Le référendum luxembourgeois sur le Traité établissant une

Le référendum luxembourgeois sur le Traité établissant une
Constitution pour l’Europe
Patrick Dumont (Université du Luxembourg)
Philippe Poirier (Université du Luxembourg)
Introduction
Avec la présidence du Conseil des ministres de l’Union européenne au premier semestre
et un référendum sur le Traité établissant une Constitution pour l’Europe, le Luxembourg
a sans doute vécu en 2005 l’année la plus « européenne » de son existence. Depuis 1979,
les élections directes du Parlement européen n’ont en effet jamais provoqué de réel débat
sur l’Europe et ses politiques dans la population, car à chaque fois elles se déroulaient le
même jour que les élections nationales. Jusqu’ici, les présidences tournantes du Conseil
ne généraient pas non plus beaucoup d’intérêt auprès de ses habitants, au-de d’une
certaine fierté de voir un pays ne comptant que 450.000 d’âmes tenir temporairement les
rênes de l’Union. La présidence luxembourgeoise du premier semestre de 2005 fut à cet
égard une exception, car ces six mois furent cruciaux pour le processus de ratification du
Traité constitutionnel et la poursuite de l’intégration européenne. Après la signature du
texte par les représentants des 25 Etats-membres et les premières ratifications
parlementaires (Lituanie et Hongrie) fin 2004, c’est en effet au début de l’année 2005,
avec les débats et l’adoption du Traité par le Parlement européen en janvier, puis le
référendum espagnol et les campagnes nationales d’information que les médias et les
opinions publiques commencèrent à s’intéresser à la question. Au Grand-Duché, les
« non » référendaires de deux Etats voisins, la France et les Pays-Bas, les avancées de la
présidence luxembourgeoise et son échec final sur les perspectives financières de
l’Union, ainsi que l’organisation du premier référendum grand-ducal depuis 68 ans,
eurent pour effet de mettre les enjeux européens à la une de la presse, à l’agenda de tout
le personnel politique, des groupes d’intérêts, et rendirent ces sujets également
inévitables dans les discussions entre collègues, amis et en famille.
Le Luxembourg et l’Europe
Le Luxembourg est traditionnellement considéré comme l’un des États-membres de
l’Union les plus europhiles. La taille du pays (et donc sa faiblesse militaire et la
dépendance de son économie vis-à-vis de marchés extérieurs) explique en large partie la
propension de ses élites politiques à contribuer à la création d’ensembles politiques et
économiques.
1
Au titre de membre fondateur, par sa situation géographique au cœur de
l’Europe et en raison de cette petite taille (le Grand-Duché n’est pas perçu comme un
concurrent par les grands pays), il est devenu le siège d’une série d’institutions
européennes, comme la Cour de Justice, la Cour des Comptes, la Banque Européenne
d’Investissement, ainsi que de plusieurs services de la Commission et du Parlement.
2
La
1
En 1921 l’Union économique belgo-luxembourgeoise (U.E.B.L), en 1944 le Traité d’union douanière
Benelux, puis comme membre fondateur des Communautés européennes.
2
Il fut aussi dès l’origine le siège de la Haute Autorité de la CECA.
présence de ces institutions, synonyme d’arrivée massive de fonctionnaires
internationaux, couplée au développement de la place financière, a radicalement
transformé la société et fait prospérer et l’économie luxembourgeoise dans les cinquante
dernières années. Au sein de l’Union européenne le Luxembourg bénéficie
indéniablement de la méthode communautaire et de l’égalité de traitement entre Etats
membres (il dispose au même titre que les autres Etats d’un membre de la Commission,
reçoit la présidence tournante du Conseil, etc.) qui lui donnent un poids disproportionnel
à sa taille sur la scène internationale. Il tire également profit du droit de veto reconnu à
tous les représentants au Conseil des ministres en matière de politique fiscale.
L’harmonisation des législations nationales se heurte en effet à la règle de l’unanimité
dans ce domaine, ce qui permet aux gouvernants luxembourgeois de sauvegarder les
avantages comparatifs de la place financière, un enjeu d’intérêt national vu la part que
représente le secteur bancaire dans les recettes de l’Etat (environ un quart). Dans un tel
contexte, il n’est pas étonnant de trouver le Luxembourg en tête des 25 Etats-membres au
printemps 2005 en termes d’opinions favorables de la population envers l’appartenance
du pays à l’Union européenne (80% pour une moyenne européenne de 54%),
3
une
évaluation positive qui se nourrit de la reconnaissance des bénéfices retirés de cette
appartenance par le Grand-Duché (72% pour une moyenne européenne de 55). La
présence d’institutions européennes sur le sol grand-ducal contribue également à une
connaissance et une confiance envers ces institutions supérieures à la moyenne dans
l’Union.
Pour autant, à mesure que l’Union européenne s’élargit et s’approfondit, une partie de la
population (et, comme nous le verrons plus loin, certains acteurs socio-économiques,
partis politiques voire même parfois le gouvernement) n’hésite pas à se distancier de
certains aspects de la construction européenne et adopte parfois des positions qui
pourraient être qualifiées d’eurosceptiques ou souverainistes.
Ainsi, les sondages Eurobaromètre reflètent bien la montée d’une série de craintes
relatives à la façon dont l’Union évolue, dans un contexte économique national perçu
depuis peu comme difficile. Même si le Luxembourg affiche le produit intérieur brut par
tête le plus élevé de l’Union et si le taux de chômage est très bas en comparaison avec la
plupart des autres Etats-membres (environ 4% en 2005), ce dernier a doublé en moins de
quatre ans et la croissance qui atteignait régulièrement 5% dans les quinze années
précédentes s’est nettement ralentie depuis 2003. A mesure se sont accumulées les
menaces de délocalisations de grandes entreprises, de licenciements dans le secteur
financier ou de contraction du service public, les habitants du Grand-Duché ont rejoint les
populations les plus pessimistes quant à l’évolution du marché du travail (55% pour une
moyenne européenne de 42%).
4
Il est important de rappeler la situation très particulière
du marché du travail au Luxembourg puisque la plus grande composante de l’emploi
3
Eurobaromètre 63.4, printemps 2005. Au Luxembourg, le taux de résidents étrangers est de près de 40%,
dont 85% sont des ressortissants européens. Les échantillons utilisés pour les sondages « Eurobaromètre
standard » sont composés à trois quarts de personnes de nationalité luxembourgeoise et pour un quart de
ressortissants d’autres Etats-membres.
4
Il est intéressant de constater que dans léchantillon grand-ducal, ce sont les habitants de nationalité
luxembourgeoise qui sont les plus critiques par rapport aux performances économiques du pays et les plus
pessimistes quant à l’évolution de l’emploi.
intérieur est constituée par les frontaliers (respectivement français, belges et allemands en
ordre d’importance des contingents), près de 40%, et qu’au total les frontaliers et les
résidents étrangers représentent près de 2/3 des emplois. L’emploi total n’a d’ailleurs
jamais cessé de grandir depuis le début le début des années 2000, mais la grande majorité
de ces nouveaux emplois étant décrochés par des frontaliers, cette croissance de l’emploi
n’a pas empêché le chômage intérieur de doubler.
5
Lorsque l’on constate que pour près
d’un quart (23%) des répondants au Luxembourg l’Union européenne est synonyme de
chômage (alors que la moyenne européenne est de 19%), il apparaît clairement qu’une
partie de la population attribue la mauvaise situation économique du pays aux décisions
prises au niveau européen. L’élargissement de 2004 aux dix nouveaux pays d’Europe
centrale et de l’Est et la perspective de futurs élargissements sont ainsi en partie rejetés
(par 60% des habitants du Luxembourg pour une moyenne européenne de 38%
seulement) pour des raisons économiques car perçus comme autant de facteurs favorisant
les délocalisations d’entreprises.
Les arguments économiques ne sont pas les seules motivations d’une bonne partie de la
population qui se méfie de l’ouverture des frontières à de nouveaux pays. Depuis les
années 1990 et l’arrivée de réfugiés en provenance des Balkans, la population
luxembourgeoise est ainsi préoccupée par la problématique de l’immigration en général
(clandestine, réfugiés, etc.) et doute de la capacité de l’Union européenne à contrôler les
flux migratoires. Au printemps 2005, pas moins de 37% des personnes interrogées (pour
une moyenne européenne de 17%) indiquaient que pour eux l’Union était synonyme
d’accroissement de la criminalité, tandis que 31% (pour une moyenne européenne de
19%) pensaient que les contrôles aux frontières extérieures étaient insuffisants. Le lien
entre criminalité, immigration et Union européenne se dessinait donc clairement dans ces
réponses. En outre, pour des raisons davantage mâtinées de références identitaires et
culturelles, 78% des habitants luxembourgeois refusaient l’entrée de la Turquie dans
l’Union. La moyenne européenne se situait à 65% et le Luxembourg se plaçait parmi les
quatre Etats-membres les plus opposés à cette accession, avec la France, l’Allemagne et
l’Autriche. Enfin, signalons que dans un sondage Eurobaromètre précédent les
répondants étaient invités à décliner leurs craintes vis-à-vis de l’Europe telle qu’elle se
construit, les habitants du Luxembourg citaient en premier l’augmentation du trafic de la
drogue et du crime organisé (78%), en second le transfert d’emplois vers d’autres pays
membres (73%), et en troisième lieu une moindre utilisation de la langue maternelle
(69%).
6
Malgré les inquiétudes grandissantes dans le chef de la population luxembourgeoise,
celle-ci se prononçait largement en faveur du projet de Constitution européenne dans les
sondages Eurobaromètre de 2004 : en juillet 88% déclaraient que l’Union devait se doter
5
En juin 2004, près de 70% des Luxembourgeois (sur un échantillon de 1335 “nationaux”) demandaient à
ce que la préférence soit donnée aux travailleurs de nationalité luxembourgeoise au cas l’emploi se
contractait. Voir DUMONT P., FEHLEN F., KIES R. et POIRIER Ph, Les élections législatives et
européennes de 2004 au Grand-Duché de Luxembourg, Luxembourg, Service Central des Imprimés de
l’Etat, 2006.
6
Eurobaromètre 61.1, printemps 2004. Outre la question de la langue, la peur plus générale de la perte de
l’identité et de la culture nationale était également mentionnée par plus de 50% des personnes s’exprimant
sur leurs peurs liées à la construction européenne.
d’une Constitution et en automne ils étaient 77% (pour une moyenne européenne de
68%) à soutenir personnellement le projet constitutionnel.
En ce qui concerne la compétition politique au Luxembourg, il n’existe pas de véritable
clivage sur la construction européenne entre les partis représentés à la Chambre des
députés. Tous ont ratifié les différents traités qui ont accéléré le processus d’intégration
européenne (Traité de Maastricht en 1993, Traité d’Amsterdam en 1997 et de Nice en
2001), et pendant la campagne pour les élections européennes de 2004, tous même le
parti souverainiste ADR (Comité d’Action pour la Démocratie et la Justice Sociale,
membre de l’Union de l’Europe des Nations fondée par Charles Pasqua) avaient appelé
à voter oui au Traité constitutionnel. Gast Gibéryen, membre de la Convention et
président du groupe parlementaire de l’ADR à la Chambre avait fortement critiqué le
Traité pendant les travaux (le parti, qui voit en l’Union une menace pour la souveraineté
nationale et critique le fonctionnement non transparent des institutions européennes,
demandait la fixation des frontières de l’Union et rejetait la candidature de la Turquie),
avait pourtant en effet finalement approuvé le projet de texte, pour peu que celui-ci soit
un « Traité constitutionnel » et non pas une « Constitution ».
7
Cette position fut renversée
lors du congrès du parti en avril 2005, la majorité des adhérents se prononcèrent en
faveur d’un motion engageant le parti à mener campagne pour le « non ». La présidence
du parti, désavouée, respecta le vote interne et rejoignit donc les partis de gauche radicale
(La Gauche et le Parti Communiste Luxembourgeois), qui n’ont plus de représentation
parlementaire depuis 1999, parmi les opposants à l’adoption du Traité. Ces formations à
la gauche de la gauche, qui avaient déjà voté contre les Traités de Maastricht et
d’Amsterdam, s’opposaient au projet et à la construction européenne en général pour des
raisons nettement distinctes de celles du parti souverainiste : héritiers de la tradition
marxiste européenne qui s’est toujours opposée à la Communauté européenne, ils
rejetaient principalement l’aspect libéral et marchand de la construction européenne, mais
aussi ses liens avec l’OTAN et plaidaient pour le respect de la diversité culturelle intra-
sociétale européenne (les minorités religieuses, sexuelles, etc.). Au total, les formations
politiques faisant campagne contre le Traité en 2005 ne pesaient qu’environ 12% du
corps électoral en 2004 (13% aux législatives et 11% aux européennes) et leur
représentation parlementaire était limitée au groupe de l’ADR, soit 5 députés sur 60.
Si le potentiel électoral du « non » reposant sur les forces politiques eurosceptiques était
donc particulièrement faible, le camp des opposants pouvait compter capitaliser sur une
conjoncture économique morose (voir plus haut) et sur la ception d’europhiles qui
considéraient que le projet constitutionnel n’était pas assez ambitieux et devait être
renégocié. En tout état de cause, en 2005 la population luxembourgeoise allait enfin
pouvoir s’exprimer sur des enjeux européens à la faveur d’un scrutin séparé, ce qu’elle
n’avait jamais pu faire auparavant car depuis 1979, les élections pour le Parlement
européen se déroulent le même jour que les élections législatives.
8
Cette simultanéité des
7
Voir GIBERYEN G., « Remarques, Amendements et Propositions du parti luxembourgeois ADR quant
au projet d’articles 1 à 16 du traité constitutionnel », http://www.avenir-
europe.lu/FR/PDF/Giberyen17022003.pdf, 7 février 2003 , page consultée le 20/04/2006.
8
L’ADR avait demandé un référendum sur le Traité de Maastricht. La ratification parlementaire de celui-
ci, qui passait outre la révision de certains articles de la Constitution en ouvrant des droits aux non-
scrutins nationaux et européens a eu pour effet de bannir toute campagne électorale sur
des questions européennes, les débats politiques se concentrant naturellement sur les
enjeux des élections gislatives. Pour ajouter à la confusion, la large majorité des
candidats se présentent aux deux élections (ceux qui parviennent à se faire élire des deux
côtés choisissent de rester à Luxembourg si un portefeuille ministériel ou une présidence
de groupe parlementaire leur est offerte, plutôt que d’aller siéger au Parlement européen).
Les résultats des partis aux élections européennes ne reflètent donc pas la popularité de
leurs positions sur des enjeux européens mais plutôt le succès ou l’insuccès de ces partis
et de leurs candidats sur la scène nationale. Ces élections ne peuvent donc pas servir de
baromètre de référence indiquant la satisfaction de la population sur l’intégration
européenne ou les politiques européennes. En 2004, alors même que l’opinion publique et
différents groupes d’intérêt importants comme les syndicats, le secteur public et le
secteur bancaire pointaient l’Union européenne du doigt dans un climat de détérioration
du marché de l’emploi, cette tendance n’avait pas eu d’effet sur les résultats des élections
européennes puisque le Parti Chrétien Social, qui est le parti traditionnellement le plus en
faveur de l’intégration européenne, remportait une victoire éclatante (plus de 37% , soit
un gain de 5,5% par rapport à 1999) en raflant la moitié des mandats luxembourgeois en
jeu. De son côté, le parti eurosceptique le plus important, l’ADR, ne parvenait toujours
pas à faire élire un de ses candidats (il se situait sous la barre des 10% en perdant 1% par
rapport à 1999). Le plébiscite du PCS était sans doute davantage un vote légitimiste et
personnalisé en faveur du Premier ministre, la seule personnalité luxembourgeoise très
visible sur la scène européenne, perçue en outre par la population comme défenseur
efficace des intérêts nationaux à ce niveau de pouvoir.
Le processus de ratification et la campagne référendaire
En juin 2003, le gouvernement chrétien-social / libéral (PCS-PD) présidé par Jean-Claude
Juncker décida de soumettre la future Constitution à ratification par la voie d’un
référendum national : « Le Luxembourg attache une telle importance à la future
Constitution européenne que son gouvernement a décidé de soumettre sa ratification à un
référendum national […]Le référendum n’est pas un jouet pour les démagogues et les
populistes. C’est un instrument qui, dans des moments importants, donne une dimension
souveraine aux rendez-vous avec le peuple ».
9
La décision du Premier ministre et de son gouvernement ne fit pas l’unanimité au sein de
sa propre formation politique. D’aucuns, parmi lesquels l’ancien président de la
Commission européenne et ancien Premier ministre Jacques Santer, l’actuel questeur du
Parlement européen Astrid Lulling et le président du PCS François Biltgen, estimaient,
d’une part, que la complexité du Traité constitutionnel risquait de dérouter les électeurs et
d’autre part qu’en dépit de la large victoire du parti aux dernières élections législatives et
nationaux, avait à l’époque été à l’origine d’une certaine polémique sur la menace que représentait lUnion
européenne pour la souveraineté nationale.
9
Gouvernement du Grand-Duc du Luxembourg, « Le gouvernement luxembourgeois décide de
soumettre la future Constitution européenne à la ratification par référendum national »,
http://www.gouvernement.lu/salle_presse/actualite/2003/06/27referendum/index.html, 27 juin 2003, page
consultée le 20/04/2006.
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