article à la base du séminaire PhiloMa de Laurent Ledoux sur Senge

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Complexité du « réel » et orientation philosophique
Quelques réflexions à partir de deux approches radicalement différentes :
la pensée systémique de Peter Senge &
la philosophie anti-systémique de Marcel Conche
Philosophie & Management – 28/05/05
Laurent Ledoux
1. Introduction
Le but premier de cette présentation est d’ouvrir quelques pistes de réflexion sur la façon
d’envisager la complexité du réel et ses conséquences sur la façon dont nous envisageons,
d’une part, la pensée et l’action et d’autre part la poursuite de la vérité et du bonheur.
Pour ce faire, je partirai de deux auteurs très différents :
 Peter Senge est un guru du management connu pour ses ouvrages sur l’organisation
apprenante (learning organizations) et la pensée systémique (system thinking). Son
ouvrage le plus connu est la 5ème discipline (The Fifth discipline).
 Marcel Conche est un philosophe qui est resté longtemps secret ou méconnu mais qui est
aujourd’hui apprécié par un public de plus en plus vaste. Proche de Montaigne et des
Antésocratiques (Héraclite, Parménide, Pyrrhon, Lucrèce, Epicure,…) dont il est un des
plus éminents connaisseurs, on peut qualifier ses positions philosophiques, au risque
d’être réducteur, de « mysticisme naturaliste » en métaphysique et de « rationalisme
universaliste » en philosophie morale. Il pense à la façon radicale et directe des Grecs, des
Antésocratiques (« en pensant, dit-il, plutôt qu’en se regardant penser »). Il a trop lu
Montaigne pour croire aux systèmes. La seule avancée qui importe selon lui est celle qui
nous ouvre à la Nature et à la vie, aux autres et à nous-mêmes. Il ne présuppose rien,
hormis l’universel. Il ne croit à rien, hormis à la vérité en tant qu’objet de recherche. La
métaphysique est pour lui l’essentiel de la philosophie. Cela ne l’empêche pas de donner à
la morale et à l’éthique leur part (qui n’est pas la même : la morale porte sur les droits et
les devoirs inconditionnels de l’être humain, l’éthique, ou les éthiques, dépendent du
choix de chacun), ni d’apporter, sur l’une et sur l’autre, de décisifs éclairages. Pour lui,
« la philosophie est la recherche de la vérité au sujet du Tout de la réalité, et de la place de
l’homme dans le Tout. » Pour André Comte-Sponville, la pensée de Marcel Conche est
l’une des rares philosophies de ce temps.
Pourquoi ces deux auteurs ?
 Tout d’abord, bien sûr, parce qu’ils touchent tout deux aux notions de complexité du réel
et leur façon différente de le faire entraîne des positions très différentes sur une série de
points importants (pensée versus action, vérité versus bonheur).
 Ensuite parce qu’un séminaire de Philosophie et Management me semblait être le moment
approprié de juxtaposer les textes d’un philosophe et ceux d’un guru du management.
Comme on le verra, ce qui ressort clairement de cette juxtaposition est le manque de
rigueur dans l’usage des mots et des concepts dans les textes de Senge (qui pourtant ne se
défend pas mal par rapport à la moyenne des autres gurus du management).

Enfin, parce que, tout deux, pour des raisons personnelles, me sont chers :
 Lorsque j’étais chez Arthur D. Little, j’ai souvent utilisé dans mon travail les « 5
disciplines » de Senge, qui était par ailleurs attaché à Arthur D. Little au travers d’une
des filiales du groupe, Innovation Associates. J’ai prolongé la réflexion initiée avec
Senge sur les organisations apprenantes, la clarification et le partage d’une vision et
d’une stratégie au travers de Kaplan & Norton et de leur célèbre Balanced Scorecard,
que j’ai développée pour de nombreuses organisations. Pourtant la pratique de la
gestion du changement et la lecture de certains auteurs comme François Jullien (dans
son « Traité de l’efficacité) me fait parfois douter de la pertinence et de l’efficacité de
la gestion par objectifs, du plan dressé d’avance et de l’héroïsme de l’action
occidental.
 Il y a quatre ans, presque jour pour jour, j’ai commencé à lire mon premier livre de
Marcel Conche, « Présence de la Nature ». Je ne l’oublierai jamais. Mon premier fils,
Julian, venait de naître. Pour le calmer j’allais le promener au parc du Cinquantenaire.
Je profitais des moments où il s’endormait sous les arbres pour lire le livre de Conche
que m’avait donné mon grand ami Jean Jadin. Et je sentais ainsi tout particulièrement
la présence de la Nature dont parlait Conche. Aussi, tous ces éléments, outre la
stimulation intellectuelle que me procuraient les mots de Conche, font de la lecture de
ces premières pages un moment inoubliable pour moi. Depuis, j’ai lu pratiquement
toute l’œuvre de Conche. La lecture de ses livres reste un élément décisif dans mon
évolution philosophique, même si, je l’avoue sans honte, je suis loin d’avoir tout
compris de ce qu’il écrit, et cela bien qu’il écrive d’une manière limpide. En effet, ce
qu’il écrit est d’une puissance extraordinaire. C’est d’ailleurs aussi pour cela que j’ai
saisi avec joie l’opportunité de vous faire cette présentation : elle a été pour moi
l’occasion de faire le point sur ce que je comprend de l’œuvre de Marcel Conche et de
vous introduire brièvement à la pensée de ce philosophe essentiel.
Après une brève introduction de la pensée des deux auteurs, je structurerai ma réflexion
autour de trois binômes conceptuels :
 Ce qui est « vraiment » réel et ce qui n’est pas « vraiment » réel
 Pensée et action
 Vérité et bonheur
2. Brève introduction à la pensée systémique de Peter Senge
La pensée systémique de Peter Senge est l’une des 5 disciplines que Senge préconise de
suivre pour faire de nos organisations des « organisations apprenantes, capables de réaliser
leurs plus grandes ambitions ».
Ces 5 disciplines complémentaires sont :
 La maîtrise personnelle (« personal mastery ») : « la discipline de clarifier et
d’approfondir continuellement notre vision personnelle, de focaliser nos énergies, de
développer notre patience et de regarder la réalité de manière objective. » C’est la
« fondation spirituelle des organisations apprenantes ».
 Les modèles mentaux (« mental models ») : « la discipline d’apprendre continuellement à
remettre en question nos préjugés, nos visions et images intérieures qui influencent la
façon dont nous comprenons le monde et la manière avec laquelle nous agissons. » Il
s’agit également d’apprendre à mener des conversations enrichissantes (apprenantes) qui
équilibrent « inquiry and advocacy », mettant à nu la schémas mentaux selon lesquels nos
interlocuteurs et nous-mêmes pensons.
 L’élaboration de vision partagée (« building shared vision ») : « la discipline de traduire
une vision individuelle (celle du ou des leaders de l’organisation) en une vision partagée
par tous les membres de l’organisation, c’est-à-dire un ensemble de principes et de
pratiques guidant les actions de chacun, de manière à lier tous les membres à une identité
commune et au sens d’une destinée commune ».
 L’apprentissage d’équipe (« team learning ») : « la discipline d’engager le dialogue, de
suspendre les préjugés et de s’engager dans un véritable processus de « brainstorming »,
de penser ensemble. » Cette discipline implique également de pouvoir reconnaître les
« patterns » d’interactions entre les membres d’une équipe qui menacent la capacité
d’apprendre.
 La pensée systémique (« system thinking ») : « la discipline d’apprendre à contempler le
tout et pas seulement les parties individuelles de ce tout. » Il s’agit d’un cadre conceptuel,
un corps de connaissance et d’instruments développés depuis 50 ans facilitant l’analyse de
« patterns » et la compréhension de comment agir pour les changer. C’est la colle qui lient
entre elles les autres disciplines. Les 10 lois de la pensée systémique sont les suivantes :
1. Today’s problems come from yesterday’s solutions
2. The harder you push, the harder the system pushes back
3. Behaviour grows better before it grows worse
4. The easy way out usually leads back in
5. The cure can be worse than the disease
6. Faster is slower
7. Cause and effect are not closely related in time and space
8. Small changes can produce big results – but the areas of highest leverage are often the
least obvious
9. You can have your cake and eat it too – but not at once
10. Dividing an elephant in half does not produce two small elephants, it produces a mess
Comme le dit clairement Senge, les instruments et idées présentées dans sont livre ont pour
but de détruire l’illusion que le monde est crée de forces séparées, non-reliées entre elles.
Senge ne manque pas d’ambitions : citant Archimède, il pense qu’ils doivent contribuer à
procurer un « levier suffisamment long pour pouvoir faire basculer le monde d’une seule
main » et ce en provoquant une « metanoia », « a shift of mind » permettant aux organisations
de devenir apprenantes.
Senge ne s’arrête d’ailleurs pas aux organisations : ils considère que la pensée systémique
peut aider non seulement le développement des organisation mais aussi de l’intelligence
humaine, de l’humanité dans son ensemble.
Pour comprendre cela, sans développer ici toutes les idées du livre de Senge, il suffit d’attirer
l’attention sur le fait que la pensée systémique enseigne qu’il y a deux types de complexité : la
complexité détaillant les interactions entre de nombreuses variables (« detail complexity ») et
la complexité dynamique (« dynamic complexity ») qui montre que les causes et les effets ne
sont pas souvent proches dans le temps et dans l’espace et que des interventions qui
pourraient paraître directes ne produisent pas nécessairement les effets escomptés.
Ainsi, comme l’écrit Senge : « Today the primary threats to our collective survival are slow,
gradual developments arising from processes that are complex both in details and in
dynamics. The spread of nuclear arms is not an event, nor is the “greenhouse effect”,
malnutrition and underdevelopment in the Third World, the economic cycles that determine
our quality of life, and most of the other large-scale problems in our world. »
Tout ce qu’écrit Senge me paraît faire sens, du moins au niveau de « notre » monde et de nos
organisations, et mon propos ne sera pas de le contredire. Plutôt j’essayerai de montrer, en le
contrastant avec Conche, que la pensée de Senge est elle-même prisonnière d’une vision
implicite « réductrice » du « monde » et que cela a des conséquences implicites sur les
attentes qu’il a de pouvoir contribuer à changer le « monde ».
Le problème est bien entendu que, comme il s’agit d’un livre de management et pas de
philosophie, Senge n’explicite pas ou trop peu les fondements de sa vision du « monde » et de
sa pensée systémique. Il écrit pourtant tout à la fin de son livre quelques phrases qui
permettent d’entrevoir ces fondements : “The earth is an indivisible whole, just as each of us
is an indivisible whole. Nature (and that include us) is not made up of parts within wholes. It
is made up of wholes within wholes. All boundaries, national boundaries included, are
fundamentally arbitrary. We invent them and then, ironically, we find ourselves trapped in
within them.” Et il continue en mentionnant “Gaia”, la théorie selon laquelle la biosphere, tout
ce qui vit sur la terre, est en soi un grand organisme vivant. Le « réel » auquel Senge fait
implicitement référence est donc celui de notre monde, de la biosphère.
Par ailleurs, en ce qui concerne la capacité d’agir, sa référence au long levier d’Archimède
pour faire basculer le monde est suffisamment explicite. Tout son livre est un plaidoyer pour
nous faire comprendre qu’une autre façon de penser doit nous permettre de mieux agir sur le
monde.
Enfin, on peut se poser la question des fins de ces actions ? Senge ne les explicites pas, se
limitant à parler de manière générique des aspirations des organisations apprenantes, qui, au
travers d’une vision partagée, doit être compatibles avec les aspirations de tous les membres
de ces organisations. On peut supposer qu’au delà du profit, les organisations apprenantes
recherchent donc le « bonheur ».
Avant de passer à Conche, notons que la pensée systémique de Senge fait écho aux
discussions que nous avons eues avec nos précédents orateurs et qu’elle n’est pas contraire à
celles-ci.
Ainsi, la pensée systémique fait partie de l’approche du monde par modèles que nous a
présenté Bernard Walliser. On peut dire également que la pensée systémique est proche de
Russel évoqué par Luc de Brabandère qui nous a dit : « Jusqu'à Russel, en Occident, on était
dans le paradigme du connecteur logique "ou". Aujourd'hui, on serait plutôt dans la logique
du "et" quitte à mettre ensemble des contraires. » Luc nous a dit également des choses très
proches de Senge lorsqu’il nous a dit : « Tout d'abord, on a le sentiment que, dans le monde,
les choses sont plus complexes qu'avant (pensez au clonage, à Internet, etc.). Mais la
complexité se retrouve aussi dans la manière dont nous percevons les choses. »
Les thèmes abordés par Besnier et par Arnsperger sont eux aussi proches de ceux abordés par
Senge :
« La rationalité analytique héritée de Descartes émet l'idée que toute réalité est décomposable
en éléments ultimes. Or, pour la théorie sur le complexe, les phénomènes sont globaux. En ce
sens, le tout est supérieur à la somme des parties. La conséquence en est qu'il n'y a pas
d'élément fondateur : on est toujours confronté à des phénomènes indécomposables. »
(Besnier)
« Qu'est-ce être libre dans un système complexe ? Mon exposé se centrera sur la notion de
système tel qu'il a été étudié et hérité dans la philosophie ; je verrai aussi la question de la
liberté et nous comprendrons qu'il existe différents types d'exercice de la liberté dans le
système. » (Arnsperger)
3. Brève introduction à la pensée « anti-systémique » de Marcel Conche
Dans une lettre adressée à son ami Gilbert Kirscher (publiée dans «Philosopher à l’infini», p.
176), Marcel Conche résume de manière lumineuse, en 10 points, son «attitude»
philosophique.
1. L’objet de la philosophie est de penser le réel dans son ensemble, le Tout de la réalité. Ou
encore : la philosophie est la recherche de la vérité au sujet du Tout de la réalité, et de la
place de l’homme dans le Tout. De là les questions : que faut-il entendre par «réel» ?
Qu’est-ce qui mérite d’être dit vraiment «réel» ?
2. Le réel est ce qui demeure par opposition à ce qui ne fait que passer – mais peut-être
«tout» ne fait-il «que passer».
3. Il faut philosopher non à partir de la croyance, mais à partir de l’évidence de ce qui se
montre, de ce qui s’offre à tous : le monde, sur fond de Nature.
4. Le réel dans son ensemble est la Nature. Il peut y avoir plusieurs mondes (et même une
infinité), il n’y a qu’une seule Nature : Totum sive natura (le tout, c’est-à-dire la nature).
5. La Nature se donne comme infinie, donc in-compréhensible. Penser la Nature n’est donc
pas la comprendre. Penser n’est donc pas comprendre – ni connaître : on ne peut connaître
le Tout.
6. Le penser, au sens philosophique, est complètement dissocié de l’agir : il n’y a pas
d’action possible sur le Tout. Penser est apporter la clarté ; c’est éclaircir.
7. Puisqu’on philosophe à partir de l’enargeia, de l’évidence (qui n’est pas l’evidentia
cartésienne), les «unités de sens» qui impliquent la Révélation ne relèvent pas de la
philosophie. Le Dieu des religions révélées n’est pas une notion philosophique (il en va
autrement, bien sûr, du Deus sive natura). Les croyances religieuses sont des faits
culturels qui relèvent de l’explication causale.
8. Penser la Nature en vue de la vérité n’implique pas que l’on ait souci de la façon dont va
le monde. La philosophie a à se penser elle-même comme indifférente à l’histoire. Le
philosophe, pour en venir à penser, doit se détacher d’un intérêt contingent porté à ce qui
arrive.
9. La visée de la philosophie est la vérité, non le bonheur. L’intervention de la notion
d’eudaimonia dans le devenir de la pensée grecque a signifié une décadence.
10. Entre philosophes et croyants – en tant que tels –, le dialogue n’a pas de sens. Entre
philosophes au sens strict – qui philosophent à partir de l’évidence – le dialogue a un sens.
De ces dix points d’une simplicité et d’une puissance extraordinaire, j’ai retiré trois binômes
conceptuels qui me semblent essentiels pour penser la notion de responsabilité de l’homme
moderne dans un monde complexe.
4. Ce qui est « vraiment » réel et ce qui n’est pas « vraiment » réel
Nous avons vu plus haut que Senge entend nous aider à transformer la réalité par une nouvelle
manière de penser, une pensée systémique qui part de l’idée que tout est relié, que notre
biosphère est un organisme vivant.
Avant de nous intéresser à la question de savoir si la pensée peut transformer la réalité, on
peut se demander de quelle réalité Senge parle : que faut-il entendre par réel, par réalité ?
Nous allons voir au travers de Conche l’importance de cette question élémentaire.
Pour Conche, ce qui est «vraiment» réel, c’est ce qui demeure, ce qui ne passe pas. C’est ce
qu’il appelle la Nature, le Tout de la réalité. Mais qu’est ce qui ne fait que passer ? Les
insectes éphémères par exemple.
Il y a des insectes qui ne vivent qu’un jour : ce ne sont pas des produits de
l’imagination, ils existent, ils sont, selon le langage courant, « réels ». Mais comme,
durant l’infinité du temps, avant et après ce jour où ils vivent, ils n’existent pas, ne
sont pas réels, ils sont moins réels que s’ils étaient non pas tantôt réels, tantôt non
réels, mais réels toujours. Il s’agit donc de penser non plus le réel dans son ensemble,
mais l’ « Etre », le vraiment réel. Ce qui, la plupart du temps, n’est pas, c’est-à-dire
n’est pas réel, est moins réel que ce qui est tout le temps. On peut même dire que ce
qui, dans le temps infini, n’est qu’un bref moment – un homme, par exemple – n’est
pas, et que seul est ce qui est toujours : l’ « Etre ». La différence est donc entre ce qui
naît et meurt et ce qui échappe à la naissance et à la mort, qui est sans commencement
ni fin. (Présence la Nature – Pour en venir à penser, p. 38-39)
Tout ce que nous voyons autour de nous (être humains, animaux, plantes, pierres,…) n’est
que l’expression fugace du Tout de la réalité, un peu comme des bulles de champagne qui
remonteraient continuellement à la surface pour disparaître et cela, sans fin, dans le temps
comme dans l’espace. Tout cela est englobé par la Nature, l’Englobant universel, en dehors
duquel il n’y a rien.
Si les êtres – ce que l’on nomme ainsi – sont voués à périr, c’est qu’étant finis, ils sont
à la merci de forces qu’ils ne contrôlent pas. Si la Nature, comme telle, ne saurait
périr, c’est qu’elle est infinie et sans extérieur. (Présence la Nature – Pour en venir à
penser, p. 42)
Dès lors, si Conche utilise le terme « Etre » pour parler de la Nature, il ne la personnifie pas
pour autant, comme l’a fait Montaigne ou le font Senge et les adeptes de Gaia. En effet, la
Nature n’est pas un étant (un être temporaire), car un étant est nécessairement borné et
périssable, même si la Nature, l’ « Etre », éternel et infini, est composée d’étants.
Mais qu’est-ce alors la Nature ? Comment peut-on la penser ?
On entend plus et autre chose dans la notion de « Nature » que dans la seule notion d’
« Etre ». Quoi donc ? D’abord la permanence sempiternelle du changement, ensuite
l’infinité tant en extension, en immensité, qu’en « intention », comme dit Leibniz,
c’est-à-dire en méthodes, en procédés, en ressources ; et puis la force génératrice et
formatrice.
De ces mots, seuls les derniers, « force génératrice et formatrice », tendent à nous dire
de quoi il s’agit. Car « permanence du changement » : mais changement de quoi ? et
qu’est-ce, au juste, qui est « infini » ? La Nature, mais encore ? Une force. Pour les
Antésocratiques, la « phusis » est bien la force qui fait « pousser », qui fait « naître »
et « croître ». Mais comment passer de la « phusis » comme principe immanent à tout
être, à la Nature comme l’Englobant universel ? Le concept médiateur n’est il pas
celui de « monde » (cosmos) qui serait engendré de la Nature comme sont engendrés
les vivants ? C’est semble-t-il ce qu’a pensé Anaximandre qui la voyait comme sans
au-delà, infinie, et qui voyait les mondes comme son œuvre. (Présence la Nature –
Pour en venir à penser, p. 42 et 47)
Ainsi la Nature, l’Englobant universel, englobe le cosmos dans lequel nous vivons, un cosmos
parmi la multitude infinie des cosmoi. Et cela a des conséquences importantes pour
comprendre d’une part les rôles respectifs de la science et de la philosophie pour penser la
complexité infinie de la Nature.
Conche est donc assez proche de Spinoza qui conçoit la «Nature entière» comme «un
seul Individu» dont les parties, c’est-à-dire tous les corps, varient d’une infinité de
manières, sans aucun changement de l’Individu total. Il s’en distingue pourtant en
veillant à ne pas appliquer à la Nature en général des schémas qui ne valent que pour
les natures particulières. Entre la Nature omni-englobante et la multiplicité des
natures particulières, il y a l’abîme qui sépare l’infini du fini. On ne parlera donc pas
d’une « nature de la Nature » : ce serait la supposer intelligible, l’accommoder à
notre entendement, la finitiser. La science de la Nature dans son ensemble est
impossible ; la science de la Nature dans tel ou tel de ses phénomènes, ou domaines,
est possible – et elle existe. (Présence de la Nature – Introduction :La phusis, p. 6-8)
Conche ne nie donc pas les progrès que peut faire la science dans la compréhension de notre
monde, de notre cosmos. Il indique simplement que la philosophie, en particulier la
métaphysique, en tant que recherche de la vérité sur le Tout de la réalité, peut permettre de
« penser » la Nature et son infinie complexité, ce que la science ne peut pas faire, enfermée
qu’elle est dans sa vision finie de la Nature.
La Nature est comparable à un labyrinthe. Hérodote a vu le labyrinthe d’Egypte ; il y
a pénétré, mais si compliquée était la disposition des chambres, passages, chemins et
détours, que, sans guide, il n’aurait su en sortir. Le terme « complication » est
d’Hérodote. Si la Nature est compliquée à la façon d’un labyrinthe sans issue, cela
signifie que la tâche d’entrer par la connaissance rationnelle, dans les arcanes de la
Nature, est une tâche infinie. Certains ont parlé de la « simplicité » des lois naturelles.
« Comme vous, je crois que la simplicité des lois a un caractère objectif » disait
Heisenberg à Einstein. La simplicité des lois naturelles est un fait. Mais il est un autre
fait : la complexité. Les lois sont simples pour autant que l’on néglige ce qui obligerait
de les compliquer.
La loi de Mariotte est simple : à température constante, le produit du volume d’un gaz
par la pression est constant. Avec des mesures plus précises, on a dû l’abandonner
pour la loi plus complexe de Van der Waals, laquelle doit elle-même subir des
corrections au voisinage des points critiques de liquéfaction ou de dissolution.
Or, comme l’observe Henri Poincaré, « si la simplicité était réelle et profonde, elle
résisterait à la précision croissante de nos moyens de mesure ». Ce n’est pas le cas.
L’obligation où l’on se trouve de compliquer les lois montre que plus l’on serre de
près la Nature, et moins elle nous facilite les choses. « Sans doute, dit Poincaré, si nos
moyens d’investigation devenaient de plus en plus pénétrants, nous découvririons le
simple sous le complexe, plus le complexe sous le simple, puis de nouveau le simple
sous le complexe, et ainsi de suite, sans que nous puissions prévoir quel sera le
dernier terme. » Le simple et le complexe sont deux contraires auxquels la Nature
rend justice tour à tour. Cependant le simple n’épuisera jamais le complexe. De sorte
que c’est bien la complexité qui a le dernier mot.
Pour montrer qu’il ne peut en être autrement, il suffit de considérer la Nature comme
étant le Tout – tout ce qu’il y a. Dès lors qu’elle est le Tout absolu, elle est infinie. Or,
la science, dans sa « marche vers l’unité et la simplicité » - pour reprendre le mot de
Poincaré -, présuppose la finité de la Nature. Elle se figure la Nature comme un
ensemble organique, structuré, un cosmos. Mais que la Nature soit structurable et se
montre sous des aspects qui sont des cosmoi ou des ouranoi, des mondes ou des
univers, n’implique pas qu’elle soit unifiée comme un organisme et structurée. Des
cosmoi, des ouranoi, des ensembles structurés sont nécessairement finis, car tous les
éléments y ont quelques rapport les uns avec les autres, et cela ne se peut que dans
une totalité finie. (Présence de la Nature – Penser la Nature, p. 80)
Il est important de comprendre que ce n’est pas seulement le présupposé de la science sur la
finitude de la Nature qui la limite mais également son corollaire, les méthodes et les systèmes
qu’elle utilise (et doit utiliser) pour se développer. Ceux-ci sont hérités en particulier de
Descartes et ont eu pour effet, en voulant nous rendre maître et possesseurs de la Nature, de
nous en distancer, de nous séparer d’elle. C’est pourquoi Conche affectionne particulièrement
les Antésocratiques et qu’il n’est pas surprenant que ceux-ci aient été également pour la
plupart des poètes, car la Nature elle-même est « poète ».
Si l’on veut se rendre présent à la présence de la Nature, ce qui est requis est non pas
l’ingéniosité du doute cartésien, mais au contraire, un supplément de naïveté, par
laquelle on revient, en deçà même des évidences communes, à une évidence première,
plus immédiate. Par le cogito, Descartes inaugure un processus d’enfermement qui le
sépare radicalement de la Nature, laquelle il ne retrouvera jamais. La Nature sera la
grande absente du système. Aussi, lorsque Descartes parle de «nous rendre comme
maître et possesseurs de la nature», on voit quelle idée rétrécie il s’en fait. Pour se
rendre présent à la Nature en elle-même, il est donc crucial de ne pas s’en distancer
par le doute et l’enfermement idéaliste. (Présence de la Nature – Introduction :La
phusis, p. 3-6)
Penser la Nature, c’est penser sa multiple infinité, et donc la penser comme ne
pouvant, sous divers points de vue, nous être compréhensible. La Nature est infinie en
tant qu’elle est le Tout puisqu’en dehors du Tout, il n’y a rien, donc rien qui la limite.
Ensuite, l’infinité de l’espace et du temps, qui sont des aspects de la Nature, signifie
l’infinité de la Nature. Et puis, elle est infinie en complexité : Poincaré parle d’un
« écheveau inextricable », bien que souvent combiné par des moyens simples.
Toujours, lorsqu’on croyait avoir saisi la Nature, se révèle quelque chose que l’on
avait pas saisi. Par exemple, en août 1999, les journaux parlent de deux nouvelles
étoiles qui ne rentrent dans aucune des classifications stellaire.
Enfin la Nature est infinie en fécondité puisque rien, jamais, n’est absolument
semblable à autre chose qui est ou a été. Cette capacité de toujours varier ses
créations montre que son essence même est moins la raison que l’imagination. La
Nature est poète. Cela s’accorde avec l’idée que les lois de la Nature ne sont que des
effets d’ensemble, le fond des choses étant laissé au hasard. Poincaré envisage que
« le savant finisse un jour par être arrêté dans sa recherche d’une approximation de
plus en plus grande et qu’au-delà d’une certaine limite, il ne rencontre plus dans la
Nature que le caprice. » La science a rencontré cette limite avec les relations
d’Heisenberg. Elle a rencontré le caprice – on dit, aujourd’hui, le « chaos ». Epicure,
en somme, avait vu juste. (Présence de la Nature - Penser la Nature, p. 85)
Les Antésocratiques ont pensé la Nature simplement en accueillant cette Présence
qu’elle est. Ils sont allés à la Chose même, alors que les philosophies du Cogito
substituent des représentations ou des « objets » à la Chose même. Il appartient à la
nature de la pensée de devoir se laisser de côté pour être à la mesure de ce qu’il y a à
penser. La pensée du réel est ouverture, accueil, effacement de soi. (Présence de la
Nature - Penser la Nature, p. 70)
En ce qui me concerne, « penser » la Nature, comme Conche tente le faire et comme l’ont fait
les Antésocratiques, invite à deux choses :
 d’une part à mieux apprécier la relativité des progrès de la science de ces derniers
millénaires. Au risque d’être brutal, on pourrait dire que découvrir la façon de faire du feu
avec du silex est du même ordre qu’envoyer des hommes sur la lune. Il s’agit de « savoirfaire ». La science a pour objet des « savoir-faire » ;
 d’autre part, à adopter une certaine réserve lorsqu’on lit des textes de management tels
ceux de Senge, suggérant naïvement que la maîtrise des dix lois de la pensée systémique
puisse servir de levier pour « transformer le réel ». En fait, par analogie à l’impossibilité
de la science de traiter l’infinie complexité de la Nature, on en vient à douter de la
pertinence des « recettes » de management pour tenter de résoudre les problèmes liés à la
complexité des relations et des organisations humaines.
« La science ne pense pas » dit Heidegger. Le savant, en effet, n’a jamais affaire à la
Nature, mais seulement à des êtres, des phénomènes ou événements. Et ses pensées –
admettons le mot, au sens large – conduisent à des actions, qu’il s’agisse d’expériences
en vue de vérifier des hypothèses, de techniques nouvelles, ou seulement d’orienter une
pratique, comme en économie politique. Si maintenant l’on regarde vers ce que c’est que
penser dans la vie courante, on trouvera, que l’on pense, la plupart du temps, en vue de ce
qu’il y a à faire ou à dire. La ménagère « pense » à ce qu’elle doit rapporter du marché,
le professeur à ce qu’il doit dire aux éléves, etc. (Présence de la Nature – Pour en venir à
penser, p. 45)
Derrière ces doutes ou questions relatives à la science et au management, il y a des questions
plus fondamentales liées à la relation difficile, voire antinomique entre pensée et action.
5. Pensée et action
Du chapitre précédent, on comprendra aisément les réserves de Conche vis-à-vis de l’action et
ses réserves contrastent fort avec la pensée systémique volontariste de Senge, même si celuici limite implicitement le champs de son action à notre monde, notre cosmos.
Il faut distinguer le Tout et les parties. Nous n’avons aucune action possible sur le
Tout de la réalité, et donc la pensée du Tout est nécessairement sans rapport avec
l’agir. Penser est être actif, mais ce n’est pas être agissant. (Présence de la Nature –
Pour en venir à penser, p. 45)
Savoir ou connaissance, utilité et action vont de pair. La pensée pensante ne vise
aucune utilité et ne donne les moyens d’aucune action, parce que son objet, la Nature,
est hors de toute expérience possible, et donc hors de toute connaissance possible.
Mais il ne suffit pas de parler du penser, négativement, comme dissocié de l’agir. Il
faut aussi, d’une manière positive, sinon le définir, au moins le décrire. La Nature
s’offre comme ce qui est à penser. « Penser », est-ce comprendre ? La Nature se
présente comme ce qui à être compris, mais dans le même temps, par son infinité, elle
se donne comme incompréhensible. On ne saurait comprendre l’infini. Penser est
donc plus modeste que comprendre. Ce n’est pas embrasser du regard de
l’intelligence la totalité du réel, mais c’est explorer le réel. Ce n’est pas voir
l’ensemble d’une forêt, mais c’est ouvrir une clairière. D’un côté l’opacité des choses,
de l’autre la lumière naturelle de l’esprit. Penser, c’est apporter la clarté, c’est
éclaircir. Le philosophe, comme tel, a la passion de la vérité, et le site de la vérité est
la clarté. (Présence de la Nature – Pour en venir à penser, p. 47)
Il faut se retirer de tout ce qui a une signification maintenant mais n’en aura plus
demain. Le philosophe, par sa sensibilité, son émotion, participe de la souffrance des
hommes. Pourtant, il doit aller en sens contraire de ce que lui suggère sa compassion,
si seulement il veut en venir à penser. (Présence de la Nature – Pour en venir à
penser, p. 50)
Conche va donc très loin dans l’opposition qu’il fait ressortir entre le penser et l’agir, en
particulier parce qu’il les oppose en faisant référence à la Nature (que l’on ne peut pas
comprendre et sur laquelle on ne peut pas agir). Cependant, même au niveau de notre
« monde », la dichotomie reste, me semble-t-il. Il m’a fallu du temps pour le comprendre mais
je pense y être progressivement arrivé : on ne peut pas bien « penser » une situation dans
laquelle on est soi-même acteur. Pour pouvoir bien penser, il faut se retirer de l’action. Pour
pouvoir agir, il faut, un moment au moins, s’arrêter de penser. C’est d’ailleurs peut-être là la
force des consultants. Notons cependant ici, que Senge ne semble pas faire attention à la
dichotomie du penser (analyse des systèmes dont fait partie l’acteur) et l’agir du même acteur.
Du moins, il est silencieux sur ce point. Mais peut-être est-ce parce que ce livre, comme
beaucoup d’autres de management, ne nous invite pas réellement, malgré les apparences, à
penser par nous-mêmes mais plutôt à appliquer des « recettes ». La forme fortement structurée
qu’adopte d’ailleurs ce type d’ouvrage ne fait d’ailleurs souvent que masquer des vides que
seul une forme plus libre pourrait peut-être combler.
Pourtant, de cette dichotomie entre le penser et l’agir, le langage nous donnes de nombreuses
indications. Ainsi, qu’est-ce qu’un Arrêté Royal sinon un moment où le Roi s’arrête de
penser… pour pouvoir commencer à agir ? (le mot est de Luc de Brabandère). Ne parle-t-on
pas du « feu de l’action », dans lequel on ne réfléchit plus ? Il est d’ailleurs intéressant de
constater que le langage nous aide à faire ressortir ces idées. A cet égard, Conche écrit
beaucoup et joliment sur les liens qui existent entre la philosophie et la poésie.
On ne pense pas seulement avec des concepts ; on pense avec des métaphores. On ne
pense pas seulement avec des mots ; on pense avec des couleurs. (Confession d’un
philosophe – Philosophie et Poésie, p. 152)
Conche cite d’ailleurs régulièrement Heidegger à ce propos. « Le langage est la maison de
l’Etre. Dans son abri habite l’homme. Les penseurs et les poètes sont les gardiens de cet
abri. »
Aussi n’est-ce d’ailleurs pas un hasard pour Conche si la plupart des Antésocratiques qui ont
le mieux « penser la nature », l’ont fait en poète.
Quoi d’étonnant alors si les premiers philosophes sont des poètes ? Et peut-être
Wittgenstein a-t-il raison, disant : « la philosophie, on ne devrait l’écrire qu’en
poèmes. »
Mais les poètes se réfutent l’un l’autre.
C’est pourquoi, il ne faut pas voir, entre les philosophies antésocratiques, le même
rapport qu’il y aura plus tard entre les systèmes. Elle ne sont pas mutuellement
exclusives mais plutôt complémentaires. Entre Anaximandre, Pythagore, Héraclite,
Parménide, Empédocle, Anaxagore, il y a émulation, plutôt qu’antagonisme, de même
qu’entre Homère et Archiloque.
Le fonds commun est l’expérience métaphysique de la Nature comme « phusis ».
Après quoi, l’un nous révèle la Nature comme infinie, l’autre comme le lieu de
l’opposition et de l’unité des contraires, un autre comme ce qui toujours demeure ;
d’autres y voient surtout le nombre et l’harmonie, un autre y discerne le jeu des
forces, où chacune, force d’attraction ou force de répulsion, l’emporte sur l’autre tour
à tour, un autre y décèle un principe ordonnateur et régulateur du devenir. Autant
d’idées qui, certes, développées, peuvent s’avérer comme ayant des conséquences
incompatibles. Mais on ne peut pas dire que chacun des Antésocratiques n’ai par
réellement vu, et bien vu, un certain aspect de la Nature, même s’il a parfois
discutablement interprété ce qu’il a vu. Car, dans la Nature, il y a l’infinité, il y a
l’opposition, il y a le nombre et l’harmonie, et la pérennité, et le devenir cyclique, le
jeu des forces et les principes d’organisation et de régulation. (Présence de la Nature
– La Nature et l’homme, p. 96)
Ceci dit, ces considérations « métaphysiques » n’empêchent pourtant pas Conche d’écrire que
l’humanité est, aujourd’hui, en un moment critique de son histoire, où il lui appartient, plus
que jamais, d’essayer de réaliser, sinon le rêve zénonien de fraternité universelle, en tout cas
l’Etat, ou quasi-Etat (puisque n’ayant pas de politique extérieure) universel, ou, si l’on veut,
« mondial », comme dit Eric Weil, et de plus – mais cela est encore beaucoup plus difficile –
un Etat universel où régnerait la justice.
Pour y arriver, le point de départ est, selon Conche, nécessairement l’absoluité de la morale –
la morale universelle, par différence avec les morales particulières, relatives aux diverses
sociétés. Pour fonder, c’est-à-dire démontrer, cette morale universelle n’est requis selon lui
aucune croyance pré-donnée. Il la fonde sur le dialogue, sur le simple fait que celui qui
conteste que l’on ait à fonder la morale accepte de dialoguer avec lui.
La morale se fonde sur le fait même du dialogue, plus précisément sur le fait que tout
homme, dans le dialogue, saisisse son interlocuteur comme son égal. Sur l’universalité
dialogique, dialectique, se fonde l’universalité pratique. Si je dialogue avec toi, je te
reconnais comme mon égal, ce qui veut dire capable de vérité, exactement comme
moi, donc libre. Si je m’adresse à toi en interrogeant, discutant, argumentant,
critiquant, répliquant, c’est que je suppose que tu peux entendre mes raisons, donc
que ton jugement est libre pour la vérité, non aliéné à des causes.
Le dialogue s’effectue en raison et en liberté sur le fond de notre égalité fondamentale
en tant qu’être humains. Il n’y a, il ne doit y avoir que des hommes libres dans la Cité
humaine. Dès lors vient le rêve de Zénon et aujourd’hui, le temps est venu d’œuvrer
plus que jamais à sa réalisation. (Confession d’un philosophe)
Quelle est la signification politique de la morale ? Lorsqu’elle est orientée par la
morale, la politique a « affaire à l’action universelle, laquelle, tout en étant, de par
son origine empirique, action d’un individu ou d’un groupe, ne vise pas l’individu ou
le groupe en tant que tel, mais la totalité du genre humain. La morale fait l’obligation
à l’homme d’Etat d’avoir en vue la réalisation d’un Etat universel, c’est-à-dire d’un
Etat sans politique extérieure, où tout homme verrait respectés ce que l’on nomme les
« droits de l’homme », qui se ramènent au droit, pour chacun, de réaliser ses
meilleures possibilités, de s’accomplir lui-même, c’est-à-dire de vivre une vie qu’à la
mort il puisse être heureux d’avoir vécue. (Vivre et philosopher)
Pour en terminer ici sur cette dichotomie entre le penser et l’agir (sans épuiser bien sûr le
sujet), je me demande parfois si celle-ci n’est pas aiguisée par la philosophie cartésienne dont
nous sommes tous un peu imprégnés : nous « pensons » pour agir, comme l’exprime Conche
plus haut. Nous fixons des objectifs que nous poursuivons avec acharnement. Toute la vague
des Balanced ScoreCards et autres instruments de gestion de la performance est basée sur ces
idées. Sans vouloir ici critiquer ces méthodes, on sent bien leurs limites comme instrument de
changement. Et c’est là que l’on comprend mieux la force de certaines philosophies asiatiques
de l’efficacité, qui cherchent moins à définir une cible, des objectifs et ensuite de définir un
plan d’action pour les atteindre.
Notre tradition (grecque) est celle du plan dressé d’avance et de l’héroïsme de
l’action, elle est celle des moyens et des fins… Or voici que nous découvrons plus loin,
en Chine, une conception de l’efficacité qui apprend à laisser advenir l’effet ; non pas
à le viser (directement) mais à l’impliquer (comme conséquence), c’est-à-dire non pas
à le chercher mais à le recueillir, à le laisser résulter. (Traité de l’efficacité - François
Jullien, p. 8)
Pour y arriver, ne faut-il pas, comme le grand Maître du tir à l’arc Anzawa, supprimer toute
distinction entre la cible, la flèche, l’arc et l’archer ; ne faire plus qu’un avec la cible ? Dans
lequel cas, il n’y pas d’action à proprement parler, et plus de pensée par la même occasion.
Mais allez mettre ce genre d’approche dans des livres de management !
6. Vérité et bonheur
Mais à quoi bon, dira-t-on, une pensée dissociée de l’agir, comme du savoir, de la
connaissance ?
Pourtant une telle pensée est, d’une certaine façon, plus importante que toute autre.
Par elle, l’homme a conscience de l’Enigme. Car enfin, quel sens y a-t-il à vivre ? S’il
ne s’agit que de vivre heureux, cela est possible, puisque l’homme a peine à distinguer
le bonheur vrai de son fantôme. Mais se borner au bonheur, c’est s’oublier soi-même :
c’est oublier l’énigme qu’est l’homme, l’énigme qu’en tant qu’homme l’on est pour
soi-même. Une sorte d’inquiétude essentielle appartient à l’homme comme tel. Penser,
c’est d’abord vivre cette inquiétude. Un « abîme » - le mot est d’Heidegger – sépare
ici la foi de la pensée. La religion rassure, conforte ; la philosophie éveille, inquiète.
Penser c’est cesser de faire l’autruche - comme font tous ceux qui se satisfont de ce
qu’ils ont et se croient favorisés par la naissance et par la vie. Il faut regarder en face
ce problème sans solution qu’est l’homme. Penser n’est rien d’autre. Mais pourquoi
penser la Nature ? Parce qu’il n’y a que la Nature pour mettre l’homme à sa place.
L’infinité, de toute part, l’écrase et l’annule. Il faut « faire bien l’homme » dit
Montaigne, et faire bien l’homme, ce n’est sûrement pas faire l’autruche. La pensée
est, finalement, une essentielle perplexité devant deux énigmes : l’énigme de la Nature
et, corrélativement, l’énigme de l’homme. De cette perplexité naît la parole du
philosophe, une parole sans aboutissement et l’on peut dire sans issue, mais qui
empêche l’homme d’en rester à son petit bonheur d’autruche. (Présence de la Nature
– Pour en venir à penser, p. 49)
Ainsi, alors que Senge considère implicitement que l’objectif d’une organisation apprenante
est le « bonheur » de ses employés, cadres et actionnaires (il ne fait aucune référence à une
recherche de la vérité, ce qui est quand même paradoxal pour une organisation dite
« apprenante »), Conche a une approche radicalement différente.
Pour Conche, le bonheur n’est pas l’objectif recherché par la philosophie ; il en serait plutôt la
condition : pour pouvoir « penser » sereinement et sainement, il faut être heureux. Le
philosophe doit donc seulement poursuivre la vérité, même si ce qui est découvert au travers
de cette quête n’amène pas nécessairement le bonheur. C’est en quoi la sagesse de Conche est,
selon ses propres mots, une sagesse tragique.
Mon devoir est seulement de répondre à cet appel qui à moi s’adresse, à moi comme à
quelques-uns : l’appel de l’Etre et de la vérité. (Présence de la Nature – Pour en venir
à penser, p. 30)
L’indifférence à l’égard des honneurs, de la richesse, des avantages sociaux, des
succès ostensibles et des distinctions, de la notoriété même, est règle d’or pour le
philosophe. Il n’a aucun effort à faire pour être indifférent : la vanité de tout cela
n’est pas de son fait. Elle tient à l’ordre des choses, qui annule ce qui n’a pas de
durée. Ce que le temps annule rapidement ne lui importe pas. Une sorte de sagesse,
qui est indifférence aux choses de néant, est une condition de la philosophie. Une telle
sagesse est si naturelle au véritable philosophe qu’il n’a que peu d’effort à faire pour
repérer les biens illusoires et les écarter de son chemin.
Ce qui ne lui est pas, non plus, difficile, est d’échapper aux engagements, je veux dire
d’échapper à la tentation de s’engager. Je songe ici au fameux « engagement » que
préconisait Jean-Paul Sartre et que repoussait André Breton. L’œuvre de l’homme de
pensée n’est pas l’œuvre de l’homme d’action. Il faut choisir. Le philosophe est un
homme d’activité ; ce n’est pas un homme d’action. Militer dans un groupement, un
parti, une organisation quelconque – politique, humanitaire, culturelle ou autre – est
aliénation et distraction de l’esprit. Le philosophe qui s’investit dans une action
collective n’est pas lui-même : il est un autre. Naturellement, pour celui qui ne s’est
pas voué à la philosophie, c’est-à-dire à la seule pensée, il en va autrement : l’homme
politique, animateur culturel, initiateur ou agent dans quelque action humanitaire, il
n’est pas un autre que lui-même puisque, à ses propres yeux, il se définit par ce qu’il
fait. Ce qui n’est pas aliénation pour l’abbé Pierre serait aliénation pour un
philosophe d’esprit et de vocation. D’une façon générale, l’homme a seulement à vivre
de manière que, jetant, au moment de la mort, un regard sur sa vie, il puisse dire :
« j’ai fait ce que je voulais ; c’est bien. » (Présence de la Nature – Pour en venir à
penser, p.32)
La sagesse tragique, qui n’est orientée ni vers le plaisir ni vers le bonheur, vise à
donner le plus de valeur possible à la vie, en dépit de son caractère périssable.
Lorsque le bonheur, selon sa nature survient sans être attendu, ni espéré, le sage
l’accueille avec gratitude. Le sens de la vie est dans l’amour de ceux qui viennent
après nous. Le sens de l’œuvre est dans cet amour (Confession d’un philosophe, p.
272)
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