut fondée par le roi Dharmapla vers
800. Ce fut un grand centre de tantrisme. Il donna Ata (ou Dpakara) au Tibet
au XIe siècle. Il était encore actif au début du XIIIe siècle.
Déclin et renouveau
L’épigraphie, l’archéologie, les textes, toute la documentation historique
attestent la vitalité des divers mouvements bouddhistes, Hnayna, Mahyna,
tantrisme jusqu’au XIIe siècle. Tout philosophe hindou se doit encore de réfuter des
doctrines bouddhistes, même les vues tantriques. Abhinavagupta (XIe s.) prend le
soin de critiquer le Klacakra, école de tantrisme bouddhique dans sa grande
somme de tantrisme ivaïte, le Tantrloka («le miroir des Tantra»). Le débat
dialectique contre un adversaire bouddhiste occupe largement l’œuvre d’un
docteur du aivasiddhnta tel que Bhaa Rmakaha (XIIe s.) et reflète la réalité
de débats d’écoles pleines de vitalité. Après, et rapidement, il apparaît comme un
pur exercice d’école, se réduisant au rappel d’arguments repris textuellement
d’ouvrages antérieurs. Le déclin a été rapide. Les causes n’en sont pas simples.
La dialectique akarienne est traditionnellement donnée en Inde comme
triomphatrice des doctrines bouddhiques en général. En fait, l’idéalisme de
akara est proche de celui des Vijñnavdin et les adversaires de akara ne
manquent pas de le dénoncer comme un bouddhiste déguisé. Ce n’est donc pas la
seule cause. Les destructions de monastères-universités par les conquérants
musulmans de l’Inde du Nord ont certainement porté atteinte à la force
intellectuelle du bouddhisme. Enfin, pour ce qui est de la foi religieuse, de la
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pratique populaire même, du bouddhisme des laïcs, ils ont dû reculer devant la
montée des courants dévotionnels et tantriques ivaïtes, vishnuïtes et kta, qui
caractérise la vie religieuse de l’Inde à la fin du Moyen Âge. On note l’achèvement
de toute production littéraire bouddhique à l’époque même où les grandes langues
régionales de l’Inde se constituent comme langues littéraires et comme véhicules
des nouveaux courants dévotionnels.
De nos jours, le bouddhisme est vivant à Sri Lanka et au Népal. En Inde
même sont faits quelques efforts de reviviscence. Par exemple, un mouvement de
conversion de classes défavorisées de la société d’aujourd’hui, ce qui leur permet
une promotion sociale, a été lancé par Ambedkar au Maharashtra. En outre, les
études bouddhiques scientifiques ont fait sortir les plus vieilles formes de la religion
de l’oubli où elles étaient tombées en Inde. L’histoire a réhabilité Aoka,
l’archéologie a rendu la célébrité à des monuments tels que Sañci
, Amarvat,
Aja, etc. Les lieux saints du bouddhisme, Gay, etc., n’avaient jamais cessé
d’être fréquentés par des fidèles. La tradition antique du pèlerinage reprend
aujourd’hui de l’ampleur.
2. Doctrines bouddhiques
Hnayna
Les écoles anciennes, dont la mieux connue est celle des Theravdin de
tradition pli, sont groupées sous le nom de Hnayna, «moyen inférieur de
progression vers le salut», souvent traduit en Europe par «Petit Véhicule», nom
qu’elles ne se sont pas donné, mais qui leur a été attribué péjorativement par les
écoles réformées plus tardives, qui s’appelaient elles-mêmes celles du Mahyna,
«moyen supérieur de progression» ou «Grand Véhicule».
Les doctrines du Hnayna peuvent s’ordonner sous quatre chefs, les
«nobles vérités» que le Buddha lui-même a énoncées dans son premier sermon.
La première vérité constate l’existence de la douleur. Sur elle se fonde la
représentation bouddhique des choses dans le monde: une cosmologie en ce qui
concerne la nature, une physiologie et une psychologie en ce qui regarde les êtres.
La théorie du jeu des choses conduit à la deuxième vérité concernant l’origine de
la douleur qui est la «soif» de jouissance, d’existence ou d’inexistence. La
33
définition des conditions de cessation de la douleur, découlant des notions sur son
origine, constitue la troisième vérité: l’arrêt de la douleur. La technique, enfin, de la
réalisation de ces conditions montre la quatrième vérité, le chemin de l’arrêt de la
douleur, et comprend tout le processus du salut, depuis l’entrée dans le courant de
la Loi bouddhique jusqu’à l’Extinction finale.
L’état des choses
La loi bouddhique (dharma) est l’ordre des choses, leur norme et nature.
Toutes choses sont dépourvues d’être en soi (antmaka), parce qu’elles sont
impermanentes en tant que confectionnées, tout composé étant sujet à
décomposition. Les choses confectionnées se classent en cinq catégories ou
ensembles (skandha): celui du sensible (rpa), c’est-à-dire tout ce qui est matériel,
les facultés sensorielles, l’esprit en tant que pouvoir de perception central, les
manifestations extérieures par la parole ou l’acte, conscientes ou inconscientes
(vijñapti, avijñapti); celui des sensations (vedan) nées du contact avec chacun
des organes des sens et avec l’esprit, sens général; celui des perceptions
(sajñ), phénomènes cognitifs correspondant aux phénomènes affectifs que sont
les sensations; celui des constructions psychiques (saskra) complexes de toutes
sortes qui constituent les éléments du psychisme conscient et inconscient,
fonctions générales de prise de contact, sensation, perception, idéation ou volition,
attention exclusive, mentalisation, raisonnement, réflexion, décision, énergie,
intention, paresse, torpeur, présence d’esprit, intelligence, diverses dispositions
vertueuses ou criminelles; l’ensemble des pensées (vijñna), idéations résultant
des autres phénomènes psychiques. En dehors de tout ce qui est classé dans ces
catégories, il y a seulement le nirva, état définitif comme étant inconfectionné.
Dans les représentations bouddhiques de l’agencement des choses dans le
monde, le point de vue psychologique prime le plus souvent, une partie des
mondes mêmes étant conçue comme simples habitats d’êtres distingués par les
états psychologiques. Cela s’explique par le fait que le bouddhisme se préoccupe
moins d’une physique que des états de rétribution des actes en lesquels sont
engagés les divers êtres qui peuplent le monde.
L’univers comporte une infinité de mondes, disques enfilés sur une montagne
axiale, le Meru. En chacun se distinguent trois domaines: les désirs, les
apparences, et l’absence d’apparences. Ils sont ainsi définis par rapport à
l’occupation d’esprit spécifique des êtres qui y résident. Le domaine du désir est le
34
séjour des hommes, des animaux, de certains êtres déchus, de certains dieux. Il
comprend la terre, des enfers et des cieux. Le domaine des apparences est
occupé par des étages de cieux où les dieux qui les habitent sont affranchis des
désirs, mais ont notion de formes ou sont visibles sous des formes. Ces étages
sont au nombre de quatre principaux, où les états psychiques correspondent
respectivement à ceux des quatre degrés de méditation. Le domaine de l’absence
d’apparences, comme son nom même l’indique, exclut toute localisation et
disposition matérielles. Il est simplement constitué par quatre domaines
d’extension de dispositions psychiques: de l’infinitude de l’espace; de l’infinitude de
la connaissance ou de la pensée; du néant; celui enfin où il n’y a ni notion ni
absence de notion.
La structure de la matière constituante de toute chose est dans le canon pli
simplement ramenée aux éléments primordiaux au nombre de quatre, terre, eau,
feu et vent, quelquefois de six, en ajoutant l’espace et la pensée. Quelques écoles
ont admis un véritable atomisme. L’atome ultime, substantiel et insécable, ne se
présente pas à l’état isolé mais en association avec d’autres en une molécule, dont
l’ensemble est maintenu par l’élément vent. Les grands éléments sont
simultanément présents dans les molécules formant les corps matériels, car, par
exemple, l’élément feu existe dans l’eau qui peut être plus ou moins chaude. La
perception a lieu quand les molécules objectives sont atteintes par des molécules
semblables siégeant dans les organes sensoriels; elles sont en perpétuelle
instabilité, comme tous les composés.
Le temps est en général considéré sous l’aspect de durée des phénomènes,
comme chez les astronomes. On admet de grands cycles se renouvelant
éternellement et englobant des groupes de cycles plus petits. Il y a des périodes
d’involution et d’évolution successives, séparées par des périodes égales de
stabilité dans l’état involué ou évolué. Dans l’état d’involution, le monde se vide
d’êtres, se détruit étage par étage, par le feu, l’eau, le vent, jusqu’à l’étage du
quatrième degré de méditation du domaine des apparences, qui, avec a fortiori le
domaine de l’absence d’apparences, n’est pas sujet à une destruction de cette
sorte. Dans la période d’évolution a lieu un retour inverse du monde et de ses
êtres à l’état différencié et organisé. Certaines périodes sont dites vides ou non
vides, selon qu’elles sont dépourvues ou pourvues de Buddha. La période actuelle,
qui a eu successivement cinq Buddha, est une période fortunée.
35
Les êtres vivants sont classés selon leurs destinations, c’est-à-dire selon les
actes des vies antérieures dont ils éprouvent la rétribution dans les vies présentes:
enfers, matrices d’animaux, mondes des trépassés, mondes des titans (asura,
rivaux des dieux, mais de caractère ambivalent, tantôt bons, tantôt mauvais),
mondes des dieux et monde des hommes. Les dieux sont en grande partie hérités
du brahmanisme. Au-dessus de toutes les sortes de génies, des trente-trois dieux,
des Yama, des Tuita chez lesquels le Buddha a passé son avant-dernière
existence, des Nirmarati qui habitent le domaine des désirs, viennent, dans le
domaine des apparences et d’absence d’apparences, des dieux qu’on peut
appeler «de méditation», sortes de dieux yogin, caractérisés par des états
psychologiques de plus en plus dégagés des mouvements psychiques des basmondes. Tous ces dieux ont une durée chiffrée par périodes cosmiques
immenses.
La condition humaine masculine est nécessaire pour l’acquisition de l’Éveil,
sinon pour l’obtention du nirva. Elle est diversifiée par les classes sociales, les
castes et les conditions individuelles multiples. S’y distinguent les brahmanes, les
samanes, religieux devenus tels par effort personnel, les rois. Du point de vue
spirituel, les hommes se différencient selon leur avancement dans le chemin de
l’arrêt de la douleur. Au sommet de l’échelle se trouvent les Bodhisattva prêts à
obtenir l’Éveil, à devenir Buddha, puis les Buddha, «Éveillés», eux-mêmes classés
en «Éveillés isolés» (pratyeka buddha) qui ne communiquent pas leur sagesse aux
hommes, et Buddha dits en particulier Tathgata, «parvenus à la vérité».
Le jeu des choses
Le jeu des choses tel que le bouddhisme l’envisage élucide la deuxième des
quatre «nobles vérités», celle qui concerne l’origine de la douleur. La vue
fondamentale
est
ici
un
enchaînement
des
conditions
de
la
douleur
(prattyasamutpda): de l’ignorance résultent les constructions psychiques
(saskra) d’origine phénoménale; des constructions psychiques le psychisme; du
psychisme la personnalité (nmarpa, littéralement «nom et forme», c’est-à-dire
l’individu avec tout ce qui en lui relève de la forme, corps et représentations, et
avec son nom qui dénote son unité abstraite); de la personnalité le groupe des six
domaines sensoriels; de ceux-ci la prise de contact; de la prise de contact la
sensation; de la sensation la soif (plus spécialement le désir amoureux); de la soif
l’appropriation
(représentée
particulièrement
par
l’union
des
sexes);
de
36
l’appropriation l’existence; de l’existence la naissance; de la naissance la vieillesse
et la mort. Il y a donc un processus automatique qui domine toute la destinée
humaine, motive et détermine les réincarnations en série ou transmigration
(sasra), processus conçu en fonction de théories psychophysiologiques. Il n’y a
pas à proprement parler de rétribution des actes, car il n’y a pas de justice
distributive extérieure punissant les péchés et récompensant la vertu. Les actes
répondent à une idéation qui laisse une trace dans le groupe des phénomènes
psychiques, lesquels à leur tour constituent le fonds d’un être. Les traces de ce
genre forment les constructions psychiques. Celles-ci gardent de leur origine dans
les actes une puissance d’activité qui ne s’épuisera que par sa réalisation. Elles
s’épuisent dans une série de vies successives. Mais toutes les vies ne sont pas
génératrices de constructions psychiques actives, car l’idéation qui les produit
n’existe pas dans toutes les sortes d’existence, notamment pas dans les
existences animales.
Des thèses se sont opposées sur la nature de l’être transmigrant. On a tantôt
pensé qu’il était une personne (pudgala) sous-jacente à des revêtements
phénoménaux divers dans les différentes existences. Ou bien on a considéré que
les ensembles qui peuvent constituer la personne sont perpétuellement
changeants, la personne étant alors sans un «soi» permanent et ne désignant
qu’une continuité phénoménale aux éléments changeants; un groupement
particulier de phénomènes donnant l’apparence d’une personne particulière
conditionne son avenir de groupement par son jeu présent, sans qu’il soit besoin
d’une entité personnelle immuable incorporée dans ce groupement
de
phénomènes.
Les conditions d’arrêt de la douleur
De ce que les existences douloureuses découlent de l’activité, le bouddhisme
ne conclut pas qu’il faille arrêter l’activité. L’abstention pure et simple résulterait
d’un acte de volonté et serait par elle-même continuation d’activité. Le suicide est
un acte qui détermine une renaissance. Le véritable arrêt qu’on doit obtenir, en vue
de la cessation de la douleur, est celui de la formation des constructions
psychiques. Tout acte donc qui s’ajoute à ces constructions est à éviter.
L’épuisement de l’efficience peut être long. Les actes ne peuvent être totalement
évités. Mais il est possible de bien orienter l’activité inévitable.
37
La formation dans l’être psychique de traces agissantes, qui d’abord
orienteront favorablement l’activité et finalement l’enrayeront, s’obtient par la
pratique de vertus et mieux encore par l’entraînement systématique du corps et de
l’esprit qu’offre le yoga. Exercices psychophysiologiques, attitudes et exercices
psychiques (vigilance, «position du psychisme» samdhi), conditions intellectuelles
d’intelligence sous forme de faculté de prise de conscience des réalités sont des
conditions requises pour la préparation à l’arrêt de la douleur. La vraie prise de
conscience des choses est appelée «Éveil» (sabodhi), conditionné par sept
parties constituantes: présence d’esprit, investigation des choses, énergie, joie,
tranquillité, position du psychisme, imperturbabilité. La cessation de la douleur est
appelée nirva, «Extinction». C’est l’arrêt de toutes les choses régies par la Loi
du jeu naturel (dharma), l’arrêt du jeu des cinq ensembles phénoménaux. Il existe
un nirva accessible en ce monde, extinction du désir des passions formatrices
d’attachement à l’existence, réalisée chez le saint qui achève d’épuiser les
conséquences des acquisitions antérieures. Dans le nirva total (parinirva) la
liquidation de tout acquis est achevée et la mort a eu lieu par l’épuisement de la
construction organique active qui entretient la vie corporelle.
Le chemin de l’arrêt de la douleur
Le chemin qui conduit à l’arrêt de la douleur est une technique de
comportement et d’entraînement psychique. Il aboutit à l’Extinction par quatre
voies successives correspondant à quatre stades dans la marche au but, celui du
converti, du religieux qui ne renaîtra plus qu’une fois, du religieux qui ne renaîtra
plus, du saint qui touche à l’Extinction. De plus, il ouvre une carrière encore
supérieure, celle de l’être à Éveil (Bodhisattva ), destiné à devenir Buddha.
Les techniques psychiques comprennent d’abord des dispositions de
l’activité, tournures données au psychisme par une orientation habituelle vers des
pensées déterminées qui s’actualisent en faveur de la progression vers les vérités
bouddhiques, par exemple des exercices de fixation visuelle ou d’évocation
mentale, regarder un disque de terre, un bol d’eau, un bâton incandescent, jusqu’à
ce que la vision reste claire même quand on ferme les yeux, etc. Des méditations
poussées jusqu’à ce que la représentation soit aussi claire qu’une vision réelle et
qui engendrent dans le psychisme des séries phénoménales déterminées sont
appelées bhvan («créations psychiques»). Une sorte de méditation réglée
techniquement est le dhyna, entraînement progressif au vide de la conscience
38
préfigurant l’arrêt définitif qui sera réalisé par le nirva. Elle a quatre stades. Au
premier, elle procède par exclusion des désirs et choses mauvaises et comporte
sentiment de joie ou allégresse et félicité, nés de l’exclusion et accompagnés des
activités intellectuelles de raisonnement, ou enquête, et de réflexion décisive, ou
jugement. Au deuxième stade, il y a apaisement de ces activités intellectuelles,
sérénité complète en soi-même, uniformisation de l’esprit et, par suite de cette
«position» de l’esprit (samdhi), allégresse et félicité. Au troisième stade, il y a
suppression de la «coloration» de félicité. Alors le méditant est imperturbable,
pleinement conscient, éprouvant la félicité en son corps. Il goûte donc la béatitude,
sans pensée discursive et sans manifestation d’excitation joyeuse. Au quatrième
stade, par destruction de la félicité comme de la douleur et par disparition de la
bonne comme de la mauvaise humeur, il y a «pureté totale d’imperturbabilité et de
présence d’esprit». La pratique de ces méditations conduit aux renaissances dans
les mondes où les êtres ont pour fonction d’être perpétuellement plongés en ces
mêmes états psychiques.
Au dernier des quatre stades de la marche à l’arrêt de la douleur, le saint
(arhat) est en possession, dès ce monde, d’une première forme de l’Extinction. À
la mort, il obtiendra l’Extinction totale. L’Éveil (bodhi) est beaucoup plus difficile à
obtenir. Les saints qui entrent dans le nirva sont innombrables, mais les Buddha
exceptionnels. Avant de devenir Buddha, les êtres à Éveil (Bodhisattva) suivent
une très longue carrière qui couvre un nombre immense d’existences successives
en raison de la difficulté de construire par l’accumulation de bonnes dispositions un
être aussi parfait que le Buddha Tathgata. Dans ces existences, ils pratiquent dix
«extrêmes de vertus» (pramit) ou dispositions favorables: don, pratique morale,
abnégation, intelligence, énergie, patience, vérité, détermination, bienveillance,
imperturbabilité.
Ce
sont
les
Bodhisattva,
que
le
Mahyna
exaltera
particulièrement, qui culminent parmi ceux qui sont sur le chemin de l’arrêt de la
douleur, les Buddha, eux, n’étant plus sur ce chemin, mais arrivés au but.
Mahyna
Le Mahyna est un mouvement qui est issu des écoles anciennes, en est
une évolution, mais s’est cependant opposé à elles en les groupant sous le nom
péjoratif de Hnayna, «moyen inférieur de progression vers le salut», et en se
39
donnant comme le «moyen supérieur». Il a en effet, en acceptant les principales
doctrines anciennes, ouvert plus largement d’autres voies, celles du sentiment et
de la spéculation. Il se présente donc plus comme un effort de dépassement et
d’enrichissement que comme une réaction et une réforme. Il se caractérise avant
tout par le développement des spéculations sur la nature des Buddha et des
Bodhisattva, ainsi que par l’élargissement de l’ancienne méthode de destruction de
la douleur en une grande religion de salut. À l’idéal du saint tendant
personnellement au nirva dans la vie monastique se substitue l’idéal du
Bodhisattva accomplissant le salut universel au cours d’innombrables vies
mondaines. Un plus grand nombre d’êtres peut aspirer au salut et, pour y tendre,
l’ardeur du sentiment et les ressources de la grâce des Buddha remplacent la
discipline rigoureuse. Cette évolution a lieu parallèlement au développement des
religions de bhakti et des philosophies de la délivrance, non sans émulation
réciproque. Elle aboutit à la conception de Buddha et Bodhisattva multiples aux
figures proches de celles des grands dieux du brahmanisme. Elle est marquée par
un développement considérable des notions d’extension des mérites des grands
êtres au pécheur et de salut par la Grande Compassion de ces êtres. Du point de
vue philosophique, le Mahyna met l’accent sur la distinction entre une vérité
d’expérience appelée «vérité d’enveloppement» – vérité pratique, celle du monde
phénoménal – et la vérité absolue.
Les écoles anciennes avaient déjà conçu de multiples Buddha successifs et
de multiples apparences du Buddha, telles que celles créées lors du miracle de
rvast. La conception de la transcendance du Buddha devait en effet conduire à
faire du Buddha historique un simple aspect phénoménal de l’Être supramondain
qu’il était en réalité. D’autre part, sont apparues l’idée que l’espace sur l’infinitude
duquel s’exerçaient les méditations devait être rempli d’une infinité de mondes, et
l’idée que les êtres ne pouvaient nulle part être abandonnés sans secours des
Buddha et des Bodhisattva. Il en est résulté la multiplication des Buddha dans les
mondes empiriques et la conception d’un corps absolu du Buddha en dehors des
mondes. Comme le corps humain du Buddha historique avait déjà été doublé du
corps merveilleux des manifestations miraculeuses, ce sont trois corps
fondamentaux du Buddha qui ont été envisagés: dharmakya , «corps de la Loi»,
constituant l’essence réelle des Buddha et des choses, sabhogakya , «corps de
jouissance», forme glorieuse pourvue des signes caractéristiques du grand être et
manifestée aux Bodhisattva, nirmakya , «corps artificiel», phantasme créé
40
sous l’apparence humaine. Le corps de jouissance est considéré tantôt du point de
vue de la jouissance qu’il donne au Buddha lui-même, tantôt du point de vue de la
jouissance qu’en éprouvent les Bodhisattva qui le contemplent. Les Buddha
tendent donc, dans le Mahyna, à se multiplier dans les apparences sur deux
plans à la fois, pour les Bodhisattva et pour les êtres du commun, mais aussi à se
ramener dans l’absolu à une unité d’essence, impersonnelle unité de nature avec
l’être ultime des choses. Ce corps absolu a cinq caractères: conversion du
psychisme de fond qui, au lieu de rester tourné vers la conscience empirique, est
restitué à l’état absolu de réalité, le domaine de la Loi; pureté par suite de la
plénitude des extrêmes de vertu (pramit) et de l’exercice de dix maîtrises; nondualité, caractère transcendant aux contraires de l’existence et de la nonexistence, du confectionné et de l’inconfectionné, de la pluralité et de l’unicité;
permanence; inconcevabilité. Bien que transcendant, le dharmakya est actif dans
le temporel pour préserver les êtres, en vertu de la disposition qui domine tout le
caractère des Buddha, la Grande Compassion.
Parmi les nombreux Buddha décrits, un groupe de trente-cinq, dont le premier
est kyamuni et qui sont désignés comme devant recevoir la confession des
péchés, est devenu très populaire au Tibet. Un des plus célèbres et dont la
popularité a dépassé celle de tous les autres Buddha en Extrême-Orient est
Amitbha, «Éclat infini», appelé aussi Amityus, «Longévité infinie». De même le
culte du Bhaiajyaguru, le «Maître aux remèdes», a pris une importance
considérable au Tibet, en Chine et en Indochine.
Comme les Buddha, les Bodhisattva sont multipliés à l’infini, dans le
Mahyna, et ils prennent encore plus d’importance en raison du rôle salvateur qui
leur est attribué. Les conditions qui font d’un être quelconque un Bodhisattva sont
ordonnées dans le schéma d’une carrière en dix étapes qui constitue le chemin
type du salut. De plus, le salut des êtres devenant essentiel, le Bodhisattva
différera le nirva pour sauver un plus grand nombre d’êtres. Le Bodhisattva doit
pratiquer dix extrêmes de vertus (pramit), qui dans le Mahyna sont le don, la
pratique morale, la patience, l’énergie, la méditation, l’intelligence, la virtuosité
dans les moyens, le vœu, la force et la connaissance. Les plus importants des
Bodhisattva sont: Maitreya, prochain Buddha de ce monde actuel, il réside dans le
ciel des Tuita; Avalokitevara, lié à Amitbha, appelé aussi Lokantha,
«Seigneur du monde», Padmapi, «qui a un lotus à la main», car il est représenté
comme un jeune homme ayant le lotus pour attribut, ainsi qu’un chapelet, un livre
41
et un flacon d’ambroisie, portant une représentation d’Amitbha dans sa tiare;
Mañjur, lié au Buddha Akobhya, aussi appelé Mañjughoa, «à la voix suave»,
Kumrabhta, «jeune homme», Vgvara, «Seigneur de la parole», représenté
avec pour attributs le pañcacra , c’est-à-dire cinq mèches de cheveux ou une
tiare à cinq pointes, un livre, un lotus ou une épée, plus une représentation du
Buddha Akobhya qui orne la tiare.
Les divinités reconnues par le Mahyna sont les mêmes que celles des
écoles anciennes. Une importance plus grande est donnée à Indra, nommé ici
Vajrapni et souvent associé aux grands Bodhisattva, ou même considéré comme
l’un d’eux. Une innovation importante est l’introduction de divinités féminines qui
deviendront dans les tantra l’équivalent des akti des dieux brhmaniques.
Certains textes mahyniques mêmes, comme la Prajñpramit , seront
personnifiés en de telles divinités. Au VIIe siècle, Xuanzang atteste le culte, au
Magadha et à Vail, de Tr, considérée comme Bodhisattva et associée à
Avalokitevara.
Les stra mahyniques, donnés comme discours du Buddha et constituant
les textes de base de l’école, exposent les doctrines du Mahyna en des
ensembles extrêmement touffus. Mais ces doctrines ont été reprises en des
commentaires d’école et exposées plus systématiquement dans des traités des
grands docteurs mahynistes. Chez ces derniers deux tendances apparaissent,
celles des deux grandes écoles du Madhyamaka et de la Vijñaptimtrat, à quoi il
faut ajouter une troisième tendance, moins doctrinale, se rapportant davantage à la
technique religieuse pratique et qui aboutira au Mahyna tardif et aux tantra. Ces
trois tendances sont déjà représentées par trois groupes de textes. Les doctrines
de Prajñpramit sont à la base surtout de l’enseignement du Madhyamaka. Des
textes comme le Lakvatrastra sont à la base de la philosophie vijñnavdin.
Enfin d’autres textes comme le Saddharmapuarkastra
évoquent les
merveilles des assemblées et des enseignements des Buddha et parfois la
puissance des formules (dhra).
Les
stra
de
la
Prajñpramit
enseignent
essentiellement
le
développement extrême de l’intelligence de la vacuité des choses, intelligence qui
est le moyen suprême de rejeter tout attachement aux choses et qui couronne les
efforts du Bodhisattva pour se dégager d’elles. Ils prennent à tâche d’affirmer
inlassablement que les choses sont vides d’être propre, que les cinq ensembles
42
des apparences, des sensations, des perceptions, etc., sont vacuité, les facultés
de connaissance étant aussi vides d’être propre que les choses connues. On ne se
contente donc plus de dénoncer, avec les écoles anciennes, l’impermanence des
choses, on déclare que, du point de vue de la vérité absolue, elles ne sont rien et
par conséquent ne soulèvent aucune question quelle qu’elle soit. Le principe du
jeu des choses et les nobles vérités enseignées par le Buddha ne concernent que
du vide, n’existent pas vraiment, non plus que la connaissance, non plus que la
prise de possession des choses ou de leur arrêt. Mais, du fait qu’aucune prise de
possession n’a lieu réellement, il n’y a de réel qu’un enveloppement de la pensée,
et il n’est que de s’en rendre compte pour faire son salut. Celui qui, s’en rendant
compte, prend point d’appui sur l’extrême d’intelligence des Bodhisattva, se
débarrasse de cet enveloppement de pensée; dès lors il a dépassé l’erreur, atteint
l’Extinction décisive, il est pleinement «Éveillé».
Le Mdhyamaka
Les Mdhyamika, qui suivent Ngrjuna, sont ceux qui optent pour un moyen
terme (Madhyamaka) dans les problèmes concernant les choses. Ils ne se rangent
ni à l’affirmation, ni à la négation au sujet des choses, mais les reconnaissent pour
vides d’être propre, ce qui dispense d’avoir aucune idée sur elles. Le Madhyamaka
est chemin du milieu, parce qu’il se tient entre deux opinions extrêmes, que les
choses sont ou ne sont pas. Il n’établit pas de système d’affirmation ou de
négation, mais se livre seulement à une critique dissolvante des connaissances
mondaines illusoires. Ces connaissances ont lieu par l’effet de l’ignorance. Cette
ignorance est celle de la vacuité réelle. Elle occasionne la production d’une vérité
d’enveloppement, les apparences phénoménales, par-dessus la vérité absolue. La
vacuité n’est que l’irréalité de fondement des apparences phénoménales, non le
néant universel, non pas même l’irréalité des apparences en tant que telles. La
vacuité d’être propre des choses implique la vacuité de leur déroulement. La
production en consécution des conditions de la douleur n’existe donc que comme
fait d’apparence. La causalité n’existe pas en réalité absolue. Ngrjuna résume
sa doctrine en une série de huit «non»: non-arrêt, non-production, non-cessation,
non-persistance, non-unité, non-pluralité, non-venue, non-départ. Ces huit non
expriment le rejet de quatre couples d’affirmations contraires concernant les
choses constitutives de la réalité d’apparence.
43
Le Madhyamaka est à l’origine d’un grand développement de la dialectique
dans les écoles bouddhiques. Il utilise principalement deux méthodes critiques.
L’une est d’ordre ontologique. L’être propre n’est pas dans les choses. Est donc
vide toute thèse établie à propos de choses vides par une pensée relevant du
monde vide. La thèse même du vide, pour négative qu’elle soit, tombe sous le
coup de cette critique et c’est pourquoi le Madhyamaka évite la négation comme
l’affirmation. Son autre méthode critique la plus abondamment maniée est la
réduction à l’absurde (prasaga). Poussant dans ses conséquences ultimes, en
fonction de l’axiome ontologique ci-dessus, la proposition d’un adversaire, il en
montre l’absurdité. Par exemple: admettons avec l’adversaire que l’acte existe en
soi; il serait éternel (axiome de l’ontologie); mais un acte éternel n’a pas à recevoir
d’accomplissement; on ne pourrait donc imputer à un agent un acte accompli.
L’importance donnée à l’emploi de la dialectique de la réduction à l’absurde a
amené la distinction d’une école, dite des Prsagika, fondée par Buddhaplita et
illustrée par Candrakrti. Elle a entraîné, en réaction, l’apparition des Svtantrika,
avec Bhvaviveka, qui, recourant à une logique positive aussi, s’efforcent d’établir
des inférences autonomes (svatantrnumna), indépendantes des propositions
adoptées par les autres.
Vijñnavdin-Yogcra
Les Vijñnavdin, «ceux qui parlent de la pensée», ou Yogcra, «qui ont le
yoga pour pratique», reçoivent l’une ou l’autre de ces deux désignations selon
qu’ils sont considérés dans leurs doctrines ou leurs pratiques. Selon leur doctrine
caractéristique, appelée vijñaptimtrat , «notification sans plus», les choses ne
sont que représentations psychiques, se réduisent à «rien que la pensée» qui les
«notifie» – ce «rien que pensée» étant la seule réalité absolue. C’est un fait établi
que la pensée connaît. Il y a donc un connaissable, même s’il n’est pas un objet
extérieur, et, à défaut de réalité extérieure, le support du connaissable est le
psychisme intérieur de fond, constitué par l’accumulation des imprégnations
(vsan
) résultant de phénomènes psychiques successifs, conformément à
l’ancienne théorie des constructions psychiques. Dans ce psychisme de fond
pratiquement permanent, à la manière d’un fleuve dont le contenu mouvant est en
changement perpétuel, les imprégnations actives sont des semences de
reproduction de phénomènes psychiques de même espèce que ceux qui les ont
produites. Les manifestations successives du psychisme sont donc reliées entre
elles par une sériation continue qui en assure l’identité d’aspect dans la répétition
44
indéfinie. Leurs diverses séries sortent côte à côte de psychismes de fond qui sont
pareils chez les divers êtres; elles constituent des représentations conformes les
unes aux autres, chez le même être et chez les divers êtres, d’où la connaissance
normale commune. La connaissance aberrante relève d’un accident particulier.
Elle est empiriquement fausse par rapport à la connaissance commune
empiriquement vraie, toutes les deux n’étant que représentations et ni l’une ni
l’autre n’impliquant la réalité de l’objet.
Toutes les choses sont donc purement psychiques. On leur attribue trois
modes d’être propre par rapport à la réalité. Certaines sont totalement imaginées,
pas même fondées sur des causes régulières, telles les conceptions de cornes du
lièvre, d’une deuxième lune. D’autres, tout aussi illusoires, ont une nature
dépendante, en tant que consécutives à des causes déclenchantes qui les relient
en chaîne, comme les éléments de la production en consécution des conditions de
la douleur. Elles sont soumises à un déterminisme régulier, le même aux yeux de
tous, en raison de la similitude des psychismes de fond. Ces deux premiers modes
d’être propre, celui de choses totalement imaginées au hasard et celui de choses
illusoires déterminées, sont des caractères du phénoménal. À la différence des
Mdhyamika, les Vijñnavdin conçoivent cette nature dépendante comme non
absolument vide: les choses peuvent avoir une nature propre absolue qui est leur
nature dépendante réduite à l’existence sans plus, vidée de toute qualification
représentative particulière, infinie, homogène et pure, ou comme il est dit
métaphoriquement «de saveur unique» comme l’espace. C’est la réalité foncière
indescriptible qu’on ne peut évoquer qu’en disant qu’elle est «état d’être telle
qu’elle est» (tathat). Cet état se confond avec la vijñaptimtrat.
La discipline de salut pour les Vijñnavdin est, dès lors, l’effort de ramener
le psychisme de fond à la pureté de la réalité telle qu’elle est, au rien que pensée,
pure existence psychique sans manifestation particulière. L’instrument de la
transmigration est l’acte gouverné par quatre «afflictions», vue du soi, égarement à
propos du soi, estime du soi, amour du soi. Ces afflictions déjà latentes dans le
psychisme de fond affectent l’esprit au moyen duquel les imprégnations profondes
sont rendues conscientes. Elles doivent donc être éliminées sous leur forme
actuelle, mais aussi sous leur forme latente. Il faut opérer un changement dans le
psychisme de fond. Ainsi les exercices psychiques du yoga, créations psychiques
(bhvan), positions du psychisme (samdhi), obtention d’états psychiques
45
favorables, jouent un rôle essentiel dans la réalisation du salut, d’où le nom de
Yogcra donné aux Vijñnavdin.
École de logique bouddhique
À la dialectique élaborée chez les Mdhyamika s’est adjointe une active
spéculation de logique positive, parallèle à celle des milieux brahmaniques. Avec
Dignga, cette logique bouddhique s’est constituée en science autonome. Dignga
étudie spécialement la connaissance et discute ses modes. Vijñnavdin, il
soutient que l’objet de la connaissance est intérieur, aucun objet extérieur
n’existant. Il n’admet que deux moyens de jugement, la constatation directe et
l’inférence. La première est définie indirectement par opposition à l’imagination et
comme non associée au nom et à l’espèce, car on peut constater une chose sans
pouvoir la nommer et il n’est de prise immédiate que de l’individuel. L’inférence à
trois termes, chose à prouver (grand terme), sujet en litige (petit terme), raison
(moyen terme), se fait à partir de trois sortes d’indices: un produit, ex.: de la fumée
sur une montagne, on infère que la montagne a du feu sur elle; des caractères
d’être propre signalant un type, ex.: des caractères de l’arbre on infère que la
dalbergie est un arbre; la non-perception, ex.: de la non-perception d’un pot on
infère l’absence de ce pot. Dignga classe ensuite les diverses formes de raison et
en examine les cas de validité et non-validité. Une autre théorie caractéristique de
Dignga est celle de la définition ou dénomination par l’exclusion du différent. Le
nom n’atteint pas la chose en soi, mais représente la somme de ses contraires
exclus.
Mahyna tardif et tantra
Le «Mahyna» montrait le caractère illusoire du monde, mais il minimisait,
par là même, la gravité de l’attachement au monde. Ce qu’abhorrait le fidèle du
bouddhisme primitif devait apparaître de plus en plus inoffensif à ceux qui en
reconnaissaient l’inanité et pouvaient même s’en servir symboliquement, pour
confirmer, dès ce monde, au cours d’une action qui ne leur répugnait plus, la
conscience de leur accès au domaine transcendant de la réalité suprême. Avec le
«Mahyna» tardif, qui s’est exprimé principalement dans un ensemble de textes
dénommés génériquement tantra, un regain de spéculation symbolique et la
croyance fondamentale à une correspondance du microcosme à un macrocosme
idéal et supérieur à tout ouvrirent la voie à la symbolique et à un ritualisme
46
supramoral. Une première conséquence est le développement extrême de la
recherche des pouvoirs merveilleux par les rites, les formules, le yoga, et
éventuellement des techniques telles que l’alchimie. Les rites ont comporté des
hommages propitiatoires, des prières à des divinités toujours plus nombreuses et
la mise en œuvre d’un symbolisme qui donne prise sur les dieux et l’univers, par
dessins, peintures, constructions, dispositions d’objets. Une autre conséquence a
été dans certains milieux l’affranchissement de toute morale: l’adepte de certains
tantra, le yogin parfait (siddha), cherchait à accomplir l’interdit, pour montrer son
état de perfection inaccessible à la souillure, pour prouver, dans la corruption
même, l’incorruptibilité.
Les tantra font une répartition plus systématique du rôle cosmique des
Buddha et des Bodhisattva du Mahyna et leur adjoignent des énergies
féminines (akti) qui représentent leur activité dans le monde. Au-dessus des
Buddha prenant des apparences humaines est constitué un groupe de cinq
Buddha appelés Jina, Tathgata ou (à tort car le nom n’est pas employé dans les
textes originaux) Dhynibuddha, «Buddha de méditation». Ces cinq Jina ont une
localisation cosmique précise qui se marque dans des figurations symboliques
(maala): Vairocana au zénith, Akobhya à l’est, Ratnasabhava au sud,
Amitbha à l’ouest, Amoghasiddhi au nord. Ils correspondent aux cinq ensembles
constitutifs de l’univers et aux éléments; ils ont pour attributs respectifs des
couleurs, des gestes (mudr), des formules, des montures, et reçoivent une
localisation dans le corps humain. Certaines écoles placent au-dessus d’eux un
sixième être appelé Mahvairocana, Vajradhara ou Vajrasattva. Aux cinq Jina
correspondent cinq Buddha humains: Krakucchanda, Kanakamuni, Kyapa,
kyamuni et Maitreya; cinq Bodhisattva: akrapi, Vajrapi, Ratnapi,
Padmapi
(Avalokitevara),
Vivapi
et
cinq
akti : Vajradhtvevar,
Dharmadhtvevar, Mmak, Par, Tr. Les manifestations multiples de ces
grands êtres sont des formes définies, les unes bénéfiques, les autres terribles, et
qui symbolisent matériellement les aspects qui leur sont attribués. Les
représentations précises de ces formes servent de thèmes aux méditations en
lesquelles les adeptes s’identifient à elles pour disposer de leurs potentialités
d’action dans l’univers ou d’élan vers la réalisation suprême du salut. À ces
Buddha, Bodhisattva et akti s’ajoutent des divinités proprement dites, la plupart
considérées comme gardiennes de la Loi ou du monde, tantôt bénéfiques, tantôt
terribles, diverses sortes d’êtres non humains, asura, yaka, etc., des êtres
47
appelés Vajrayogin , adeptes du «yoga à foudre», élevés comme tels au-dessus
de l’humanité ou de la divinité, bien qu’humains ou divins.
Les doctrines tantriques admettent fondamentalement la théorie de la vacuité
d’être propre de toutes choses. Mais les choses ne sont pas dépréciées en raison
de leur vacuité. Pour l’adepte, les choses prises en tant que vides, en tant que
participant à l’absolue réalité de la vacuité, ne font pas obstacle à l’intelligence,
mais y conduisent. Les forces d’impulsion passionnelles qui sont liées à la vie au
sein des choses seront captées par l’adepte à son profit et, grâce au «yoga»,
seront un moyen d’atteindre l’intelligence. L’union du moyen et de l’intelligence
sera par excellence celle de l’impulsion de compassion et de l’intelligence de la
vacuité. Cette union sera aussi symbolisée dans les écoles extrêmes par l’union
sexuelle sublimée.
Le rattachement général des interprétations symboliques des tantra à
l’enseignement traditionnel du bouddhisme est resté possible en vertu d’un
principe d’explication ésotérique. La parole du Buddha a un sens caché que les
initiés entendent et qu’ils dégagent en établissant la valeur symbolique des termes
techniques, en déchiffrant sous le langage ordinaire le langage intentionnel. Les
spéculations comportent un symbolisme érotique ou d’ordre philosophique, ou
jouent sur les phonèmes. Une partie des symbolismes utilisés, surtout ceux où
entrent des éléments ou produits du corps, semble correspondre aux symbolismes
que la psychanalyse met en lumière, chez les sujets les plus divers et
indépendamment de toute doctrine spéciale chez ces sujets.
Le yoga tantrique fait entrer les symbolismes dans ses techniques à la fois
corporelles et psychiques, en assimilant les éléments physiques et fonctionnels du
corps et de l’esprit à des éléments du cosmos et en se donnant prise par les uns
sur les autres. La structure du corps est conçue en correspondance avec le
cosmos. Quatre corps du Buddha y sont étagés: le nirmakya en relation avec
l’ombilic, le dharmakya avec le cœur, le sabhogakya avec la gorge, le
sahajakya , «corps inné», avec la tête. Trois vaisseaux servent à la circulation
des souffles dans le corps au cours des exercices psychophysiologiques, lalan
qui représente l’intelligence, rasan qui représente le moyen, avadht qui sert de
conduit au vent dont l’impulsion meut l’essence de l’union des deux autres, figurée
par la semence non émise et conservée dans le corps par technique de yoga. Le
yoga met en jeu, outre les pratiques matérielles de postures, gestes, respiration,
48
les techniques psychiques de concentration, création psychique, etc. Dans ces
exercices, le yogin utilise toutes les impulsions, même les plus violentes, ce qui a
amené les écoles extrêmes à prêcher le rejet de tout dégoût, tout scrupule, toute
honte, dans la perspective exaltée des buts à atteindre.
Jean Filliozat
49
BOUDDHISME - Bouddhisme tibétain
Selon la tradition tibétaine, le bouddhisme fut introduit au Tibet au VIIe
siècle, en même temps que l’écriture était inventée et que le pays entrait dans
l’histoire grâce à une expansion rapide qui inquiéta la Chine au point qu’un
chapitre spécial des Annales officielles chinoises fut désormais consacré au Tibet.
Néanmoins, les contacts avec le monde indien devaient être beaucoup plus
anciens, à travers les échanges commerciaux, la résidence de sdhu indiens
dans les ermitages himalayens, ou les pèlerinages des Hindous à la montagne
sacrée Kailash, située au nord de l’Himalaya, dans un territoire annexé par les
Tibétains, précisément au VIIe siècle. De la même façon, les Tibétains devaient
avoir connaissance du bouddhisme florissant alors au Népal, au Cachemire, dans
les oasis d’Asie centrale et en Chine. Quoi qu’il en soit, aux VIIe-VIIIe siècles, le
bouddhisme s’installe officiellement au Tibet, patronné par les rois. Mais le
processus de conversion s’étala sur plusieurs siècles, les luttes religieuses se
combinant aux luttes politiques et leur servant de prétexte. Au XIe siècle
seulement, on peut affirmer que le Tibet est un pays bouddhiste; mais, dès lors et
jusqu’à nos jours, il l’est totalement.
Le développement historique du bouddhisme tibétain étant déjà traité ailleurs
(cf. TIBET, article qu’il est conseillé de consulter au préalable), on n’abordera ici
que certains de ses aspects tels qu’ils apparaissaient avant les grands
bouleversements politiques récents. Le bouddhisme tibétain subsiste, avec des
variations locales dues principalement à l’école implantée, tout le long de la chaîne
himalayenne, du Ladakh au Bhutan, en passant par le Népal et le Sikkim . Il
demeure vivant aussi dans les communautés tibétaines réfugiées en Inde. Il
semblait avoir totalement disparu du Tibet même, comme de la Chine, où il s’était
implanté au XIIIe siècle avec les Yuan, et de la Mongolie, qui l’avait adopté au
XVIe siècle . Cependant, depuis que les Chinois ont, en 1980, autorisé la
réouverture de quelques monastères et la pratique religieuse, des communautés
monastiques se sont immédiatement reconstituées, les lieux saints voient défiler
un flot ininterrompu de fidèles, les drapeaux de prière ont fait leur réapparition, la
vénération envers le dalaï-lama est proclamée: témoignages de l’enracinement du
bouddhisme dans le cœur des Tibétains.
50
1. Formation du bouddhisme tibétain
Lorsque le Tibet s’ouvrit au bouddhisme, celui-ci avait subi de profondes
transformations dans son pays d’origine: le Mahyna y était puissamment
concurrencé par le tantrisme, et, selon la personnalité des missionnaires indiens,
ce fut l’un ou l’autre de ces courants qui fut prêché. Parallèlement, des moines
chinois de l’école Chan s’installèrent au Tibet, où leurs doctrines connurent un
grand succès jusqu’à l’interdiction officielle qui les frappa dans la seconde moitié
du VIIIe siècle. Mais le bouddhisme ne pénétrait pas dans un désert religieux; les
Tibétains possédaient un système de croyances dont, faute de documents
contemporains suffisants, on ne peut dégager que quelques éléments : cosmologie
reposant sur l’identification des montagnes aux dieux d’en haut, responsables de
l’ordre du monde; occupation du site habité par une multitude de numina ,
bénéfiques ou nuisibles selon l’attitude de l’homme à leur égard; croyance en une
vie post mortem , dans l’attente d’une résurrection qui devait intervenir à la fin de
périodes successives d’une dégradation morale et matérielle de plus en plus
accentuée. Si le bouddhisme ne pouvait accepter ces croyances qui se trouvaient
en totale opposition avec ses doctrines, il assimila en revanche peu à peu le
vocabulaire religieux en le transposant à ses propres concepts, ainsi que des
rituels de propitiation ou de conjuration, en les recouvrant d’un placage bouddhiste.
Tous ces éléments, auxquels il faut ajouter des influences iraniennes,
nestoriennes, difficiles à définir dans l’état actuel des recherches, se combinèrent
pour constituer le bouddhisme tibétain, forme suffisamment originale pour que les
Occidentaux lui donnent un nom particulier, celui de lamaïsme. Le terme rend
compte de la place essentielle occupée par le bla-ma (occidentalisé
en
Lama),
traduction et équivalent du sanskrit guru , chaînon obligatoire dans la lignée de
transmission des enseignements, et condition nécessaire et suffisante de la
progression spirituelle du disciple. Mais cette notion n’est pas particulière au
bouddhisme tibétain; elle est partagée par le tantrisme en général, qu’il soit
bouddhiste ou hindouiste. En outre, le mot «lamaïsme» a l’inconvénient de
suggérer l’idée d’une religion particulière, alors qu’il s’agit fondamentalement du
bouddhisme, senti et vécu comme tel par les Tibétains, qui récusent le terme. Pour
être complet, il faut ajouter qu’ils récusent également celui de bouddhisme tibétain,
ne voulant voir dans leurs croyances et pratiques que le prolongement du
bouddhisme indien. Ils appellent donc leur religion chos : Dharma.
51
2. Écoles et doctrines
Comme dans le bouddhisme indien, plusieurs écoles se constituèrent au
Tibet, mais leur différenciation dépend plutôt de facteurs historiques que de
distinctions doctrinales, qui ne s’affirmèrent que peu à peu: au départ, il ne
s’agissait que de disciples groupés autour d’un maître, qui recevaient puis
transmettaient à leur tour les enseignements et pratiques que leur maître avait luimême directement reçus de ses maîtres indiens. Cela vaut pour les écoles qui se
constituèrent à l’époque de la deuxième diffusion du bouddhisme (à partir du
XIe siècle) et reçurent le nom global de «nouvelles» (gsar-ma-ba). Par réaction, les
adeptes qui maintinrent la validité de la tradition tibétaine ancienne, transmise par
des maîtres indiens invités par le roi Khri-srong Idebtsan: Padmasambhava,
Vimalamitra prirent ou reçurent le nom d’«anciens» (rNying-ma-pa). Bien qu’il soit
toujours présenté comme une religion à part, même par les Tibétains, le Bon doit
aussi être compté dans les écoles du bouddhisme tibétain [cf. TIBET]: l’école Bonpo qui se réclame de son fondateur, le maître gShen-rab, de la même manière que
les rNying-ma-pa se réclament de Padmasambhava, apparaît comme un
deuxième courant dans la tradition «ancienne», qui s’individualise à partir du
XIe siècle.
Le sectarisme des écoles crût avec le temps, allant parfois jusqu’à des
persécutions religieuses de la part de l’école politiquement dominante. Mais le
sectarisme, source d’ouvrages polémiques souvent virulents, est présent dès
l’introduction du bouddhisme au Tibet, et contrebalancé par une propension
simultanée à l’éclectisme. Celle-ci devait s’épanouir au XIXe
siècle
dans
un
mouvement qui se baptisa lui-même «éclectique» (ris-med), et qui voulait
réconcilier toutes les tendances en s’appuyant sur leur fonds commun: le
bouddhisme indien.
En ce qui concerne la doctrine, toutes les écoles, en effet, déclarent
officiellement adhérer au Madhyamaka, même si leurs positions combinent celui-ci
avec le Vijñaptimtrat (pour le contenu de ces termes, cf. supra BOUDDHISMEBouddhisme indien), telles les écoles rNying-ma-pa et Jo-nang-pa, ou certaines
traditions bKa’-brgyud-pa. Toutes aussi adoptent la gradation, introduite au Tibet
52
par Atisha, des Véhicules (ou voies de salut) selon les capacités intellectuelles et
spirituelles des adeptes, gradation qui permet de ne rien exclure de la tradition
indienne: le Hnayna est destiné aux êtres de capacités moyennes, le Mahyna
aux êtres de capacités élevées, le Tantrayna (ou Vajrayna) aux êtres de
capacités supérieures. En fait, au niveau de la doctrine, les divergences ne
correspondent pas à des oppositions dogmatiques entre une école et une autre,
mais plutôt à des interprétations différentes des mêmes termes: vacuité, esprit,
délivrance... par des savants appartenant parfois à la même école.
Les particularités de chaque école s’affirment surtout au niveau des tantra
et de leur pratique. Mais, là encore, bien souvent une terminologie différente
recouvre une réalité finalement identique, celle de l’expérience mystique. Chaque
école privilégie la propitiation d’une divinité protectrice particulière (yi-dam) et
pratique donc de préférence le tantra ou le cycle tantrique propre à cette divinité.
Mais, s’agissant d’expériences mystiques, les méthodes d’approche de la vérité
ultime sont multiples, qui ont été révélées au cours des âges à des maîtres,
d’abord indiens puis tibétains, et transmises fidèlement par la chaîne ininterrompue
de maître à disciple: aussi vaudrait-il mieux parler de traditions propres à chaque
lignée spirituelle, sans cloisonnement très étanche entre les écoles, un adhérent
de l’une pouvant très bien prendre comme bla-ma personnel un maître d’une
autre. Ainsi le cinquième Dalaï Lama fut-il le dépositaire de nombreuses initiations
rNying-ma-pa et trouve-t-on des lignées spirituelles où se mêlent ’Brug-pa et
rNying-ma-pa, ou Karma-pa et rNying-ma-pa.
Outre les développements philosophiques, métaphysiques, et liturgiques, il
faut noter une innovation remarquable par rapport au modèle indien – celle des
sprul-sku (tulkou), «Corps de transformation», réincarnations successives d’une
même entité: saint, buddha ou bodhisattva –, qui combine la doctrine du sasra
(cycle des renaissances) et celle des aspects de la bouddhéité appelés Corps de
buddha , le «Corps de transformation» (sanskrit: nirmakya) étant l’aspect
phénoménal, celui de la manifestation au monde des buddha. Cette théorie,
énoncée pour la première fois au XIIIe siècle chez les Karmapa, semble-t-il, connut
un rapide succès dans toutes les écoles et devint la base du système de
transmission des postes hiérarchiques importants, dont les Dalaï Lamas ne sont
qu’un exemple.
53
3. Textes canoniques et littérature scolastique
La première préoccupation des Tibétains en se convertissant fut d’avoir accès
aux textes canoniques, rédigés pour la plupart en sanskrit, mais aussi dans des
langues vernaculaires, si l’on en croit un édit royal ordonnant de retranscrire les
originaux en sanskrit avant leur traduction en tibétain. Trois révisions successives
de la langue des traductions furent ordonnées, la dernière au début du XIe siècle,
créant ainsi des équivalences stables et si adéquates que les bouddhologues
utilisent les versions tibétaines pour corriger ou suppléer les textes sanskrits. Les
traductions étaient menées conjointement par des pandits indiens et par des
traducteurs tibétains, puis soigneusement revues et corrigées, et les noms des
traducteurs et des correcteurs étaient inscrits au bas des manuscrits. Les textes
dûment établis, très tôt aussi les Tibétains eurent le souci de les rassembler et de
les cataloguer, comme en témoigne le catalogue de la Bibliothèque royale, dressé
au palais de lDan-kar au IXe siècle et parvenu jusqu’à nous.
À partir du XIe siècle, la période de deuxième diffusion du bouddhisme, qui vit
se renouer des liens étroits avec l’Inde, le Népal, le Cachemire, fut marquée à son
tour par des traductions intensives: de textes nouveaux, mais aussi de textes déjà
traduits au cours de la première période de diffusion du bouddhisme. Au
XIIIe siècle, plusieurs ébauches de collections canoniques sont constituées,
prenant pour modèle le Tripitaka indien, mais c’est Bu-ston Rin-chen grub (12901364) qui donnera leur forme presque définitive aux deux grandes collections du
bKa’-’gyur, «Traduction des paroles du Buddha», et du bsTan- Hgyur, «Traduction
des traités» [cf. TIBET]. Cette compilation fut l’œuvre des savants des «nouvelles»
écoles; pour la mener à bien, ils entreprirent un travail d’exégèse colossal, qui
forme le noyau et le modèle de toute la littérature scolastique tibétaine. Ils
entreprirent ainsi de déterminer des critères d’authenticité pour les stra, les tantra
et les traités écrits par des maîtres indiens. Ces critères, fort stricts à partir de Buston, conduisirent à écarter des collections canoniques nombre de traductions
anciennes qui n’y répondaient pas: si, par exemple, l’original sanskrit restait
introuvable ou si leur transmission n’était pas établie avec suffisamment de
certitude.
En réaction, les écoles «anciennes» rNying-ma-pa et Bon-po, qui affirmaient
la validité des enseignements transmis depuis l’époque de première diffusion du
bouddhisme, se mirent à rassembler les textes rejetés par les «nouveaux», en des
54
collections qui leur sont propres, et à développer leur propre littérature exégétique
pour défendre leurs positions. Parallèlement aux textes et enseignements qu’ils
affirmaient avoir été transmis sans interruption depuis l’époque ancienne, ils
s’appuyèrent sur un type particulier de littérature révélée encore plus suspecte aux
yeux des autres écoles, celle des «textes-trésors» (gter-ma): cachés par un saint
personnage au temps de la première diffusion du bouddhisme, confiés par lui à
une divinité gardienne qui ne devait les laisser prendre que par l’être prédestiné à
les mettre au jour, ils furent «découverts» depuis le XI e siècle et jusqu’à nos jours.
Chez les rNying-ma-pa, ils entrent pour une part dans la Collection des tantra
anciens
(rNying-ma’i rgyud-’bum), rassemblée sous forme manuscrite au
XVe siècle. Ils forment aussi de grands cycles liturgiques rattachés à des divinités
particulières, et des cycles légendaires autour des rois Srong-btsan sgampo et
Khri-srong lde-btsan, et de Padmasambhava.
Il en va de même chez les Bon-po, qui ont constitué deux collections
canoniques parallèles à celles des bouddhistes: le bKa’-’gyur (traduction
des
paroles du Buddha), mais la langue originelle cette fois est le zhang-zhung, langue
sacrée des Bon-po, et le Buddha est gShen-rab leur fondateur; le bKa’-’gyur
comporte cent soixante-quinze volumes classés en mDo
(Stra), ’Bum
(Prajñpramit), rGyud (Tantra) et mDzod (Abhidharma), dont beaucoup sont
des «textes-trésors». Le brTen-’gyur , «Ce qui s’appuie sur la parole du Buddha»,
comporte cent trente et un volumes qui se présentent comme des commentaires
aux textes du bKa’-’gyur . Si la table des matières et certains textes de ces
collections sont connus, on n’en possède actuellement aucun exemplaire complet.
Bien que les autres écoles accusent les Bon-po de plagiat, seule une étude
détaillée des textes (qui reste à faire) permettra d’en décider.
L’exégèse des savants tibétains, quelle que soit leur école, ne se borna pas à
authentifier leurs écrits canoniques. Les tantra représentaient une masse énorme
et confuse de textes contradictoires, où se côtoyaient des rites de vulgaire magie
et des spéculations métaphysiques élevées. Les Tibétains les répartirent, à
nouveau selon un modèle indien mais en adoptant des critères rigoureux, en
quatre classes pour les écoles «nouvelles», six pour les «anciennes», allant des
bya-rgyud (kriy-tantra), «tantra des actes» où dominent rituels et magie, aux
bla-na-med-kyi rgyud (anuttara-tantra) , «tantra sans supérieur», où le symbolisme
sexuel sert de support à la réalisation de l’identité du sasra et du nirva.
Les stra eux-mêmes ne formaient pas une littérature homogène et nombre
55
de passages semblaient en contradiction avec la doctrine. Là encore, les Tibétains
s’attachèrent à déterminer si un texte avait été énoncé par le Buddha en sens
direct (métaphorique, drang-don) relevant de la vérité conventionnelle, ou en sens
certain (nges-don) relevant de la vérité ultime.
Enfin, à la suite de leurs maîtres indiens, les Tibétains entreprirent de
commenter les textes canoniques, expliquant leurs mots difficiles ou leur sens. Les
générations suivantes, reprenant ces commentaires, les commentèrent à leur tour:
on peut dire ainsi que presque toute la littérature scolastique tibétaine n’est formée
que de commentaires.
4. Clergé et vie monastique
Dans le bouddhisme primitif, déjà, le clergé était objet de vénération, puisque
la triple formule d’hommage s’adresse aux Trois Joyaux (Triratna): le Buddha, le
Dharma, la Communauté des moines. Les rois tibétains, dès qu’ils eurent adopté
le bouddhisme, accordèrent aux religieux des privilèges et des revenus qui les
plaçaient au-dessus de toutes les catégories sociales, y compris la noblesse. À la
chute de la royauté, cette politique fut reprise à leur compte par les seigneurs
locaux, qui avaient retrouvé leur autonomie, tandis que le peuple, converti, était
convaincu que la meilleure façon d’accumuler des mérites était de servir le clergé
et de lui faire des dons. On trouve là l’origine de la puissance économique et
politique des grands monastères, qui, à partir du XIIIe siècle,
se
disputèrent
l’hégémonie du pays, jusqu’à ce que les dGe-lugs-pa triomphent au XVIIe siècle
avec l’installation des Dalaï Lamas: sur le plan hiérarchique, simples réincarnations
des abbés d’un collège du monastère de ’Brasspungs (Drepung) , en fait, chefs
politiques et religieux du Tibet. Toute la vie intellectuelle était aussi concentrée
entre les mains des clercs. Enfin, dans la société rigoureusement hiérarchisée,
formée de classes endogames, adopter l’état religieux était la seule possibilité de
sortir de sa classe et éventuellement d’atteindre les plus hauts postes, soit par ses
capacités personnelles, soit en étant reconnu comme une réincarnation (sprul-sku)
d’un personnage éminent. Ces raisons mêlées attirèrent vers l’état religieux une
grande partie de la population: 20
p. 100 selon une estimation courante à
l’époque contemporaine; il était de règle qu’un fils au moins dans chaque famille
56
embrassât l’état religieux. Les nonnes étaient beaucoup moins nombreuses, et leur
participation à la vie intellectuelle et spirituelle du pays pratiquement inexistante.
Le statut des religieux n’est pas uniforme: il faut distinguer essentiellement
entre les moines ordonnés et les religieux mariés. Les moines ordonnés (grva-pa)
sont les continuateurs du sagha indien: ils suivent les règles disciplinaires
(vinaya) et font donc vœu de célibat. Néanmoins, toutes les obligations et interdits
du vinaya ne sont pas scrupuleusement respectés: l’interdiction de manger de la
viande, par exemple. Comme dans le bouddhisme indien, plusieurs étapes
jalonnent la vie du moine: renoncement au monde, noviciat, ordination complète.
Les vœux monastiques sont en principe perpétuels. En réalité, divers motifs sont
acceptés pour que le moine rende ses vœux et soit réduit à l’état laïc. Les moines
vivaient dans des monastères. Le futur moine y entrait très jeune, vers huit ans,
sur décision de ses parents, très rarement de son propre chef. Il était confié à un
maître, membre de la famille ou connaissance, chez qui il habitait et qui prenait en
charge sa première instruction: lecture, écriture, rudiments de grammaire,
mémorisation de textes. En retour, le disciple assurait le service de son maître et
participait aux corvées collectives du monastère: ramassage du bois, etc. Ensuite,
selon ses désirs et ses capacités, il pouvait s’orienter dans diverses voies: études,
exécution des rituels, entretien des temples, service des Lamas, administration de
leurs biens ou de ceux du monastère. Certains, réfractaires à la vie monastique,
adhéraient à un groupe très particulier, celui des ldab-ldob , qui, souvent appelés
moines-guerriers, servaient plutôt de gardes du corps et passaient le reste de leur
temps en compétitions sportives et en bagarres.
En principe, les parents faisaient entrer leur enfant dans le monastère local
proche de leur domicile. Il pouvait y rester toute sa vie; il pouvait aussi en changer
à son gré. Pour poursuivre des études approfondies, il devait finalement rejoindre
l’un des monastères-universités de son école. Ces grands monastères comptaient
plusieurs milliers de moines parfois, répartis en collèges (grva-tshang). Chez les
dGe-lugs-pa, pour qui la maîtrise de l’intellect est un préalable indispensable à la
pratique des tantra, les études de philosophie, de métaphysique, etc., duraient
dix-sept ans, sanctionnées chaque année par un examen sous forme de
disputations au déroulement quasi rituel. La base de l’enseignement était d’abord
la mémorisation des textes, sur lesquels ensuite le maître donnait des explications.
Chez les rNying-ma-pa et les bKa’-brgyud-pa, le jeune moine avait le choix entre la
poursuite d’études intellectuelles ou la pratique immédiate des tantra. Il entrait
57
alors dans le collège de «réalisation tantrique» (sgrub-grva). Il adhérait à la
personne d’un bla-ma qui lui conférait les initiations et les enseignements
successifs de l’expérience mystique. Chaque monastère avait un programme
annuel fixe, pour les études comme pour les rituels, variable d’un monastère à un
autre, et consigné dans une charte (bca’-yig) octroyée ou approuvée par le
gouvernement.
Les religieux mariés (sngags-pa, «tantristes») pouvaient eux aussi se
regrouper dans des monastères: leur famille, dans ce cas, habitait à l’extérieur. Le
plus souvent, ils vivaient dans le village, menant une vie semblable à celle des
laïcs en dehors de leurs services religieux. D’autres menaient une vie errante. Leur
recrutement était généralement familial: ils se transmettaient les enseignements de
père en fils, ou d’oncle à neveu, et formaient eux aussi une classe endogame. Ils
appartenaient surtout aux ordres «anciens», rNying-ma-pa et Bon-po; on y trouvait
aussi des bKa’-brgyud-pa, mais pratiquement aucun dGe-lugs-pa. Ils étaient
reconnaissables à leurs longs cheveux tressés de laine et roulés en chignon.
Comme leur nom l’indique, ils s’adonnaient aux rites tantriques et à la méditation.
Ils ne prononçaient pas les vœux monastiques, mais seulement le vœu d’atteindre
l’Éveil par la voie des bodhisattva (byang-chub sdom) et les vœux des tantra
(sngags-sdom), ne se distinguant pas en cela des laïcs. On trouvait dans cette
catégorie un large éventail social, depuis le sngags-pa errant, redouté pour son
«mauvais œil», jusqu’à la réincarnation éminente, vénérée de tous, tel de nos jours
bDud-’joms Rin-po-che, chef reconnu de l’école rNying-ma-pa.
Une dernière catégorie de religieux se recrutait tant parmi les moines
ordonnés que parmi les religieux mariés: les ermites (ri-khrod-pa), souvent appelés
Grands Méditants (sgom-chen). Les conditions de leur retraite étaient variables,
allant de la vie dans un ermitage, où le religieux subvenait plus ou moins à ses
besoins, jusqu’à la réclusion murée dans l’obscurité, le méditant étant alimenté de
l’extérieur au moyen d’un tour. Les ermitages étaient des filiales des monastères
ou indépendants. Certains religieux choisissaient de vivre définitivement en
anachorètes. D’autres se retiraient dans un ermitage pour une durée déterminée:
réalisation d’une méditation, d’un rituel... Chez les bKa’-brgyud-pa, tout disciple qui
avait atteint une maturité spirituelle suffisante devait faire, une fois au moins dans
sa vie, une retraite de trois ans, trois mois et trois jours, dans la réclusion la plus
totale, n’ayant de contacts qu’avec son bla-ma . Les ermites inspiraient le respect
et avaient une réputation de sainteté.
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5. Culte et rituels
C’étaient aussi les religieux qui avaient la charge d’accomplir la majeure
partie du culte: les laïcs assistaient occasionnellement aux cérémonies, mais n’y
participaient pas. Leur rôle se bornait à être les donateurs qui fournissaient l’argent
ou les denrées nécessaires à la subsistance du clergé ou aux rituels; ils étaient
aussi les «patrons» qui commandaient des cérémonies pour les divers
événements de leur existence: cycle de la vie, exorcismes en cas de malheur ou
de maladie, préparation d’un voyage... ou, simplement, pour accumuler des
mérites. Ces rituels pouvaient se dérouler dans la demeure du «patron» laïc ou au
monastère et, suivant la richesse et la générosité du commanditaire, mobiliser un
ou plusieurs ou même tous les religieux, pendant un nombre de jours plus ou
moins grand. En dehors de ces cérémonies occasionnelles, les religieux étaient
astreints à un calendrier liturgique, comme on l’a vu plus haut. Un petit nombre de
fêtes, commémorant généralement les grands événements de la vie du Buddha,
étaient célébrées à l’unisson par toutes les écoles: naissance du Buddha, grand
miracle de Shrvast... Des fêtes particulières à chaque école s’y ajoutaient:
événements marquants de la vie de leur saint fondateur, Tsong-kha-pa pour les
dGe-lugs-pa, Padmasambhava pour les rNying-ma-pa, par exemple, ou culte
particulier rendu à la divinité protectrice (yi-dam) principale de l’école. Enfin, à
l’intérieur d’une même école, le calendrier liturgique variait d’un monastère à un
autre, selon sa vocation propre: rituel, études... et les instructions de son
fondateur. Dans les monastères-universités dGe-lugs-pa, l’exécution des rituels
était laissée à un collège particulier, celui des mantra (sngags-kyi
grva-tshang).
Bien que les étudiants fussent théoriquement astreints à assister aux grandes
assemblées journalières, ils pouvaient s’en dispenser pour étudier.
Les rituels sont multiples; ils défient le classement, car ils vont de la
méditation solitaire aux célébrations les plus complexes, les actes cultuels
s’imbriquant les uns dans les autres. Ils forment souvent des cérémonies
fastueuses qui peuvent durer plusieurs jours, ou même plusieurs semaines, dans
le cas des initiations aux textes. Les choses se compliquent encore du fait que,
pour la même divinité, de nombreuses traditions liturgiques, issues d’une
révélation particulière ou découvertes sous forme de «texte-trésor» chez les
rNying-ma-pa et les Bon-po, sont transmises et pratiquées. Parmi les rituels qui
59
impliquent la Communauté, quel que soit le nombre effectif des participants, on
peut distinguer grossièrement entre ceux qui relèvent des stra et ceux qui
relèvent des tantra ; et, dans ces deux catégories, ceux qui sont (théoriquement)
récités par cœur sur une psalmodie monotone et ceux qui sont chantés avec
accompagnement d’instruments musicaux spécifiquement religieux: conques,
grandes trompes , tambours , hautbois, gongs, cymbales. En principe, les
célébrants exécutent tous les rituels en méditation.
La typologie est directement héritée du bouddhisme indien, mais les mêmes
termes recouvrent parfois des réalités différentes, héritage probable de la religion
prébouddhique. Ainsi, l’offrande aux mânes, bali , est bien traduite par le terme qui
signifie «jeter en éparpillant»: gtor-ma ; mais le mot désigne ce qu’il est convenu
d’appeler «gâteaux sacrificiels», aux formes et couleurs différentes selon la divinité
dédicataire du rituel. D’autres rituels semblent n’avoir pas eu de correspondants
dans le bouddhisme indien, tels le bsangs , fumigation de genévrier destinée aux
dieux du sol, ou les spectaculaires danses masquées (cham), déjà célèbres en
Occident.
6. Croyances et pratiques populaires
Bien que les laïcs aient eu la possibilité de prononcer le vœu de la Pensée de
l’Éveil et celui des tantra, et que certains se soient engagés sur cette voie, la
majorité laissait aux spécialistes tout ce qui relève de la spéculation métaphysique
ou de la liturgie, et se contentait d’une foi vivace mais élémentaire, où les grandes
notions du bouddhisme se combinaient avec les croyances ancestrales. Le
principe bouddhique le plus profondément enraciné dans le peuple est celui du
karma (las , rétribution des actes) qui conditionne l’existence présente et les
renaissances à venir; cette croyance entraîne une sorte de fatalisme tout à fait
frappant devant les vicissitudes de la vie. En même temps, elle conduit à une série
d’actes destinés à accumuler des mérites pour obtenir une meilleure renaissance,
jusqu’à la délivrance dans un paradis, et non l’extinction complète du nirva.
Parallèlement, la crainte de tomber dans l’un des enfers est forte, avivée par
les descriptions et peintures qui en sont faites. La dévotion s’adresse moins au
Buddha Shkyamuni qu’aux buddha
et bodhisattva
avec une piété toute
particulière envers Avalokitevara, considéré, depuis le XIIe siècle au moins,
60
comme le patron spécifique du Tibet. Son mantra, la célèbre formule en six
syllabes om mai padme h, est égrené sans fin sur le rosaire qui ne quitte pas le
Tibétain, répété dans le tournoiement des moulins à prière actionnés par le
passant ou le courant de l’eau, gravé sur les rochers ou des pierres empilées .
La pratique populaire peut se résumer dans la dévotion envers les trois
aspects des buddha : corps, parole, pensée, symbolisés respectivement par les
images et statues, les livres, les stpa (mchod-rten) et temples. Elle se manifeste
dans le culte journalier rendu à l’autel familial par le père de famille:
renouvellement de l’eau des coupelles d’offrande... À l’extérieur, elle se manifeste
par la circumambulation autour des stpa qui jalonnent les chemins, la mise en
branle des moulins à prière, les pèlerinages, proches ou lointains. Entièrement
intégrés à ces croyances et pratiques relevant du bouddhisme le plus orthodoxe,
on trouve des éléments absents du bouddhisme indien tel qu’il est parvenu à notre
connaissance, que l’on peut rattacher au fonds prébouddhique: crainte des
«revenants» (’dre), dont il existe de nombreuses catégories; multitude et
importance des dieux du sol, et survivance du culte voué aux divinités-montagnes;
divinités personnelles résidant sur les diverses parties du corps, dieux de la
maison –
protecteur de la lignée mâle (pho-lha), auquel les hommes rendent un
culte quotidien de fumigations; dieu de l’intérieur (phug-lha), vénéré par les
femmes dans le pilier principal de la cuisine; dieu du foyer (thab-lha)... La
nomenclature en est presque sans fin. Pour s’attirer leur faveur, pour écarter les
malheurs qu’ils provoquent s’ils sont offensés, ou pour les réparer, les laïcs font
appel à des spécialistes, religieux ou non, qui utilisent des techniques prohibées
théoriquement par le bouddhisme: divination, dont il existe de nombreux systèmes,
prise de possession de médiums. Certains de ces médiums, de très haut rang,
étaient patronnés officiellement par le gouvernement, pour qui ils faisaient fonction
d’oracle d’État.
Le bouddhisme, capable de s’adapter aux différents contextes socioreligieux
qu’il rencontrait, s’est révélé au Tibet être un extraordinaire instrument de culture,
envahissant et façonnant tous les domaines de l’activité humaine: art, littérature,
vie quotidienne... En même temps, il s’est chargé d’éléments nouveaux dans ses
développements dogmatiques comme dans son panthéon et ses cultes. Un
phénomène similaire se déroule actuellement avec l’engouement des Occidentaux
pour le bouddhisme tibétain et avec l’implantation de centres d’enseignement et de
méditation en Europe et aux États-Unis. L’avenir dira dans quelle mesure
61
l’adaptation par les maîtres tibétains de leur pensée et de leur vocabulaire à la
mentalité occidentale modifiera à son tour le bouddhisme tibétain.
Anne-Marie Blondeau
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