L`Autriche-Hongrie :prison des peuples

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Boudjemai Miloud
Conférence d’Histoire
Dissertation
30 avril 04
L’Autriche-Hongrie :
Prison des peuples ?
« Nous Slaves, nous accueillerons le dualisme avec une douleur sincère, mais sans crainte. Nous avons existé
avant l’Autriche, nous existerons encore après elle. »
Palacky, chef du parti national tchèque,
L’idée de l’Etat Autrichien, 1865
Cette phrase de Palacky, chef du parti national tchèque résume à elle seule le problème
des identités nationales au sein de l’Empire austro-hongrois. L’Empire austro-hongrois naît le
1er février 1867, avec la signature d’un Compromis. Celui-ci met en place deux Etats
souverains, l’Autriche et la Hongrie, ayant leur Constitution propre, leur administration,
réunis au sein d’une monarchie unique avec un empereur d’Autriche qui est couronné roi de
Hongrie. Le Compromis remet donc à égalité le royaume de Hongrie avec l’Autriche (c’est le
sens du mot Ausgleich, nom allemand du compromis qui implique une égalisation). Les deux
entités conservent leur propre exécutif mais certaines compétences sont partagées (diplomatie,
défense et finances) et une harmonisation est faite en matière de douanes et de transports pour
conserver à l’économie un marché unique. La ligne de partage est fixée sur la rivière de la
Leitha. La Cisleithanie (la Cisleithanie, à l’ouest de la Leitha, ne s’appelle pas encore
l’Autriche, bien que l’adjectif « autrichien » existe déjà. La Cisleithanie est aussi appelée
« Pays et Royaume représentés au Reichsrath », c'est-à-dire au Parlement de Vienne)
comptera en 1880 près de 22 millions d’habitants, dont 37% d’Allemands qui cohabitent avec
des Italiens, des Tchèques, des Polonais dans dix-sept « Pays de la Couronne ». La
Transleithanie, royaume de Hongrie, compte en 1880 16 millions d’habitants dont 42% de
Magyars vivant avec des Roumains, des Tchèques et des Slaves du Sud. Les divers peuples se
répartissent dans les provinces de façon plus ou moins homogène. Les différents peuples, dont
nous parlerons en terme de nationalités, qui cohabitent dans l’empire austro-hongrois
jouissent-ils de la même autonomie, des mêmes libertés politiques, économiques, culturelles,
ou au contraire sont-ils comme enfermés dans cette nouvelle entité dualiste, privés de tout
droit d’expression ? Faut-il voir dans l’Autriche-Hongrie une prison des peuples ?
L’expression prison des peuples est employée traditionnellement pour parler de l'Empire
russe, au caractère multinational mais dominé par l'ethnie russe pourtant minoritaire et la
religion orthodoxe (comme l'Autriche, dominé par les Germains et le catholicisme). Il faut
donc voir comment une mosaïque multinationale peut persister dans le contexte de la fin du
XIXeme siècle et début du XXeme. Les autorités austro-hongroises vont-elles parvenir à gérer la
question des nationalités entre l'instauration de la Double monarchie et la dissolution de
l'Empire ? La signature du Compromis laisse de relatives libertés aux différents peuples, mais
elle ressemble dans la pratique à un refus de reconnaître le droit des nationalités autres que les
Allemands et les Hongrois. Les peuples tchèques, slovaques, roumains, subissent
involontairement l’enfermement dans une nouvelle entité dualiste. Néanmoins, le manque de
droit, ou l’ « excès » de droit vont contribuer à l’accélération des revendications nationales, à
la violence et au terrorisme, réponse à l’enfermement sous autorité impériale. °
I)
Les Constitutions des deux entités permettent de relatives libertés.
Avant de commencer, notons qu’aucun peuple n’est appelé « minorité ». C’est le
terme de « nationalité » qui les désigne. On parle d’ailleurs de « question des nationalités »
(Nationalitätenfrage). D’autre part, les droits du souverain sont toujours limités par ceux de
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ses peuples. C’est ainsi qu’il s’adresse à eux lors des circonstances les plus graves, par
exemple lorsque éclate en juillet 1914 la guerre avec la Serbie dans son message « A mes
peuples » (An meine Völker). Les peuples n’étaient jamais sans droit. Ils pouvaient se
réclamer de droits historiques et de privilèges anciens. Le Compromis de 1867 qui mêlent tant
de nationalités dans un même Empire le fait de façon autoritaire mais ne supprime pas toutes
les libertés des peuples.
A) Des libertés en théorie communes à tous les peuples.
Avec la formation de l’Autriche-Hongrie, tous les peuples accèdent à une
infrastructure plus moderne. Le commerce est stimulé par la disparition des douanes
intérieures, ce qui permet à tous de faire des échanges, même si les plus riches en tirent le plus
grand avantage. La concurrence nouvelle est le signe d’une relative liberté. D’autre part, les
moyens de transport se développent, reliant les peuples entre eux et désenclavant certaines
régions grâce à des percées des Chemins de fer dans les montagnes. Mais les libertés
accordées sont aussi de nature constitutionnelle.
La Constitution autrichienne de décembre 1867 accorde des droits collectifs égaux aux
peuples de la Monarchie. Mais les juristes préfèrent accorder ces droits aux groupes ethniques
(Volksstämme). Il est écrit dans la Constitution de Cisleithanie, article 19 : « Tous les peuples de
l’Etat sont égaux en droit et chaque peuple possède un droit inviolable à conserver et à cultiver sa nationalité et
sa langue ». En Hongrie, la loi XXIV des nationalités votée par le Parlement de Budapest en
décembre 1868, proclame les mêmes droits. Certains dirigeants ont en effet tiré les leçons du
passé Lorsque les révolutionnaires hongrois, en 1849, rejettent le droit des nationalités, les
Croates, soutenus par les Serbes de Croatie, prennent les armes pour défendre leur droit. Les
hommes politiques comme Eötvös ou Deak veulent éviter qu’une telle situation ne
recommence. Ils veulent reconnaître le droit des nationalités pour s’en faire des alliés.La
langue sert d’instrument de base aux recensements -et non la nationalité qui n’existe pas
encore en tant que concept juridique. En 1880, pour le recensement, chaque citoyen habitant
en Autriche doit indiquer librement la langue usuelle (Umgangsprache), celle dont il se sert
dans sa vie sociale et professionnelle. Les citoyens habitants en Hongrie doivent indiquer, en
revanche, leur langue maternelle, ce qui n’a rien à voir car il s’agit d’une langue qu’on ne
choisit pas. Il n’en demeure pas moins que les peuples ont le droit, théoriquement, de parler la
langue de leur nationalité. En réalité, le droit de parler sa langue ne sera respecter qu’en
Cisleithanie, et très partiellement ou tardivement.
En Cisleithanie, les peuples ont des droits politiques. Après 1867 en Bohême et en
Moravie, ils peuvent par exemple participer à la multiplication des associations. En 1870, les
associations rassemblent 40% de la population autrichienne. Toutes les activités économique,
sociale, culturelle, prennent alors une coloration nationale.Les peuples ont aussi le droit de
créer des associations non politiques. Ainsi, nous le verrons plus loin, seront créés des
associations sportives. Les peuples jouissent donc, au moins en théorie du droit de s’exprimer
sans renier ni leur nationalité, ni leur loyalisme envers l’Empereur. Certains peuples vont
d’ailleurs largement utiliser ce droit.
B) Quelques peuples dans une « prison dorée ».
L’Autriche-Hongrie n’a pas d’histoire commune et unificatrice, ce qui donne libre
champ à toutes les propagandes nationales. Certaines nationalités en profitent pour exalter
leur héros historiques : Jan Hus, le grand réformateur du XVIe siècle pour les Tchèques,
Mathias Corvin, le défenseur contre les Turcs, ou Louis Kossuth, le révolutionnaire de 1848
pour les Hongrois, par exemple. Cela contribue en partie à la création, dès avant 1867, de
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patriotismes locaux qui permettent de rassembler les nationalités dominantes. Cela est vrai
uniquement pour les peuples qui ont déjà une histoire et qui vont pouvoir s’appuyer dessus
pour asseoir leur légitimité. Ces peuples là vont bénéficier d’une situation particulièrement
favorable, en particulier en Cisleithanie. Les Polonais, les Tchèques, les Italiens ou encore les
Croates dans une certaine mesure, ayant des droits historiques, jouissent de libertés plus
importantes que d’autres nationalités.
Si les Polonais n’ont pas pu acquérir de droit d’Etat, le Reichsrath de 1868 promulgue
une « résolution galicienne » qui met sur pied une administration séparée avec un vice-roi
responsable devant la Diète et l’autonomie pour les affaires intérieures de la Province. En
1869, Vienne impose le polonais comme langue administrative ; en 1870, elle créée à
Cracovie une Académie des sciences et installe un Polonais comme ministre sans portefeuille
pour la Galicie. Les Diètes des différentes régions représentent les couches supérieures de la
population. Les Ruthènes étant exclus du droit de vote, les Polonais possèdent donc la
majorité des sièges et l’appui du « club polonais » s’avère indispensable au Reichsrath. Ils
fournissent d’ailleurs plusieurs ministres et Premiers Ministres aux gouvernements de Vienne,
tels Potocki (1870-1871) ou Badeni(1895-1906). Des institutions spécifiques sont créées : une
Banque provinciale polonaise en 1883 par exemple. Les grands propriétaires polonais
assujettissent la masse paysanne Ruthène, leur enlevant toute possibilité d’action.
De leur côté, si les Tchèques sont exclus de la vie politique depuis le refus de
l’Empereur de signer les dix-huit articles fondamentaux qui aurait donné à la province le
même statut que la Hongrie, ils gagnent peu à peu en autonomie. La Bohême et la Moravie se
couvrent, nous l’avons vu, d’un réseau d’associations, auquel se greffe le parti national
tchèque. En 1884, la chambre de commerce de Prague, dominé par les Allemands, passe sous
contrôle tchèque. Ils développent leurs propres caisses d’épargne et un réseau de caisses
mutuelles qui collectent l’épargne populaire. A partir de 1890, Prague est le centre financier
des pays slaves de la Monarchie. Ils participent aussi activement à la vie culturelle, même s’il
faut attendre 1882 pour voir la création d’une Université tchèque indépendante. En 1881 est
inauguré le Théâtre National Tchèque. Une école nationale tchèque de musique est créée,
auréolée du prestige de Smetana et Dvorak, compositeurs tchèques, et organise des concerts
populaires et de l’orchestre philharmonique. Les arts plastiques et l’architecture exaltent les
héros tchèques. La langue tchèque est rendue obligatoire dans l’administration de Bohême en
1901.
Les Italiens eux aussi bénéficient d’avantages incontestables : taux d’analphabétisme
faible, prospérité économique, forte assimilation de leur langue.
Enfin, en Transleithanie, la Croatie est la seule à conserver quelques droits spécifiques.
Son statut est défini dans le compromis hungaro croate de 1868 (la Nagodba). Elle a un
Parlement (Sabor) qui envoie trente-neuf députés au Parlement de Budapest. Trois
départements autonomes sont placés sous l’autorités d’un gouverneur : l’intérieur, les cultes et
l’instruction, la justice. En réalité, la province qui se voit reconnaître quelques droits
historiques a promis en échange sa soumission à Budapest. Seul 2% des hommes ont le droit
de vote, 8% après la réforme de 1910. En fait, ce n’est qu’en Cisleithanie que certains peuples
peuvent réellement s’émanciper.
Entre l’adhésion au principe dynastique et l’attachement de chacun à son groupe
ethnique, il semble au départ y avoir une place pour une action libre des citoyens en faveur de
leur nationalité. Ce système fonctionne dans la partie autrichienne, moins dans le royaume de
Hongrie où rapidement s’affirme une tendance largement intolérante. Dans la partie
autrichienne, certains peuples réussissent à se forger une prison dorée. Pourquoi « prison »,
puisqu’ils bénéficient de droits importants ? Tout simplement parce que si le niveau des droits
constitutionnels permet aux partis nationalistes de développer leur activité, le système
parlementaire à tous les niveaux, des Diètes auxquelles ils peuvent participer au Reichsrath où
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ils sont sous représentés, assure une efficace régulation. Et les revendications nationales
demeurent stériles pendant un certains temps. Quoiqu’il en soit, seuls une minorité de peuples
sont enfermés dans une prison dorée. Les autres peuples subissent une « incarcération » plus
dure et contraignantes.
II)
Le Compromis fait de l’Autriche-Hongrie une prison pour les
peuples minoritaires.
Comme nous le disions dans l’introduction, le compromis rassemble une Autriche
libérale et centralisée, une Hongrie conservatrice appuyée sur des droits historiques, seule à
bénéficier d’une autonomie complète ou d’un « droit d’Etat » avec sa Constitution propre et
son exécutif -gouvernement responsable hongrois présidé d’abord par Andrassy- et une
multitude d’autres peuples dont le droit d’Etat n’est pas reconnu. Allemands et Magyars sont
nettement majoritaires et revendiquent leur supériorité. Les conditions même du Compromis,
mais aussi sa mise en application, vont se révéler être les bases d’une prison pour ces peuples
reniés.
A) Les conditions du Compromis : une prison pour les peuples minoritaires.
Le Compromis met en place une double centralisation. Les Parlements hongrois et
autrichiens élisent des délégations qui se réunissent chaque année dans l’une ou l’autre
capitale pour ratifier le budget commun et approuver des politiques communes. Pour les
peuples slaves de la monarchie, cette entente entre les Allemands et les Magyars impliquent
qu’ils perdent l’espoir de réaliser l’idée de l’austro slavisme de 1848, un Empire qui donnerait
à ses populations slaves la place que méritent leur nombre et la reconnaissance de leur
loyalisme envers l’Empereur. Les slaves à cette époque forment un groupe ethnique de
l’Europe centrale et orientale et de l’Asie septentrionale (Sibérie). Dès le XVIème Siècles, ils
peuplent l’Autriche (Bohème, Slovaquie, Slovénie, Croatie) et l’Empire Ottoman (Bulgarie,
Macédoine, Bosnie, Serbie). Seuls les slaves de Russie et de Pologne demeurent indépendants
Il faut souligner ici que François-Joseph pouvait choisir en 1867 comme alternative à l’unité
le fédéralisme ou le dualisme. Or, il choisit le dualisme. La première formule aurait associé
toutes les nationalités en conservant un exécutif unique, mais elle fut rejetée par les Hongrois
comme insuffisante pour eux. La seconde scellait la fin de l’Empire unitaire, satisfaisant les
Hongrois mais lésant les autres nationalités. L’alternative choisie permettait en fait de
satisfaire la forte majorité hongroise et donc à l’Autriche de tenir son rang de grande
puissance dans le concert européen.
L’administration elle est au service de l’Empereur et de sa Maison. Les gouverneurs
des provinces, les Statthalter, sont, au sens ancien du terme, des lieutenants du souverain.
C’est surtout vrai en Autriche, car dans la partie hongroise, l’administration locale et
régionale repose entre les mains de la noblesse qui monopolise ces fonctions électives (le
peuple au sens « masse populaire », au sens de classe, est donc lui aussi d’une certaine façon
emprisonné…). La Constitution hongroise n’offre le droit de vote qu’à 6% de la population.
En Transleithanie, le Compromis inaugure d’autant plus une prison qu’il confère aux
dirigeants magyars une position ambiguë. Vis-à-vis de l’Empereur de l’Autriche, ils ont des
réactions de susceptibilité exacerbée d’une nation à peine émancipée, et font constamment
pression, au nom des droits historiques réels ou plus souvent inventés pour augmenter leur
part de pouvoirs dans le dualisme, mais vis-à-vis de leurs population non magyares, ils jouent
une autre carte, celle des droits de la nation dominante d’opposer ses propres conceptions. La
noblesse magyare, soit 6% de la population du royaume, est bien implantée dans les comitats
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(Diètes des provinces) et en monopolise le pouvoir électif. Se sentant seule légitime, elle
maintient avec vigueur le suffrage censitaire ce qui permet aux Magyars de disposer de 60%
des votes, et d’éloigner les masses. Les peuples de Transleithanie ne peuvent donc pas
accéder à la politique. Le Compromis devant être renégocié tous les dix ans, les Hongrois
détiennent en outre une possibilité de chantage continu contre l’Empereur : la survie de
l’Empire passe par le maintien du Compromis, ce qui lui interdit d’intervenir en faveur des
nationalités plus lésées de Transleithanie.
Le Compromis n’accorde aucun droit politique aux différentes nationalités qui se
sentent opprimées et exigeront leur « libération » comme nous le verrons plus loin. Mais si
l’absence de droit constitue un mur de la prison austro-hongroise, la langue et le problème de
l’histoire en constituent un autre.
B) Le problème de la langue et de la légitimité historique : certains peuples
sont véritablement emprisonnés.
En Autriche-Hongrie, la langue prend une importance démesurée. Si les textes
autorisent l’usage de la langue d’origine, dans la pratique, les langues magyare, mais surtout
allemande s’imposent comme langue d’administration, de politique, de commerce, de science.
L’armée est celle du souverain, pas de l’Etat, la langue de commandement reste par
conséquent l’allemand, même si le serment personnel fait à l’Empereur lors de l’engagement
dans l’armée peut être prononcé en douze langues. Dans les écoles, le problème est le même.
Ce problème de langue s’accroît du fait que l’allemand est la seule langue de communication
entre les différentes nationalités ce qui permet son développement au dépens des autres.En
définitive, l’égalité des langues se réduit au départ au domaine des tribunaux et des
administrations locales. Le Parti pangermaniste (Alldeutsche) prône même l’allemand comme
seule langue officielle de la double monarchie. Seules quelques nationalités verront leur
langue officialisée, et uniquement en Cisleithanie.
En Transleithanie, malgré l’égalité constitutionnelle des nationalités, une tendance
intolérante s’impose, qui leur interdit l’usage de leur propre langue. Des nationalités, dites
« inférieures », les Slovaques et les Roumains, sont contraintes à la magyarisation forcée au
nom des droits de la supériorité culturelle magyare. En 1897, le Comte Albert Apponyi
déclare au politologue français Charles Benoist : « Je dis qu’il ne saurait y avoir à l’intérieur de l’Etat
hongrois ni nationalités, ni droit des nationalités. Il n’y a qu’une nationalité : tout ce qui est en Hongrie est
hongrois. Je dis donc, je dis bien : comme citoyen hongrois, si les Roumains, si les Slovaques s’estiment lésés,
qu’ils se plaignent ; s’ils désirent une plus grande liberté, qu’ils la demandent. Nous verrons ce que nous
pourront faire ; mais une nationalité croate, ou roumaine, ou slovaque, nous n’en connaissons pas, jamais nous
n’en reconnaîtrons. » Dans les villages slovaques, les paysans sont soumis au contrôle de
l’instituteur hongrois, du cabaretier hongrois, du gendarme hongrois et du curé sous contrôle
de la hiérarchie hongroise. Dès 1867, les lycées en langues slovaque ou roumaine sont
supprimés. En 1879, la loi introduit le hongrois comme langue obligatoire dans les écoles
normales des nationalités. Nul ne peut par conséquent faire ses études sans adopter la langue
hongroise. Les intellectuels deviennent des magyaron, faux hongrois rejetés par leur
nationalité. La nationalité magyare à cette période est d’ailleurs ouverte : quiconque veut en
adopter la langue et la culture est accueilli sans qu’on s’interroge sur son origine : c’est en
réalité la porte ouverte vers la prison puisque la légitimité historique des peuples n’est pas
reconnue.
Les populations se germanisent, se magyarisent, voire se polonisent, pour les Ruthènes
de Galicie. Dans toute l’Autriche-Hongrie, les peuples, par l’impossibilité de la pratique de
leur langue, sont enfermés dans une prison car ils n’ont pas la liberté de mener une existence
nationale. Des associations, en Transleithanie, travaillent à la magyarisation, soutenue par les
autorités. En 1878, le code pénal prévoit même des peines contre ceux qui s’y opposent et en
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1907, la loi Apponyi créée des pénalités sévères contre les écoles confessionnelles dont les
maîtres et les élèves n’ont pas un niveau suffisant de hongrois.
Les murs de cette prison sont renforcés du fait que les histoires nationales n’ont pas
droit de cité. La vision de l’histoire enseignée dans les écoles est purement dynastique. Tout
est présenté comme une succession des bienfaits de l’Empereur, les célébrations scolaires lui
sont consacrées. L’histoire des peuples passe au second rang, même si certains peuples
multiplient les efforts pour exalter leurs héros nationaux. L’histoire officielle autrichienne
évite d’ailleurs de parler des conflits de nationalités, pour ne mécontenter aucun des camps en
présence. Même les Croates qui sauvent quelques droits historiques en 1868 doivent en
contrepartie accepter la subordination à Budapest, ce qui montre bien la volonté d’éloigner les
histoires nationales.
Les éléments qui légitiment une nation, langue et histoire, notamment, sont donc
ignorés par les dirigeants de l’Autriche-Hongrie, et ce malgré les textes constitutionnels. Les
peuples subissent des transformations qui mettent leurs cultures en péril. Les nationalités les
plus puissantes vont revendiquer leur droit à l’autonomie, ce qui prouve bien qu’elles se
sentent enfermées.
III)
Des peuples aux velléités fugitives.
Quand il n’existe ni passé unificateur, ni langue commune pour cimenter la nation, il
est difficile de rester un pays uni longtemps. Les peuples, qui se sentent emprisonnés, vont
revendiquer de plus en plus de liberté, c'est-à-dire pour certains, l’indépendance, pour d’autre,
l’appartenance à un Etat fédéral. Revendications politiques et actions terroristes vont ouvrir
les portes de la prison austro-hongroise.
A) La revendication de droit politique.
Dès les débuts de l’Autriche-Hongrie, dans les Diètes où les Slaves jouent un rôle
important, les protestations sont vives. En 1867, Les Magyars avaient fait céder l’Empereur
sur le Compromis par des négociations directes en annonçant que s’ils n’obtenaient pas leurs
droits historiques, ils boycotteraient le Parlement commun, le Reichsrath, installé à Vienne.
Dès avril 1867, des Slaves, se sentant lésés, vont tenter de reprendre cette menace pour faire
valoir leurs droits. Les Tchèques refusent d’envoyer des députés siéger au Reichsrath. En
1868, les députés tchèques de Bohême s’abstiennent de siéger et réclament un accord avec le
souverain pour respecter les droits anciens du royaume de Bohême.
Cela relève plus du pittoresque, au départ, mais les revendications d’autonomie se
multiplient à la fin du siècle. En 1889 s’organise en Autriche le Parti social-démocrate des
travailleurs dont le leader, Victor Adler, a un passé nationaliste. En 1899, le congrès de Brünn
adopte un programme qui prévoit la transformation de l’Etat autrichien en un Etat fédéral
constitué de deux corps autonomes fondés sur des caractères ethniques et égaux entre eux. En
principe, le mouvement est supranational et commun à l’ensemble de la double monarchie.
Mais dès 1890, une scission se produit avec les Hongrois, entraînant la formation d’un parti
social-démocrate de Hongrie en 1908. De même qu’en Bohême se constitue un Parti des
sociaux-démocrates tchèques autonomistes. Les Tchèques ont pour la majorité des
revendications autonomistes. Si les Vieux Tchèques se fondent déjà sur la « théorie du droit
d’Etat de Palacky » pour réclamer l’autonomie, acceptant de collaborer avec les Allemands
sur la base du fédéralisme, les Jeunes Tchèques, nés de la sécession de Fric et Gregr, refusent
de collaborer avec les Allemands mais désiraient eux aussi l’autonomie de leur Province dans
l’Empire.
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En Cisleithanie, l’exigence d’autonomie est particulièrement importante comme nous
le montre justement l’exemple tchèque.En 1879, le ministère Taffe arrive au pouvoir. Les
Tchèques, exclus de la vie politique (Depuis 1871, où l’empereur refusa de signer les 18
articles, dit fondamentaux, qui donnaient à la Bohême le même statut que celui accordé à la
Hongrie et la transformation de la Cisleithanie en une véritable confédération), sont réintégrés
dans la vie politique. Ils représentent 23% de la population de Cisleithanie, dominent la ville
de Prague et peuvent s’appuyer sur un grand héritage historique pour revendiquer un droit
d’Etat. Ils gagnent en autonomie. Par exemple, en Bohême, les caisses d’épargne populaire
sont détenues par des tchèques. L’individu qui y dépose sont argent donne en même temps
son appui à la cause nationale. En outre, dès 1862, deux Tchèques fondent les Sokols,
association de gymnastique dont l’entraînement vise à faire du jeune Sokol un patriote
tchèque. Les premiers Congrès de Sokols rassemblent des gymnastes venus de tout le
territoire de Bohême Moravie mais aussi d’autres pays slaves : des Croates, des Serbes, des
Polonais. A la veille de la première guerre mondiale, l’association rassemble près de 120000
membres, représentant un vivier pour le recrutement de cadres nationaux. Les jeunes et les
ouvriers participent aussi par des manifestations à la volonté d’émancipation tchèque. Tout le
peuple se sent oppressé et veut se libérer, même si les divisions politiques internes
s’aggravent. L’enthousiasme pour la cause slave va entraîner la naissance du mouvement néo
slaviste fondé notamment sur un profond sentiment de solidarité avec les Slaves d’AutricheHongrie. Si à la veille de la guerre, le camp politique tchèque ne présente toujours aucune
unité réelle, la force du mouvement national l’a mis au premier rang des Slaves de la
monarchie.
Oppressés dans une Autriche-Hongrie qui ne leur accorde pas la reconnaissance qu’ils
souhaitent, les peuples cherchent à affirmer leur autonomie par un développement culturel,
économique, et finalement politique, que leur permet l’Empereur. Les Tchèques donnent
l’impulsion à de moins importantes nationalités. Ainsi en 1882, ils collaborent avec le
Slovène Ivan Hribar, maire de Llubljana, directeur de sociétés d’assurance, nationaliste et
défenseur de sa langue. La politique slovène très loyaliste jusqu’alors s’oriente vers les
revendications nationales. Un mouvement intellectuel national Ruthène s’appuyant sur la
société Sevcenko voit aussi le jour en 1873.
En Transleithanie, les peuples revendiquent eux une existence autonomes. En 1892,
par exemple, les Roumains remettent à l’Empereur un mémorandum protestant contre
l’absence de statut de la Transylvanie et contre les persécutions que subit la langue roumaine.
L’échec est total mais cela montre bien les revendications des peuples, leur sentiment
d’oppression. Les Roumains bénéficient d’ailleurs du soutien de la Ligue pour l’unité
culturelle de tous les Roumains, fondée en 1891 à Bucarest : ils s’appuient sur un pays auquel
ils se sentent liés mais qui n’est pas le leur.
C’est alors que des nouveautés politiques permettent à certaines nationalités de
coexister, démocratisant l’Empire. En 1905 est signé un compromis qui répartit les listes
électorales en fonction des nationalités. Le suffrage universel, utilisé uniquement pour les
élections au Reichsrath, est accordé en 1907. La démocratisation de la Cisleithanie par
l’introduction du suffrage universel donne de l’influence aux partis nationalistes. Ainsi, le
Kolo, parti de classe moyenne très nationaliste hostile aux Ruthènes et aux Juifs, devient la
première formation polonaise avec seize élus. En fait, les partis politiques de toutes
nationalités et réclamant plus d’autonomie se multiplient au Reichsrath : en 1911, lors des
dernières élections avant la guerre, soixante-dix partis se portent candidats : Vingt-deux partis
allemands, quinze tchèques, douze polonais, sept slovènes, quatre ukrainiens, sept italiens,
trois roumains, un juif.
Par ces revendications nationales, les peuples affirment leur sentiment
d’emprisonnement. L’Autriche-Hongrie est bien une prison, mais la porte en est fragile : trop
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de prison tue la prison, trop peu de prison tue la prison. Trop brider les nationalités ou au
contraire leur laisser l’espoir d’une autonomie les entraîne à user de la violence politique.
B) La violence politique au cœur de la prison.
La violence politique qu’est le terrorisme va jouer un rôle décisif après l’annexion de
la Bosnie-Herzégovine en 1908. N’appartenant ni à l’Autriche, ni à la Hongrie, la situation de
la nouvelle province multinationale déclenche des conflits inter-nationalités. Les peuples
slaves s’embrasent en général pour l’annexion, à laquelle s’opposent Hongrois et Allemands,
tandis que la Serbie est furieuse de voir l’Autriche-Hongrie faire obstacle à son accession à la
mer Adriatique. A l’occasion de ces fièvres nationalistes, tous les griefs s’expriment : en
Bohème, les manifestations des Allemands et des Tchèques conduisent à déclarer l’état de
siège à Prague, en Carinthie et en Carniole, des étudiants Slovènes s’opposent aux Allemands.
Même les peuples moins avantagés sont tentés par le terrorisme. Sous représentés à la Diète
de Galicie et au Reichsrath, sans unité politique, les Ruthènes, en majorité loyalistes, voient
depuis quelque temps se développer un courant terroriste en leur sein. En 1908, un terroriste
assassine le gouverneur polonais Potocki. Les Roumains se regroupent derrière l’intransigeant
Octavian Goga, en Croatie, les frères Radic poussent leurs paysans à manifester avec
violence…
Au milieu des ces soulèvements nationalistes, le prince héritier François-Ferdinand
affirme sa volonté de former un Etat yougoslave à l’intérieur de la monarchie, nouvel Etat qui
devait aussi comprendre la Serbie. L’état-major autrichien organise de grandes manœuvres en
Bosnie-Herzégovine afin de mener une politique énergique vis-à-vis de la Serbie qui refuse
l’entreprise. Le prince François-Ferdinand effectue avec son épouse une visite à Sarajevo. Là
encore, le terrorisme, violence politique gorgée de nationalisme, va à l’encontre de la prison
austro-hongroise que l’héritier se proposait d’agrandir : le jeune terroriste serbe Gavrilo
Princip abat le prince héritier et son épouse, le 28 juin 1914.
L’Autriche-Hongrie, qui semble au départ respecter les nombreux peuples qui la
composent, ne profite qu’à certains. En effet, elle forme une entité dualiste alors qu’une réelle
égalité des peuples demandait le fédéralisme. Ces peuples qui bénéficient de conditions plus
favorables, d’un degré d’enfermement moindre, habitent en fait une prison dorée –qui ne les
satisfera pas pour autant. La majorité des nationalités se sent en réalité lésée et dépérit dans
une prison où les dirigeants cherchent à les germaniser ou à les magyariser. Ce sentiment
d’emprisonnement se manifeste par les revendications d’autonomie (non des autonomies
régionales, mais de réelles autonomies nationales) qui deviennent de plus en plus violentes.
L’explosion des revendications nationalistes sera non seulement un catalyseur de la Première
Guerre Mondiale, mais finira aussi par faire imploser la prison. Le Compromis est rompu
lorsque l’Autriche se déclare fédéraliste après la guerre, ouvrant les portes de la prison.
L'entrée en guerre, en 1914, montre l'échec de l'Autriche-Hongrie à enrayer la montée du
nationalisme sur ses territoires Avec la fin de la guerre, c'est la fin de la domination
germanique et magyare sur les Slaves, de cette "prison de peuples". C'est l'échec du mode de
gestion austro-hongrois des nationalités. A St Germain en Laye le 10 septembre 1919
l'Autriche doit céder des territoires et reconnaître indépendances des nouveaux pays, ainsi que
la Hongrie le 4 juin 1919 par le traité de Trianon
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