« PRÉAMPLI TUNER »
Il démontra que la membrane centrale – dite « basiliaire » – de cette étonnante « caisse de
résonance » entre en vibration en des points bien précis répartis sur toute sa longueur,
correspondant chacun à une fréquence sonore donnée. C'est ainsi qu'un son de 20 000 hertz
(le plus aigu perçu par l'oreille humaine) fera vibrer la membrane là où elle est la plus fine,
tout à l'entrée de la cochlée, alors que la partie du fond du colimaçon, la plus épaisse, ne
réagira qu'aux sons les plus graves (20 Hz). Quelque 16 000 cellules ciliées sont réparties sur
toute la longueur de cette membrane. Noyées dans l'endolymphe, elles y jouent le rôle d'une
sorte de « préampli tuner », filtrant et amplifiant l'énergie transmise par la membrane, avant –
par un processus électrochimique – de la transformer en courant à destination des neurones.
Sans doute fascinés par l'étendue de sa sophistication, les chercheurs ont longtemps
considéré l'oreille humaine comme « un petit truc vibratoire, raconte Rémy Pujol. Cette
approche purement physique a verrouillé les recherches pendant une vingtaine d'années »,
jusqu'à ce que les neurobiologistes s'intéressent enfin à ce sens. « Une nouvelle conception
de l'audition » en a résulté « à partir du milieu des années 80 ». On sait aujourd'hui, affirme
Rémy Pujol, que « l'oreille, c'est avant tout le cerveau qui est derrière ». La meilleure preuve
en est sans doute, selon lui, que la plupart des mammifères (à l'exception, peut-être, de la
chauve-souris et de la taupe) possèdent – sur le plan physico-chimique – un système auditif
similaire.
« MATRICE »
« Les différences viennent du traitement du signal par le cerveau. » Ce dernier « fait ce qu'on
lui demande de faire », et les performances auditives découlent assez directement des stimuli
qu'il subit, après la naissance, de l'apprentissage. Dans le règne animal, l'évolution a
pérennisé et amplifié les résultats de cet entraînement (parallèlement à une adaptation du
déroulé de la cochlée). Si les animaux vivant sous terre perçoivent les sons très graves, c'est
sans doute parce que les aigus se propagent très peu dans le sol. En revanche, les dauphins,
qui communiquent par ultrasons, entendent jusqu'à 100 000 Hz.
L'oreille humaine est sensible aux fréquences comprises entre 20 et 20 000 Hz, les plus utiles
pour la vie quotidienne, avec un « bonus » autour de 1 000-2 000 Hz qui correspond à la voix.
« A cette fréquence, souligne Rémy Pujol, vous serez capable de percevoir parfaitement les
mots prononcés, et en particulier votre prénom, parmi un brouhaha intense. » De la même
manière, lors d'une conversation tenue dans un environnement particulièrement bruyant
(café, rue très passante), votre cerveau sera parfaitement capable d'extraire les paroles de
votre interlocuteur de la bouillie sonore qui inonde vos oreilles.
C'est ainsi que, d'organe consacré en partie à la respiration, l'oreille est devenue pour nous,
au fil de l'évolution, le récepteur du langage, de la musique et de la culture. Il ne faut sans
doute pas chercher plus loin l'origine de certains mythes. « L'oreille a souvent été assimilée à
une matrice que viendrait ensemencer le verbe, écrivent les auteurs de l'ABCdaire des cinq
sens, Jean-Didier Bagot, Christine Ehm, Roberto Casati, Jérôme Dokic et Elisabeth Pacherie
(éditions Flammarion -comité Colbert, 1998, 120 p., 63 F). Condamnée par le concile de
Nicée, la thèse selon laquelle le Saint-Esprit aurait ensemencé Marie en pénétrant dans son
oreille sous la forme d'une colombe a donné lieu à une riche iconographie au Moyen Age.
(…) Selon un mythe du Dahomey, c'est à la place des oreilles que le dieu Mawu avait d'abord
disposé les organes sexuels féminins. »
Jean-Paul Dufour