Façons romaines de faire le Grec.
Sous ce titre un rien facétieux les chercheurs du Centre Louis Gernet (historiens de Rome et
de la Grèce anciennes) avaient décidé d’engager pour deux ans une étude sur les relations
interculturelles dans l’espace gréco-romain. Le point de départ avait été l’existence à Rome
d’un certain nombre de pratiques culturelles que les Romains désignaient comme grecques
mais que les Grecs considéraient comme romaines. Au bout d’un an l’examen des faits nous a
amenés à critiquer et à redéfinir la problématique de départ. Certaines catégories comme
l’interculturalité ou le métissage, l’identité et l’altérité se sont révélées inopérantes ou devant
être critiquées et redéfinies. Il a fallu inventer et c’est ainsi que nous proposons aujourd’hui la
notion d’altérité incluse. (...)
Critique des notions de métissage et d’interculturalité, d'altérité et d'identité.
Les deux premières notions - métissage et interculturalité - présupposent la mise en contact,
parfois brutale, de deux identités culturelles déjà constituées entre lesquelles se produisent
des échanges et des mélanges. Chaque culture est considérée comme totalement autre et
souvent pure de toute histoire commune avec l’autre, comme lors de la rencontre des
conquérants chrétiens et du Nouveau Monde. Cette façon de voir présuppose aussi l’existence
préalable d’une forme de symétrie, c’est-à-dire d’espaces d’intersection va se faire
l’hybridation.
Peut-on appliquer à l’antiquité les notions de métissage et d’interculturalité, dans le cas
particulier de la Rome et de la Grèce? De prime abord cela semblait possible. Après tout
Rome n’avait-elle pas conquis militairement la Grèce comme les Espagnols, le Nouveau
Monde, en intégrant de force les vaincus dans son empire ? N’y avait-il pas eu alors un
métissage des deux cultures et des phénomènes d’interculturalité? Après les études sur la
résistance des provinces à la romanisation et à l’acculturation qui célébraient Vercingétorix ou
Jugurtha, n’était-il pas temps de regarder comment une autre civilisation était née, la
civilisation gréco-romaine ? En effet même dans les publications les plus récentes, c’est
encore la résistance à l’acculturation qui est l’objet d’étude privilégié quand il s’agit de parler
des Grecs conquis par Rome et intégrés à l’empire.
La question semblait nouvelle. On constate rapidement qu’il n’en est rien. Il y a longtemps
que les historiens modernes se sont intéressés à ce qu’ils appellent "l’hellénisation de
Rome", même s’ils ne parlent pas de métissage ou d’interculturalité. Mais ils avaient travaillé
avec les mêmes présupposés que les historiens de la résistance : certes l’un ou l’autre peut
nuancer son propos, mais tous postulent un face à face entre Rome et la Grèce. Or ce sont ces
présupposés qu’une approche anthropologique de la Rome antique et des cités grecques
amène à remettre en question. Tout au long du séminaire, nous avons vu les notions de
métissage, d’identité, d’altérité, ou encore d’interculturalité se défaire à l’examen des faits
linguistiques, culturels et historiques. Nous ne rencontrions ni métissage ni interculturalité.
Rome était à la fois romaine et grecque, et romaine parce que grecque. La Grèce ne fut jamais
plus grecque que sous l’Empire romain même si cette " grécité " était l’invention des
vainqueurs. Très vite nous nous sommes même posé la question : " Et Si Rome avait inventé
la Grèce? "
Bien qu’elles soient sans cesse utilisées, les notions d'identité et d'altérité n'ont pas plus de
consistance que les deux précédentes. La chanson du Même et de l'Autre est devenue souvent
le refrain convenu d'une anthropologie historique tendant à réifier ses catégories d'analyse.
Le terme d'altérité ne prend sens que dans une langue qui distingue le pluriel du duel. Le latin
fait cette distinction puisqu'il dispose, à la différence du français, de deux façons pour dire
l'autre. Alter s'oppose à alter au sein d'une paire englobée par le pronom uterque, tandis
qu'alius, alius, alius... s'opposent à unus pour dire la multiplicité opposée à l'unicité. Or c'est
sur alter et non sur alius que le terme français " altérité " est formé. L'autre désigné par la
notion d'altérité est donc défini par une différence, un contraste, présupposant d'abord une
ressemblance. Les notions d'identité et d'altérité fonctionnent donc comme un langage binaire
de classification, système de représentation qui appartient au latin comme au grec qui
possèdent, certes à un degré différent, la notion de duel. (Remarquons que le duel n'est
employé que pour des couples culturels : magistrats, adversaires affrontés dans un duel, paire
d'animaux attelés, etc.) C'est uniquement en ce sens ancien que nous allons donc utiliser le
terme d'altérité.
Par conséquent parler d'altérité n'est légitime qu'à condition de l'appliquer à deux objets
déjà liés par une ressemblance comme deux cités grecques, ou deux royaumes barbares.
Athènes et Sparte sont comparables, le royaume perse et le royaume d'Egypte sont
comparables, en revanche on ne peut pas comparer Athènes et l'Egypte. L'altérité comme
l'identité sont des notions classificatoires qui ne peuvent prétendre à aucune réalité
ontologique. Avec ce qui est trop éloigné, on ne peut pas établir un lien d'altérité faute d'un
minimum d'identité première. Il n'y a d'alter que s'il y a de l'uterque, de "l'autre" que s'il y a
de "l'un et l'autre". Par conséquent l'identité n'est pas séparable de l'altérité elle n'est pas le
propre d'une culture qui se définirait de l'intérieur. Nous verrons ainsi que Rome ne peut être
Rome que parce qu'elle est à la fois grecque et non grecque ou étrusque et non étrusque.
Rome et la Grèce vont constituer à elles deux une catégorie englobante, que l'on peut
appeler "la culture civilisée", à l'intérieur de laquelle elles vont s'opposer, Rome étant
du côté de la guerre et des institutions politiques, la Grèce étant du côté du plaisir et des
loisirs artistiques. Cependant pour créer cette catégorie englobante nous verrons que Rome
est obligée d'inventer une Grèce qui n'existait pas auparavant, dans la mesure si les cités
grecques ont pu percevoir Rome comme un cité semblable à elles, Rome ne se pensait pas sur
leur modèle, elle affirmait d'emblée un écart supplémentaire fondé sans doute sur une pratique
différente de la guerre; car les Romains sont des conquérants de territoire, ce que ne sont pas
les cités grecques.
Mais il va de soi que la Grèce dans son altérité est présente au sein de la civilisation romaine,
une Grèce autre et englobée, constitutive de la romanité. Les Romains banquètent, font de la
poésie et dansent. Dans l'empire romain qui a intégré les territoires habités par des Grecs au
sein des provinces orientales, la population hellénisée, comme on le verra, se doit d'assumer
cette part d'altérité englobée, en s'adonnant aux activités désormais identitaires des Grecs : la
rhétorique et la gymnastique dans des concours panhelléniques. C’est le temps Rome
n'aura plus d'altérité extérieure à laquelle s’opposer pour se poser, quand les frontières de
l'imperium auront été repoussées aux confins du monde civilisé, quand seules les attaques des
barbares nomades exigeront encore des garnisons romaines sur le limes ; Rome ne rencontrera
jamais ces ennemis de face, insaisissables, aussi inaccessibles à l'esprit qu’à l’épée, trop autres
pour constituer l'autre de Rome. C'est donc à l'intérieur de l’imperium que va se
développer l'altérité nécessaire à l’affirmation de l'identité romaine. Mais sans que cette
altérité de l'intérieur ne cause de conflits identitaires. Si un discours de mépris à l'égard des
"Orientaux" est présent chez les poètes "vieux romains" comme Juvénal, ce discours sert à
constituer l'altérité des Romains d’Orient et non à la dénoncer; car, comme on le verra, ces
orientaux prétendument bigarrés, débauchés et hurleurs, sont aussi représentés dans les arts
plastiques comme des Romains en toge, parfaitement intégrés. (...)
Rome s'inventa en même temps qu'elle inventa la Grèce.
L'identité romaine n'est donc pas une donnée première. Rome s'est inventée au cours du temps
à partir de la Grèce. Les premières relations entre Rome et les cités grecques attestent que
Rome est perçue comme une cité grecque un peu à l’écart et parlant l’éolien. "Quand Rome
n'était pas dans Rome, elle était déjà grecque". Elle ne cessera jamais de l'être. Mais elle
s'arracha au statut médiocre d'une cité éolienne parmi d'autres, en posant face à elle une Grèce
imaginaire culturellement définie, afin de se définir comme son autre, son alter ego. D’où la
constitution d'un couple formé des deux cultures qui se fondent sur la même dignité des deux
langues utraque lingua. Mais ces deux cultures se redéfinissent sans cesse l'une par rapport à
l'autre dans un mouvement permanent de confusion et de différenciation sans jamais se fondre
ni se séparer définitivement.
Ainsi la Grèce à la fois englobe Rome et Rome s'en distingue volontairement. Rome est
grecque et elle est autre. C'est ce que nous avons appelé l'altérité incluse. Cette altérité
incluse ne peut prendre forme que par un mouvement permanent d'absorption et de
rejet. Ce qui s'exprime par des discours contradictoire et des jeux sémantiques dans la langue,
les pratiques culturelles et les images. Tantôt on rencontre un signifiant grec pour un signifié
romain, comme dans le cas du banquet ou des bains, tantôt un signifiant romain pour un
signifié grec ou/et oriental, comme dans le cas de la statue de la Grande Mère. D'une façon
générale les langages romains selon le contexte énonciatif disent l'altérité de Rome par
rapport à la Grèce ou son identité. Rien n'échappe à ces retournements permanents, comme les
plus anciens cultes du territoire de Rome, dont on pourrait croire qu'ils sont solidement
identitaires. Ainsi le rituel des Lupercales qui célèbre chaque mois de février la fondation de
Rome par Romulus sur le Palatin, est attribué à des Grecs et la louve de Mars, la nourrice des
jumeaux devient l'animal de Pan l'arcadien.
Florence Dupont "Rome ou l'altérité incluse" in Revue Descartes, n°37, septembre 2002,
PUF.
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