Ces nuances sur la qualification d'un monopole nuisible sont encore plus importantes dans l'économie d'aujourd'hui, fondée sur l'innovation et la création artistique. Le modèle très simple présenté au début du chapitre s'applique certainement mieux aux laitues qu'aux médicaments ou aux jeux vidéo, produits qui nécessitent de gros efforts de recherche et sont très faciles à copier une fois inventés. Une certaine dose de monopole se justifie dans cet environnement du point de vue économique afin que les profits futurs rentabilisent le coût initial. La puissance publique doit en tenir compte. Pour les économistes, au moins depuis Schumpeter, le respect de la propriété intellectuelle est une arme à double tranchant. D'un côté, les résultats de la recherche doivent pouvoir être librement utilisés par les chercheurs afin d'engendrer des innovations supplémentaires. C'est par exemple la logique qui prévaut dans la recherche fondamentale universitaire, où les chercheurs livrent aux lecteurs des revues scientifiques toute l'information nécessaire pour répliquer leurs découvertes. Mais d'un autre côté, il est sain de donner aux firmes innovantes une certaine exclusivité dans la commercialisation de leurs innovations, afin de leur permettre de rentabiliser leurs efforts de recherche et développement. Les brevets et le droit de la propriété industrielle sont là pour opérer cet arbitrage. Parce qu'il illustre l'ambiguïté des théories et les hésitations des économistes, le procès Microsoft permet de réfléchir plus concrètement à ce qui définit un cas d'abus de pouvoir de marché, dans un environnement économique où prime l'innovation. En 1998, le département de la Justice américain porte plainte contre Microsoft pour violation des sections 1 et 2 du Sherman Act. Côté accusation, l'économiste du MIT Franklin Fisher contribue à bâtir l'argumentation suivante : la société était en position dominante sur le marché des systèmes d'exploitation (avec Windows), or cette position était en voie d'être attaquée par les logiciels d'accès à Internet (notamment celui de Netscape, ainsi que le langage Java), qui auraient permis à plus ou moins court terme de se passer complètement de Windows. La réaction de Microsoft, selon le ministère public, a donc été de contraindre les fabricants d'ordinateurs personnels à installer le logiciel maison d'accès à Internet, Internet Explorer. Cela a eu pour effet d'empêcher le développement d'applications capables de tourner sans le système d'exploitation de Microsoft, et a permis à l'entreprise de maintenir sa position dominante sur ce marché10. Côté Microsoft, un autre économiste du MIT (et ancien étudiant de Fisher), Richard Schmalensee, rappelle que la concurrence ne se mesure pas seulement par sa dimension effective (en regardant la part de marché servie par Microsoft, effectivement très élevée), mais aussi par sa dimension potentielle. Rien n'empêche en théorie un « entrant » d'attaquer Microsoft en offrant un meilleur produit. Pour la défense, la concurrence potentielle était très forte, notamment sur le marché des plateformes, ces logiciels intermédiaires entre le système d'exploitation et les applications comme les traitements de texte, les tableurs et les jeux vidéo ; la position dominante de Microsoft pouvait être remise en question brutalement. Ce risque d'« entrée catastrophique » exerçait donc une pression concurrentielle suffisamment forte pour interdire à l'entreprise d'abuser de sa position. À l'appui de cet argument, Schmalensee calculait qu'étant donné la très forte demande de la part du public, si Microsoft n'avait pas été soumis à la concurrence potentielle, le prix de Windows aurait été seize fois plus important 11. Le second avantage de ce type de concurrence potentielle est de contraindre l'entreprise dominante à innover continuellement pour le rester. D'après les économistes Richard Gilbert et Michael Katz, c'est la concurrence du système d'exploitation d'Apple, pourtant minoritaire dans les années 80, qui avait poussé l'entreprise de Bill Gates à passer d'un système très peu convivial, fondé sur du texte (DOS), à l'interface à base de fenêtres et d'icônes que nous connaissons maintenant. En définitive, l'affaire Microsoft montre combien la tâche des autorités de concurrence est délicate dans l'économie de la connaissance. Tout d'abord, les profits gigantesques réalisés par l'entreprise peuvent être justifiés d'un point de vue économique, car ils encouragent les investissements colossaux en recherche et développement nécessaires à l'essor de chaque nouvelle génération de système d'exploitation. La concurrence frontale peut, dans certains cas, être l'ennemie de l'innovation. Deuxièmement, il est très difficile d'établir que l'entreprise a pu avoir un comportement prédateur dans un contexte de marchés constamment changeants. En effet, la législation antitrust a pour objectif de protéger des pratiques abusives non pas les concurrents, mais les consommateurs. Il faut donc démontrer que cette pratique a nui au consommateur, or il est impossible de savoir si la concurrence sur les systèmes d'exploitation aurait véritablement pu passer par Netscape, et donc d'établir avec certitude que les pratiques de l'entreprise ont privé le consommateur d'offres alternatives. De fait, avec le recul, la décision de la justice américaine de ne pas découper Microsoft en petites sociétés concurrentes n'est pas si absurde. Aujourd'hui, Internet Explorer fait face à la concurrence sévère d'un logiciel gratuit (Mozilla), qui est passé en quelques années de zéro à 22 % des parts de marché. Ironie de l'histoire : Mozilla a été conçu par des anciens de l'équipe Netscape, le concurrent malheureux d'Internet Explorer dans les années 90. Source : Augustin Landier, David Thesmar, La société translucide : Pour en finir avec le mythe de l’Etat bienveillant –pages 24 à 26, Fayard, 2010