Éthique et politique, A08 Cours 5 L'éthique utilitariste La théorie éthique du devoir de Kant est l’une des approches les plus importantes dans la délibération éthique aujourd’hui. Mais ce n’est pas la seule. La pensée utilitariste a aussi eu une énorme influence sur notre manière d’envisager les normes morales. L’idée fondamentale de cette approche pragmatique est que la valeur morale découle de l’utilité d’un acte c’est-à-dire de ses conséquences avantageuses. L’utilitarisme a pris naissance en Angleterre et on pourrait dire, d’une façon générale, qu’il est le courant éthique dominant dans les pays anglo-saxons alors que la morale de Kant a surtout influencé la France et l’Allemagne. Nous, qui sommes de souche française mais géographiquement américains, subissons l’influence de ces deux courants. Le contexte historique Deux philosophes anglais ont été les fondateurs de l’utilitarisme : Jeremy Bentham (1748–1832) et John Stuart Mill (1806-1873). Bentham vit à Londres à la même époque que Kant. Il est donc influencé par les idées philosophiques des Lumières. Comme Kant, il veut trouver un fondement à la morale qui puisse être accepté par tous sans se baser sur une perspective religieuse. Il cherche un critère universel auquel chacun, de façon autonome, pourrait adhérer en utilisant sa raison. Une cinquantaine d’années plus tard, Mill reprendra et défendra les idées de Bentham. Cependant les conditions de vie en Angleterre à cette époque sont bien différentes de celles de l’Allemagne. En termes économiques, le 18ème siècle marque, en Angleterre, le début de la révolution industrielle. L’économie se transforme grâce au développement de la technique, ce qui permet d’ouvrir des usines, d’accélérer les rythmes de production, d’améliorer les moyens de transport. Cette transformation marque aussi le triomphe du capitalisme sauvage avec l’exploitation ouvrière qui l’accompagne et la misère qui se répand dans les quartiers populaires des grandes villes, particulièrement de Londres. Les idées morales utilitaristes seront influencées par la rupture avec la tradition et la recherche d’efficacité qui marquent la vie intellectuelle anglaise de l’époque. Le sort terrible fait aux ouvriers amènera aussi les philosophes utilitaristes à tenter d’unifier morale et politique, pensée et action. Ils voudront attribuer à la morale l’objectif Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et poltique, notes de cours 2, cégep de Jonquière, A-08 P1 Éthique et politique, A08 Cours 5 d’améliorer le bien-être individuel et l’espace de liberté de leurs concitoyens les plus défavorisés. En termes politiques, l’Angleterre est à l’époque victorienne (1815-1914). C’est l’âge d’or de l’empire britannique sur lequel «le soleil ne se couche jamais». Le développement de l’économie va amener la naissance du mouvement ouvrier et l’apparition puis la légalisation des syndicats. Ainsi naîtront des revendications importantes au niveau de la libéralisation des institutions politiques. Les penseurs utilitaristes seront très actifs dans ce mouvement. Bentham, qui fut à la fois juriste et philosophe, contribua à réformer le droit et les procédures légales britanniques pour les rendre plus démocratiques. Mill est considéré comme un des pères fondateurs du libéralisme, du socialisme et même du féminisme. Il s’engagea dans de nombreuses luttes sociales et politiques et fut même élu député comme candidat radical au Parlement anglais en 1865. Il s’y prononça contre l’esclavage, le travail des enfants et proposa des lois prônant l’éducation obligatoire, le contrôle des naissances et le droit de votre des femmes. La conception utilitariste de la morale A) Une morale conséquentialiste Les utilitaristes rejettent l'approche rationaliste de Kant selon laquelle la loi morale universelle est inscrite dans notre raison et, comme Hume, vont s'appuyer sur une démarche empirique basée sur l'expérience humaine pour définir le bien. Selon eux, tout effort pour arriver à une définition du bien absolu (ou de l’impératif catégorique) est dangereuse parce qu’elle ne respecte pas les libertés individuelles. Il faut conserver l’ouverture d’esprit et la souplesse nécessaires pour adapter les valeurs fondamentales aux circonstances et aux personnes impliquées. Pour les utilitaristes comme pour Hume, l’universalité de la morale ne repose pas dans une loi morale qui serait applicable à tous et en toutes circonstances mais dans la recherche du bonheur caractéristique de tout être humain. Pour les utilitaristes, ce sont les conséquences découlant d’une action qui permettent de déterminer si cette action est morale ou immorale. Par exemple, dans certaines circonstances exceptionnelles, un mensonge, pourrait être considéré moralement acceptable, si les conséquences en sont bonnes. Ce n’est Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et poltique, notes de cours 2, cégep de Jonquière, A-08 P2 Éthique et politique, A08 Cours 5 plus l’action elle-même qui est jugée, ce sont les résultats de telle action à tel moment qui sont déterminants. Pour Kant, au contraire, les conséquences du geste n’ont aucune importance pour définir sa moralité. Le mensonge est toujours moralement inacceptable puisqu’il ne peut être universalisé. Il n’y a pas d’exception. C’est l’impératif catégorique. La position utilitariste est plus flexible de sorte qu’on parle plutôt d’impératifs hypothétiques. Le fonctionnement utilitariste se retrouve souvent dans la vie quotidienne. Par exemple, quand on se demande si on doit ou non changer de programme au cégep, il faut tenir compte de nombreux facteurs : les exigences du nouveau programme, les emplois disponibles à la sortie, l’endroit où se donne le cours, le budget nécessaire, l’intérêt suscité par la matière, etc. Ce sont les conséquences de l’action que j’examine. Quand un gouvernement se demande s’il doit ou non fermer une école dans un village, il tient compte des conséquences envisageables de chacune des hypothèses et il va choisir la solution la plus avantageuse. Les utilitaristes appliquent la même démarche à la morale. Contrairement à Kant, les utilitaristes ne s’intéressent pas non plus aux intentions ou aux motivations de la personne qui agit puisque l’intention ellemême n’a pas d’influence sur les conséquences du geste. Ce n’est donc pas l’intention qui fait que le geste est moral ou non. Qu’une action soit accomplie par intérêt personnel, par amitié, ou par crainte d’une punition n’a aucune incidence sur sa valeur morale. Pour Mill : Celui qui sauve un de ses semblables en danger de se noyer accomplit une action moralement bonne, que son motif d’action soit le devoir ou l’espoir d’être payé de sa peine… (MILL, John Stuart, L’Utilitarisme, Champs, Flammarion, Paris, 1988, p.69). Par exemple, selon les utilitaristes, si quelqu’un contribue à la Fondation de ma vie peu importe ses motivations (le désir de soustraire de l’argent à l’impôt, le désir de paraître dans le journal pour obtenir de la publicité etc.) l’action est toujours bonne puisqu’elle a comme conséquence d’améliorer la santé de la population. Les motivations de l’action nous permettraient de juger la vertu de la personne qui agit, c’est-à-dire sa disposition à faire le bien mais pas la moralité ou l’immoralité du geste posé. De plus, si on considère qu’il faut rechercher les vertus, n’est –ce pas parce qu’elles ont généralement des conséquences positives sur l’entourage de la personne concernée? On qualifie donc souvent la morale utilitariste de téléologique ou de conséquentialiste parce qu’elle se base sur les conséquences des gestes pour évaluer leur moralité. Et ceci contrairement à la morale kantienne qui est déontologique puisqu’elle se base sur une compréhension du devoir moral et ne se soucie pas des conséquences ou du but poursuivi par la personne. Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et poltique, notes de cours 2, cégep de Jonquière, A-08 P3 Éthique et politique, A08 Cours 5 Un acte est donc jugé moral si ses conséquences sont bonnes. Mais alors, comment définir de bonnes conséquences? En utilisant comme norme le bonheur. B) La norme morale : le plus grand bonheur du plus grand nombre. S’inspirant de l’épicurisme ancien, les utilitaristes se fondent sur l’observation du fait suivant : dans leur conduite, tous les humains recherchent le bonheur et tentent d’éviter la souffrance. D’où ils déduisent que la recherche du bonheur est la valeur morale fondamentale. Une action sera jugée bonne ou utile si elle a pour conséquence de nous rendre heureux. Mais comment définir le bonheur? Comme pour les épicuriens, les utilitaristes définissent le bonheur par le plaisir, la joie, et négativement par le fait d’éviter la douleur, la peine. Les réflexions de John Stuart Mill vont raffiner le point de vue utilitariste sur le plaisir en s’appuyant sur les analyses d’Épicure. Si tout ce qui est recherché par les êtres humains peut être qualifié de plaisir, les plaisirs ne sont pas tous équivalents et il y a place pour évaluer la qualité des plaisirs. Il n’y a pas selon Mill de critère absolu ou objectif pour le faire, c’est par l’expérience, la consultation, la discussion que nous pouvons y arriver. Il lui semble cependant évident que les plaisirs de l’esprit l’emportent sur ceux du corps, que les plaisirs spécifiquement humains ont plus de valeur que les plaisirs animaux. Pour les utilitaristes cependant, le bonheur ne se définit pas de façon égoïste. En tant qu'être social, l'humain ne recherche pas que son propre plaisir mais tient compte du bonheur des autres. De ce fait, le bonheur de l'un ne peut être plus important que le bonheur de l'autre. D'où ils déduisent la valeur fondamentale de la théorie: le bonheur du plus grand nombre d'individus, le bien-être commun. L’utilitarisme a donc une portée sociale importante. Il repose sur une norme fondamentale : celle de l’égalité de tous. Dans l’évaluation des conséquences d’une action, chacun compte pour un et aucun pour plus d’un, nous dit Bentham. Le bonheur de celui qui agit n’est pas plus important que le bonheur des autres personnes affectées par le geste posé. L’utilitarisme n’est donc pas une doctrine morale égoïste. Dans leur évaluation de la portée d’une action, les utilitaristes tiennent aussi compte des effets de l’action sur les générations futures et même sur les animaux. En effet, eux aussi peuvent éprouver du plaisir ou de la douleur. La souffrance d’un animal a une valeur morale, tout comme celle d’un humain. Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et poltique, notes de cours 2, cégep de Jonquière, A-08 P4 Éthique et politique, A08 Cours 5 C) Le calcul d’utilité Même si les utilitaristes estiment que ce sont les conséquences d’un acte et non l’intention qui en déterminent la moralité, il n’en demeure pas moins que pour eux, les actions d’une personne qui n’agit pas de façon purement égoïste mais tient compte des autres avant d’agir aura des répercussions plutôt bénéfiques sur autrui. Le calcul d’utilité n’est pas aussi simpliste qu’on pourrait le croire. L’utilitarisme exige que nous fassions une évaluation rigoureuse de toutes les conséquences possibles d’un acte. Cette évaluation doit tenir compte des conséquences à court terme mais aussi à moyen et à long terme. Si, par exemple, dans une circonstance particulière on se demande s’il est préférable de sauver la vie d’un jeune adulte ou celle d’une personne âgée, on devra tenir compte de l’impact qu’aura la disparition de ces deux personnes sur leur entourage immédiat mais aussi sur la société en général. Il faudra donc faire le choix qui rapportera le plus de bonheur pour le plus grand nombre de personnes concernées. Pour procéder au calcul d’utilité les utilitaristes nous proposent la démarche suivante : nous devons rechercher l’action qui procure une plus grande satisfaction des besoins (plaisirs) et un minimum de peines (déplaisirs) et ce, pour l’ensemble des êtres concernés par l’action, nous devons respecter la règle du chacun compte pour un, nous devrions arriver au résultat du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Plus d’un ont amené certaines critiques à ce calcul utilitariste. En effet, il est souvent difficile de prévoir ce qui fera le bonheur des uns et des autres de façon purement objective. De plus, certaines conséquences peuvent être imprévisibles et n’apparaissant pas dans le calcul, nos prévisions peuvent être faussées. Une autre critique vient du fait que le calcul représenterait une tâche trop lourde lorsque l’on a à traiter un problème moral dans la vie quotidienne de sorte que la méthode proposée par les utilitaristes deviendrait inefficace. De plus, certains soulèvent la difficulté d’appliquer le principe chacun compte pour un dans la vie quotidienne car on a naturellement tendance à prioriser nos proches par rapport aux étrangers. Une autre difficulté réside dans l’évaluation des plaisirs de façon purement quantitative. Certains plaisirs sont-ils plus importants que d’autres? Par exemple, les plaisirs intellectuels ont-ils plus de valeur que ceux du corps ou encore le travail est-il préférable au repos? Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et poltique, notes de cours 2, cégep de Jonquière, A-08 P5 Éthique et politique, A08 Cours 5 D) L’utilitarisme aujourd’hui Malgré certaines critiques, les sociétés démocratiques doivent beaucoup aux utilitaristes. En effet, l’idée démocratique de une personne un vote constitue sans conteste un des héritages de la pensée utilitariste. De plus, le souci du bonheur du plus grand nombre permet d’évaluer les politiques gouvernementales en fonction du progrès social et de critiquer la moralité de certaines décisions politiques. Par exemple, la réduction de budgets accordés aux services que l’on juge essentiels aux citoyens pourrait être critiquée à partir d’un point de vue utilitariste. Dans notre société on peut dire que ce sont souvent les partis sociodémocrates qui représentent cette tendance. Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et poltique, notes de cours 2, cégep de Jonquière, A-08 P6