qu'alius, alius, alius... s'opposent à unus pour dire la multiplicité opposée à l'unicité. Or c'est
sur alter et non sur alius que le terme français " altérité " est formé. L'autre désigné par la
notion d'altérité est donc défini par une différence, un contraste, présupposant d'abord une
ressemblance. Les notions d'identité et d'altérité fonctionnent donc comme un langage binaire
de classification, système de représentation qui appartient au latin comme au grec qui
possèdent, certes à un degré différent, la notion de duel. (Remarquons que le duel n'est
employé que pour des couples culturels : magistrats, adversaires affrontés dans un duel, paire
d'animaux attelés, etc.) C'est uniquement en ce sens ancien que nous allons donc utiliser le
terme d'altérité.
Par conséquent parler d'altérité n'est légitime qu'à condition de l'appliquer à deux objets
déjà liés par une ressemblance comme deux cités grecques, ou deux royaumes barbares.
Athènes et Sparte sont comparables, le royaume perse et le royaume d'Egypte sont
comparables, en revanche on ne peut pas comparer Athènes et l'Egypte. L'altérité comme
l'identité sont des notions classificatoires qui ne peuvent prétendre à aucune réalité
ontologique. Avec ce qui est trop éloigné, on ne peut pas établir un lien d'altérité faute d'un
minimum d'identité première. Il n'y a d'alter que s'il y a de l'uterque, de "l'autre" que s'il y a
de "l'un et l'autre". Par conséquent l'identité n'est pas séparable de l'altérité elle n'est pas le
propre d'une culture qui se définirait de l'intérieur. Nous verrons ainsi que Rome ne peut être
Rome que parce qu'elle est à la fois grecque et non grecque ou étrusque et non étrusque.
Rome et la Grèce vont constituer à elles deux une catégorie englobante, que l'on peut
appeler "la culture civilisée", à l'intérieur de laquelle elles vont s'opposer, Rome étant
du côté de la guerre et des institutions politiques, la Grèce étant du côté du plaisir et des
loisirs artistiques. Cependant pour créer cette catégorie englobante nous verrons que Rome
est obligée d'inventer une Grèce qui n'existait pas auparavant, dans la mesure où si les cités
grecques ont pu percevoir Rome comme un cité semblable à elles, Rome ne se pensait pas sur
leur modèle, elle affirmait d'emblée un écart supplémentaire fondé sans doute sur une pratique
différente de la guerre; car les Romains sont des conquérants de territoire, ce que ne sont pas
les cités grecques.
Mais il va de soi que la Grèce dans son altérité est présente au sein de la civilisation romaine,
une Grèce autre et englobée, constitutive de la romanité. Les Romains banquètent, font de la
poésie et dansent. Dans l'empire romain qui a intégré les territoires habités par des Grecs au
sein des provinces orientales, la population hellénisée, comme on le verra, se doit d'assumer
cette part d'altérité englobée, en s'adonnant aux activités désormais identitaires des Grecs : la
rhétorique et la gymnastique dans des concours panhelléniques. C’est le temps où Rome
n'aura plus d'altérité extérieure à laquelle s’opposer pour se poser, quand les frontières de
l'imperium auront été repoussées aux confins du monde civilisé, quand seules les attaques des
barbares nomades exigeront encore des garnisons romaines sur le limes ; Rome ne rencontrera
jamais ces ennemis de face, insaisissables, aussi inaccessibles à l'esprit qu’à l’épée, trop autres
pour constituer l'autre de Rome. C'est donc à l'intérieur de l’imperium que va se
développer l'altérité nécessaire à l’affirmation de l'identité romaine. Mais sans que cette
altérité de l'intérieur ne cause de conflits identitaires. Si un discours de mépris à l'égard des
"Orientaux" est présent chez les poètes "vieux romains" comme Juvénal, ce discours sert à
constituer l'altérité des Romains d’Orient et non à la dénoncer; car, comme on le verra, ces
orientaux prétendument bigarrés, débauchés et hurleurs, sont aussi représentés dans les arts
plastiques comme des Romains en toge, parfaitement intégrés. (...)
Rome s'inventa en même temps qu'elle inventa la Grèce.
L'identité romaine n'est donc pas une donnée première. Rome s'est inventée au cours du temps
à partir de la Grèce. Les premières relations entre Rome et les cités grecques attestent que