LA RELIGION
AVERROÈS (ibn Ruschd) ( 1 12 6 - 1 1 98 ) : Létude et la démonstration comme commandement
Thomas DAQUIN ( 12 2 5 -1 2 7 4 ) : Dieu est-il notre premier objet de connaissance ?
Blaise PASCAL ( 1 6 2 3 - 1 6 6 2 ) : Dieu choisit les justes
Baruch SPINOZA ( 1 6 32 - 1 677 ) : Puissance de Dieu
Emmanuel KANT ( 1 7 24 - 1 804 ) : Lespoir du bonheur commence avec la religion
Georg HEGEL ( 1 7 70 - 1 8 3 1 ) : Raison dans lhistoire et Providence
Ludwig FEUERBACH ( 1 8 0 4 - 1 8 7 2 ) : Lhomme affirme en Dieu ce quil nie en lui-même
Karl MARX (1 8 1 8 - 1 8 83 ) : La religion, opium du peuple
Friedrich NIETZSCHE ( 1 84 4 - 190 0 ) : Dieu est mort
Sigmund FREUD ( 1 8 56 - 1 939 ) : La religion comme illusion et comme névrose
Marcel GAUCHET ( 1 9 4 6 -) : Le sens de la fin de la religion
AVERROÈS (ibn Ruschd) ( 1 1 2 6 - 1 1 98 )
Létude et la démonstration comme commandement
Que la Loi divine invite à une étude rationnelle et approfondie de lunivers, cest ce qui apparaît clairement
dans plus dun verset du Livre de Dieu (le Béni, le Très-Haut !). Lorsquil dit par exemple : « Tirez
enseignement de cela, ô vous qui êtes doués dintelligence ! », cest une énonciation formelle montrant quil
est obligatoire de faire usage du raisonnement rationnel, ou rationnel et religieux à la fois. De même, lorsque le
Très-Haut dit : « Nont-ils pasfléchi sur le royaume des cieux et de la terre et sur toutes les choses que Dieu a
créées ? », cest une énonciation formelle exhortant à la réflexion sur tout lunivers. Le Très-Haut a enseig
que parmi ceux quil a honorés du privilège de cette science fut Abraham (le salut soit sur lui !), car le Très-Haut
a dit : « Cest ainsi que nous fîmes voir à Abraham le royaume des cieux et de la terre », etc., jusquà la fin du
verset. Le Très-Haut a dit aussi : « Ne voient-ils pas les chameaux, comment ils ont été créés, et le ciel, comment
il a été élevé ! » Il a dit encore : « Ceux qui réfléchissent à la création des cieux et de la terre », et de même
dans des versets innombrables.
Puisquil est bien établi que la Loi divine fait une obligation dappliquer à la réflexion sur lunivers la
spéculation rationnelle, comme la réflexion consiste uniquement à tirer linconnu du connu, à len faire sortir, et
que cela est le syllogisme, ou se fait par le syllogisme, cest pour nous une obligation de nous appliquer à la
spéculation sur lunivers par le syllogisme rationnel ; et il est évident que cette sorte de spéculation, à laquelle la
Loi divine invite et incite, prend la forme la plus parfaite quand elle se fait par la forme la plus parfaite du
syllogisme, quon appelle démonstration.
Traité décisif sur laccord de la religion et de la philosophie, chap. 1, tr. L. Gauthier, Paris, Vrin, 1983, p. 1-
2.
Thomas DAQUIN ( 12 2 5 -1 27 4 )
Dieu est-il notre premier objet de connaissance ?
Objections : 1. Il semble que Dieu soit ce qui est connu dabord par lesprit humain. En effet, ce en quoi tout
le reste est connu, et au moyen de quoi nous en jugeons, est notre premier objet de connaissance ; comme la
lumière pour l’œil, comme les premiers principes pour lintelligence. Or cest dans la lumière de la vérité
première que nous connaissons toutes choses, et que nous en jugeons, dit saint Augustin. Dieu est donc pour
nous le premier objet de connaissance.
2. « Ce qui fait quune chose est telle lest lui-même encore davantage. » Or Dieu est la cause de toutes nos
connaissances. Il est en effet « la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde », selon saint Jean (1,
9.) Dieu est donc pour nous le premier et le plus haut objet de connaissance.
3. Ce qui est connu premièrement dans une image, cest le modèle sur lequel limage est formée. Or notre
esprit est à limage de Dieu. Donc ce qui est connu dabord dans notre esprit, cest Dieu.
En sens contraire, « Dieu, personne ne la jamais vu », dit saint Jean (1, 18).
Réponse : Puisque lintelligence humaine ne peut, dans la vie présente, connaître les substances
immatérielles créées, on vient de le voir, elle pourra bien moins encore connaître lessence de la substance
incréée. Il faut donc affirmer absolument que Dieu nest pas pour nous le premier objet connu, mais bien plutôt
que nous parvenons à le connaître au moyen des créatures, selon saint Paul (Rm 1, 20) : « Les perfections
invisibles de Dieu sont rendues visibles à l’intelligence au moyen de ses œuvres. » Mais ce qui est connu
premièrement par nous, dans la vie présente, cest lessence de la réalité matérielle, qui est lobjet de notre
intelligence, comme nous lavons affirmé bien des fois.
Solutions : 1. Nous connaissons et jugeons toutes choses à la lumière de la vérité première, pour autant que
la lumière même de notre intelligence, possédée par nature et par grâce, nest rien dautre quun reflet de cette
vérité première, comme nous lavons dit antérieurement. Or la lumière de notre intelligence nest pas pour elle
un objet, mais un moyen de connaissance. Donc, Dieu est bien moins encore pour notre intelligence le premier
objet connu.
2. Ce principe ne sapplique, comme on la dit, quà des réalités du même ordre. Or Dieu est cause de tout
ce qui est connu, non comme premier objet de connaissance, mais comme cause première de toute faculté
connaissante.
3. Sil y avait en notre âme une image parfaite de Dieu, de même que le Fils est limage parfaite du Père,
notre esprit connaîtrait Dieu immédiatement. Mais cette image est imparfaite. Donc le raisonnement ne vaut pas.
Somme théologique (1266-1273), question 88, art. 3, Paris, Cerf, 1985.
Blaise PASCAL ( 1 6 2 3 - 1 6 6 2 )
Dieu choisit les justes
Il sagit dexaminer ce que M. Arnauld a dit dans la même lettre : Que la grâce, sans laquelle on ne peut
rien, a manqué à saint Pierre, dans sa chute. Sur quoi nous pensions, vous et moi, quil était question dexaminer
les plus grands principes de la grâce ; comme si elle nest pas donnée à tous les hommes, ou bien si elle est
efficace ; mais nous étions bien trompés. Je suis devenu grand théologien en peu de temps, et vous en allez voir
des marques.
Pour savoir la chose au vrai, je vis M. N., docteur de Navarre, qui demeure près de chez moi, qui est, comme
vous le savez, des plus zélés contre les jansénistes ; et comme ma curiosité me rendait presque aussi ardent que
lui, je lui demandai dabord sils ne décideraient pas formellement que la grâce est donnée à tous, afin quon
nagitât plus ce doute. Mais il me rebuta rudement et me dit que ce nétait pas le point ; quil y en avait de
ceux de son côté qui tenaient que la grâce nest pas donnée à tous ; que les examinateurs mêmes avaient dit en
pleine Sorbonne que cette opinion est problématique, et quil était lui-même dans ce sentiment : ce quil me
confirma par ce passage, quil dit être célèbre, de saint Augustin : « Nous savons que la grâce nest pas donnée à
tous les hommes. »
Je lui fis excuse davoir mal pris son sentiment et le priai de me dire sils ne condamneraient donc pas au
moins cette autre opinion des jansénistes qui fait tant de bruit, que la grâce est efficace, et quelle détermine
notre volonté à faire le bien. Mais je ne fus pas plus heureux en cette seconde question. Vous ny entendez rien,
me dit-il. Ce nest pas une hérésie ; cest une opinion orthodoxe : tous les thomistes la tiennent ; et moi-même
je lai soutenue dans ma sorbonnique.
Je nosai plus lui proposer mes doutes ; et je ne savais plus où était la difficulté, quand, pour men éclaircir,
je le suppliai de me dire en quoi consistait donc lhérésie de la proposition de M. Arnauld. Cest, me dit-il, en ce
quil ne reconnaît pas que les justes aient le pouvoir daccomplir les commandements de Dieu en la manière que
nous lentendons.
Je le quittai après cette instruction ; et, bien glorieux de savoir le nœud de l’affaire, je fus trouver M. N., qui
se porte de mieux en mieux, et qui eut assez de santé pour me conduire chez son beau-frère, qui est janséniste,
sil y en eut jamais, et pourtant fort bon homme. Pour en être mieux reçu, je feignis dêtre fort des siens et lui
dis : Serait-il bien possible que la Sorbonne introduisît dans lÉglise cette erreur, que tous les justes ont toujours
le pouvoir daccomplir les commandements ? Comment parlez-vous ? me dit mon docteur. Appelez-vous erreur
un sentiment si catholique, et que les seuls luthériens et calvinistes combattent ? Eh quoi ! lui dis-je, nest-ce pas
votre opinion ? Non, me dit-il ; nous lanathématisons comme hérétique et impie. Surpris de cette réponse, je
connus bien que javais trop fait le janséniste, comme javais lautre fois été trop moliniste ; mais ne pouvant
massurer de sa réponse, je le priai de me dire confidemment sil tenait que les justes eussent toujours un pouvoir
véritable dobserver les préceptes. Mon homme séchauffa là-dessus, mais dun le dévot, et dit quil ne
déguiserait jamais ses sentiments pour quoi que ce fût : que cétait sa créance ; et que lui et tous les siens la
défendraient jusquà la mort, comme étant la pure doctrine de saint Thomas et de saint Augustin, leur maître.
Il men parla si sérieusement, que je nen pus douter ; et sur cette assurance, je retournai chez mon premier
docteur, et lui dis, bien satisfait, que jétais certain que la paix serait bientôt en Sorbonne : que les jansénistes
étaient daccord du pouvoir quont les justes daccomplir les préceptes ; que jen étais garant, et que je le leur
ferais signer de leur sang. Tout beau ! me dit-il ; il faut être théologien pour en voir la fin. La différence qui est
entre nous est si subtile, quà peine pouvons-nous la marquer nous-mêmes ; vous auriez trop de difficulté à
lentendre. Contentez-vous donc de savoir que les jansénistes vous diront bien que tous les justes ont toujours le
pouvoir daccomplir les commandements : ce nest pas de quoi nous disputons ; mais ils ne vous diront pas que
ce pouvoir soit prochain ; cest là le point.
Ce mot me fut nouveau et inconnu. Jusque-là javais entendu les affaires ; mais ce terme me jeta dans
lobscurité, et je crois quil na été inventé que pour brouiller. Je lui en demandai donc lexplication ; mais il
men fit un mystère et me renvoya, sans autre satisfaction, pour demander aux jansénistes sils admettaient ce
pouvoir prochain. Je chargeai ma mémoire de ce terme, car mon intelligence ny avait aucune part. Et, de peur
doublier, je fus promptement retrouver mon janséniste, à qui je dis incontinent, après les premières civilités :
Dites-moi, je vous prie, si vous admettez le pouvoir prochain ? Il se mit à rire et me dit froidement : Dites-moi
vous-même en quel sens vous lentendez, et alors je vous dirai ce que jen crois. Comme ma connaissance
nallait pas jusque-là, je me vis en termes de [ne] lui pouvoir répondre ; et néanmoins pour ne pas rendre ma
visite inutile, je lui dis au hasard : Je lentends au sens des molinistes. À quoi mon homme, sans sémouvoir :
Auxquels des molinistes, me dit-il, me renvoyez-vous ? Je les lui offris tous ensemble, comme ne faisant quun
même corps et nagissant que par un même esprit.
Mais il me dit : Vous êtes bien peu instruit. Ils sont si peu dans les mêmes sentiments, quils en ont de tout
contraires. Mais, étant tous unis dans le dessein de perdre M. Arnauld, ils se sont avisés de saccorder de ce
terme de prochain, que les uns et les autres diraient ensemble, quoiquils lentendissent diversement, afin de
parler un même langage, et que, par cette conformité apparente, ils pussent former un corps considérable, et
composer le plus grand nombre, pour lopprimer avec assurance.
Cette réponse métonna ; mais, sans recevoir ces impressions des méchants desseins des molinistes, que je
ne veux pas croire sur sa parole, et je nai point dintérêt, je mattachai seulement à savoir les divers sens
quils donnent à ce mot mystérieux de prochain. Il me dit : Je vous en éclaircirais de bon cœur ; mais vous y
verriez une répugnance et une contradiction si grossière, que vous auriez peine à me croire. Je vous serais
suspect. Vous en serez plus sûr en lapprenant deux-mêmes, et je vous en donnerai les adresses. Vous navez
quà voir séparément M. Le Moyne et le père Nicolaï. Je ne connais ni lun ni lautre, lui dis-je. Voyez donc, me
dit-il, si vous ne connaîtrez point quelquun de ceux que je vous vais nommer, car ils suivent les sentiments de
M. Le Moyne. Jen connus en effet quelques-uns. Et ensuite il me dit : Voyez si vous ne connaissez point des
dominicains quon appelle nouveaux thomistes, car ils sont tous comme le père Nicolaï. Jen connus aussi entre
ceux quil me nomma ; et, résolu de profiter de cet avis et de sortir daffaire, je le quittai et allai dabord chez un
des disciples de M. Le Moyne.
Je le suppliai de me dire ce que cest quavoir le pouvoir prochain de faire quelque chose. Cela est aisé, me
dit-il : cest avoir tout ce qui est nécessaire pour la faire, de telle sorte quil ne manque rien pour agir. Et ainsi,
lui dis-je, avoir le pouvoir prochain de passer une rivière, cest avoir un bateau, des bateliers, des rames, et le
reste, en sorte que rien ne manque. Fort bien, me dit-il. Et avoir le pouvoir prochain de voir, lui dis-je, cest avoir
bonne vue et être en plein jour, car qui aurait bonne vue dans lobscurité naurait pas le pouvoir prochain de voir,
selon vous, puisque la lumière lui manquerait, sans quoi on ne voit point. Doctement, me dit-il. Et par
conséquent, continuai-je, quand vous dites que tous les justes ont toujours le pouvoir prochain dobserver les
commandements, vous entendez quils ont toujours toute la grâce nécessaire pour les accomplir, en sorte quil ne
leur manque rien de la part de Dieu. Attendez, me dit-il ; ils ont toujours tout ce qui est nécessaire pour les
observer, ou du moins pour la demander à prier Dieu. Jentends bien, lui dis-je ; ils ont tout ce qui est nécessaire
pour prier Dieu de les assister, sans quil soit nécessaire quils aient aucune nouvelle grâce de Dieu pour prier.
Vous lentendez, me dit-il. Mais il nest donc pas nécessaire quils aient une grâce efficace pour prier Dieu ?
Non, me dit-il, suivant M. Le Moyne.
Pour ne point perdre de temps, jallai aux jacobins et demandai ceux que je savais être des nouveaux
thomistes. Je les priai de me dire ce que cest que pouvoir prochain. Nest-ce pas celui, leur dis-je, auquel il ne
manque rien pour agir ? Non, me dirent-ils. Mais, quoi ! mon père, sil manque quelque chose à ce pouvoir,
lappelez-vous prochain ? et direz-vous, par exemple, quun homme ait, la nuit, et sans aucune lumière, le
pouvoir prochain de voir ? Oui-da, il laurait, selon nous, sil nest pas aveugle. Je le veux bien, leur dis-je ; mais
M. Le Moyne lentend dune manière contraire. Il est vrai, me dirent-ils ; mais nous lentendons ainsi. Jy
consens, leur dis-je ; car je ne dispute jamais du nom, pourvu quon mavertisse du sens quon lui donne. Mais je
vois par que, quand vous dites que les justes ont toujours le pouvoir prochain pour prier Dieu, vous entendez
quils ont besoin dun autre secours pour prier, sans quoi ils ne prieront jamais. Voilà qui va bien, me
répondirent mes pères en membrassant, voilà qui va bien : car il leur faut de plus une grâce efficace qui nest
pas donnée à tous, et qui détermine leur volonté à prier ; et cest une hérésie de nier la nécessité de cette grâce
efficace pour prier.
Voilà qui va bien, leur dis-je à mon tour ; mais, selon vous, les jansénistes sont catholiques, et M. Le Moyne
hérétique ; car les jansénistes disent que les justes ont le pouvoir de prier, mais quil faut pourtant une grâce
efficace, et cest ce que vous approuvez. Et M. Le Moyne dit que les justes prient sans grâce efficace ; et cest ce
que vous condamnez. Oui, dirent-ils, mais nous sommes daccord avec M. Le Moyne en ce que nous appelons
prochain, aussi bien que lui, le pouvoir que les justes ont de prier, ce que ne font pas les jansénistes.
Quoi, mes pères, leur dis-je, cest se jouer des paroles de dire que vous êtes daccord à cause des termes
communs dont vous usez, quand vous êtes contraires dans le sens. Mes pères ne répondent rien ; et sur cela, mon
disciple de M. Le Moyne arriva par un bonheur que je croyais extraordinaire ; mais jai su depuis que leur
rencontre nest pas rare, et quils sont continuellement mêlés les uns avec les autres.
Je dis donc à mon disciple de M. Le Moyne : Je connais un homme qui dit que tous les justes ont toujours le
pouvoir de prier Dieu, mais que néanmoins ils ne prieront jamais sans une grâce efficace qui les détermine, et
laquelle Dieu ne donne pas toujours à tous les justes. Est-il hérétique ? Attendez, me dit mon docteur ; vous me
pourriez surprendre. Allons donc doucement, distinguo ; sil appelle ce pouvoir prochain ; il sera thomiste, et
partant catholique ; sinon, il sera janséniste, et partant hérétique. Il ne lappelle, lui dis-je, ni prochain, ni non
prochain. Il est donc hérétique ; me dit-il ; demandez-le à ces bons pères. Je ne les pris pas pour juges, car ils
consentaient déjà dun mouvement de tête, mais je leur dis : Il refuse dadmettre ce mot de prochain parce quon
ne le veut pas expliquer. À cela, un de ces pères voulut en apporter sa définition ; mais il fut interrompu par le
disciple de M. Le Moyne, qui lui dit : Voulez-vous donc recommencer nos brouilleries ? Ne sommes-nous pas
demeurés daccord de ne point expliquer ce mot de prochain, et de le dire de part et dautre sans dire ce quil
signifie ? À quoi le jacobin consentit.
Je pénétrai par là dans leur dessein, et leur dis en me levant pour les quitter : En vérité, mes pères, jai grand
peur que tout ceci ne soit une pure chicanerie, et, quoi quil arrive de vos assemblées, jose vous prédire que,
quand la censure serait faite, la paix ne serait pas établie. Car, quand on aurait décidé quil faut prononcer les
syllabes prochain, qui ne voit que, nayant point été expliquées, chacun de vous voudra jouir de la victoire ? Les
jacobins diront que ce mot sentend en leur sens. M. Le Moyne dira que cest au sien ; et ainsi il y aura bien plus
de disputes pour lexpliquer que pour lintroduire : car, après tout, il ny aurait pas grand péril à le recevoir sans
aucun sens, puisquil ne peut nuire que par le sens. Mais ce serait une chose indigne de la Sorbonne et de la
théologie duser de mots équivoques et captieux sans les expliquer. Enfin, mes pères, dites-moi, je vous prie,
pour la dernière fois, ce quil faut que je croie pour être catholique. Il faut, me dirent-ils tous ensemble, dire que
tous les justes ont le pouvoir prochain, en faisant abstraction de tout sens : abstrahendo a sensu Thomistarum, et
a sensu aliorum theologorum.
Cest-à-dire, leur dis-je en les quittant, quil faut prononcer ce mot des lèvres, de peur dêtre hérétique de
nom. Car est-ce que ce mot est de lÉcriture ? Non, me dirent-ils. Est-il donc des pères, ou des conciles, ou des
papes ? Non. Est-il donc de saint Thomas ? Non. Quelle nécessité y a-t-il donc de le dire, puisquil na ni autorité
ni aucun sens de lui-même ? Vous êtes opiniâtre, me dirent-ils : vous le direz, ou vous serez hérétique, et
M. Arnauld aussi, car nous sommes le plus grand nombre ; et, sil est besoin, nous ferons venir tant de cordeliers
que nous lemporterons.
Je les viens de quitter sur cette solide raison, pour vous écrire ce récit, par vous voyez quil ne sagit
daucun des points suivants, et quils ne sont condamnés de part ni dautre : 1. Que la grâce nest pas donnée à
tous les hommes. 2. Que tous les justes ont le pouvoir daccomplir les commandements de Dieu. 3. Quils ont
néanmoins besoin pour les accomplir, et même pour prier, dune grâce efficace qui détermine leur volonté. 4.
Que cette grâce efficace nest pas toujours donnée à tous les justes, et quelle dépend de la pure miséricorde de
Dieu. De sorte quil ny a plus que le mot de prochain sans aucun sens qui court risque.
Les Provinciales (1656-1657), première lettre, Paris, Hachette, 1904-1914.
Baruch SPINOZA ( 1 6 32 -1 6 7 7 )
Puissance de Dieu
PROPOSITION IV
Il ne peut pas se faire que lhomme ne soit pas une partie de la Nature, et puisse ne pâtir dautres
changements que ceux qui peuvent se comprendre par sa seule nature, et dont il est cause adéquate.
DÉMONSTRATION
La puissance par laquelle les choses singulières et par conséquent lhomme conserve son être, est la
puissance même de Dieu, autrement dit de la Nature (par le Coroll. Prop. 24 p. I), non en tant quelle est infinie,
mais en tant quelle peut sexpliquer par lessence actuelle de lhomme (par la Prop. 7 p. 3). Et donc la puissance
de lhomme, en tant quelle sexplique par son essence actuelle, est une partie de linfinie puissance de Dieu,
autrement dit de la Nature, cest-à-dire (par la Prop. 34 p. 1) de son essence. Ce qui était le premier point.
Ensuite, sil pouvait se faire que lhomme puisse ne pâtir dautres changements que ceux qui peuvent se
comprendre par la seule nature de lhomme lui-même, il suivrait (par les Prop. 4 et 6 p. 3) quil ne pourrait périr,
mais que nécessairement il existerait toujours ; et cela devrait suivre dune cause ayant une puissance finie ou
infinie, à savoir, ou bien de la seule puissance de lhomme, qui donc serait capable déloigner de soi tous les
autres changements qui pourraient naître des causes extérieures, ou bien de la puissance infinie de la Nature, qui
dirigerait tous les singuliers de manière à ce que lhomme puisse ne pâtir dautres changements que ceux qui
servent à sa propre conservation. Or la première hypothèse (par la Prop. précéd., dont la démonstration est
universelle, et peut sappliquer à toutes les choses singulières) est absurde ; donc, sil pouvait se faire que
lhomme ne pâtit dautres changements que ceux qui peuvent se comprendre par la seule nature de lhomme lui-
même ; et par conséquent (comme nous lavons déjà montré) quil existât nécessairement toujours, cela devrait
suivre de la puissance infinie de Dieu : et par conséquent (par la Prop. 16 p. I) de la nécessité de la Nature divine,
en tant quon le considère affecté de lidée dun certain homme, devrait se déduire lordre de la Nature tout
entière, en tant quon la conçoit sous les attributs de lÉtendue et de la Pensée ; et par suite (par la Prop. 21 p. 1)
il suivrait que lhomme serait infini, ce qui (par la première partie de cette Démonstration) est absurde. Et donc il
ne peut pas se faire que lhomme ne pâtisse dautres changements que ceux dont il est cause adéquate. CQFD.
COROLLAIRE
De suit que lhomme, nécessairement, est toujours sujet aux passions, quil suit lordre commun de la
Nature et lui obéit, et quil sy adapte autant que lexige la nature des choses.
Éthique (1663-1675), tr. B. Pautrat, Paris, © Editions du Seuil, 1988, pour la traduction française, coll.
« Points Essais », 1999, p. 349-351.
Emmanuel KANT ( 1 7 24 -1 80 4 )
Lespoir du bonheur commence avec la religion
La loi morale conduit, par le concept du souverain Bien comme objet et but final de la raison pure pratique,
à la religion, cest-à-dire conduit à reconnaître tous les devoirs comme des commandements divins, non comme
des sanctions, cest-à-dire des commandements arbitraires et en eux-mêmes contingents dune volonté étrangère,
mais comme des lois essentielles de toute volonté libre en elle-même, que nous devons cependant considérer
comme des commandements de lÊtre suprême, parce que nous ne pouvons espérer obtenir que dune volonté
moralement parfaite (sainte et bonne) et en même temps toute-puissante, le souverain Bien que la loi morale
nous fait un devoir de nous proposer comme objet de nos efforts, et quen conséquence nous ne pouvons espérer
y parvenir que par laccord avec cette volonté. Ici aussi, tout reste donc désintéressé, et simplement fondé sur le
devoir ; sans quon ait le droit de prendre pour mobiles la crainte ou lespérance, lesquelles, érigées en principes,
anéantissent toute la valeur morale des actions. La loi morale mordonne de faire du plus haut bien possible dans
un monde lobjet ultime de toute ma conduite. Mais je ne puis espérer le réaliser que par laccord de ma volonté
avec celle dun Auteur du monde saint et bon, et, bien que mon propre bonheur soit compris dans le concept du
souverain Bien, comme dans celui dun tout le plus grand bonheur possible est représenté comme lié, dans la
plus exacte proportion, avec le plus haut degré de perfection morale (possible dans des créatures), ce nest pas
lui, mais la loi morale (qui au contraire limite par des conditions rigoureuses mon désir illimité de bonheur) qui
est le principe déterminant de la volonté recevant lordre de mettre en œuvre le souverain Bien.
Cest bien pourquoi la morale nest pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous
devons nous rendre heureux, mais comment nous devons devenir dignes du bonheur. Cest seulement lorsque la
religion sy ajoute que se déclare aussi lespérance de participer un jour au bonheur dans la mesure où nous
avons eu soin de nen pas être indignes.
Quelquun est digne de posséder une chose ou un état quand le fait dêtre dans cette possession saccorde
avec le souverain Bien. On peut maintenant comprendre aisément que tout mérite dépend de la conduite morale,
parce que celle-ci constitue dans le concept du souverain Bien la condition du reste (de ce qui se rapporte à létat
de la personne), à savoir de la participation au bonheur. Or il suit de que lon ne doit jamais traiter la morale
comme une doctrine du bonheur, cest-à-dire comme un enseignement portant sur la manière dobtenir le
bonheur, car elle na trait quà la condition rationnelle (conditio sine qua non) du bonheur, non au moyen de
lacquérir. Mais lorsque la morale (qui impose uniquement des devoirs et ne fournit de règles à des désirs
intéressés) a été exposée complètement, alors seulement, après que sest éveillé le désir moral, fondé sur une loi,
de réaliser le souverain Bien (damener à nous le règne de Dieu), désir qui auparavant na pu venir à aucune âme
intéressée, et après que, pour conforter ce désir, le pas vers la religion a été franchi, alors seulement la doctrine
morale peut être appelée aussi une doctrine du bonheur, parce que lespoir dobtenir le bonheur ne commence
quavec la religion.
Critique de la raison pratique (1788), tr. L. Ferry et H. Wissman, Paris, © Editions Gallimard, La Pléiade,
II, 1985, p. 766-767.
Georg HEGEL ( 1 7 70 - 1 8 3 1 )
Raison dans lhistoire et Providence
Notre proposition : la Raison gouverne et a gouverné le monde, peut [] sénoncer sous une forme
religieuse et signifier que la Providence divine domine le monde. Jaurais pu mabstenir dy faire allusion pour
éviter de mentionner la question de la possibilité de connaître Dieu. Je ne lai pas fait, en partie pour montrer que
tes deux thèmes sont intimement liés, en partie pour défendre la philosophie qui, soupçonnée de mauvaise
conscience à légard des vérités religieuses, les éviterait et redouterait de les mentionner. Bien au contraire, on en
est arrivé de nos jours à une situation la philosophie doit défendre lélément religieux contre une certaine
forme de théologie.
On entend souvent dire quil est présomptueux de vouloir connaître le plan de la Providence. Cest une
conséquence de lopinion, devenue aujourdhui un axiome, selon laquelle il est impossible de connaître Dieu.
Lorsque la théologie elle-même en doute, il faut se réfugier dans la philosophie si lon veut connaître Dieu. On
pense que la Raison fait preuve doutrecuidance lorsquelle se propose de connaître quelque chose. Je disais
plutôt que la véritable humilité consiste à vouloir connaître et honorer Dieu en toutes choses, et en premier lieu
dans lhistoire. La tradition nous dit quil faut reconnaître Dieu dans la nature. En effet, un temps ce fut la mode
dadmirer la sagesse divine dans les bêtes et les plantes. On a lair de connaître Dieu lorsquon est saisi
dadmiration devant certaines productions de la nature ou certaines destinées humaines. Si lon admet que la
Providence se révèle dans ces objets et ces matières, pourquoi pas aussi dans lhistoire universelle ? Cette
matière paraît-elle trop vaste ? On croit ordinairement que la Providence est efficace uniquement dans les petites
choses à la manière dun homme riche qui distribue ses aumônes aux pauvres et les tient sous son pouvoir. Mais
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