Émile Durkheim, Éducation et sociologie (1922) 5
Texte préparé par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 avril 2017
le plus élevé qui puisse être atteint toutes les puissances qui sont en nous, les réaliser aussi
complètement que possible, mais sans qu'elles se nuisent les unes aux autres, n'est-ce pas un
idéal au-dessus duquel il ne saurait y en avoir un autre ?
Mais si, dans certaine mesure, ce développement harmonique est, en effet, nécessaire et
désirable, il n'est pas intégralement réalisable ; car il se trouve en contradiction avec une
autre règle de la conduite humaine qui n'est pas moins impérieuse : c'est celle qui nous
ordonne de nous consacrer à une tâche spéciale et restreinte. Nous ne pouvons pas et nous ne
devons pas nous vouer tous au même genre de vie; nous avons, suivant nos aptitudes, des
fonctions différentes à remplir, et il faut nous mettre en harmonie avec celle qui nous
incombe. Nous ne sommes pas tous faits pour réfléchir ; il faut des hommes de sensation et
d'action. Inversement, il en faut qui aient pour tâche de penser. Or, la pensée ne peut se
développer qu'en se détachant du mouvement, qu'en se repliant sur elle-même, qu'en détour-
nant de l'action extérieure le sujet qui s'y donne tout entier. De là une première différen-
ciation qui ne va pas sans une rupture d'équilibre. Et l'action, de son côté, comme la pensée,
est susceptible de prendre une multitude de formes différentes et spéciales. Sans doute, cette
spécialisation n'exclut pas un certain fond commun, et, par suite, un certain balancement des
fonctions tant organiques que psychiques, sans lequel la santé de l'individu serait
compromise, en même temps que la cohésion sociale. Il n'en reste pas moins qu'une
harmonie parfaite ne peut être présentée comme la fin dernière de la conduite et de
l'éducation.
Moins satisfaisante encore est la définition utilitaire d'après laquelle l'éducation aurait
pour objet de « faire de l'individu un instrument de bonheur pour lui-même et pour ses
semblables » (James Mill); car le bonheur est une chose essentiellement subjective que
chacun apprécie à sa façon. Une telle formule laisse donc indéterminé le but de l'éducation,
et, par suite, l'éducation elle-même, puisqu'elle l'abandonne à l'arbitraire individuel. Spencer,
il est vrai, a essayé de définir objectivement le bonheur. Pour lui, les conditions du bonheur
sont celles de la vie. Le bonheur complet, c'est la vie complète. Mais que faut-il entendre par
la vie ? S'il s'agit uniquement de la vie physique, on peut bien dire ce sans quoi elle serait
impossible; elle implique, en effet, un certain équilibre entre l'organisme et son milieu, et,
puisque les deux termes en rapport sont des données définissables, il en doit être de même de
leur rapport. Mais on ne peut exprimer ainsi que les nécessités vitales les plus immédiates.
Or, pour l'homme, et surtout pour l'homme d'aujourd'hui, cette vie-là n'est pas la vie. Nous
demandons autre chose à la vie que le fonctionnement à peu près normal de nos organes. Un
esprit cultivé aime mieux ne pas vivre que de renoncer aux joies de l'intelligence. Même au
seul point de vue matériel, tout ce qui dépasse le strict nécessaire échappe à toute détermi-
nation. Le standard of life, l'étalon de vie, comme disent les Anglais, le minimum au-dessous
duquel il ne nous semble pas qu'on puisse consentir à descendre, varie infiniment suivant les
conditions, les milieux et les temps. Ce que nous trouvions hier suffisant nous paraît
aujourd'hui au-dessous de la dignité de l'homme, telle que nous la sentons présentement, et
tout fait croire que nos exigences sur ce point iront en croissant.
Nous touchons ici au reproche général qu'encourent toutes ces définitions. Elles partent
de ce postulat qu'il y a une éducation idéale, parfaite, qui vaut pour tous les hommes