A propos du Bouddhisme Encyclopédie Universalis BOUDDHISME - Le Buddha On donne le titre de Buddha , celui qui s’est «éveillé» à la Vérité, à un sage de l’Inde antique qui enseigna une méthode destinée à découvrir la réalité cachée derrière les apparences et à se libérer définitivement des illusions, des passions et de la douleur inhérente à toute forme d’existence. Pour lui, comme pour presque tous les Indiens, chaque mort est suivie d’une renaissance, mais il croit, en outre, que celle-ci est causée par le désir et déterminée par la valeur morale des actes précédemment accomplis. Celui qui veut briser la chaîne sans fin des existences successives et goûter alors la béatitude de l’«Extinction» (nirva) doit observer rigoureusement les règles de la morale et pratiquer assidûment diverses méthodes psychiques permettant, les unes de connaître clairement la Vérité, les autres d’épuiser progressivement les passions et de développer la sérénité. Une telle discipline ne peut être suivie que par des ascètes ayant renoncé à tous les plaisirs ou biens de ce monde et menant en communauté une vie austère. Celle-ci est réglée dans ses moindres détails par un code monastique dont les multiples articles ont été fixés par le Buddha pour assurer le bon ordre de la communauté des moines et permettre à chacun de ceux-ci d’avancer correctement sur la longue et rude Voie de la Délivrance. Presque tout ce qui peut nous aider à connaître la vie et l’œuvre du Buddha lui-même se trouve dans l’énorme masse des textes canoniques parvenus jusqu’à nous et appartenant à plusieurs sectes antiques. Malheureusement, les informations que nous en pouvons tirer y sont éparpillées et elles ont subi des 1 altérations souvent importantes durant le demi-millénaire où ces textes ont été transmis par voie orale avant d’être fixés par écrit vers le début de l’ère chrétienne. Pour essayer de retrouver dans tout cela ce que furent vraiment la vie et l’enseignement du Buddha, il faut d’abord chercher à établir une stratification chronologique, au moins relative, entre ces innombrables textes, entre les éléments qui les composent et donc entre les informations qu’ils contiennent. Pour cela, deux méthodes principales sont employées aujourd’hui. L’une examine minutieusement l’état de la langue et celui de la métrique des ouvrages conservés sous leur forme originelle, en sanskrit ou en pli. L’autre compare en détail toutes les versions d’un même texte, en langue indienne et en ses traductions chinoises, tibétaines ou autres, et aussi celles des textes parallèles. Quoique ces deux méthodes aient déjà donné des résultats fort intéressants, elles n’ont encore pu être appliquées qu’à un petit nombre des milliers de textes canoniques conservés, dont l’énorme volume ne représente pourtant que la sixième partie de tous ceux qui ont existé jadis. C’est pourquoi notre connaissance de la vie et de l’œuvre du Buddha, et plus généralement celle du bouddhisme antique, est dans l’ensemble incertaine, plus ou moins probable selon les éléments qui la constituent. 1. Sa vie et sa personnalité Bien qu’elle ait été niée autrefois, l’historicité du Buddha ne l’est plus aujourd’hui. On s’accorde, en outre, sur divers points importants de sa biographie, au moins provisoirement; certains indianistes proposent toutefois d’abaisser d’un siècle les dates acceptées par les autres. Le futur Buddha naquit vers le milieu du VIe siècle avant l’ère chrétienne dans la petite tribu des kya, dont la principale ville était Kapilavastu, où il passa toute sa jeunesse. Des restes importants de cette bourgade ont été retrouvés récemment, juste au sud de la frontière indo-népalaise, à 225 km en plein nord de Bénarès. Sa famille était de caste guerrière (katriya) et appartenait à la lignée des Gautama. Peu après avoir atteint l’âge adulte, il quitta son foyer et devint ascète errant, sans doute à la suite d’un deuil cruellement ressenti. Pendant plusieurs années, il chercha la solution du problème de la douleur et de la mort, qui hantait son esprit, solution qu’il découvrit soudain, devenant ainsi un «éveillé» (buddha). Quelque temps plus tard, dans un bois de la banlieue nord de Bénarès (aujourd’hui 2 Sarnath), il prononça son premier sermon devant cinq ascètes dont il fit ses premiers disciples, fondant ainsi sa «communauté monastique» (sagha). Il passa le reste de son existence à parcourir le bassin moyen du Gange en prêchant sa «doctrine» (dharma), opérant de nombreuses conversions et organisant sa communauté de moines. Il mourut fort âgé, à Kuinagara (aujourd’hui Kasia, à 175 km au nord-ouest de Patna), où il avait fait halte au cours d’un long voyage à pied, vers 480 avant J.-C. Il entra alors dans l’insondable et définitive paix de l’« Extinction complète» (parinirva ). Les récits les plus sobres en éléments légendaires peignent le Buddha comme un homme d’une grande noblesse de caractère, toujours maître de lui, plein de sagesse et de bon sens, libre de tout préjugé, à la fois énergique et doux, très accessible à la bonté et à la pitié; en résumé, ils le présentent comme un personnage fort attachant et digne de respect. Ces textes le désignent par son nom de lignée, Gautama, mais plus souvent par les titres de Buddha, de «Bienheureux» (bhagavant) ou de «celui qui est allé à la Vérité» (tathgata). Le titre de kyamuni (ascète des kya) n’y apparaît qu’assez rarement. Quant au surnom de Siddhrtha («celui qui a atteint son but»), dans lequel certains ont voulu voir le nom propre du Buddha, il est ignoré des textes anciens et n’est donc qu’une invention tardive. 2. La doctrine primitive Il est très difficile de déceler ce qui, dans les milliers de «sermons» (stra) attribués par la tradition au Buddha, lui appartient vraiment, quelles sont ses idées et celles de ses disciples. En examinant l’ensemble des stra et en comparant entre elles les diverses versions, on atteint cependant un fond doctrinal commun qui doit représenter la pensée du Buddha ou, du moins, celle de ses tout premiers adeptes. Cette doctrine primitive repose sur un double postulat: tous les êtres vivants transmigrent sans fin d’une existence à une autre, passant par les états d’homme, de dieu, d’animal, de revenant affamé et de damné. C’est en fonction de leurs actes antérieurs qu’ils transmigrent ainsi: ceux qui ont accompli de bonnes actions renaissent sous d’heureux auspices, ceux qui ont accompli de mauvaises actions sont promis à une vie pénible. Le premier postulat était accepté par presque tous 3 les Indiens dès avant l’époque du Buddha, mais le second, qui donne au mécanisme de la rétribution automatique des actes un caractère moral, fut peutêtre imaginé par le Bienheureux lui-même. L’essence de la doctrine primitive est contenue dans les quatre «saintes Vérités» (rya-Satya) qui auraient été définies dans le fameux premier sermon, prononcé à Bénarès: la Vérité de la douleur; la Vérité de l’origine de la douleur; la Vérité de la cessation de la douleur; la Vérité de la Voie qui mène à la cessation de la douleur. La «douleur» (dukha) Tout est douleur: la naissance, la vieillesse, la maladie, la mort, le chagrin, les tourments, l’union avec ce que l’on déteste, la séparation d’avec ce que l’on aime, le fait de ne pas obtenir ce que l’on désire. Nul être n’échappe à la douleur, même pas les innombrables dieux, dont l’existence pleine de bonheur et extrêmement longue aura, elle aussi, une fin. Tout ce qui existe, êtres vivants et choses inanimées, est composé d’éléments de durée limitée et est vide de tout principe personnel et éternel, analogue au «soi» (tman) du brahmanisme ou au «principe vital» (jva) du jaïnisme. Certains indianistes s’élèvent contre l’attribution au Bienheureux de cette négation du soi, mais il est bien clair que, dès avant l’ère chrétienne, les docteurs de toutes les sectes bouddhistes s’accordaient au contraire pour en faire l’une des bases principales de l’enseignement du Buddha. De plus, tout est impermanent, apparaît un jour, déterminé par des causes multiples, se transforme sans cesse et périt inéluctablement. La douleur est étroitement liée à cette absence de soi et à cette impermanence, et c’est pourquoi elle est inhérente à toute existence. De même que l’individu est privé de principe personnel, le monde est vide d’un Dieu éternel, créateur et omnipotent, source de salut. L’origine de la douleur La douleur a pour origine la «soif», c’est-à-dire le désir, qui s’attache au plaisir et accompagne toute existence; elle mène à renaître pour goûter encore des voluptés trompeuses. Cette soif est elle-même produite par un enchaînement de causes dont la première est l’ignorance, plus précisément l’ignorance de cette réalité que le Buddha a découverte et qu’il révèle à ses disciples. 4 La soif et l’ignorance engendrent les trois «racines du mal», qui sont la convoitise, la haine et l’erreur, d’où naissent à leur tour les vices, les passions et les opinions fausses. Tous ceux-ci poussent l’être à agir et à se laisser ainsi entraîner par le mécanisme de la rétribution des actes. Tout «acte» (karman ), bon ou mauvais, corporel, vocal ou seulement mental, s’il résulte d’une décision prise en pleine connaissance de cause, produit de lui-même, automatiquement et inexorablement, un «fruit» (phala) qui «mûrit» peu à peu et retombe tôt ou tard sur son auteur sous la forme d’une récompense ou d’un châtiment correspondant à cet acte en nature et en importance. Cette «maturation» (vipka) de l’acte est plus ou moins longue, mais, comme sa durée dépasse souvent celle d’une vie humaine, elle oblige l’auteur à renaître pour recevoir sa rétribution. La cessation de la douleur La cessation de la douleur, c’est la cessation de la soif, donc celle des trois racines du mal, convoitise, haine et erreur, leur «extinction» (nirva) totale, leur complet épuisement. Elle est atteinte ici-bas par les saints bouddhiques du degré le plus élevé, et à plus forte raison par le Buddha lui-même, qui continuent à vivre dans un état de sérénité imperturbable, définitivement à l’abri de la douleur, de la crainte, du doute. Lorsqu’ils meurent, ils ne renaissent plus nulle part et personne ne peut définir l’état de béatitude éternelle qu’ils atteignent au moment de leur «extinction complète». La Voie (Mrga) qui mène à la cessation de la douleur La Voie de la Délivrance est la «Sainte Voie aux huit membres»: opinion correcte, intention correcte, parole correcte, activité corporelle correcte, moyens d’existence corrects, effort correct, attention correcte et concentration mentale correcte. Chacun de ces «membres» doit être visé au moyen de diverses méthodes, dont la première est une bonne conduite morale consistant dans l’abstention rigoureuse de toute mauvaise action, à commencer par le meurtre, le vol, la luxure, le mensonge et la consommation des boissons enivrantes. Les autres méthodes visent à vaincre l’ignorance par l’examen approfondi des réalités et à supprimer les passions par l’apaisement de l’esprit. Elles comprennent toutes sortes d’exercices psychiques dont les principaux appartiennent au type des «méditations» (dhyna) et qui doivent être pratiqués longuement chaque jour. En concentrant la pensée sur certaines idées ou images, 5 et en l’y fixant, on parvient peu à peu à transformer l’esprit, à se convaincre de la vérité des différents articles de la doctrine, à se débarrasser des illusions, des opinions fausses et des vains raisonnements, à développer les vertus salutaires, à faire disparaître les mauvaises habitudes nées des passions, à déraciner celles-ci et à goûter enfin une parfaite sérénité, au-delà du plaisir et de la douleur, de la joie et de la tristesse, en demeurant complètement indifférent aux vicissitudes de ce monde. Bien que parfois empiriques et même empruntés aux ascètes indiens adeptes d’un pré-yoga, ces exercices ne sont pas pour autant irrationnels et inefficaces. Ils s’apparentent aux exercices spirituels des religieux chrétiens et à certaines méthodes de la psychiatrie moderne. Grâce à eux, le saint bouddhique peut attendre d’avoir reçu les dernières rétributions de ses actes passés, durant une suite d’existences relativement courte, tout en n’accomplissant plus la moindre mauvaise action et en faisant le bien avec un tel détachement qu’il ne peut plus produire de fruits qui l’enchaîneraient à de nouvelles existences. 3. La communauté primitive De telles méthodes exigent une discipline sévère qui ne peut être pratiquée par des hommes vivant dans des conditions ordinaires, soumis à de multiples tentations et à toutes sortes d’obligations familiales, professionnelles et autres, qui les absorbent. Les vrais disciples du Buddha doivent donc, comme leur maître, quitter leur foyer pour mener la vie austère d’ascète errant, de moine «mendiant» (bhiku), et se plier aux nombreuses règles fixées par le Bienheureux. Ainsi leur progression sur la Voie de la Délivrance s’effectuera dans les meilleures conditions. Le Bienheureux proscrit les austérités inutiles, tortures et mutilations que s’infligent certains ascètes indiens, mais il impose à ses disciples une existence fort rude. Leurs cheveux et leur barbe entièrement rasés, leurs vêtements faits de haillons ramassés dans les ordures ou les charniers, teints en ocre jaune et cousus ensemble, les moines mendient le peu de nourriture dont ils ont besoin, ne prennent qu’un seul repas par jour, avant midi, et dorment au pied des arbres ou dans des cavernes. Ils doivent voyager sans cesse, à pied, d’un village à un autre, pendant les trois quarts de l’année, pour répandre la doctrine salvatrice du 6 Buddha. Ils ne doivent pas omettre pour autant de se livrer chaque jour, durant de longues heures et fort avant dans la nuit, en des endroits retirés et calmes, aux exercices psychiques qui ont pour but de les conduire à la Délivrance. Pendant les trois mois de la «saison des pluies» (vara), les moines font retraite par groupes dans des huttes ou dans des grottes; ils reprennent ensuite leur vie errante. Deux fois par mois, les soirs de la pleine et de la nouvelle lune, ils se réunissent, prêchent la doctrine aux laïcs puis se confessent entre eux et récitent un résumé du code pénal monastique auquel ils sont soumis. À l’origine, il n’existe aucun culte, le Buddha et ses saints disciples recevant seulement les hommages et les offrandes que l’usage oblige à présenter à toutes les personnes vénérables. Les moindres détails de l’existence des moines, jusqu’aux dimensions des vêtements et des huttes, la façon de manger et de marcher, sont réglés avec précision par le Bienheureux. Tous les manquements, même les plus infimes, sont punis selon leur gravité après une instruction et un jugement conformes à une procédure bien définie, qui pèse soigneusement la responsabilité de l’accusé. Règles, châtiments et procédure sont consignés dans un code monastique que les disciples doivent connaître à l’égal des sermons doctrinaux prononcés par leur maître. Les moines ne pouvant pratiquer aucune activité productrice de biens matériels ni louer leurs services pour accomplir un travail profane, leur subsistance dépend entièrement de la bonne volonté des «fidèles laïcs» (upsaka). Ces derniers doivent observer les principales règles morales enseignées par le Bienheureux et donner régulièrement aux religieux bouddhiques la nourriture et les quelques objets dont ceux-ci ont besoin. En agissant ainsi, ils font leurs premiers pas sur la Voie de la Délivrance et espèrent que les fruits de leur générosité les aideront à mieux avancer sur celle-ci dans leurs prochaines existences. Dès leur vie présente, ils reçoivent avec attention et respect le «don de la doctrine» que les moines leur font, en échange de leurs aumônes. 7 4. Les origines du culte bouddhique Ce respect que les fidèles laïcs éprouvent envers les moines est mêlé, conformément aux vieilles croyances indiennes, d’admiration et d’une certaine crainte, dues aux pouvoirs surhumains attribués aux ascètes et résultant des austérités qu’ils s’infligent, comme de leur pratique des méditations et des exercices analogues. À l’égard du Bienheureux, ce respect devient de la vénération, sa sainteté étant jugée très supérieure à celle de ses disciples. Après le parinirva du Buddha, il s’y ajoute le vif regret laissé par sa disparition, la tristesse de ne plus pouvoir profiter de ses conseils ni de la protection que ses pouvoirs prodigieux devaient assurer à ses fidèles. Certes, en «s’éteignant complètement», le Buddha a rompu définitivement toutes relations avec ce monde et les êtres qui y vivent; il ne peut donc recevoir ni même connaître les marques de vénération qui lui sont adressées, ni non plus remercier dûment leurs auteurs. Celles-ci ne sont pourtant pas vaines, car ce sont toutes de bonnes actions, corporelles, vocales et aussi mentales, dont la maturation produira tôt ou tard des fruits d’autant plus agréables et importants que celui qui en est l’objet est un homme d’une sainteté extraordinaire. Quand le souvenir du Buddha réel se sera estompé dans les brumes du passé et que la légende aura considérablement magnifié sa personne, cette vénération se justifiera davantage encore et deviendra même un véritable culte: dès la fin du IVe siècle avant J.-C., semble-t-il, les disciples élèveront leur maître au rang suprême, au-dessus des dieux et des hommes. Faute de pouvoir être dirigé vers sa personne vivante, présente, le culte rendu au Bienheureux prend d’abord pour objets concrets les restes de son corps, ou supposés tels, puis les «tumulus» (stpa) censés contenir ces reliques et les endroits où se seraient produits les principaux événements de sa vie. Ainsi va-t-on se recueillir devant les arbres ou les bouquets d’arbres à l’ombre desquels le Buddha serait né, aurait atteint l’Éveil, aurait prononcé son premier sermon, se serait enfin éteint complètement. De là proviennent deux caractéristiques majeures de la religion bouddhique: le culte des reliques et les pèlerinages aux lieux saints. Un peu plus tard, la vénération des fidèles s’adressera, en outre, à des symboles représentant le Bienheureux, qu’on n’ose encore figurer sous forme humaine pour des raisons fort obscures: empreintes de pieds, trône, figuier de l’Éveil, tumulus. C’est seulement vers le début de l’ère chrétienne que l’on commencera à sculpter 8 des statues et des bas-reliefs du Buddha, dans la région de l’actuelle Kaboul et sous l’influence de la civilisation hellénistique alors encore vivante en ces lieux. Quel que soit l’objet représentant ou rappelant à l’esprit la personne du Bienheureux – reliques, tumulus, arbre, symbole ou statue –, le culte est partout le même dans ses grandes lignes. Il comprend d’abord des gestes et attitudes de vénération: salut des deux mains jointes élevées à la hauteur du front incliné, prosternation, circumambulation en gardant à sa droite l’objet vénéré. À cela s’ajoutent des offrandes variées: fleurs, notamment de lotus divers, encens, onguents et poudres parfumés, parasols, bannières, lampes allumées, parfois aussi boissons et aliments végétaux, le Buddha ayant proscrit tous les sacrifices d’êtres vivants. Les chants de louanges au Bienheureux, la récitation de poèmes édifiants et de textes liturgiques exprimant les résolutions et les souhaits des fidèles, l’exécution d’airs de musique et parfois aussi de danses complètent les manifestations du culte bouddhique. Celui-ci s’est inspiré très largement du culte rendu aux divinités brahmaniques, lequel copiait lui-même celui dont les rois étaient l’objet dans l’Inde ancienne. 5. La légende du Buddha Telle qu’elle est contée dans les recueils canoniques et plus encore dans les ouvrages postérieurs, la biographie traditionnelle du Buddha est essentiellement légendaire et vise surtout à glorifier celui-ci. Elle est constituée autour de trois noyaux indépendants, qui furent réunis après le début de l’ère chrétienne en une seule biographie, et celle-ci fut progressivement complétée par l’adjonction de nombreux autres récits. Le premier de ces trois noyaux conte la jeunesse du futur Buddha depuis sa naissance jusqu’à son abandon de la vie laïque. En fait, il s’agit là d’une légende tissée autour de la personne d’un de ses fabuleux prédécesseurs, nommé Vipayin, avec toutes les ressources de l’imagination des anciens Indiens, mais on a simplement recopié ce conte vers le début de l’ère chrétienne en remplaçant Vipayin par Gautama. Cela fut facilité par le fait que seuls de très rares souvenirs avaient été gardés de la jeunesse du Bienheureux. 9 Le deuxième noyau se rapporte vraiment, lui, à la vie de ce dernier, bien que les détails merveilleux y abondent à côté des éléments vraisemblables, dont quelques-uns paraissent historiques. Il a pour axe l’Éveil, mais il conte aussi les efforts accomplis par le jeune ascète Gautama pour atteindre ce but et divers événements qui auraient eu lieu après qu’il fut devenu un Buddha, notamment le sermon dit «de Bénarès» et les premières conversions à Uruvilv (aujourd’hui Buddh-Gaya, à 100 km au sud de Patna), où la tradition situe l’Éveil, et dans la région voisine. Le troisième noyau, contenu dans le long et célèbre Mahparinirva-stra , a pour sujet principal l’«Extinction complète» du Bienheureux. Il conte en détail le dernier voyage du Buddha de Rjagha (l’actuel Rajgir, à 70 km au sudest de Patna) à Kuinagara, la mort du maître à cet endroit, ses funérailles solennelles, semblables à celles d’un roi très puissant, et le partage de ses ossements entre plusieurs groupes de dévots laïcs venus les réclamer, les armes à la main. Les éléments vraisemblables, en particulier les sermons, y sont nettement plus nombreux que les autres, bien que leur historicité soit presque toujours pour le moins douteuse. Cependant, les récits de prodiges n’en sont pas absents, notamment pour ce qui touche aux funérailles, dont ils soulignent fortement la solennité. La légende du Buddha ne se limite pas au récit de sa dernière existence. Très tôt, dès avant Aoka, ses dévots imaginèrent ce qu’avaient été ses vies antérieures et les exploits qu’il y avait accomplis, actions hautement méritoires dont la maturation lui avait permis d’atteindre l’Éveil beaucoup plus tard. Pour cela, ils n’hésitèrent pas à puiser dans la vaste collection des contes populaires et des légendes royales, en les adaptant aux besoins de l’édification bouddhique. Les héros de ces contes étant souvent des animaux, cela permettait de montrer que, même quand il était re-né dans le corps d’un singe, d’un éléphant, d’un oiseau, d’une tortue, etc., le futur Buddha, le Bodhisattva, avait pratiqué à la perfection les grandes vertus de bonté, de compassion, de patience, de renoncement, d’énergie, de sagesse, etc., sans hésiter à sacrifier sa propre vie à l’occasion. Ainsi se constitua très vite un ensemble de plusieurs centaines de récits contant les «naissances» (jtaka) antérieures du Bienheureux Gautama, qui jouirent d’une très grande popularité; celle-ci s’est maintenue jusqu’à nos jours. 10 Cette popularité des Jtaka et celle, équivalente, de la biographie légendaire du Buddha contribuèrent certainement, pour une large part et très tôt, à la glorification du Bienheureux. Celui-ci fut regardé par ses fidèles émerveillés comme un être incomparablement supérieur à tous les autres, aux dieux comme aux hommes, disposant de pouvoirs prodigieux bien plus grands que ceux des premiers, et tout particulièrement de l’omniscience. Par voie de conséquence, la ferveur avec laquelle furent accueillies ces deux sortes de légendes apporta un soutien massif au culte dont le Buddha était l’objet et qui se développa très rapidement au cours des trois ou quatre derniers siècles avant l’ère chrétienne. André Bareau 11 BOUDDHISME - Littératures et écoles bouddhiques Sauf durant la vie du Buddha, la communauté monastique n’a jamais été unie sous une direction ayant le pouvoir de maintenir sa cohésion et de définir et imposer une orthodoxie, comme le fit longtemps la papauté dans le christianisme. L’expansion géographique du bouddhisme, la souplesse avec laquelle il s’adapta aux mentalités et aux modes de vie des populations fort diverses parmi lesquelles ils se répandit, les multiples problèmes nouveaux qu’il dut résoudre sans trouver une solution claire et certaine dans les enseignements du Bienheureux, tout cela contribua à diviser cette communauté en groupes de plus en plus nombreux et différents. Ce que le bouddhisme perdit ainsi en cohésion sociale et en unité doctrinale, il le gagna largement en liberté de penser – en particulier pour interpréter les paroles attribuées au Buddha – et, par conséquent, en hardiesse et en profondeur intellectuelles, toutes qualités qui expliquent l’ampleur et la richesse de sa littérature comme la diversité et la subtilité de sa philosophie. 1. Le bouddhisme antique Nous avons d’excellentes raisons de douter de l’historicité du concile qui, selon la tradition, se serait réuni à Rjagha quelques mois après le Parinirva pour réunir et réciter en chœur tous les sermons du Buddha et toutes les règles monastiques qu’il avait énoncées. Cependant, cette légende prouve que, peu après la disparition de leur maître, les moines se préoccupèrent de conserver les enseignements de celui-ci, lequel n’avait rien écrit, puisque l’écriture était encore inconnue dans l’Inde gangétique à cette époque. Jusque vers le début de l’ère chrétienne, où ils furent enfin fixés par écrit, ces enseignements furent transmis uniquement par voie orale. Quoique la mémoire des moines fût très exercé, et que fût sincère leur fidélité à la parole ou à la pensée du Buddha, ce mode de transmission rendit possibles de très nombreuses modifications dans l’expression et de multiples additions, sans doute aussi un certain nombre d’oublis, voire de suppressions volontaires. Toutes ces altérations furent aggravées par le fait que, pendant ces cinq siècles de 12 transmission orale, la communauté se divisa en plusieurs sectes dont chacune eut sa propre tradition et s’efforça de prouver l’orthodoxie de ses positions doctrinales et l’authenticité des règles disciplinaires qu’elle imposait à ses moines. Les schismes et les sectes La communauté monastique ne demeura unie que pendant un siècle après le Parinirva, puis elle se divisa en une vingtaine de sectes au cours des cinq ou six siècles qui suivirent. Si vives qu’aient été les querelles aboutissant à ces divisions, les relations demeurèrent en général assez bonnes entre les adhérents de ces divers groupes et ne donnèrent que rarement lieu à des conflits aigus. Le premier schisme se serait produit vers le milieu du IVe siècle avant J.-C., déchirant la communauté primitive en deux groupes, les Mahsghika et les Sthaviravdin. Les premiers, les plus nombreux, admettaient que l’arhant , le saint arrivé au nirva , conserve certaines imperfections mineures, ce que niaient résolument les seconds. De ces derniers se seraient séparés, un demi-siècle plus tard, les Vtsputrya, qui soutenaient l’existence d’une personne (pudgala) transmigrant d’une existence à une autre et essentiellement différente du «soi» brahmanique, mais n’étant ni identique aux cinq agrégats (skandha) de phénomènes matériels et psychiques composant l’individu, ni distincte de ceux-ci. Quelque cinquante ans plus tard, une nouvelle scission des Sthaviravdin donna naissance aux Sarvstivdin, lesquels affirmaient que «tout existe», le passé et le futur comme le présent, afin d’expliquer comment l’acte passé exerce son effet dans le présent ou l’avenir. Vers le début du IIe siècle avant J.-C., une autre querelle aurait éclaté parmi les Sthaviravdin, opposant les Mahsaka aux Dharmaguptaka. Les premiers soutenaient que, le Buddha faisant partie de la communauté, le don fait à sa personne seule ne procure pas un grand fruit, celui-ci étant obtenu par une offrande à la communauté. Les seconds prétendaient exactement le contraire et accordaient donc une très grande importance au culte rendu au Bienheureux. Plus tard encore, deux autres grandes sectes apparurent, les Sautrntika et les Samatya, qui se séparèrent, les premiers des Sarvstivdin, les seconds des Vtsputrya. Les Mahsghika n’échappèrent pas aux divisions successives, mais nous ignorons les dates de celles-ci. L’une de leurs principales sectes est celle des Lokottaravdin ; selon ces derniers, les buddha sont entièrement supramondains 13 (lokottara ), c’est-à-dire parfaitement purs de corps et d’esprit, et libres de toutes les limitations de puissance, de savoir et autres auxquelles sont soumis les êtres vivants dans le monde. Pour les Prajñaptivdin, les êtres et les choses ne sont que de simples désignations (prajñapti), dépourvues de toute réalité substantielle; les Bahurutya soutenaient une thèse assez voisine. Peu avant le début de l’ère chrétienne, une partie des Mahsghika alla s’implanter sur la basse Krishn et y donna naissance à d’autres sectes qui y prospérèrent, notamment celles des Prvaaila et des Aparaaila. De toutes les sectes antiques, une seule a subsisté jusqu’à nos jours, celle des Theravdin ; elle est encore florissante à Ceylan, en Thaïlande et en Birmanie (elle l’était naguère aussi au Cambodge et au Laos). Toutes les autres ont disparu depuis plus de mille ans, et, avec elles, les neuf dixièmes de leur littérature, le reste étant conservé en majeure partie en traduction chinoise. En revanche, presque toute la littérature des Theravdin nous a été transmise, en sa langue originelle, le pli, proche du sanskrit. Les Theravdin prétendent s’indentifier avec les antiques Sthaviravdin et ils revendiquent en conséquence la plus grande ancienneté et surtout la plus totale fidélité aux enseignements donnés par le Buddha à ses disciples directs. En réalité, si de telles prétentions sont parfaitement justifiées par rapport au Mahyna et au bouddhisme tantrique, elles ne le sont aucunement par rapport aux autres sectes antiques. Comme on peut aisément le prouver, la secte des Theravdin n’est ni plus ni moins ancienne et orthodoxe que ne l’étaient celles-ci, puisque, comme elles, elle a pris parti dans des centaines de disputes doctrinales et autres sur autant de problèmes ignorés du Bienheureux et qu’elle a en conséquence largement complété, voire modifié, les enseignements authentiques de celui-ci. La littérature canonique Telle qu’elle fut fixée séparément par chaque secte selon sa tradition propre vers le début de l’ère chrétienne, la littérature canonique du bouddhisme antique se compose essentiellement de deux vastes recueils (piaka) contenant, l’un les sermons (stra , pli sutta) attribués au Buddha, l’autre les règles de discipline (vinaya) monastique qui auraient été édictées par lui. Ces sermons et ces règles sont au nombre de plusieurs milliers dans le recueil de chaque secte, et une grande partie des uns comme des autres est précédée d’un récit précisant où et dans quelles circonstances le Bienheureux a parlé ainsi. Si les règles sont 14 classées très rationnellement, les sermons sont réunis sans ordre logique en quatre ou cinq collections (gama , pli nikya). L’une de celles-ci renferme des œuvres de genres fort divers, tels les légendes des «Naissances» (antérieures du Buddha) (Jtaka) et des recueils de très belles stances édifiantes, comme le célèbre Dhammapada pli et l’Udnavarga sanskrit. Outre le Sutta-piaka des Theravdin, conservé intégralement en pli, nous possédons des traductions chinoises de deux gama des Sarvstivdin, d’un autre des Dharmaguptaka et d’un quatrième ayant sans doute appartenu à une secte issue des Mahsghika. Par chance, nous avons six Vinaya piaka complets, celui des Theravdin en pli, ceux des Mahsghika, des Mahsaka, des Dharmaguptaka et des Sarvstivdin en traduction chinoise, et celui, immense et très tardif, d’une secte dont on ne connaît guère que le nom, les Mlasarvstivdin, et qui nous est parvenu à la fois dans ses traductions chinoise et tibétaine, et partiellement en sanskrit. Plusieurs sectes incluaient dans leur littérature canonique un troisième recueil, celui de la doctrine approfondie (abhidharma , pli abhidhamma ), dans lequel les éléments doctrinaux étaient classés méthodiquement, définis et complétés selon les idées propres au groupe auquel il appartenait. Trois seulement de ces recueils nous ont été transmis, dans leur intégralité: celui des Theravdin en pli, et les traductions chinoises de celui des Sarvstivdin et de celui d’une secte qui semble bien être celle des Dharmaguptaka. La littérature postcanonique À part les œuvres des Theravdin, qui nous ont presque toutes été transmises dans leur pli originel, et les plus importants ouvrages des Sarvstivdin, il ne nous reste presque rien de la littérature post-canonique du bouddhisme antique. Signalons seulement le Mahvastu, une biographie légendaire du Buddha due aux Lokottaravdin, et le Satyasiddhi un gros traité doctrinal conservé en traduction chinoise et rédigé par un Bahurutya nommé Harivarman. Les ouvrages des Theravdin postérieurs au début de l’ère chrétienne, tous écrits en pli, sont nombreux et variés. Aux IVe et Ve siècles après J.-C., trois grands docteurs, Buddhadatta, Buddhaghosa et Dhammapla, ont rédigé l’ensemble des commentaires des textes canoniques de la secte. Le même 15 Buddhaghosa, dont la science était fort grande, est aussi l’auteur d’un célèbre traité intitulé Visuddhimagga ou «Voie de la pureté», dans lequel est expliquée l’essence de la doctrine des Theravdin, et qui fut lui-même abondamment commenté par la suite. La littérature pli a fait une assez large place à un genre littéraire presque entièrement négligé par la culture indienne, à savoir l’historiographie. Le Dpavasa, rédigé au IVe siècle, le Mahvasa, dû à un certain Mahnma vivant au VIe siècle, et leur complément, le Cavasa , nous racontent en vers toute l’histoire de Ceylan depuis l’époque du Buddha jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, plus précisément l’histoire de ses rois et de sa communauté monastique. La littérature pli contient, en outre, nombre de traités fort divers, de poèmes religieux et de recueils de légendes édifiantes, qui nous apportent de nombreux renseignements sur la mentalité bouddhique et la culture cinghalaise. C’est sans doute à leur position dominante dans le nord-ouest de l’Inde, sur la route de l’Asie centrale et de la Chine, que l’on doit la survie d’une partie importante de la littérature des Sarvstivdin, parvenue jusqu’à nous dans ses traductions chinoise et tibétaine, mais très rarement en sanskrit. Outre la plus grande partie de ses textes canoniques (Vinaya -piaka et Abhidharma piaka complets, plus la moitié de son Stra -piaka), elle comprend plusieurs œuvres doctrinales. La plus ancienne est sans doute la volumineuse Mahvibh ou «Grand Commentaire» de la partie principale de leur Abhidharma -piaka, conservée en traduction chinoise. Viennent ensuite toute une série de traités dont le plus célèbre est l’Abhidharmakoa, «Trésor de la doctrine approfondie», rédigé en vers et en prose par Vasubandhu au IVe siècle. Traduit en chinois, puis en tibétain, conservé en partie en sanskrit, il fut l’objet de nombreux commentaires dont les versions chinoises ou tibétaines sont parvenues jusqu’à nous, ainsi que le texte sanskrit de l’un d’eux. Grandeur et décadence du bouddhisme antique De nombreuses inscriptions et les relations de voyage des pèlerins bouddhistes chinois nous permettent d’avoir une idée de la répartition géographique, de la prospérité et du déclin des sectes antiques. Ce tableau reste cependant flou et incomplet, sauf pour le VIIe siècle, où les renseignements fournis par Hiuan-tsang et Yi-tsing sont à la fois abondants et précis. 16 Nous savons ainsi qu’à cette époque le bouddhisme antique était encore très florissant presque partout dans l’Inde et les pays voisins, quoique plusieurs sectes, notamment parmi celles qui sont issues des Mahsghika, eussent presque disparu déjà et que certains anciens lieux saints du bouddhisme fussent ruinés et déserts. Les Sarvstivdin dominaient tout le nord-ouest de l’Inde et l’Asie centrale, les Samatya tout l’ouest du Dekkhan et le bassin inférieur de l’Indus, les Theravdin le sud du Dekkhan et Ceylan, leur fief inexpugnable. Les Lokottaravdin étaient encore nombreux au centre de l’actuel Afghanistan, comme les Sarvstivdin, les Mahsaka et les Dharmaguptaka l’étaient en Chine. 2. Le Mahyna L’hypothèse qui prétendait trouver l’origine du «Grand Véhicule» chez les Sarvstivdin, dans le nord-ouest de l’Inde, doit être abandonnée. Comme l’a bien montré notamment Edward Conze, les premières manifestations du Mahyna sont apparues, à la fin du Ier siècle avant J.-C., parmi les sectes issues des Mahsghika, plus précisément sans doute chez les Prvaaila et les Aparaaila établis en pays ndhra, sur les bords de la basse Krishn. Les «stra» du Mahyna Contrairement à celle du bouddhisme antique, la littérature du Mahyna a été conservée en majeure partie, surtout pour ses œuvres importantes, soit sous sa forme indienne, le sanskrit, soit dans ses traductions chinoise et tibétaine. Elle s’est, en effet, maintenue jusqu’au XXe siècle dans la plupart des sectes de l’Extrême-Orient comme de celles du Tibet et de la Mongolie; elle y est regardée comme ayant valeur canonique, didactique ou édifiante selon ses ouvrages. Par le nombre de ceux-ci comme par son volume total, elle est beaucoup plus vaste que la littérature du bouddhisme antique, laquelle est pourtant considérable. Les plus anciens textes mahyniques furent des ébauches de ceux que l’on appelle Prajñparamit -stra , «Sermons sur la perfection de sagesse». Il s’agit là de toute une classe d’ouvrages dont certains sont très courts et d’autres, au contraire, d’une longueur démesurée. Tous ont en commun d’être des sermons du Buddha traitant des deux thèmes majeurs du Mahyna: la carrière des bodhisattva , «êtres [qui se destinent à] l’Éveil» en portant à sa perfection 17 (pramit ) la pratique de toutes les vertus, et singulièrement celle de la sagesse (prajñ); la vacuité (nyat) de nature propre (sva -bhva) de toutes les choses et de tous les êtres, vacuité qui est d’ailleurs l’objet essentiel de la perfection de sagesse. Les autres stra du Mahyna se caractérisent surtout par l’immense place qu’y occupent les éléments merveilleux, prodiges grandioses, interventions de personnages appartenant à une mythologie aussi riche que nouvelle, Buddha, bodhisattva, dieux de toutes sortes, nombres vertigineusement élevés. Le Buddha historique, Gautama, y cède souvent la place centrale qui était la sienne dans la littérature antique à d’autres Buddha purement imaginaires, tel Amitbha, ou à des bodhisattva tout aussi légendaires, au premier rang desquels figure le grand sauveur tout compatissant Avalokitevara, que vénèrent et prient avec une dévotion particulière les fidèles du Mahyna. Certains de ces stra sont de très longs ouvrages ou de vastes recueils de sermons. Tels sont le Saddharmapuarka ou «Lotus de la vraie doctrine» – le plus célèbre, dont le texte sanskrit nous est parvenu en entier, dont on a aussi plusieurs traductions chinoises et qui est l’œuvre canonique fondamentale d’une grande partie du bouddhisme extrême-oriental –, le Mahparinirva ou «Grande Extinction suprême» et le Mahsanipta ou «Grande Assemblée»; ces deux derniers sont conservés en version chinoise et à l’état fragmentaire en sanskrit. Le Buddhvatasaka, «Guirlande des buddha» et le Ratnaka, «Amas de joyaux», dont nous possédons les traductions chinoise et tibétaine complètes, mais seulement des parties de leur texte sanskrit, sont des recueils de sermons comme les deux précédents. Le Lakvatra, ou «Descente à Ceylan», qui est nettement plus court, nous a été transmis intégralement en sanskrit et dans ses traductions chinoise et tibétaine. Le Lalitavistara , ou «Développement des jeux», est une biographie légendaire du Buddha Gautama, qui est d’origine sarvstivdin mais a été remaniée et complétée par des auteurs mahynistes; nous en possédons le texte sanskrit et des traductions chinoises et tibétaines. Il en va de même de l’Amityus, qui exalte le culte du Buddha de ce nom et qui est l’ouvrage canonique de base des sectes amidistes, encore très actives aujourd’hui en Extrême-Orient. 18 La littérature paracanonique du Mahyna On peut considérer comme telle toute une partie de la littérature du Mahyna qui apparaît dès les premiers siècles de l’ère chrétienne et comprend des œuvres de genres très divers, édifiantes et attribuées à des auteurs définis, ayant généralement une haute valeur littéraire. Il en est ainsi notamment des œuvres bouddhiques du grand poète que fut Avaghoa, qui vécut vers le IIe siècle. Deux d’entre elles ont été retrouvées entières en sanskrit: le Buddhacarita, ou «Conduite du Buddha», biographie complète de Gautama, en vers de style raffiné, et le Saundarananda, légende qui a pour thème la conversion d’un cousin du Buddha; il existe aussi une traduction chinoise de la première. On n’a malheureusement retrouvé que des fragments, en sanskrit, des drames bouddhiques écrits par Avaghoa. Son contemporain Mtceta est l’auteur de plusieurs hymnes de louanges au Buddha ou à d’autres personnages; le plus célèbre est le atapañcatkabuddhastotra, ou «Cent cinquante strophes de louanges au Buddha», qui nous est parvenu en sanskrit et dans ses traductions chinoise et tibétaine. Ce genre littéraire devait vite se développer au sein du Mahyna et du tantrisme. Le même Mtceta écrivit aussi une «Épître au grand roi Kanika», Mahrjakanikalekha, conseils sur la conduite que doit suivre un souverain, conservée seulement en version tibétaine. À son éminent contemporain Ngrjuna est attribuée une autre lettre célèbre, le Suhllekha, ou «Lettre à un ami», qui est destinée à un roi du Dekkhan et dont nous possédons des traductions chinoise et tibétaine, mais non le texte sanskrit. Comme la littérature du bouddhisme antique, celle du Mahyna contient plusieurs recueils de légendes édifiantes. Les plus célèbres sont la Jtakaml, ou «Guirlande des naissances» (antérieures du Buddha), conservée en sanskrit et partiellement en traduction chinoise, et la Kalpanmaitik, «Ornée par l’imagination», parvenue jusqu’à nous en traduction chinoise et à l’état fragmentaire en sanskrit. Le premier, au style élégant, est l’œuvre du poète ryara et le second, qui conte les légendes de saints bouddhistes, est de Kumralta, qui vivait au IIIe siècle. 19 Les écoles et les sectes du Mahyna La plupart des divisions de la communauté mahyniste sont plutôt des écoles que des sectes. On ignore si leurs adeptes formaient déjà, dès les premiers temps, des groupes séparés de ceux des moines du bouddhisme antique ou s’ils continuaient à appartenir à certaines sectes de ce dernier, en en conservant les enseignements doctrinaux et les pratiques auxquels ils ajoutaient ceux et celles qui étaient propres au Mahyna. La plus ancienne de ces écoles est celle des Mdhyamika, fondée par Ngrjuna vers le milieu du IIIe siècle après J.-C., peut-être au bord de la basse Krishn. Il s’agit bien là d’une école doctrinale et non d’une secte religieuse, car Ngrjuna, l’un des plus grands penseurs indiens, entendait seulement démontrer la thèse de la vacuité universelle, thème central des Prajñpramit -stra , à l’aide d’une dialectique particulière et fort subtile. Il choisissait des couples de notions contraires, qu’il rejetait l’une et l’autre pour ne garder que le «milieu», d’où le nom de son école: «celle du milieu» (mdhyamika), lequel n’était autre que la vacuité. L’autre grande école du Mahyna, fondée par Asaga un siècle plus tard dans le nord-ouest de l’Inde, est nommée soit Vijñnavdin, «qui enseigne la conscience-connaissance», soit Yogcra, «qui pratique le yoga». Le premier nom se rapporte à la doctrine de l’école qui fait de la conscience-connaissance (vijñna) – c’est-à-dire de la pensée, en acte ou en puissance – la substance de toute réalité et qui tire de là non une dialectique comme celle de Ngrjuna, mais un système très complexe. Le second nom tient à l’insistance mise par cette école sur la pratique des méditations et des exercices analogues du yoga, lesquels possèdent une efficacité accrue dans un monde où la matière s’est entièrement dissoute en sensations et en idées. Au contraire des deux précédentes, c’est comme étant une secte et non une école que doit être considéré l’important groupe des dévots du Buddha Amitbha ou Amityus. Purement imaginaire, celui-ci habiterait une sorte de paradis nommé Sukhvati, qui serait situé à l’ouest, à une distance fabuleuse de la Terre, et dans lequel renaîtraient pour toujours, dès leur prochaine existence, les hommes qui prononcent simplement, fût-ce en pensée, la très brève formule d’hommage à ce Buddha. 20 Les traités du Mahyna L’ouvrage fondamental de Ngrjuna est le Madhyamaka -stra, «Traité du Madhyamaka», exposé en vers, bref mais complet, de la doctrine du grand penseur. Il nous est parvenu en sanskrit et en traduction chinoise et tibétaine, alors que le court commentaire qu’en avait rédigé Ngrjuna lui-même, intitulé Akutobhay, n’existe plus qu’en sa version tibétaine. Quant à l’attribution à Ngrjuna du Mahprajñpramit-stra, «Traité de la grande vertu de sagesse», immense commentaire de l’un des principaux Prajñpramit-stra, conservé seulement en traduction chinoise, on sait maintenant qu’elle est erronée et que l’auteur de ce gros ouvrage était un Sarvstivdin anonyme fraîchement converti au Mahyna. Les disciples de Ngrjuna, directs ou non, ont surtout écrit des commentaires de l’œuvre de leur maître. Parmi les plus importants, il faut citer ryadeva, dont le Catuataka , ou «Quatre centaines» (de strophes), n’est conservé intégralement qu’en version tibétaine et partiellement seulement en sanskrit et en traduction chinoise, et Candrakrti, dont la Prasannapad, «Celle dont les mots sont clairs», précieux commentaire du traité de Ngrjuna, rédigé à la fin du VIe siècle, est conservé intégralement en sanskrit et en tibétain. À ntideva, qui vivait au début du VIIIe siècle, on doit deux œuvres très importantes et différentes des précédentes: le Bodhicaryvatra, «Descente dans la carrière de l’éveil», qui décrit en de fort beaux vers la voie suivie par les bodhisattva, et le iksamuccaya, ou «Accumulation des préceptes», vaste compilation décrivant l’ensemble des règles de conduite que doivent observer les bodhisattva. L’un et l’autre nous sont parvenus en sanskrit et en traductions chinoise et tibétaine. L’ouvrage le plus volumineux de la littérature des Vijñnavdin est le Yogcrabhmi -stra, ou «Traité des étapes des maîtres de yoga», vaste somme de leur doctrine, attribuée à Asaga ou à un mystérieux Maitreyantha qui aurait été son maître; sa traduction chinoise est complète, et il en existe aussi des parties en sanskrit et en version tibétaine. C’est aussi à Maitreyantha que l’on attribue l’Abhisamaylakra, ou «Ornement de la compréhension claire», qui, conservé en sanskrit et en traduction tibétaine, expose méthodiquement la doctrine enseignée dans l’un des principaux Prajñpramit-stra . On ne conteste pas à Asaga la paternité du Mahynasagraha, ou «Compendium du Grand Véhicule», ni celle de l’Abhidharmasamuccaya, ou «Accumulation de la doctrine 21 approfondie», qui n’existent plus que dans leurs traductions chinoise et tibétaine. Dans le premier, Asaga expose sa doctrine de façon précise et, dans le second, il utilise à cette fin la forme si particulière des antiques Abhidharma -piaka . Vasubandhu, frère et disciple d’Asaga, est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont les plus célèbres sont la Viatik , ou «Vingtaine» (de strophes), et la Triik , ou «Trentaine» (de strophes), qui résument en vers l’enseignement des Yogcra et qui ont été conservés à la fois en sanskrit et en traductions chinoise et tibétaine. Les autres docteurs des Vijñnavdin, parmi lesquels on doit nommer surtout Guamati et Sthiramati, qui vécurent tous deux au VIe siècle, rédigèrent des commentaires des ouvrages d’Asaga et de Vasubandhu. C’est chez les Vijñnavdin qu’apparut, dès le début du VIe siècle, une très importante école de logiciens dont le fondateur fut Dinga. Celui-ci est notamment l’auteur du Nyyamukha, ou «Bouche de la logique», du Pramasamuccaya, ou «Accumulation des critères», et de l’labanapark, ou «Examen des objets», courts mais célèbres traités, qui sont perdus en sanskrit mais dont les traductions chinoise et tibétaine nous sont parvenues. Son principal disciple, Dharmakrti, écrivit au début du VIIe siècle un autre bref traité, le Nyyabindu, ou «Goutte de logique», et un autre, le Pramavrttika, «Complément sur les critères», beaucoup plus long; tous les deux existent en sanskrit et en traduction tibétaine. 3. Le bouddhisme tardif ou tantrique Le bouddhisme tardif, que l’on appelle tantrique – du nom donné à ses ouvrages principaux –, n’est pas essentiellement différent du Mahyna; il n’est que le résultat de l’évolution de celui-ci, et tout particulièrement du développement de certains de ses aspects pratiques. Fermement fondé sur la doctrine de la vacuité et sur celle de la nature mentale du monde apparemment matériel, il en tire résolument les conséquences les plus extrêmes, en utilisant la plus grande variété de méthodes de méditation et de yoga, de rituel et de magie pour atteindre la lumineuse sérénité de la Délivrance. Cela explique les aspects paradoxaux ou choquants, voire scandaleux, de certaines de ces pratiques, ou sans doute, plus généralement, de l’expression qui en est donnée. 22 Cette évolution du bouddhisme trouve son parallèle dans l’hindouisme de la même époque, les deux religions employant des techniques analogues en les adaptant à leurs doctrines propres. Cette similitude aboutira peu à peu à une sorte de syncrétisme, puis à l’absorption du bouddhisme par l’hindouisme dans l’Inde orientale après le XVesiècle. La littérature canonique du bouddhisme tardif Bien que des formules rituelles (mantra) et des formules «porteuses de science» (magique) (vidydhra) aient été souvent incluses dans des stra mahyniques, c’est seulement à partir du VIIe siècle que sont rédigés des ouvrages ou des recueils exposant méthodiquement les idées et surtout décrivant les pratiques propres à ce genre de bouddhisme. Comme la littérature du Mahyna, et pour les mêmes raisons, celle du bouddhisme tardif nous est parvenue en majeure partie dans ses traductions chinoise et tibétaine, et seulement en partie dans ses textes sanskrits originels. Certains de ses ouvrages les plus anciens portent encore le nom de stra, car ils ont gardé la forme particulière des œuvres canoniques du Mahyna, mais leur enseignement est analogue à celui des tantra. C’est le cas du Mañjurmlakalpa, «Règle de conduite fondamentale du (bodhisattva) Mañjur», conservé à la fois en sanskrit et en traductions chinoise et tibétaine, ainsi que du Mahvairocana et du Vajraekhara, ou «Crête de diamant», qui datent du VIIe siècle et traitent du culte du Buddha mythique Mahvairocana et de l’union mystique avec lui; ils nous ont été transmis tous les deux en version chinoise; en outre, le premier existe en traduction tibétaine et le second en sanskrit. Les autres œuvres principales du bouddhisme tardif portent le nom générique de tantra, emprunté à l’hindouisme. Elles décrivent en grand détail d’innombrables pratiques rituelles, règles de conduite et exercices de yoga menant à l’union mystique, plus exactement à l’identification avec un Buddha nommé Mahvairocana, Heruka, ambara ou autrement encore. Elles servent de base à l’enseignement ésotérique du symbolisme de ces pratiques, les Buddha en question n’étant autres que des personnifications imaginaires, créées par une intense concentration mentale, de la réalité ultime, et notamment de la vacuité. Ces tantra se présentent sous l’aspect de volumineuses collections d’ouvrages, 23 différant entre elles par l’identité du Buddha dont elles recommandent le culte, ainsi que par le détail des règles et des exercices qu’elles décrivent. Le plus ancien des tantra est sans doute le Guhyasamja, ou «Rencontre du secret», car certains des ouvrages qui le composent remontent au VII e siècle. Conservé en sanskrit et partiellement en traductions chinoise et tibétaine, il est centré, lui aussi, sur le Buddha Mahvairocana, mais celui-ci y apparaît uni à des parèdres féminines, ce qui est un trait caractéristique des tantra. Existant à la fois en sanskrit et dans ses versions chinoise et tibétaine, le Hevajra -tantra, de la même époque, traite du culte de Hevajra et de ses divines compagnes. Composé à la fin du VIIIe siècle, le ambara décrit celui du Buddha dont il porte le nom; nous le possédons en sanskrit et en traduction tibétaine. Les écoles et les sectes La nature des documents dont nous disposons ne nous permet généralement pas de savoir si les divisions de la communauté bouddhiste tardive étaient de simples écoles ou de véritables sectes, bien que l’ésotérisme de leur enseignement et les liens particuliers qui unissaient les disciples aux maîtres nous inclinent à choisir la seconde hypothèse. Sans doute doit-on regarder comme une secte le groupe dont les chefs étaient appelés «parfaits» (siddha), à cause de leur profonde sagesse et de leurs dons de thaumaturges, et se présentent comme des personnages plus ou moins légendaires; leur longue lignée remonterait au moins au VIIe siècle. Leur enseignement faisait une large place à la doctrine de l’«inné» (sahaja ), qui entendait utiliser la puissance des passions plutôt que la combattre directement, et qui donnait en conséquence une importance particulière au symbolisme érotique. On leur doit nombre d’ouvrages didactiques, dont plusieurs ont été conservés en sanskrit. Parmi ceux-ci, il faut citer le Pañcakrama, ou les «Cinq Étapes» (de la voie tantrique), dont l’auteur serait un Ngrjuna différent du maître des Mdhyamika, la Jñnasiddhi ou «Perfection du savoir», dû à Indrabhti, l’Advayasiddhi, ou «Perfection de la non-dualité», écrit par la sœur du précédent, Laksmñkar, et la Guhyasiddhi, ou «Perfection du secret», de Padmavajra. À d’autres maîtres du même groupe, on doit divers commentaires de tantra et des traités de technique rituelle ou d’iconographie, l’image étant nécessaire pour la «réalisation» (sdhana), par une concentration mentale intense, des divinités que 24 l’on voulait honorer ou avec qui l’on voulait s’unir. Le plus important de ces traités est la Sdhanaml, «Guirlande des réalisations», vaste compilation du XIe siècle. L’autre grand groupe, celui du Klacakra, ou «Cercle du temps», forme une école bien caractérisée, apparue vers le XIe siècle. Comme le montrent son œuvre fondamentale, le Klacakra -tantra, et son célèbre et volumineux commentaire, le Vimalaprabh , ou «Splendeur immaculée», tous les deux conservés en sanskrit, sa doctrine accorde une importance majeure à la méditation sur le cycle du temps ainsi qu’à la puissance de la colère et, par conséquent, aux formes irritées des divinités. Elle connaît en outre et vénère particulièrement un dibuddha, ou «Buddha originel», qui est encore appelé Svayambhu, «Existant par lui-même», et qui est en quelque sorte l’équivalent bouddhique du Brahma hindou, le dieu de la création. Un grand nombre des ouvrages propres à ces deux écoles furent traduits en tibétain, mais aucun ne le fut en chinois. D’une façon générale, du reste, le bouddhisme tantrique ne put prendre racine en Chine; seules quelques parties de sa littérature canonique ancienne, notamment le Mahvairocana stra, arrivèrent dans ce pays au cours du VIIIe siècle en passant par l’Inde du Sud, Ceylan et la voie maritime; encore furent-elles généralement épurées pour qu’elles ne choquent pas les pieux bouddhistes d’Extrême-Orient. Au contraire, le Tibet, où le bouddhisme ne pénétra guère qu’à partir du VIIIe siècle, accueillit très largement les formes tantriques de celui-ci, qui y fleurissaient alors sur ses frontières du sud et du sud-ouest, au Bengale et au Bihar comme au Cachemire. Leur présence est aussi attestée par des vestiges archéologiques plus ou moins importants à Ceylan, en Asie du Sud-Est et en Indonésie, où il reste, en outre, la traduction javanaise d’une de leurs œuvres. André Bareau 25 BOUDDHISME - Bouddhisme indien Le bouddhisme propose à l’homme trois refuges, le Buddha, sa doctrine et sa communauté. Les trois ont leur histoire, longue de deux millénaires et demi: la représentation de la personne du premier a toujours évolué, les conceptions doctrinales ont été en perpétuelle mutation, la communauté a eu son développement propre en fonction de ces conceptions et des circonstances extérieures politiques ou autres. Le Buddha, d’abord, est un personnage historique. Mais l’histoire lui a construit une légende aux multiples versions. Elle a transformé son statut en le divinisant, en le multipliant même en un panthéon d’êtres surnaturels. La doctrine, qui, au début, est surtout une psychologie et une morale pratique, s’est au cours des âges intégrée à des métaphysiques et s’est entourée de dialectique. Enfin, la communauté des premiers disciples et fidèles s’est divisée en de nombreuses branches, répandue dans toute l’Asie, et organisée de diverses façons. Le bouddhisme n’a jamais été une religion unique et structurée d’un état en Inde. Il s’est développé comme un courant parmi d’autres, védique, brahmanique, tantrique, etc. Les pouvoirs politiques le soutenaient diversement et jamais exclusivement. Il a toujours dû composer avec d’autres courants. Il a échangé des influences avec eux, s’est heurté parfois à eux. Son histoire en Inde s’étend sur un peu plus d’un millénaire et demi, depuis sa fondation par le Bouddha , sans doute au Ve siècle avant J.-C., jusqu’au XIIe siècle après. Ensuite, il décline rapidement et ne survit qu’à l’état de trace pendant quelques siècles. À l’époque contemporaine apparaissent quelques signes de reviviscence. 1. Histoire De l’extinction du Buddha à Kanika De nos jours, les bouddhistes de Sri Lanka et de l’Asie du Sud-Est placent l’«extinction» (nirva) du Buddha en 543 avant J.-C. La critique moderne propose plusieurs hypothèses, en fonction, d’une part, de la date du sacre d’Aoka (257 ou 267 av. J.-C.) et, d’autre part, d’une donnée de la tradition singhalaise qui place deux cent dix-huit ans entre le nirva et ce sacre ou des sources sanskrites et 26 chinoises qui donnent seulement cent ans pour le même intervalle, ce qui donne: 476 ou 486 dans le premier cas, 357 ou 367 dans le second. La date de 476 est souvent retenue, mais reste une hypothèse encore critiquée. Les débuts de l’histoire du bouddhisme ne sont documentés que par des traditions postérieures auxquelles l’historien moderne ne peut accorder une totale confiance. Elles montrent au moins la formation d’une communauté à partir des premiers disciples du Buddha, leur souci d’organiser le culte de leur maître en gardant des reliques et en inaugurant la fréquentation des lieux sanctifiés par ses actes et surtout leur effort de recueillir et préserver son enseignement. La tradition d’un premier concile à Rjagha, juste après le nirva du maître, n’est peut-être pas très sûre. Il aurait été la première activité de rassemblement des paroles du Buddha et le point de départ d’une transmission orale, reposant entièrement sur la mémoire, qui a dû durer plusieurs siècles, avant la fixation du Tipiaka pli, généralement située par les historiens à Ceylan aux environs de l’ère chrétienne. Des listes tardives de patriarches, divergentes selon les sources, sont de valeur historique peu sûre, mais doivent refléter la constitution de traditions localisées sur une vaste étendue, ce qui implique l’expansion rapide de la religion. Un deuxième concile eut lieu à Vail, environ un siècle après le premier. Il aurait été l’occasion de confronter des divergences sur des points de discipline monastique, concernant surtout la nourriture, et sur des points de doctrine, notamment les vertus du saint (arhat). L’issue de ce concile aurait été le schisme d’un parti dit «oriental», qui aurait accepté dix nouveaux points de discipline et réuni un autre «grand concile» (mahsgti), d’où leur dénomination de Mahsghika. Les «Occidentaux» en demeurant fidèles à la discipline antérieure furent consacrés comme conservateurs ou «Anciens» (Sthavira, pli Thera). Aoka (Asoka) est le premier grand nom de l’histoire documentée du bouddhisme. Son activité est attestée par les édits qu’il fit graver sur des rochers ou des piliers dans toutes les parties, et aux confins de son empire qui avait pour capitale Paliputra au Bihr, s’étendait vers l’ouest jusqu’en Afghanistan, vers le sud jusqu’au Karnaka. Ses décrets visent le bien des hommes en général, et ne sont pas spécifiquement bouddhiques. Il s’était cependant converti à cette religion sous l’effet du remords qu’il éprouva à la suite de guerres meurtrières au Kaliga (Orissa). Sa personnalité fut oubliée par l’Inde brahmanique, mais le bouddhisme lui fit une légende. Ce qu’il fit pour le bouddhisme fut de réunir un troisième concile 27 dans sa capitale (en 249 av. J.-C.?), théâtre de débats sur des points de doctrine importants, tels que l’existence de l’âme, consignés dans le Kathvatthu, et surtout de donner une impulsion déterminante à l’expansion de la religion. Le Theravda («école des Anciens») semble alors avoir eu son centre d’activité dans le centre de l’Inde autour de Kaumb et Ujjayin. Il était le principal dépositaire de ce qui avait déjà été constitué du Canon. C’est de là que serait parti Mahinda, fils de l’empereur Aoka, pour aller porter le bouddhisme à Ceylan, qu’il aurait gagné en 242 avant J.-C. Il y aurait converti le roi Devnmpiya Tissa à qui l’on attribue la fondation du monastère Mahvihra à Anurdhapura. Ce monastère fut à Ceylan le centre du Theravda, d’esprit toujours conservateur et à son tour dépositaire du Canon. Il a sans doute joué un grand rôle dans l’établissement et la fixation du Canon de langue pli tel qu’il est parvenu jusqu’à notre époque. Un autre monastère fondé à Abhayagiri s’acquit la réputation d’accueillir les vues moins orthodoxes. Après les Maurya, le bouddhisme fait face à des persécutions de la part de rois uga, et ne s’en développe pas moins sur tout le sous-continent indien. Il trouve en particulier le soutien de rois indo-grecs. Ménandre reste connu comme étranger converti et protagoniste d’un dialogue exemplaire avec le moine Ngasena, consigné dans un ouvrage pli de très grande portée, le Milindapañha («les questions de Ménandre»). Le Theravda connaissait toujours des dissensions. On voit aux environs de l’ère chrétienne se développer considérablement la branche du Sarvstivda. Elle se distingue par une version sanskrite du Canon. Elle s’implanta au Gandhra et au Kamr. C’est dans cette région que son Canon sanskrit fut sans doute établi. Il semble avoir été la version dominante à l’époque des Kua et c’est lui qui, dans les siècles qui suivirent, représenta le Theravda pour l’Asie centrale et la Chine. On le connaît par des fragments du Vinaya retrouvés en sanskrit et des traductions chinoises. La propagation du bouddhisme en Asie centrale a été considérablement favorisée par les Kua, dont l’empire était à cheval sur l’Inde et la Haute-Asie. Kanika, aux alentours de 100 après J.-C., aurait réuni un quatrième concile au Kamr pour confronter les nombreuses écoles et fixer un Canon dans l’abondante production littéraire. Au souvenir de ce concile est attachée la composition par Vasumitra d’un texte intitulé Mahvibh, auquel l’école du Sarvstivda 28 reconnut une grande autorité, de sorte que par la suite ses adeptes furent appelés Vaibhika. La branche des Mahsghika, issue du schisme de Vail, se développa aussi considérablement et se divisa. C’est d’elle que dérivent les rameaux méridionaux du bouddhisme. Dès avant l’ère chrétienne, il était en effet bien implanté en Andhra, dans le bassin de la basse Kn. Les écoles Prvaaila, Aparaaila, Uttaraaila et Caityaka sont attestées dans l’épigraphie, elles sont désignées génériquement comme Andhaka dans la littérature. Le Theravda est de même attesté dans l’extrême sud de la péninsule dans les premiers siècles de l’ère chrétienne. Des Gupta au XIIe siècle La transformation la plus importante du bouddhisme est la formation d’une nouvelle branche qui n’a pas fait disparaître les anciennes écoles, mais a donné une nouvelle histoire à la religion. Il n’y a pas de date de schisme qui en marque la naissance. Il y a constitution progressive de nouvelles orientations, le plus souvent dues à de fortes personnalités. Elle se sont donné le nom de Mahyna («grande voie [de salut]») et ont elles-mêmes rebaptisé l’ensemble des écoles antérieures Hnayna («voie inférieure»). Ce qui les distingue de ces dernières, même si elles leur doivent des idées, c’est leur insistance sur l’enseignement de la vacuité totale des choses (dharma-nyat ), en plus de la vacuité de la personne (pudgala- nyat), la conception d’une multiplicité de Buddha et de Bodhisattva, le culte de dieux et déesses, l’utilisation de mantra ou formules liturgiques. Le schisme des Mahsghika, qui avait abaissé le statut du saint humain (arhat) du Theravda en transcendant le Buddha, annonce les tendances mahyniques. Les écoles anciennes les plus proches du Mahyna sont peut-être celles d’Andhra, région dont on a pu soutenir qu’elle était sa terre d’origine. Un des premiers textes mahyniques est la Prajñpramit, traduit pour la première fois en chinois en 148 après J.-C., donc déjà existant en sanskrit en Inde au Ier siècle. C’est à l’époque des empereurs Gupta que le Mahyna se développe et se répand. Il donne au bouddhisme son plein épanouissement à l’époque postgupta et fait preuve d’une grande vitalité jusqu’au XIIe siècle. Il se divise en deux grandes écoles, Madhyamaka et Yogcra. 29 Il n’a jamais éliminé le Hnayna, qui est resté florissant sur le sol de l’Inde pendant de nombreux siècles. Les écoles les plus importantes de l’ancien mouvement ont été à partir des Gupta les Vaibhika, nouveau nom des Sarvstivdin, et les Sautrntika. Ces deux noms, avec ceux du Madhyamaka et du Yogcra (ou sa branche Vijñnavda), dominent la littérature bouddhique dans cette période. Ce sont ces quatre écoles qui sont connues et directement combattues par la philosophie védique ou tantrique. Les Vaibhika ont été florissants au Kamr. Leur plus grand nom est celui de Vasubandhu (Ve s.), auteur de l’Abhidharmakoa traduit en chinois en 563-567. Ils représentent la tendance la plus réaliste du bouddhisme. Les Sautrntika, qui doivent leur nom au Stra qu’ils reconnaissent comme leur seule autorité à l’exclusion des Vibh, sont leurs adversaires directs. Leur fondateur est Kumralta de Takala, peut-être légèrement antérieur à Vasubandu. Les débuts de l’école Madhyamaka sont marqués par un texte fondamental, conservé en sanskrit, quatre cents strophes intitulées Mlamadhyamakakrik, placé sous le nom de Ngrjuna. On n’a conservé à propos de ce dernier que des données légendaires. Des sources diverses l’associent à un roi tavhana de la dynastie des Andhrabhtya. Une forte tradition attache son nom à des ouvrages anciens de médecine ou de chimie thérapeutique, ainsi qu’au lieu saint de raila, non loin du site bouddhique de Ngrjunikoa en Andhra. Et l’on a pu défendre l’idée que l’œuvre médicale n’est pas incompatible avec l’œuvre philosophique. Les hypothèses sur la date de Ngrjuna le situent entre le Ier et le IIIe siècle après J.-C. L’école du Yogcra s’est formée peu après celle du Madhyamaka. On lui donne pour fondateur Maitreyantha et son disciple Asaga, qui n’est autre qu’un frère cadet de Vasubandhu. Ce dernier aurait été converti par son frère et aurait laissé le réalisme de sa première œuvre pour l’idéalisme extrême de la doctrine de la vijñaptimtrat («le fait de n’être rien que connaissance»). Un disciple de Vasubandhu, Dignga, fonda une remarquable école de logique dans le cadre de cette métaphysique. L’histoire de ces mouvements est celle de leur dialectique avec les écoles brahmaniques au milieu desquelles ils se formaient et évoluaient. On peut dire que depuis ces premiers maîtres jusqu’au XIIe siècle environ il s’est produit en Inde un 30 des plus grands débats philosophiques de l’humanité. Les grandes questions métaphysiques du caractère réel ou illusoire du monde et de la connaissance, de l’existence d’un être en soi irréductible à toute impermanence ont été posées et débattues avec diverses approches et une grande puissance d’intelligence. La langue était le sanskrit, l’instrument de pensée et de dialectique était constitué par les stra sanskrits, grammaire (vykaraa ), exégèse (mms ), logique (nyya) dont les bouddhistes avaient la maîtrise aussi bien que les brahmanes. Les maîtres bouddhiques sortaient souvent des mêmes milieux. Le logicien Dharmakrti, par exemple, est donné comme étant un neveu de Kumrila, le grand exégète de la liturgie védique. Les bouddhistes possédaient une organisation favorisant remarquablement le travail intellectuel, à savoir le vihra. C’est au départ un lieu de résidence pour les religieux, un simple monastère. Il est devenu un centre d’enseignement et, dès l’époque Gupta, certains vihra ont pris de telles dimensions que le terme est traduit par «université». Le plus important a été celui de Nland (Bihr) où certaines traditions font séjourner Ngrjuna et son disciple ryadeva, que d’autres donnent comme fondé par l’empereur Kumragupta Ier (414-455). On connaît ce centre par la description détaillée qu’en a donnée un des plus grands traducteurs chinois de textes sanskrits bouddhiques, Hiuan-Tsang (602-664), qui le visita et y travailla. On y comptait mille cinq cents maîtres pour huit mille cinq cents étudiants. On y enseignait les stra sanskrits, grammaire, etc., aussi bien que les écritures et la philosophie bouddhiques. Le niveau le plus élevé était visé, avec un examen d’entrée sévère, un cursus d’une quinzaine d’années, entre les âges de quinze et trente ans. Le centre était visité par de nombreux maîtres et il s’y tenait des débats scolastiques où les doctrines philosophiques et religieuses, hérétiques ou orthodoxes se confrontaient. Les courants du Mahyna y ont été dominants. Du Hnayna et du Mahyna se détache encore une nouvelle voie, celle du Mantrayna («voie des formules liturgiques») ou Vajrayna («voie du foudre/diamant»), le vajra étant un objet rituel symbolisant la notion de vacuité absolue qui comme le foudre détruit toute impermanence et comme le diamant est elle-même indestructible. On l’appelle encore tantrisme, du nom Tantra, du genre des traités de pratique rituelle qui sont la base de sa littérature. Cette voie se distingue par l’accent mis sur les pratiques rituelles et psychologiques du yoga. Elle s’est sans doute formée dans le même temps que les écoles tantriques, ivaïtes, vishnuïtes, etc., avec lesquelles elle a de nombreuses affinités la 31 prédisposant aux emprunts. Par exemple, la dévotion bouddhique à Mahkla et Devkl dont témoigne le r-mahkla-sdhana de Vararuci, peut-être identifiable à Padmasabhava, introducteur du tantrisme au Tibet au VIIIe siècle, n’est qu’une reprise d’un culte tantrique ivaïte très populaire à Ujjayin et au Kamr. La propension au yoga dans cette école a apporté au bouddhisme une nouvelle catégorie de saints, les siddha, sages doués de pouvoirs surnaturels, auteurs de miracles, par la force de leur yoga. Ils sont souvent très proches d’homologues hindous, tel Gorakantha, qui, selon certaines traditions, aurait été le maître de Padmasabhava, ou Lyipu, qui contribua à la littérature mystique en vieux bengali des Carypada. Padmasabhava a sans doute appartenu au nordouest de l’Inde (Oiyna ou Kamr). Le tantrisme a été aussi très florissant à l’est où une autre «université», Vikramal, fut fondée par le roi Dharmapla vers 800. Ce fut un grand centre de tantrisme. Il donna Ata (ou Dpakara) au Tibet au XIe siècle. Il était encore actif au début du XIIIe siècle. Déclin et renouveau L’épigraphie, l’archéologie, les textes, toute la documentation historique attestent la vitalité des divers mouvements bouddhistes, Hnayna, Mahyna, tantrisme jusqu’au XIIe siècle. Tout philosophe hindou se doit encore de réfuter des doctrines bouddhistes, même les vues tantriques. Abhinavagupta (XIe s.) prend le soin de critiquer le Klacakra, école de tantrisme bouddhique dans sa grande somme de tantrisme ivaïte, le Tantrloka («le miroir des Tantra»). Le débat dialectique contre un adversaire bouddhiste occupe largement l’œuvre d’un docteur du aivasiddhnta tel que Bhaa Rmakaha (XIIe s.) et reflète la réalité de débats d’écoles pleines de vitalité. Après, et rapidement, il apparaît comme un pur exercice d’école, se réduisant au rappel d’arguments repris textuellement d’ouvrages antérieurs. Le déclin a été rapide. Les causes n’en sont pas simples. La dialectique akarienne est traditionnellement donnée en Inde comme triomphatrice des doctrines bouddhiques en général. En fait, l’idéalisme de akara est proche de celui des Vijñnavdin et les adversaires de akara ne manquent pas de le dénoncer comme un bouddhiste déguisé. Ce n’est donc pas la seule cause. Les destructions de monastères-universités par les conquérants musulmans de l’Inde du Nord ont certainement porté atteinte à la force intellectuelle du bouddhisme. Enfin, pour ce qui est de la foi religieuse, de la 32 pratique populaire même, du bouddhisme des laïcs, ils ont dû reculer devant la montée des courants dévotionnels et tantriques ivaïtes, vishnuïtes et kta, qui caractérise la vie religieuse de l’Inde à la fin du Moyen Âge. On note l’achèvement de toute production littéraire bouddhique à l’époque même où les grandes langues régionales de l’Inde se constituent comme langues littéraires et comme véhicules des nouveaux courants dévotionnels. De nos jours, le bouddhisme est vivant à Sri Lanka et au Népal. En Inde même sont faits quelques efforts de reviviscence. Par exemple, un mouvement de conversion de classes défavorisées de la société d’aujourd’hui, ce qui leur permet une promotion sociale, a été lancé par Ambedkar au Maharashtra. En outre, les études bouddhiques scientifiques ont fait sortir les plus vieilles formes de la religion de l’oubli où elles étaient tombées en Inde. L’histoire a réhabilité Aoka, l’archéologie a rendu la célébrité à des monuments tels que Sañci , Amarvat, Aja, etc. Les lieux saints du bouddhisme, Gay, etc., n’avaient jamais cessé d’être fréquentés par des fidèles. La tradition antique du pèlerinage reprend aujourd’hui de l’ampleur. 2. Doctrines bouddhiques Hnayna Les écoles anciennes, dont la mieux connue est celle des Theravdin de tradition pli, sont groupées sous le nom de Hnayna, «moyen inférieur de progression vers le salut», souvent traduit en Europe par «Petit Véhicule», nom qu’elles ne se sont pas donné, mais qui leur a été attribué péjorativement par les écoles réformées plus tardives, qui s’appelaient elles-mêmes celles du Mahyna, «moyen supérieur de progression» ou «Grand Véhicule». Les doctrines du Hnayna peuvent s’ordonner sous quatre chefs, les «nobles vérités» que le Buddha lui-même a énoncées dans son premier sermon. La première vérité constate l’existence de la douleur. Sur elle se fonde la représentation bouddhique des choses dans le monde: une cosmologie en ce qui concerne la nature, une physiologie et une psychologie en ce qui regarde les êtres. La théorie du jeu des choses conduit à la deuxième vérité concernant l’origine de la douleur qui est la «soif» de jouissance, d’existence ou d’inexistence. La 33 définition des conditions de cessation de la douleur, découlant des notions sur son origine, constitue la troisième vérité: l’arrêt de la douleur. La technique, enfin, de la réalisation de ces conditions montre la quatrième vérité, le chemin de l’arrêt de la douleur, et comprend tout le processus du salut, depuis l’entrée dans le courant de la Loi bouddhique jusqu’à l’Extinction finale. L’état des choses La loi bouddhique (dharma) est l’ordre des choses, leur norme et nature. Toutes choses sont dépourvues d’être en soi (antmaka), parce qu’elles sont impermanentes en tant que confectionnées, tout composé étant sujet à décomposition. Les choses confectionnées se classent en cinq catégories ou ensembles (skandha): celui du sensible (rpa), c’est-à-dire tout ce qui est matériel, les facultés sensorielles, l’esprit en tant que pouvoir de perception central, les manifestations extérieures par la parole ou l’acte, conscientes ou inconscientes (vijñapti, avijñapti); celui des sensations (vedan) nées du contact avec chacun des organes des sens et avec l’esprit, sens général; celui des perceptions (sajñ), phénomènes cognitifs correspondant aux phénomènes affectifs que sont les sensations; celui des constructions psychiques (saskra) complexes de toutes sortes qui constituent les éléments du psychisme conscient et inconscient, fonctions générales de prise de contact, sensation, perception, idéation ou volition, attention exclusive, mentalisation, raisonnement, réflexion, décision, énergie, intention, paresse, torpeur, présence d’esprit, intelligence, diverses dispositions vertueuses ou criminelles; l’ensemble des pensées (vijñna), idéations résultant des autres phénomènes psychiques. En dehors de tout ce qui est classé dans ces catégories, il y a seulement le nirva, état définitif comme étant inconfectionné. Dans les représentations bouddhiques de l’agencement des choses dans le monde, le point de vue psychologique prime le plus souvent, une partie des mondes mêmes étant conçue comme simples habitats d’êtres distingués par les états psychologiques. Cela s’explique par le fait que le bouddhisme se préoccupe moins d’une physique que des états de rétribution des actes en lesquels sont engagés les divers êtres qui peuplent le monde. L’univers comporte une infinité de mondes, disques enfilés sur une montagne axiale, le Meru. En chacun se distinguent trois domaines: les désirs, les apparences, et l’absence d’apparences. Ils sont ainsi définis par rapport à l’occupation d’esprit spécifique des êtres qui y résident. Le domaine du désir est le 34 séjour des hommes, des animaux, de certains êtres déchus, de certains dieux. Il comprend la terre, des enfers et des cieux. Le domaine des apparences est occupé par des étages de cieux où les dieux qui les habitent sont affranchis des désirs, mais ont notion de formes ou sont visibles sous des formes. Ces étages sont au nombre de quatre principaux, où les états psychiques correspondent respectivement à ceux des quatre degrés de méditation. Le domaine de l’absence d’apparences, comme son nom même l’indique, exclut toute localisation et disposition matérielles. Il est simplement constitué par quatre domaines d’extension de dispositions psychiques: de l’infinitude de l’espace; de l’infinitude de la connaissance ou de la pensée; du néant; celui enfin où il n’y a ni notion ni absence de notion. La structure de la matière constituante de toute chose est dans le canon pli simplement ramenée aux éléments primordiaux au nombre de quatre, terre, eau, feu et vent, quelquefois de six, en ajoutant l’espace et la pensée. Quelques écoles ont admis un véritable atomisme. L’atome ultime, substantiel et insécable, ne se présente pas à l’état isolé mais en association avec d’autres en une molécule, dont l’ensemble est maintenu par l’élément vent. Les grands éléments sont simultanément présents dans les molécules formant les corps matériels, car, par exemple, l’élément feu existe dans l’eau qui peut être plus ou moins chaude. La perception a lieu quand les molécules objectives sont atteintes par des molécules semblables siégeant dans les organes sensoriels; elles sont en perpétuelle instabilité, comme tous les composés. Le temps est en général considéré sous l’aspect de durée des phénomènes, comme chez les astronomes. On admet de grands cycles se renouvelant éternellement et englobant des groupes de cycles plus petits. Il y a des périodes d’involution et d’évolution successives, séparées par des périodes égales de stabilité dans l’état involué ou évolué. Dans l’état d’involution, le monde se vide d’êtres, se détruit étage par étage, par le feu, l’eau, le vent, jusqu’à l’étage du quatrième degré de méditation du domaine des apparences, qui, avec a fortiori le domaine de l’absence d’apparences, n’est pas sujet à une destruction de cette sorte. Dans la période d’évolution a lieu un retour inverse du monde et de ses êtres à l’état différencié et organisé. Certaines périodes sont dites vides ou non vides, selon qu’elles sont dépourvues ou pourvues de Buddha. La période actuelle, qui a eu successivement cinq Buddha, est une période fortunée. 35 Les êtres vivants sont classés selon leurs destinations, c’est-à-dire selon les actes des vies antérieures dont ils éprouvent la rétribution dans les vies présentes: enfers, matrices d’animaux, mondes des trépassés, mondes des titans (asura, rivaux des dieux, mais de caractère ambivalent, tantôt bons, tantôt mauvais), mondes des dieux et monde des hommes. Les dieux sont en grande partie hérités du brahmanisme. Au-dessus de toutes les sortes de génies, des trente-trois dieux, des Yama, des Tuita chez lesquels le Buddha a passé son avant-dernière existence, des Nirmarati qui habitent le domaine des désirs, viennent, dans le domaine des apparences et d’absence d’apparences, des dieux qu’on peut appeler «de méditation», sortes de dieux yogin, caractérisés par des états psychologiques de plus en plus dégagés des mouvements psychiques des basmondes. Tous ces dieux ont une durée chiffrée par périodes cosmiques immenses. La condition humaine masculine est nécessaire pour l’acquisition de l’Éveil, sinon pour l’obtention du nirva. Elle est diversifiée par les classes sociales, les castes et les conditions individuelles multiples. S’y distinguent les brahmanes, les samanes, religieux devenus tels par effort personnel, les rois. Du point de vue spirituel, les hommes se différencient selon leur avancement dans le chemin de l’arrêt de la douleur. Au sommet de l’échelle se trouvent les Bodhisattva prêts à obtenir l’Éveil, à devenir Buddha, puis les Buddha, «Éveillés», eux-mêmes classés en «Éveillés isolés» (pratyeka buddha) qui ne communiquent pas leur sagesse aux hommes, et Buddha dits en particulier Tathgata, «parvenus à la vérité». Le jeu des choses Le jeu des choses tel que le bouddhisme l’envisage élucide la deuxième des quatre «nobles vérités», celle qui concerne l’origine de la douleur. La vue fondamentale est ici un enchaînement des conditions de la douleur (prattyasamutpda): de l’ignorance résultent les constructions psychiques (saskra) d’origine phénoménale; des constructions psychiques le psychisme; du psychisme la personnalité (nmarpa, littéralement «nom et forme», c’est-à-dire l’individu avec tout ce qui en lui relève de la forme, corps et représentations, et avec son nom qui dénote son unité abstraite); de la personnalité le groupe des six domaines sensoriels; de ceux-ci la prise de contact; de la prise de contact la sensation; de la sensation la soif (plus spécialement le désir amoureux); de la soif l’appropriation (représentée particulièrement par l’union des sexes); de 36 l’appropriation l’existence; de l’existence la naissance; de la naissance la vieillesse et la mort. Il y a donc un processus automatique qui domine toute la destinée humaine, motive et détermine les réincarnations en série ou transmigration (sasra), processus conçu en fonction de théories psychophysiologiques. Il n’y a pas à proprement parler de rétribution des actes, car il n’y a pas de justice distributive extérieure punissant les péchés et récompensant la vertu. Les actes répondent à une idéation qui laisse une trace dans le groupe des phénomènes psychiques, lesquels à leur tour constituent le fonds d’un être. Les traces de ce genre forment les constructions psychiques. Celles-ci gardent de leur origine dans les actes une puissance d’activité qui ne s’épuisera que par sa réalisation. Elles s’épuisent dans une série de vies successives. Mais toutes les vies ne sont pas génératrices de constructions psychiques actives, car l’idéation qui les produit n’existe pas dans toutes les sortes d’existence, notamment pas dans les existences animales. Des thèses se sont opposées sur la nature de l’être transmigrant. On a tantôt pensé qu’il était une personne (pudgala) sous-jacente à des revêtements phénoménaux divers dans les différentes existences. Ou bien on a considéré que les ensembles qui peuvent constituer la personne sont perpétuellement changeants, la personne étant alors sans un «soi» permanent et ne désignant qu’une continuité phénoménale aux éléments changeants; un groupement particulier de phénomènes donnant l’apparence d’une personne particulière conditionne son avenir de groupement par son jeu présent, sans qu’il soit besoin d’une entité personnelle immuable incorporée dans ce groupement de phénomènes. Les conditions d’arrêt de la douleur De ce que les existences douloureuses découlent de l’activité, le bouddhisme ne conclut pas qu’il faille arrêter l’activité. L’abstention pure et simple résulterait d’un acte de volonté et serait par elle-même continuation d’activité. Le suicide est un acte qui détermine une renaissance. Le véritable arrêt qu’on doit obtenir, en vue de la cessation de la douleur, est celui de la formation des constructions psychiques. Tout acte donc qui s’ajoute à ces constructions est à éviter. L’épuisement de l’efficience peut être long. Les actes ne peuvent être totalement évités. Mais il est possible de bien orienter l’activité inévitable. 37 La formation dans l’être psychique de traces agissantes, qui d’abord orienteront favorablement l’activité et finalement l’enrayeront, s’obtient par la pratique de vertus et mieux encore par l’entraînement systématique du corps et de l’esprit qu’offre le yoga. Exercices psychophysiologiques, attitudes et exercices psychiques (vigilance, «position du psychisme» samdhi), conditions intellectuelles d’intelligence sous forme de faculté de prise de conscience des réalités sont des conditions requises pour la préparation à l’arrêt de la douleur. La vraie prise de conscience des choses est appelée «Éveil» (sabodhi), conditionné par sept parties constituantes: présence d’esprit, investigation des choses, énergie, joie, tranquillité, position du psychisme, imperturbabilité. La cessation de la douleur est appelée nirva, «Extinction». C’est l’arrêt de toutes les choses régies par la Loi du jeu naturel (dharma), l’arrêt du jeu des cinq ensembles phénoménaux. Il existe un nirva accessible en ce monde, extinction du désir des passions formatrices d’attachement à l’existence, réalisée chez le saint qui achève d’épuiser les conséquences des acquisitions antérieures. Dans le nirva total (parinirva) la liquidation de tout acquis est achevée et la mort a eu lieu par l’épuisement de la construction organique active qui entretient la vie corporelle. Le chemin de l’arrêt de la douleur Le chemin qui conduit à l’arrêt de la douleur est une technique de comportement et d’entraînement psychique. Il aboutit à l’Extinction par quatre voies successives correspondant à quatre stades dans la marche au but, celui du converti, du religieux qui ne renaîtra plus qu’une fois, du religieux qui ne renaîtra plus, du saint qui touche à l’Extinction. De plus, il ouvre une carrière encore supérieure, celle de l’être à Éveil (Bodhisattva ), destiné à devenir Buddha. Les techniques psychiques comprennent d’abord des dispositions de l’activité, tournures données au psychisme par une orientation habituelle vers des pensées déterminées qui s’actualisent en faveur de la progression vers les vérités bouddhiques, par exemple des exercices de fixation visuelle ou d’évocation mentale, regarder un disque de terre, un bol d’eau, un bâton incandescent, jusqu’à ce que la vision reste claire même quand on ferme les yeux, etc. Des méditations poussées jusqu’à ce que la représentation soit aussi claire qu’une vision réelle et qui engendrent dans le psychisme des séries phénoménales déterminées sont appelées bhvan («créations psychiques»). Une sorte de méditation réglée techniquement est le dhyna, entraînement progressif au vide de la conscience 38 préfigurant l’arrêt définitif qui sera réalisé par le nirva. Elle a quatre stades. Au premier, elle procède par exclusion des désirs et choses mauvaises et comporte sentiment de joie ou allégresse et félicité, nés de l’exclusion et accompagnés des activités intellectuelles de raisonnement, ou enquête, et de réflexion décisive, ou jugement. Au deuxième stade, il y a apaisement de ces activités intellectuelles, sérénité complète en soi-même, uniformisation de l’esprit et, par suite de cette «position» de l’esprit (samdhi), allégresse et félicité. Au troisième stade, il y a suppression de la «coloration» de félicité. Alors le méditant est imperturbable, pleinement conscient, éprouvant la félicité en son corps. Il goûte donc la béatitude, sans pensée discursive et sans manifestation d’excitation joyeuse. Au quatrième stade, par destruction de la félicité comme de la douleur et par disparition de la bonne comme de la mauvaise humeur, il y a «pureté totale d’imperturbabilité et de présence d’esprit». La pratique de ces méditations conduit aux renaissances dans les mondes où les êtres ont pour fonction d’être perpétuellement plongés en ces mêmes états psychiques. Au dernier des quatre stades de la marche à l’arrêt de la douleur, le saint (arhat) est en possession, dès ce monde, d’une première forme de l’Extinction. À la mort, il obtiendra l’Extinction totale. L’Éveil (bodhi) est beaucoup plus difficile à obtenir. Les saints qui entrent dans le nirva sont innombrables, mais les Buddha exceptionnels. Avant de devenir Buddha, les êtres à Éveil (Bodhisattva) suivent une très longue carrière qui couvre un nombre immense d’existences successives en raison de la difficulté de construire par l’accumulation de bonnes dispositions un être aussi parfait que le Buddha Tathgata. Dans ces existences, ils pratiquent dix «extrêmes de vertus» (pramit) ou dispositions favorables: don, pratique morale, abnégation, intelligence, énergie, patience, vérité, détermination, bienveillance, imperturbabilité. Ce sont les Bodhisattva, que le Mahyna exaltera particulièrement, qui culminent parmi ceux qui sont sur le chemin de l’arrêt de la douleur, les Buddha, eux, n’étant plus sur ce chemin, mais arrivés au but. Mahyna Le Mahyna est un mouvement qui est issu des écoles anciennes, en est une évolution, mais s’est cependant opposé à elles en les groupant sous le nom péjoratif de Hnayna, «moyen inférieur de progression vers le salut», et en se 39 donnant comme le «moyen supérieur». Il a en effet, en acceptant les principales doctrines anciennes, ouvert plus largement d’autres voies, celles du sentiment et de la spéculation. Il se présente donc plus comme un effort de dépassement et d’enrichissement que comme une réaction et une réforme. Il se caractérise avant tout par le développement des spéculations sur la nature des Buddha et des Bodhisattva, ainsi que par l’élargissement de l’ancienne méthode de destruction de la douleur en une grande religion de salut. À l’idéal du saint tendant personnellement au nirva dans la vie monastique se substitue l’idéal du Bodhisattva accomplissant le salut universel au cours d’innombrables vies mondaines. Un plus grand nombre d’êtres peut aspirer au salut et, pour y tendre, l’ardeur du sentiment et les ressources de la grâce des Buddha remplacent la discipline rigoureuse. Cette évolution a lieu parallèlement au développement des religions de bhakti et des philosophies de la délivrance, non sans émulation réciproque. Elle aboutit à la conception de Buddha et Bodhisattva multiples aux figures proches de celles des grands dieux du brahmanisme. Elle est marquée par un développement considérable des notions d’extension des mérites des grands êtres au pécheur et de salut par la Grande Compassion de ces êtres. Du point de vue philosophique, le Mahyna met l’accent sur la distinction entre une vérité d’expérience appelée «vérité d’enveloppement» – vérité pratique, celle du monde phénoménal – et la vérité absolue. Les écoles anciennes avaient déjà conçu de multiples Buddha successifs et de multiples apparences du Buddha, telles que celles créées lors du miracle de rvast. La conception de la transcendance du Buddha devait en effet conduire à faire du Buddha historique un simple aspect phénoménal de l’Être supramondain qu’il était en réalité. D’autre part, sont apparues l’idée que l’espace sur l’infinitude duquel s’exerçaient les méditations devait être rempli d’une infinité de mondes, et l’idée que les êtres ne pouvaient nulle part être abandonnés sans secours des Buddha et des Bodhisattva. Il en est résulté la multiplication des Buddha dans les mondes empiriques et la conception d’un corps absolu du Buddha en dehors des mondes. Comme le corps humain du Buddha historique avait déjà été doublé du corps merveilleux des manifestations miraculeuses, ce sont trois corps fondamentaux du Buddha qui ont été envisagés: dharmakya , «corps de la Loi», constituant l’essence réelle des Buddha et des choses, sabhogakya , «corps de jouissance», forme glorieuse pourvue des signes caractéristiques du grand être et manifestée aux Bodhisattva, nirmakya , «corps artificiel», phantasme créé 40 sous l’apparence humaine. Le corps de jouissance est considéré tantôt du point de vue de la jouissance qu’il donne au Buddha lui-même, tantôt du point de vue de la jouissance qu’en éprouvent les Bodhisattva qui le contemplent. Les Buddha tendent donc, dans le Mahyna, à se multiplier dans les apparences sur deux plans à la fois, pour les Bodhisattva et pour les êtres du commun, mais aussi à se ramener dans l’absolu à une unité d’essence, impersonnelle unité de nature avec l’être ultime des choses. Ce corps absolu a cinq caractères: conversion du psychisme de fond qui, au lieu de rester tourné vers la conscience empirique, est restitué à l’état absolu de réalité, le domaine de la Loi; pureté par suite de la plénitude des extrêmes de vertu (pramit) et de l’exercice de dix maîtrises; nondualité, caractère transcendant aux contraires de l’existence et de la nonexistence, du confectionné et de l’inconfectionné, de la pluralité et de l’unicité; permanence; inconcevabilité. Bien que transcendant, le dharmakya est actif dans le temporel pour préserver les êtres, en vertu de la disposition qui domine tout le caractère des Buddha, la Grande Compassion. Parmi les nombreux Buddha décrits, un groupe de trente-cinq, dont le premier est kyamuni et qui sont désignés comme devant recevoir la confession des péchés, est devenu très populaire au Tibet. Un des plus célèbres et dont la popularité a dépassé celle de tous les autres Buddha en Extrême-Orient est Amitbha, «Éclat infini», appelé aussi Amityus, «Longévité infinie». De même le culte du Bhaiajyaguru, le «Maître aux remèdes», a pris une importance considérable au Tibet, en Chine et en Indochine. Comme les Buddha, les Bodhisattva sont multipliés à l’infini, dans le Mahyna, et ils prennent encore plus d’importance en raison du rôle salvateur qui leur est attribué. Les conditions qui font d’un être quelconque un Bodhisattva sont ordonnées dans le schéma d’une carrière en dix étapes qui constitue le chemin type du salut. De plus, le salut des êtres devenant essentiel, le Bodhisattva différera le nirva pour sauver un plus grand nombre d’êtres. Le Bodhisattva doit pratiquer dix extrêmes de vertus (pramit), qui dans le Mahyna sont le don, la pratique morale, la patience, l’énergie, la méditation, l’intelligence, la virtuosité dans les moyens, le vœu, la force et la connaissance. Les plus importants des Bodhisattva sont: Maitreya, prochain Buddha de ce monde actuel, il réside dans le ciel des Tuita; Avalokitevara, lié à Amitbha, appelé aussi Lokantha, «Seigneur du monde», Padmapi, «qui a un lotus à la main», car il est représenté comme un jeune homme ayant le lotus pour attribut, ainsi qu’un chapelet, un livre 41 et un flacon d’ambroisie, portant une représentation d’Amitbha dans sa tiare; Mañjur, lié au Buddha Akobhya, aussi appelé Mañjughoa, «à la voix suave», Kumrabhta, «jeune homme», Vgvara, «Seigneur de la parole», représenté avec pour attributs le pañcacra , c’est-à-dire cinq mèches de cheveux ou une tiare à cinq pointes, un livre, un lotus ou une épée, plus une représentation du Buddha Akobhya qui orne la tiare. Les divinités reconnues par le Mahyna sont les mêmes que celles des écoles anciennes. Une importance plus grande est donnée à Indra, nommé ici Vajrapni et souvent associé aux grands Bodhisattva, ou même considéré comme l’un d’eux. Une innovation importante est l’introduction de divinités féminines qui deviendront dans les tantra l’équivalent des akti des dieux brhmaniques. Certains textes mahyniques mêmes, comme la Prajñpramit , seront personnifiés en de telles divinités. Au VIIe siècle, Xuanzang atteste le culte, au Magadha et à Vail, de Tr, considérée comme Bodhisattva et associée à Avalokitevara. Les stra mahyniques, donnés comme discours du Buddha et constituant les textes de base de l’école, exposent les doctrines du Mahyna en des ensembles extrêmement touffus. Mais ces doctrines ont été reprises en des commentaires d’école et exposées plus systématiquement dans des traités des grands docteurs mahynistes. Chez ces derniers deux tendances apparaissent, celles des deux grandes écoles du Madhyamaka et de la Vijñaptimtrat, à quoi il faut ajouter une troisième tendance, moins doctrinale, se rapportant davantage à la technique religieuse pratique et qui aboutira au Mahyna tardif et aux tantra. Ces trois tendances sont déjà représentées par trois groupes de textes. Les doctrines de Prajñpramit sont à la base surtout de l’enseignement du Madhyamaka. Des textes comme le Lakvatrastra sont à la base de la philosophie vijñnavdin. Enfin d’autres textes comme le Saddharmapuarkastra évoquent les merveilles des assemblées et des enseignements des Buddha et parfois la puissance des formules (dhra). Les stra de la Prajñpramit enseignent essentiellement le développement extrême de l’intelligence de la vacuité des choses, intelligence qui est le moyen suprême de rejeter tout attachement aux choses et qui couronne les efforts du Bodhisattva pour se dégager d’elles. Ils prennent à tâche d’affirmer inlassablement que les choses sont vides d’être propre, que les cinq ensembles 42 des apparences, des sensations, des perceptions, etc., sont vacuité, les facultés de connaissance étant aussi vides d’être propre que les choses connues. On ne se contente donc plus de dénoncer, avec les écoles anciennes, l’impermanence des choses, on déclare que, du point de vue de la vérité absolue, elles ne sont rien et par conséquent ne soulèvent aucune question quelle qu’elle soit. Le principe du jeu des choses et les nobles vérités enseignées par le Buddha ne concernent que du vide, n’existent pas vraiment, non plus que la connaissance, non plus que la prise de possession des choses ou de leur arrêt. Mais, du fait qu’aucune prise de possession n’a lieu réellement, il n’y a de réel qu’un enveloppement de la pensée, et il n’est que de s’en rendre compte pour faire son salut. Celui qui, s’en rendant compte, prend point d’appui sur l’extrême d’intelligence des Bodhisattva, se débarrasse de cet enveloppement de pensée; dès lors il a dépassé l’erreur, atteint l’Extinction décisive, il est pleinement «Éveillé». Le Mdhyamaka Les Mdhyamika, qui suivent Ngrjuna, sont ceux qui optent pour un moyen terme (Madhyamaka) dans les problèmes concernant les choses. Ils ne se rangent ni à l’affirmation, ni à la négation au sujet des choses, mais les reconnaissent pour vides d’être propre, ce qui dispense d’avoir aucune idée sur elles. Le Madhyamaka est chemin du milieu, parce qu’il se tient entre deux opinions extrêmes, que les choses sont ou ne sont pas. Il n’établit pas de système d’affirmation ou de négation, mais se livre seulement à une critique dissolvante des connaissances mondaines illusoires. Ces connaissances ont lieu par l’effet de l’ignorance. Cette ignorance est celle de la vacuité réelle. Elle occasionne la production d’une vérité d’enveloppement, les apparences phénoménales, par-dessus la vérité absolue. La vacuité n’est que l’irréalité de fondement des apparences phénoménales, non le néant universel, non pas même l’irréalité des apparences en tant que telles. La vacuité d’être propre des choses implique la vacuité de leur déroulement. La production en consécution des conditions de la douleur n’existe donc que comme fait d’apparence. La causalité n’existe pas en réalité absolue. Ngrjuna résume sa doctrine en une série de huit «non»: non-arrêt, non-production, non-cessation, non-persistance, non-unité, non-pluralité, non-venue, non-départ. Ces huit non expriment le rejet de quatre couples d’affirmations contraires concernant les choses constitutives de la réalité d’apparence. 43 Le Madhyamaka est à l’origine d’un grand développement de la dialectique dans les écoles bouddhiques. Il utilise principalement deux méthodes critiques. L’une est d’ordre ontologique. L’être propre n’est pas dans les choses. Est donc vide toute thèse établie à propos de choses vides par une pensée relevant du monde vide. La thèse même du vide, pour négative qu’elle soit, tombe sous le coup de cette critique et c’est pourquoi le Madhyamaka évite la négation comme l’affirmation. Son autre méthode critique la plus abondamment maniée est la réduction à l’absurde (prasaga). Poussant dans ses conséquences ultimes, en fonction de l’axiome ontologique ci-dessus, la proposition d’un adversaire, il en montre l’absurdité. Par exemple: admettons avec l’adversaire que l’acte existe en soi; il serait éternel (axiome de l’ontologie); mais un acte éternel n’a pas à recevoir d’accomplissement; on ne pourrait donc imputer à un agent un acte accompli. L’importance donnée à l’emploi de la dialectique de la réduction à l’absurde a amené la distinction d’une école, dite des Prsagika, fondée par Buddhaplita et illustrée par Candrakrti. Elle a entraîné, en réaction, l’apparition des Svtantrika, avec Bhvaviveka, qui, recourant à une logique positive aussi, s’efforcent d’établir des inférences autonomes (svatantrnumna), indépendantes des propositions adoptées par les autres. Vijñnavdin-Yogcra Les Vijñnavdin, «ceux qui parlent de la pensée», ou Yogcra, «qui ont le yoga pour pratique», reçoivent l’une ou l’autre de ces deux désignations selon qu’ils sont considérés dans leurs doctrines ou leurs pratiques. Selon leur doctrine caractéristique, appelée vijñaptimtrat , «notification sans plus», les choses ne sont que représentations psychiques, se réduisent à «rien que la pensée» qui les «notifie» – ce «rien que pensée» étant la seule réalité absolue. C’est un fait établi que la pensée connaît. Il y a donc un connaissable, même s’il n’est pas un objet extérieur, et, à défaut de réalité extérieure, le support du connaissable est le psychisme intérieur de fond, constitué par l’accumulation des imprégnations (vsan ) résultant de phénomènes psychiques successifs, conformément à l’ancienne théorie des constructions psychiques. Dans ce psychisme de fond pratiquement permanent, à la manière d’un fleuve dont le contenu mouvant est en changement perpétuel, les imprégnations actives sont des semences de reproduction de phénomènes psychiques de même espèce que ceux qui les ont produites. Les manifestations successives du psychisme sont donc reliées entre elles par une sériation continue qui en assure l’identité d’aspect dans la répétition 44 indéfinie. Leurs diverses séries sortent côte à côte de psychismes de fond qui sont pareils chez les divers êtres; elles constituent des représentations conformes les unes aux autres, chez le même être et chez les divers êtres, d’où la connaissance normale commune. La connaissance aberrante relève d’un accident particulier. Elle est empiriquement fausse par rapport à la connaissance commune empiriquement vraie, toutes les deux n’étant que représentations et ni l’une ni l’autre n’impliquant la réalité de l’objet. Toutes les choses sont donc purement psychiques. On leur attribue trois modes d’être propre par rapport à la réalité. Certaines sont totalement imaginées, pas même fondées sur des causes régulières, telles les conceptions de cornes du lièvre, d’une deuxième lune. D’autres, tout aussi illusoires, ont une nature dépendante, en tant que consécutives à des causes déclenchantes qui les relient en chaîne, comme les éléments de la production en consécution des conditions de la douleur. Elles sont soumises à un déterminisme régulier, le même aux yeux de tous, en raison de la similitude des psychismes de fond. Ces deux premiers modes d’être propre, celui de choses totalement imaginées au hasard et celui de choses illusoires déterminées, sont des caractères du phénoménal. À la différence des Mdhyamika, les Vijñnavdin conçoivent cette nature dépendante comme non absolument vide: les choses peuvent avoir une nature propre absolue qui est leur nature dépendante réduite à l’existence sans plus, vidée de toute qualification représentative particulière, infinie, homogène et pure, ou comme il est dit métaphoriquement «de saveur unique» comme l’espace. C’est la réalité foncière indescriptible qu’on ne peut évoquer qu’en disant qu’elle est «état d’être telle qu’elle est» (tathat). Cet état se confond avec la vijñaptimtrat. La discipline de salut pour les Vijñnavdin est, dès lors, l’effort de ramener le psychisme de fond à la pureté de la réalité telle qu’elle est, au rien que pensée, pure existence psychique sans manifestation particulière. L’instrument de la transmigration est l’acte gouverné par quatre «afflictions», vue du soi, égarement à propos du soi, estime du soi, amour du soi. Ces afflictions déjà latentes dans le psychisme de fond affectent l’esprit au moyen duquel les imprégnations profondes sont rendues conscientes. Elles doivent donc être éliminées sous leur forme actuelle, mais aussi sous leur forme latente. Il faut opérer un changement dans le psychisme de fond. Ainsi les exercices psychiques du yoga, créations psychiques (bhvan), positions du psychisme (samdhi), obtention d’états psychiques 45 favorables, jouent un rôle essentiel dans la réalisation du salut, d’où le nom de Yogcra donné aux Vijñnavdin. École de logique bouddhique À la dialectique élaborée chez les Mdhyamika s’est adjointe une active spéculation de logique positive, parallèle à celle des milieux brahmaniques. Avec Dignga, cette logique bouddhique s’est constituée en science autonome. Dignga étudie spécialement la connaissance et discute ses modes. Vijñnavdin, il soutient que l’objet de la connaissance est intérieur, aucun objet extérieur n’existant. Il n’admet que deux moyens de jugement, la constatation directe et l’inférence. La première est définie indirectement par opposition à l’imagination et comme non associée au nom et à l’espèce, car on peut constater une chose sans pouvoir la nommer et il n’est de prise immédiate que de l’individuel. L’inférence à trois termes, chose à prouver (grand terme), sujet en litige (petit terme), raison (moyen terme), se fait à partir de trois sortes d’indices: un produit, ex.: de la fumée sur une montagne, on infère que la montagne a du feu sur elle; des caractères d’être propre signalant un type, ex.: des caractères de l’arbre on infère que la dalbergie est un arbre; la non-perception, ex.: de la non-perception d’un pot on infère l’absence de ce pot. Dignga classe ensuite les diverses formes de raison et en examine les cas de validité et non-validité. Une autre théorie caractéristique de Dignga est celle de la définition ou dénomination par l’exclusion du différent. Le nom n’atteint pas la chose en soi, mais représente la somme de ses contraires exclus. Mahyna tardif et tantra Le «Mahyna» montrait le caractère illusoire du monde, mais il minimisait, par là même, la gravité de l’attachement au monde. Ce qu’abhorrait le fidèle du bouddhisme primitif devait apparaître de plus en plus inoffensif à ceux qui en reconnaissaient l’inanité et pouvaient même s’en servir symboliquement, pour confirmer, dès ce monde, au cours d’une action qui ne leur répugnait plus, la conscience de leur accès au domaine transcendant de la réalité suprême. Avec le «Mahyna» tardif, qui s’est exprimé principalement dans un ensemble de textes dénommés génériquement tantra, un regain de spéculation symbolique et la croyance fondamentale à une correspondance du microcosme à un macrocosme idéal et supérieur à tout ouvrirent la voie à la symbolique et à un ritualisme 46 supramoral. Une première conséquence est le développement extrême de la recherche des pouvoirs merveilleux par les rites, les formules, le yoga, et éventuellement des techniques telles que l’alchimie. Les rites ont comporté des hommages propitiatoires, des prières à des divinités toujours plus nombreuses et la mise en œuvre d’un symbolisme qui donne prise sur les dieux et l’univers, par dessins, peintures, constructions, dispositions d’objets. Une autre conséquence a été dans certains milieux l’affranchissement de toute morale: l’adepte de certains tantra, le yogin parfait (siddha), cherchait à accomplir l’interdit, pour montrer son état de perfection inaccessible à la souillure, pour prouver, dans la corruption même, l’incorruptibilité. Les tantra font une répartition plus systématique du rôle cosmique des Buddha et des Bodhisattva du Mahyna et leur adjoignent des énergies féminines (akti) qui représentent leur activité dans le monde. Au-dessus des Buddha prenant des apparences humaines est constitué un groupe de cinq Buddha appelés Jina, Tathgata ou (à tort car le nom n’est pas employé dans les textes originaux) Dhynibuddha, «Buddha de méditation». Ces cinq Jina ont une localisation cosmique précise qui se marque dans des figurations symboliques (maala): Vairocana au zénith, Akobhya à l’est, Ratnasabhava au sud, Amitbha à l’ouest, Amoghasiddhi au nord. Ils correspondent aux cinq ensembles constitutifs de l’univers et aux éléments; ils ont pour attributs respectifs des couleurs, des gestes (mudr), des formules, des montures, et reçoivent une localisation dans le corps humain. Certaines écoles placent au-dessus d’eux un sixième être appelé Mahvairocana, Vajradhara ou Vajrasattva. Aux cinq Jina correspondent cinq Buddha humains: Krakucchanda, Kanakamuni, Kyapa, kyamuni et Maitreya; cinq Bodhisattva: akrapi, Vajrapi, Ratnapi, Padmapi (Avalokitevara), Vivapi et cinq akti : Vajradhtvevar, Dharmadhtvevar, Mmak, Par, Tr. Les manifestations multiples de ces grands êtres sont des formes définies, les unes bénéfiques, les autres terribles, et qui symbolisent matériellement les aspects qui leur sont attribués. Les représentations précises de ces formes servent de thèmes aux méditations en lesquelles les adeptes s’identifient à elles pour disposer de leurs potentialités d’action dans l’univers ou d’élan vers la réalisation suprême du salut. À ces Buddha, Bodhisattva et akti s’ajoutent des divinités proprement dites, la plupart considérées comme gardiennes de la Loi ou du monde, tantôt bénéfiques, tantôt terribles, diverses sortes d’êtres non humains, asura, yaka, etc., des êtres 47 appelés Vajrayogin , adeptes du «yoga à foudre», élevés comme tels au-dessus de l’humanité ou de la divinité, bien qu’humains ou divins. Les doctrines tantriques admettent fondamentalement la théorie de la vacuité d’être propre de toutes choses. Mais les choses ne sont pas dépréciées en raison de leur vacuité. Pour l’adepte, les choses prises en tant que vides, en tant que participant à l’absolue réalité de la vacuité, ne font pas obstacle à l’intelligence, mais y conduisent. Les forces d’impulsion passionnelles qui sont liées à la vie au sein des choses seront captées par l’adepte à son profit et, grâce au «yoga», seront un moyen d’atteindre l’intelligence. L’union du moyen et de l’intelligence sera par excellence celle de l’impulsion de compassion et de l’intelligence de la vacuité. Cette union sera aussi symbolisée dans les écoles extrêmes par l’union sexuelle sublimée. Le rattachement général des interprétations symboliques des tantra à l’enseignement traditionnel du bouddhisme est resté possible en vertu d’un principe d’explication ésotérique. La parole du Buddha a un sens caché que les initiés entendent et qu’ils dégagent en établissant la valeur symbolique des termes techniques, en déchiffrant sous le langage ordinaire le langage intentionnel. Les spéculations comportent un symbolisme érotique ou d’ordre philosophique, ou jouent sur les phonèmes. Une partie des symbolismes utilisés, surtout ceux où entrent des éléments ou produits du corps, semble correspondre aux symbolismes que la psychanalyse met en lumière, chez les sujets les plus divers et indépendamment de toute doctrine spéciale chez ces sujets. Le yoga tantrique fait entrer les symbolismes dans ses techniques à la fois corporelles et psychiques, en assimilant les éléments physiques et fonctionnels du corps et de l’esprit à des éléments du cosmos et en se donnant prise par les uns sur les autres. La structure du corps est conçue en correspondance avec le cosmos. Quatre corps du Buddha y sont étagés: le nirmakya en relation avec l’ombilic, le dharmakya avec le cœur, le sabhogakya avec la gorge, le sahajakya , «corps inné», avec la tête. Trois vaisseaux servent à la circulation des souffles dans le corps au cours des exercices psychophysiologiques, lalan qui représente l’intelligence, rasan qui représente le moyen, avadht qui sert de conduit au vent dont l’impulsion meut l’essence de l’union des deux autres, figurée par la semence non émise et conservée dans le corps par technique de yoga. Le yoga met en jeu, outre les pratiques matérielles de postures, gestes, respiration, 48 les techniques psychiques de concentration, création psychique, etc. Dans ces exercices, le yogin utilise toutes les impulsions, même les plus violentes, ce qui a amené les écoles extrêmes à prêcher le rejet de tout dégoût, tout scrupule, toute honte, dans la perspective exaltée des buts à atteindre. Jean Filliozat 49 BOUDDHISME - Bouddhisme tibétain Selon la tradition tibétaine, le bouddhisme fut introduit au Tibet au VIIe siècle, en même temps que l’écriture était inventée et que le pays entrait dans l’histoire grâce à une expansion rapide qui inquiéta la Chine au point qu’un chapitre spécial des Annales officielles chinoises fut désormais consacré au Tibet. Néanmoins, les contacts avec le monde indien devaient être beaucoup plus anciens, à travers les échanges commerciaux, la résidence de sdhu indiens dans les ermitages himalayens, ou les pèlerinages des Hindous à la montagne sacrée Kailash, située au nord de l’Himalaya, dans un territoire annexé par les Tibétains, précisément au VIIe siècle. De la même façon, les Tibétains devaient avoir connaissance du bouddhisme florissant alors au Népal, au Cachemire, dans les oasis d’Asie centrale et en Chine. Quoi qu’il en soit, aux VIIe-VIIIe siècles, le bouddhisme s’installe officiellement au Tibet, patronné par les rois. Mais le processus de conversion s’étala sur plusieurs siècles, les luttes religieuses se combinant aux luttes politiques et leur servant de prétexte. Au XIe siècle seulement, on peut affirmer que le Tibet est un pays bouddhiste; mais, dès lors et jusqu’à nos jours, il l’est totalement. Le développement historique du bouddhisme tibétain étant déjà traité ailleurs (cf. TIBET, article qu’il est conseillé de consulter au préalable), on n’abordera ici que certains de ses aspects tels qu’ils apparaissaient avant les grands bouleversements politiques récents. Le bouddhisme tibétain subsiste, avec des variations locales dues principalement à l’école implantée, tout le long de la chaîne himalayenne, du Ladakh au Bhutan, en passant par le Népal et le Sikkim . Il demeure vivant aussi dans les communautés tibétaines réfugiées en Inde. Il semblait avoir totalement disparu du Tibet même, comme de la Chine, où il s’était implanté au XIIIe siècle avec les Yuan, et de la Mongolie, qui l’avait adopté au XVIe siècle . Cependant, depuis que les Chinois ont, en 1980, autorisé la réouverture de quelques monastères et la pratique religieuse, des communautés monastiques se sont immédiatement reconstituées, les lieux saints voient défiler un flot ininterrompu de fidèles, les drapeaux de prière ont fait leur réapparition, la vénération envers le dalaï-lama est proclamée: témoignages de l’enracinement du bouddhisme dans le cœur des Tibétains. 50 1. Formation du bouddhisme tibétain Lorsque le Tibet s’ouvrit au bouddhisme, celui-ci avait subi de profondes transformations dans son pays d’origine: le Mahyna y était puissamment concurrencé par le tantrisme, et, selon la personnalité des missionnaires indiens, ce fut l’un ou l’autre de ces courants qui fut prêché. Parallèlement, des moines chinois de l’école Chan s’installèrent au Tibet, où leurs doctrines connurent un grand succès jusqu’à l’interdiction officielle qui les frappa dans la seconde moitié du VIIIe siècle. Mais le bouddhisme ne pénétrait pas dans un désert religieux; les Tibétains possédaient un système de croyances dont, faute de documents contemporains suffisants, on ne peut dégager que quelques éléments : cosmologie reposant sur l’identification des montagnes aux dieux d’en haut, responsables de l’ordre du monde; occupation du site habité par une multitude de numina , bénéfiques ou nuisibles selon l’attitude de l’homme à leur égard; croyance en une vie post mortem , dans l’attente d’une résurrection qui devait intervenir à la fin de périodes successives d’une dégradation morale et matérielle de plus en plus accentuée. Si le bouddhisme ne pouvait accepter ces croyances qui se trouvaient en totale opposition avec ses doctrines, il assimila en revanche peu à peu le vocabulaire religieux en le transposant à ses propres concepts, ainsi que des rituels de propitiation ou de conjuration, en les recouvrant d’un placage bouddhiste. Tous ces éléments, auxquels il faut ajouter des influences iraniennes, nestoriennes, difficiles à définir dans l’état actuel des recherches, se combinèrent pour constituer le bouddhisme tibétain, forme suffisamment originale pour que les Occidentaux lui donnent un nom particulier, celui de lamaïsme. Le terme rend compte de la place essentielle occupée par le bla-ma (occidentalisé en Lama), traduction et équivalent du sanskrit guru , chaînon obligatoire dans la lignée de transmission des enseignements, et condition nécessaire et suffisante de la progression spirituelle du disciple. Mais cette notion n’est pas particulière au bouddhisme tibétain; elle est partagée par le tantrisme en général, qu’il soit bouddhiste ou hindouiste. En outre, le mot «lamaïsme» a l’inconvénient de suggérer l’idée d’une religion particulière, alors qu’il s’agit fondamentalement du bouddhisme, senti et vécu comme tel par les Tibétains, qui récusent le terme. Pour être complet, il faut ajouter qu’ils récusent également celui de bouddhisme tibétain, ne voulant voir dans leurs croyances et pratiques que le prolongement du bouddhisme indien. Ils appellent donc leur religion chos : Dharma. 51 2. Écoles et doctrines Comme dans le bouddhisme indien, plusieurs écoles se constituèrent au Tibet, mais leur différenciation dépend plutôt de facteurs historiques que de distinctions doctrinales, qui ne s’affirmèrent que peu à peu: au départ, il ne s’agissait que de disciples groupés autour d’un maître, qui recevaient puis transmettaient à leur tour les enseignements et pratiques que leur maître avait luimême directement reçus de ses maîtres indiens. Cela vaut pour les écoles qui se constituèrent à l’époque de la deuxième diffusion du bouddhisme (à partir du XIe siècle) et reçurent le nom global de «nouvelles» (gsar-ma-ba). Par réaction, les adeptes qui maintinrent la validité de la tradition tibétaine ancienne, transmise par des maîtres indiens invités par le roi Khri-srong Idebtsan: Padmasambhava, Vimalamitra prirent ou reçurent le nom d’«anciens» (rNying-ma-pa). Bien qu’il soit toujours présenté comme une religion à part, même par les Tibétains, le Bon doit aussi être compté dans les écoles du bouddhisme tibétain [cf. TIBET]: l’école Bonpo qui se réclame de son fondateur, le maître gShen-rab, de la même manière que les rNying-ma-pa se réclament de Padmasambhava, apparaît comme un deuxième courant dans la tradition «ancienne», qui s’individualise à partir du XIe siècle. Le sectarisme des écoles crût avec le temps, allant parfois jusqu’à des persécutions religieuses de la part de l’école politiquement dominante. Mais le sectarisme, source d’ouvrages polémiques souvent virulents, est présent dès l’introduction du bouddhisme au Tibet, et contrebalancé par une propension simultanée à l’éclectisme. Celle-ci devait s’épanouir au XIXe siècle dans un mouvement qui se baptisa lui-même «éclectique» (ris-med), et qui voulait réconcilier toutes les tendances en s’appuyant sur leur fonds commun: le bouddhisme indien. En ce qui concerne la doctrine, toutes les écoles, en effet, déclarent officiellement adhérer au Madhyamaka, même si leurs positions combinent celui-ci avec le Vijñaptimtrat (pour le contenu de ces termes, cf. supra BOUDDHISMEBouddhisme indien), telles les écoles rNying-ma-pa et Jo-nang-pa, ou certaines traditions bKa’-brgyud-pa. Toutes aussi adoptent la gradation, introduite au Tibet 52 par Atisha, des Véhicules (ou voies de salut) selon les capacités intellectuelles et spirituelles des adeptes, gradation qui permet de ne rien exclure de la tradition indienne: le Hnayna est destiné aux êtres de capacités moyennes, le Mahyna aux êtres de capacités élevées, le Tantrayna (ou Vajrayna) aux êtres de capacités supérieures. En fait, au niveau de la doctrine, les divergences ne correspondent pas à des oppositions dogmatiques entre une école et une autre, mais plutôt à des interprétations différentes des mêmes termes: vacuité, esprit, délivrance... par des savants appartenant parfois à la même école. Les particularités de chaque école s’affirment surtout au niveau des tantra et de leur pratique. Mais, là encore, bien souvent une terminologie différente recouvre une réalité finalement identique, celle de l’expérience mystique. Chaque école privilégie la propitiation d’une divinité protectrice particulière (yi-dam) et pratique donc de préférence le tantra ou le cycle tantrique propre à cette divinité. Mais, s’agissant d’expériences mystiques, les méthodes d’approche de la vérité ultime sont multiples, qui ont été révélées au cours des âges à des maîtres, d’abord indiens puis tibétains, et transmises fidèlement par la chaîne ininterrompue de maître à disciple: aussi vaudrait-il mieux parler de traditions propres à chaque lignée spirituelle, sans cloisonnement très étanche entre les écoles, un adhérent de l’une pouvant très bien prendre comme bla-ma personnel un maître d’une autre. Ainsi le cinquième Dalaï Lama fut-il le dépositaire de nombreuses initiations rNying-ma-pa et trouve-t-on des lignées spirituelles où se mêlent ’Brug-pa et rNying-ma-pa, ou Karma-pa et rNying-ma-pa. Outre les développements philosophiques, métaphysiques, et liturgiques, il faut noter une innovation remarquable par rapport au modèle indien – celle des sprul-sku (tulkou), «Corps de transformation», réincarnations successives d’une même entité: saint, buddha ou bodhisattva –, qui combine la doctrine du sasra (cycle des renaissances) et celle des aspects de la bouddhéité appelés Corps de buddha , le «Corps de transformation» (sanskrit: nirmakya) étant l’aspect phénoménal, celui de la manifestation au monde des buddha. Cette théorie, énoncée pour la première fois au XIIIe siècle chez les Karmapa, semble-t-il, connut un rapide succès dans toutes les écoles et devint la base du système de transmission des postes hiérarchiques importants, dont les Dalaï Lamas ne sont qu’un exemple. 53 3. Textes canoniques et littérature scolastique La première préoccupation des Tibétains en se convertissant fut d’avoir accès aux textes canoniques, rédigés pour la plupart en sanskrit, mais aussi dans des langues vernaculaires, si l’on en croit un édit royal ordonnant de retranscrire les originaux en sanskrit avant leur traduction en tibétain. Trois révisions successives de la langue des traductions furent ordonnées, la dernière au début du XIe siècle, créant ainsi des équivalences stables et si adéquates que les bouddhologues utilisent les versions tibétaines pour corriger ou suppléer les textes sanskrits. Les traductions étaient menées conjointement par des pandits indiens et par des traducteurs tibétains, puis soigneusement revues et corrigées, et les noms des traducteurs et des correcteurs étaient inscrits au bas des manuscrits. Les textes dûment établis, très tôt aussi les Tibétains eurent le souci de les rassembler et de les cataloguer, comme en témoigne le catalogue de la Bibliothèque royale, dressé au palais de lDan-kar au IXe siècle et parvenu jusqu’à nous. À partir du XIe siècle, la période de deuxième diffusion du bouddhisme, qui vit se renouer des liens étroits avec l’Inde, le Népal, le Cachemire, fut marquée à son tour par des traductions intensives: de textes nouveaux, mais aussi de textes déjà traduits au cours de la première période de diffusion du bouddhisme. Au XIIIe siècle, plusieurs ébauches de collections canoniques sont constituées, prenant pour modèle le Tripitaka indien, mais c’est Bu-ston Rin-chen grub (12901364) qui donnera leur forme presque définitive aux deux grandes collections du bKa’-’gyur, «Traduction des paroles du Buddha», et du bsTan- Hgyur, «Traduction des traités» [cf. TIBET]. Cette compilation fut l’œuvre des savants des «nouvelles» écoles; pour la mener à bien, ils entreprirent un travail d’exégèse colossal, qui forme le noyau et le modèle de toute la littérature scolastique tibétaine. Ils entreprirent ainsi de déterminer des critères d’authenticité pour les stra, les tantra et les traités écrits par des maîtres indiens. Ces critères, fort stricts à partir de Buston, conduisirent à écarter des collections canoniques nombre de traductions anciennes qui n’y répondaient pas: si, par exemple, l’original sanskrit restait introuvable ou si leur transmission n’était pas établie avec suffisamment de certitude. En réaction, les écoles «anciennes» rNying-ma-pa et Bon-po, qui affirmaient la validité des enseignements transmis depuis l’époque de première diffusion du bouddhisme, se mirent à rassembler les textes rejetés par les «nouveaux», en des 54 collections qui leur sont propres, et à développer leur propre littérature exégétique pour défendre leurs positions. Parallèlement aux textes et enseignements qu’ils affirmaient avoir été transmis sans interruption depuis l’époque ancienne, ils s’appuyèrent sur un type particulier de littérature révélée encore plus suspecte aux yeux des autres écoles, celle des «textes-trésors» (gter-ma): cachés par un saint personnage au temps de la première diffusion du bouddhisme, confiés par lui à une divinité gardienne qui ne devait les laisser prendre que par l’être prédestiné à les mettre au jour, ils furent «découverts» depuis le XI e siècle et jusqu’à nos jours. Chez les rNying-ma-pa, ils entrent pour une part dans la Collection des tantra anciens (rNying-ma’i rgyud-’bum), rassemblée sous forme manuscrite au XVe siècle. Ils forment aussi de grands cycles liturgiques rattachés à des divinités particulières, et des cycles légendaires autour des rois Srong-btsan sgampo et Khri-srong lde-btsan, et de Padmasambhava. Il en va de même chez les Bon-po, qui ont constitué deux collections canoniques parallèles à celles des bouddhistes: le bKa’-’gyur (traduction des paroles du Buddha), mais la langue originelle cette fois est le zhang-zhung, langue sacrée des Bon-po, et le Buddha est gShen-rab leur fondateur; le bKa’-’gyur comporte cent soixante-quinze volumes classés en mDo (Stra), ’Bum (Prajñpramit), rGyud (Tantra) et mDzod (Abhidharma), dont beaucoup sont des «textes-trésors». Le brTen-’gyur , «Ce qui s’appuie sur la parole du Buddha», comporte cent trente et un volumes qui se présentent comme des commentaires aux textes du bKa’-’gyur . Si la table des matières et certains textes de ces collections sont connus, on n’en possède actuellement aucun exemplaire complet. Bien que les autres écoles accusent les Bon-po de plagiat, seule une étude détaillée des textes (qui reste à faire) permettra d’en décider. L’exégèse des savants tibétains, quelle que soit leur école, ne se borna pas à authentifier leurs écrits canoniques. Les tantra représentaient une masse énorme et confuse de textes contradictoires, où se côtoyaient des rites de vulgaire magie et des spéculations métaphysiques élevées. Les Tibétains les répartirent, à nouveau selon un modèle indien mais en adoptant des critères rigoureux, en quatre classes pour les écoles «nouvelles», six pour les «anciennes», allant des bya-rgyud (kriy-tantra), «tantra des actes» où dominent rituels et magie, aux bla-na-med-kyi rgyud (anuttara-tantra) , «tantra sans supérieur», où le symbolisme sexuel sert de support à la réalisation de l’identité du sasra et du nirva. Les stra eux-mêmes ne formaient pas une littérature homogène et nombre 55 de passages semblaient en contradiction avec la doctrine. Là encore, les Tibétains s’attachèrent à déterminer si un texte avait été énoncé par le Buddha en sens direct (métaphorique, drang-don) relevant de la vérité conventionnelle, ou en sens certain (nges-don) relevant de la vérité ultime. Enfin, à la suite de leurs maîtres indiens, les Tibétains entreprirent de commenter les textes canoniques, expliquant leurs mots difficiles ou leur sens. Les générations suivantes, reprenant ces commentaires, les commentèrent à leur tour: on peut dire ainsi que presque toute la littérature scolastique tibétaine n’est formée que de commentaires. 4. Clergé et vie monastique Dans le bouddhisme primitif, déjà, le clergé était objet de vénération, puisque la triple formule d’hommage s’adresse aux Trois Joyaux (Triratna): le Buddha, le Dharma, la Communauté des moines. Les rois tibétains, dès qu’ils eurent adopté le bouddhisme, accordèrent aux religieux des privilèges et des revenus qui les plaçaient au-dessus de toutes les catégories sociales, y compris la noblesse. À la chute de la royauté, cette politique fut reprise à leur compte par les seigneurs locaux, qui avaient retrouvé leur autonomie, tandis que le peuple, converti, était convaincu que la meilleure façon d’accumuler des mérites était de servir le clergé et de lui faire des dons. On trouve là l’origine de la puissance économique et politique des grands monastères, qui, à partir du XIIIe siècle, se disputèrent l’hégémonie du pays, jusqu’à ce que les dGe-lugs-pa triomphent au XVIIe siècle avec l’installation des Dalaï Lamas: sur le plan hiérarchique, simples réincarnations des abbés d’un collège du monastère de ’Brasspungs (Drepung) , en fait, chefs politiques et religieux du Tibet. Toute la vie intellectuelle était aussi concentrée entre les mains des clercs. Enfin, dans la société rigoureusement hiérarchisée, formée de classes endogames, adopter l’état religieux était la seule possibilité de sortir de sa classe et éventuellement d’atteindre les plus hauts postes, soit par ses capacités personnelles, soit en étant reconnu comme une réincarnation (sprul-sku) d’un personnage éminent. Ces raisons mêlées attirèrent vers l’état religieux une grande partie de la population: 20 p. 100 selon une estimation courante à l’époque contemporaine; il était de règle qu’un fils au moins dans chaque famille 56 embrassât l’état religieux. Les nonnes étaient beaucoup moins nombreuses, et leur participation à la vie intellectuelle et spirituelle du pays pratiquement inexistante. Le statut des religieux n’est pas uniforme: il faut distinguer essentiellement entre les moines ordonnés et les religieux mariés. Les moines ordonnés (grva-pa) sont les continuateurs du sagha indien: ils suivent les règles disciplinaires (vinaya) et font donc vœu de célibat. Néanmoins, toutes les obligations et interdits du vinaya ne sont pas scrupuleusement respectés: l’interdiction de manger de la viande, par exemple. Comme dans le bouddhisme indien, plusieurs étapes jalonnent la vie du moine: renoncement au monde, noviciat, ordination complète. Les vœux monastiques sont en principe perpétuels. En réalité, divers motifs sont acceptés pour que le moine rende ses vœux et soit réduit à l’état laïc. Les moines vivaient dans des monastères. Le futur moine y entrait très jeune, vers huit ans, sur décision de ses parents, très rarement de son propre chef. Il était confié à un maître, membre de la famille ou connaissance, chez qui il habitait et qui prenait en charge sa première instruction: lecture, écriture, rudiments de grammaire, mémorisation de textes. En retour, le disciple assurait le service de son maître et participait aux corvées collectives du monastère: ramassage du bois, etc. Ensuite, selon ses désirs et ses capacités, il pouvait s’orienter dans diverses voies: études, exécution des rituels, entretien des temples, service des Lamas, administration de leurs biens ou de ceux du monastère. Certains, réfractaires à la vie monastique, adhéraient à un groupe très particulier, celui des ldab-ldob , qui, souvent appelés moines-guerriers, servaient plutôt de gardes du corps et passaient le reste de leur temps en compétitions sportives et en bagarres. En principe, les parents faisaient entrer leur enfant dans le monastère local proche de leur domicile. Il pouvait y rester toute sa vie; il pouvait aussi en changer à son gré. Pour poursuivre des études approfondies, il devait finalement rejoindre l’un des monastères-universités de son école. Ces grands monastères comptaient plusieurs milliers de moines parfois, répartis en collèges (grva-tshang). Chez les dGe-lugs-pa, pour qui la maîtrise de l’intellect est un préalable indispensable à la pratique des tantra, les études de philosophie, de métaphysique, etc., duraient dix-sept ans, sanctionnées chaque année par un examen sous forme de disputations au déroulement quasi rituel. La base de l’enseignement était d’abord la mémorisation des textes, sur lesquels ensuite le maître donnait des explications. Chez les rNying-ma-pa et les bKa’-brgyud-pa, le jeune moine avait le choix entre la poursuite d’études intellectuelles ou la pratique immédiate des tantra. Il entrait 57 alors dans le collège de «réalisation tantrique» (sgrub-grva). Il adhérait à la personne d’un bla-ma qui lui conférait les initiations et les enseignements successifs de l’expérience mystique. Chaque monastère avait un programme annuel fixe, pour les études comme pour les rituels, variable d’un monastère à un autre, et consigné dans une charte (bca’-yig) octroyée ou approuvée par le gouvernement. Les religieux mariés (sngags-pa, «tantristes») pouvaient eux aussi se regrouper dans des monastères: leur famille, dans ce cas, habitait à l’extérieur. Le plus souvent, ils vivaient dans le village, menant une vie semblable à celle des laïcs en dehors de leurs services religieux. D’autres menaient une vie errante. Leur recrutement était généralement familial: ils se transmettaient les enseignements de père en fils, ou d’oncle à neveu, et formaient eux aussi une classe endogame. Ils appartenaient surtout aux ordres «anciens», rNying-ma-pa et Bon-po; on y trouvait aussi des bKa’-brgyud-pa, mais pratiquement aucun dGe-lugs-pa. Ils étaient reconnaissables à leurs longs cheveux tressés de laine et roulés en chignon. Comme leur nom l’indique, ils s’adonnaient aux rites tantriques et à la méditation. Ils ne prononçaient pas les vœux monastiques, mais seulement le vœu d’atteindre l’Éveil par la voie des bodhisattva (byang-chub sdom) et les vœux des tantra (sngags-sdom), ne se distinguant pas en cela des laïcs. On trouvait dans cette catégorie un large éventail social, depuis le sngags-pa errant, redouté pour son «mauvais œil», jusqu’à la réincarnation éminente, vénérée de tous, tel de nos jours bDud-’joms Rin-po-che, chef reconnu de l’école rNying-ma-pa. Une dernière catégorie de religieux se recrutait tant parmi les moines ordonnés que parmi les religieux mariés: les ermites (ri-khrod-pa), souvent appelés Grands Méditants (sgom-chen). Les conditions de leur retraite étaient variables, allant de la vie dans un ermitage, où le religieux subvenait plus ou moins à ses besoins, jusqu’à la réclusion murée dans l’obscurité, le méditant étant alimenté de l’extérieur au moyen d’un tour. Les ermitages étaient des filiales des monastères ou indépendants. Certains religieux choisissaient de vivre définitivement en anachorètes. D’autres se retiraient dans un ermitage pour une durée déterminée: réalisation d’une méditation, d’un rituel... Chez les bKa’-brgyud-pa, tout disciple qui avait atteint une maturité spirituelle suffisante devait faire, une fois au moins dans sa vie, une retraite de trois ans, trois mois et trois jours, dans la réclusion la plus totale, n’ayant de contacts qu’avec son bla-ma . Les ermites inspiraient le respect et avaient une réputation de sainteté. 58 5. Culte et rituels C’étaient aussi les religieux qui avaient la charge d’accomplir la majeure partie du culte: les laïcs assistaient occasionnellement aux cérémonies, mais n’y participaient pas. Leur rôle se bornait à être les donateurs qui fournissaient l’argent ou les denrées nécessaires à la subsistance du clergé ou aux rituels; ils étaient aussi les «patrons» qui commandaient des cérémonies pour les divers événements de leur existence: cycle de la vie, exorcismes en cas de malheur ou de maladie, préparation d’un voyage... ou, simplement, pour accumuler des mérites. Ces rituels pouvaient se dérouler dans la demeure du «patron» laïc ou au monastère et, suivant la richesse et la générosité du commanditaire, mobiliser un ou plusieurs ou même tous les religieux, pendant un nombre de jours plus ou moins grand. En dehors de ces cérémonies occasionnelles, les religieux étaient astreints à un calendrier liturgique, comme on l’a vu plus haut. Un petit nombre de fêtes, commémorant généralement les grands événements de la vie du Buddha, étaient célébrées à l’unisson par toutes les écoles: naissance du Buddha, grand miracle de Shrvast... Des fêtes particulières à chaque école s’y ajoutaient: événements marquants de la vie de leur saint fondateur, Tsong-kha-pa pour les dGe-lugs-pa, Padmasambhava pour les rNying-ma-pa, par exemple, ou culte particulier rendu à la divinité protectrice (yi-dam) principale de l’école. Enfin, à l’intérieur d’une même école, le calendrier liturgique variait d’un monastère à un autre, selon sa vocation propre: rituel, études... et les instructions de son fondateur. Dans les monastères-universités dGe-lugs-pa, l’exécution des rituels était laissée à un collège particulier, celui des mantra (sngags-kyi grva-tshang). Bien que les étudiants fussent théoriquement astreints à assister aux grandes assemblées journalières, ils pouvaient s’en dispenser pour étudier. Les rituels sont multiples; ils défient le classement, car ils vont de la méditation solitaire aux célébrations les plus complexes, les actes cultuels s’imbriquant les uns dans les autres. Ils forment souvent des cérémonies fastueuses qui peuvent durer plusieurs jours, ou même plusieurs semaines, dans le cas des initiations aux textes. Les choses se compliquent encore du fait que, pour la même divinité, de nombreuses traditions liturgiques, issues d’une révélation particulière ou découvertes sous forme de «texte-trésor» chez les rNying-ma-pa et les Bon-po, sont transmises et pratiquées. Parmi les rituels qui 59 impliquent la Communauté, quel que soit le nombre effectif des participants, on peut distinguer grossièrement entre ceux qui relèvent des stra et ceux qui relèvent des tantra ; et, dans ces deux catégories, ceux qui sont (théoriquement) récités par cœur sur une psalmodie monotone et ceux qui sont chantés avec accompagnement d’instruments musicaux spécifiquement religieux: conques, grandes trompes , tambours , hautbois, gongs, cymbales. En principe, les célébrants exécutent tous les rituels en méditation. La typologie est directement héritée du bouddhisme indien, mais les mêmes termes recouvrent parfois des réalités différentes, héritage probable de la religion prébouddhique. Ainsi, l’offrande aux mânes, bali , est bien traduite par le terme qui signifie «jeter en éparpillant»: gtor-ma ; mais le mot désigne ce qu’il est convenu d’appeler «gâteaux sacrificiels», aux formes et couleurs différentes selon la divinité dédicataire du rituel. D’autres rituels semblent n’avoir pas eu de correspondants dans le bouddhisme indien, tels le bsangs , fumigation de genévrier destinée aux dieux du sol, ou les spectaculaires danses masquées (cham), déjà célèbres en Occident. 6. Croyances et pratiques populaires Bien que les laïcs aient eu la possibilité de prononcer le vœu de la Pensée de l’Éveil et celui des tantra, et que certains se soient engagés sur cette voie, la majorité laissait aux spécialistes tout ce qui relève de la spéculation métaphysique ou de la liturgie, et se contentait d’une foi vivace mais élémentaire, où les grandes notions du bouddhisme se combinaient avec les croyances ancestrales. Le principe bouddhique le plus profondément enraciné dans le peuple est celui du karma (las , rétribution des actes) qui conditionne l’existence présente et les renaissances à venir; cette croyance entraîne une sorte de fatalisme tout à fait frappant devant les vicissitudes de la vie. En même temps, elle conduit à une série d’actes destinés à accumuler des mérites pour obtenir une meilleure renaissance, jusqu’à la délivrance dans un paradis, et non l’extinction complète du nirva. Parallèlement, la crainte de tomber dans l’un des enfers est forte, avivée par les descriptions et peintures qui en sont faites. La dévotion s’adresse moins au Buddha Shkyamuni qu’aux buddha et bodhisattva avec une piété toute particulière envers Avalokitevara, considéré, depuis le XIIe siècle au moins, 60 comme le patron spécifique du Tibet. Son mantra, la célèbre formule en six syllabes om mai padme h, est égrené sans fin sur le rosaire qui ne quitte pas le Tibétain, répété dans le tournoiement des moulins à prière actionnés par le passant ou le courant de l’eau, gravé sur les rochers ou des pierres empilées . La pratique populaire peut se résumer dans la dévotion envers les trois aspects des buddha : corps, parole, pensée, symbolisés respectivement par les images et statues, les livres, les stpa (mchod-rten) et temples. Elle se manifeste dans le culte journalier rendu à l’autel familial par le père de famille: renouvellement de l’eau des coupelles d’offrande... À l’extérieur, elle se manifeste par la circumambulation autour des stpa qui jalonnent les chemins, la mise en branle des moulins à prière, les pèlerinages, proches ou lointains. Entièrement intégrés à ces croyances et pratiques relevant du bouddhisme le plus orthodoxe, on trouve des éléments absents du bouddhisme indien tel qu’il est parvenu à notre connaissance, que l’on peut rattacher au fonds prébouddhique: crainte des «revenants» (’dre), dont il existe de nombreuses catégories; multitude et importance des dieux du sol, et survivance du culte voué aux divinités-montagnes; divinités personnelles résidant sur les diverses parties du corps, dieux de la maison – protecteur de la lignée mâle (pho-lha), auquel les hommes rendent un culte quotidien de fumigations; dieu de l’intérieur (phug-lha), vénéré par les femmes dans le pilier principal de la cuisine; dieu du foyer (thab-lha)... La nomenclature en est presque sans fin. Pour s’attirer leur faveur, pour écarter les malheurs qu’ils provoquent s’ils sont offensés, ou pour les réparer, les laïcs font appel à des spécialistes, religieux ou non, qui utilisent des techniques prohibées théoriquement par le bouddhisme: divination, dont il existe de nombreux systèmes, prise de possession de médiums. Certains de ces médiums, de très haut rang, étaient patronnés officiellement par le gouvernement, pour qui ils faisaient fonction d’oracle d’État. Le bouddhisme, capable de s’adapter aux différents contextes socioreligieux qu’il rencontrait, s’est révélé au Tibet être un extraordinaire instrument de culture, envahissant et façonnant tous les domaines de l’activité humaine: art, littérature, vie quotidienne... En même temps, il s’est chargé d’éléments nouveaux dans ses développements dogmatiques comme dans son panthéon et ses cultes. Un phénomène similaire se déroule actuellement avec l’engouement des Occidentaux pour le bouddhisme tibétain et avec l’implantation de centres d’enseignement et de méditation en Europe et aux États-Unis. L’avenir dira dans quelle mesure 61 l’adaptation par les maîtres tibétains de leur pensée et de leur vocabulaire à la mentalité occidentale modifiera à son tour le bouddhisme tibétain. Anne-Marie Blondeau 62