1. Jocaste Jocaste : femme de Laïos, roi de Thèbes, et mère d’Œdipe. Elle épousa ce dernier sans savoir qu’il était son fils ; instruite de la vérité, elle se tua. (Petit Larousse) 1.1 Michèle Fabien En Belgique, on ne présente pas Michèle Fabien. Elle pilier de tout un pan du théâtre belge. Elle était adaptatrice, déployant ces différentes fonctions au fondé par Marc Liebens. Elle est morte brutalement en de pièces et quantité de textes théoriques*. 1.2. a été durant plus de vingt ans un auteur, dramaturge, traductrice et sein de l’Ensemble Théâtral Mobile 1999, laissant près d’une quinzaine Jocaste/ réecriture Jocaste n’est pas la première pièce que Michèle Fabien a écrite, mais c’est sa première pièce montée (en 1981). On y sent un fort tribut à Heiner Müller**, dans cette grande liberté de retraitement, de malaxage d’un mythe fondateur, et on y trouve déjà ce qui se confirmera au fil de l’œuvre à venir: une attention aux figures du bord de l’histoire (ou de l’Histoire) et singulièrement aux figures féminines du bord (à la suite de Jocaste : Déjanire, Charlotte, Claire Lacombe et Berty Albrecht, etc…). Un personnage emporté avec d’autres dans le flot d’un récit canonique – tragédie classique ou livre d’histoire – s’extrait de son statut secondaire pour se raconter. On est là dans un mouvement historiographique caractéristique de la deuxième moitié du XXe siècle: oublier ces deux notions trompeuses que sont le vainqueur en histoire et le personnage principal en littérature (pour prendre deux exemples : Braudel qui lit l’histoire du point de vue d’un anonyme, Karge-Langhoff qui montent Woyzeck à partir de la position de Marie en 1980). La pièce compte cinq tableaux… Jocaste la pendue / La peste de Jocaste / Jocaste : scène primitive et révélation / L’énigme de Jocaste / Utopie au théâtre …et commence ainsi : « Je m’appelle Jocaste. Regarde-moi. Ni reine, ni veuve, ni épouse, ni mère. » Jocaste devient donc le sujet de l’énonciation. Les éléments du mythe sont, pour l’essentiel, préservés, mais c’est la reine qui les pense et les formule de son point de vue et dans sa langue à elle. L’histoire de Jocaste reste l’histoire d’Œdipe, elle ne peut raconter autre chose, mais s’emparer de l’énonciation constitue pour cette femme condamnée un défi aux lois humaines et aux diktats des Dieux. Voilà donc le combat singulier d’une femme dorénavant sujet contre toutes les images qui la fixent dans son rôle. On peut penser parfois à l’exercice auquel se livrerait un acteur, élaborant pour soi un monologue totalisant sur son personnage afin de mieux en explorer toutes les facettes, poussant toutes les contradictions jusqu’au bout afin de mettre à jour une autre vérité. La prisonnière du mythe tente de s’opposer à la tragédie, de transformer par le récit la réalité des faits ; elle veut quitter pour recommencer, mourir pour renaître, faire tabula rasa. Armée de son désir et des mots de son désir, elle veut renverser le mythe, ne plus être la suicidée de la prédiction. Elle échoue et se heurte à la même fin, malgré le fort renversement opéré dans la très belle dernière partie, Utopie au théâtre, où son désir de femme profondément amoureuse d’Oedipe semble un moment, au travers du théâtre, pouvoir court-circuiter la force maléfique de l’oracle. Utopie. L’écriture procède d’un dialogue entre le mouvement actif de la pensée de Jocaste et l’immuabilité du mythe. C’est dans cette dialectique entre passé et présent que se situe la musicalité de Jocaste. Deux forces tendent ce récit : la fragmentation et le clivage du sujet. Il y a tempête dans un crâne, et Jocaste saute d’une image à une autre, d’un fait à un autre, livrant l’histoire en morceaux. Par ailleurs, Jocaste parle d’elle-même à la première ou à la troisième personne. Ce clivage du sujet figure à la fois la distance que le personnage peut prendre avec lui-même et donc avec le mythe pour tenter de le retravailler en démiurge, et la folie qui guette. *Le numéro 63 d’Alternatives théâtrales lui a été dédié en 2000 **Pour ce qui est de la veine müllérienne, Michèle Fabien dit : « En ce qui concerne le passage à l’écriture de fiction, c’est Hamlet-Machine de Müller qui a été, selon moi, la pièce la plus déterminante. Ce texte quine ressemble pas à une pièce de théâtre m’a libérée. » 1.3. dialogue entre Maya Bösch (mb) et Barbara Baker (bb) LA DIFFERENCE mb : Jocaste te fait penser à qui / quoi ? bb : Je pense à une femme qui contient et connaît toutes les images du mythe. Je pense également à la folie, à la mère. mb : Dans la pièce, elle parle à la première et troisième personne. Elle nous amène à voir et à revoir les représentations connues de la tragédie ainsi que ses nouvelles représentations, sa propre construction. Elle défait son désir d’autrefois pour désirer ici et maintenant. Qu’est-ce que c’est pour toi comme construction ? bb : Elle réfléchit à haute voix ce qu’elle sait sur le mythe. Elle met l’imaginaire à contribution pour accéder à une nouvelle connaissance de soi. mb : Schizophrénie. Est-ce qu’elle est une schizo ou est-ce que c’est l’auteur qui a fait que Jocaste se réécrive et se questionne, fracturant la figure de Jocaste. bb : Je me suis souvent posé la question de « qui parle » ? Comment jouer la théâtralité et non la maladie. Il y a aussi beaucoup de fantasmes et de projections dans la naissance de cette pièce. Comment jouer cela ? Comment trouver l’action du texte pour que le fantasme avance. Jocaste ici réinvente le mythe. Elle le transgresse et le détruit pour se refaire. Et les autres ? Est-ce que ce sont les autres qui parlent quand le texte est écrit à la troisième personne ou est-ce que c’est Jocaste ? mb : C’est évident que les autres la définissent, la déterminent et que cela l’influence. Mais ces mots la traversent. C’est un acte physique. Elle commente et rejoint la formule « je est un autre ». bb : L’effet miroir, le dédoublement, la transformation. Jocaste existe dans la nouvelle construction comme femme qui s’interroge, qui questionne, qui se révolte et s’exprime. Elle transforme le mythe, la tragédie, l’histoire. 2500 ans plus tard elle revient, commente et change. Forcément il s’agit d’une femme fractionnée, fractionnée par l’histoire et par la dialectique de l’espace temps. J’étais, je suis, je serai. Il s’agit de la même pièce et du même personnage que dans le mythe et d’une nouvelle pièce et d’un nouveau personnage à la fois. Je pense aussi au film persona de bergman. mb : L’auteur elle-même, au lieu de changer le mythe, y reste enfermée. L’auteur se projette dans cette figure et son propre désir s’écrit à travers celui de Jocaste. Fabien contrôle Jocaste pour qu’elle puisse se transformer, mais son écriture ne propose pas un autre système que celui du mythe. Jocaste reste enfermée dans le dialogue entre l’auteur et le mythe. Selon moi, ce qui n’a pas eu lieu - la libération de Jocaste de son mythe mais aussi de son nouvel auteur - se propose comme possibilité dans le futur, c’est-à-dire, sur scène. Le processus intellectuel de la pièce est donc intéressant puisqu’il crée d’emblée un espace pour la mise en scène : La libération de Jocaste, l’acquisition d’une nouvelle langue se produira dans la théâtralité, c’est-à-dire, sur scène. Et cela, à travers le corps. A travers le corps qui a souffert et qui commence aujourd’hui à parler… TRANSGRESSION / OBSCENITE / CRIME : L’ANEANTISSEMENT mb : La force créatrice de Jocaste, sa sexualité, son mutisme d’autrefois et l’urgence de sa parole d’aujourd’hui me font penser à Ophélie et Electre. Jocaste elle non plus ne se libérera pas. Elle se révolte, s’émancipe, transgresse les lois et les attentes mais elle ne trouve pas d’autre sortie que celle écrite dans le mythe. D’ailleurs Jocaste retourne dans le silence après la révolte. Mais ce qui m’intéresse profondément, c’est l’ambiguïté qui transparaît dans la scène de séduction. C’est la scène de séduction. L’auteur propose l’anéantissement du mythe par le renversement : « désir contre hasard ». Son désir pour Oedipe anéantit les actes accidentels d’Oedipe et détruit la voix de l’oracle. « 5. UTOPIE AU THEATRE Rupture de l’immobilité ; des mains bougent le long des flancs, le long des fesses, des doigts s’enfoncent dans la chair des épaules, des souffles inégaux s’infiltrent aux creux des oreilles. Se retenir pour l’entendre, ou alors qu’il se mette, lui, l’autre, à l’écoute de mon haleine ou du désir de mon sexe en attente puis en jouissance de cette attente et de cette écoute. « Non, ne sors pas ! Ne sors pas de moi ! Pas encore ! Faut-il vraiment qu’à nouveau et toujours Jocaste retienne l’Homme qui… Ne rien dire, surtout, ne pas interférer. Qu’elle sache qu’il peut aussi décider seul de la serrer ou de la mordre, que son désir à lui est son plaisir à elle, et inversement. Qu’elle apprenne enfin qu’il ne peut pas penser à se suspendre parce qu’il veut encore le clapotis de son sexe humide et que c’est de le provoquer qu’il le désire encore. Elle sait. Regarde, Œdipe, ta mère est une femme ! » La séduction. La transgression. Le crime. Jocaste transgresse le drame, le transforme en provoquant Oedipe et en le séduisant. Donc, elle détruit le mythe. Sa participation active comme femme désirée, sensuelle, sexuelle et qui désire à la fois, détourne la tragédie, le complexe d’Oedipe, le mythe, l’Histoire. Notre connaissance est mise en danger ou au moins questionnée. UTOPIE AU THEATRE / REVOLUTION ET TRANSFORMATION bb : L’utopie, c’est quand on réalise vraiment quelque chose au théâtre, que la fiction est tellement forte qu’elle en devient vraie. Pour un temps limité. Le phénomène réalité de la fiction. Là, se trouve la jouissance de jouer. Tout ce que Jocaste essaie de faire est d’ordre ontologique, ce qu’elle veut c’est changer l’être, rejouer son rôle si bien, comme une actrice, qu’elle le transforme. A partir de la première phrase, elle se transforme, elle se construit en décomposant l’Histoire. mb : Jocaste s’adresse à nous, aux spectateurs, elle s’adresse à elle-même, à Oedipe. Son arme est la parole, la nouvelle parole, la parole moderne, contre celle héritée de l’Histoire. Ainsi elle crée, par un acte révolutionnaire, un dialogue entre le présent et le passé: changer la langue égal changer la vérité / réalité.