Alexey Zhuravskiy Université d'Etat russe des sciences humaines ATTITUDES ENVERS L’ISLAM DANS L’EGLISE ORTHODOXE: HIER ET AUJOURD’HUI la communication présentée au colloque du GSRL (UMR 8582 CNRS-EPHE) «Colonisation, laïcité et sécularisation: Les non-dits de la politique religieuse des puissances coloniales dans les pays musulmans» (Paris, CNRS, 22-25 novembre 2004) Des attitudes envers l’islam en Russie et dans l'Eglise orthodoxe ont varié en fonction de l’époque, de la conjoncture historique, de la situation politique, des différentes couches de la société, allant du refus total et du rejet à sa reconnaissance comme faisant partie intégrante de la culture russe. On écrit et on parle beaucoup de nos jours de l’euroislam. Ce phénomène est relativement nouveau pour l’Europe. L’ « islam russe », lui, est un phénomène ancien et traditionnel pour la Russie. A vrai dire, les Slaves orientaux ont eu des contacts avec les musulmans bien avant l’apparition d’une quelconque forme d’Etat et avant l’adoption de la religion chrétienne orthodoxe en 9881. Au début, ces contacts étaient de caractère essentiellement extérieur. Les voisins les plus proches étaient les Khazars qui professaient non seulement le judaïsme, mais aussi l’islam, les Polovtsy, un peu plus tard, les Bulgares de la Kama, qui adoptèrent l’islam sunnite de l’école hanafite en 922. Ils étaient les premiers peuples au contact desquels la Russie ancienne découvrit le monde de l’islam. La deuxième étape commence de manière un peu conventionnelle en 1312, quand le khan Ouzbek déclara tous ses sujets musulmans et l’islam s’affirma définitivement au sein de la Horde d’Or. A partir de ce moment-là, on observe une sorte de symbiose entre la Russie orthodoxe et la Horde. Une symbiose étrange. La Russie, alors vassal de la Horde, conserve son indépendance religieuse et la Horde n’aspire pas vraiment à être 2 musulmane. La Russie considérait la Horde plutôt comme un cataclysme et ne ressentait pas face à elle ce frémissement culturel que ressentait l’Europe occidentale de MoyenAge face aux musulmans. L’étape suivante, et la plus importante, de l’entrée de l’islam dans l’Etat russe, et parlà même dans la culture russe, commence dans la moitié du XVI-ème siècle avec la conquête des khanats de Kazan, d’Astrakhan et de Sibérie, lorsque les musulmans de ces régions devinrent des sujets de l’Etat russe. La colonisation du Caucase et de l’Asie Centrale, qui se déroula bien plus tard, peut néanmoins être considérée comme le prolongement de cette étape. Il se trouve que dans la Russie ancienne, puis en Empire russe, les relations orthodoxes-musulmanes premièrement se sont formées et étaient envisagées essentiellement sur le plan politique (sur les plans religieux et culturel, la Russie se considérait, en tout cas jusqu’à l’époque de Pierre I, comme l’héritière de Byzance, se suffisant donc à elle-même) ; deuxièmement, ces relations étaient celles de vassal à seigneur, et ce jusqu’à la Révolution d’Octobre (pendant la période soviétique aussi d’ailleurs, seulement sous une autre forme). D'abord les vassaux de la Horde d’Or étaient les princes de Moscou ; au XVIème siècle, les rôles s’inversèrent, mais la nature des relations resta la même. De toute évidence, c’est justement pour ces raisons que l’islam en Russie n’était pas considéré comme complètement autre, comme étranger, mais plutôt comme étranger de chez nous, ne possédant pas de différence culturelle primordiale et d’importance. Voilà pourquoi pratiquement aucune tentative de comprendre, d’expliquer l’islam, même sous les catégories les plus négatives, n’a été entreprise jusqu’au XVIII-ème siècle. La conscience orthodoxe pouvait être très hostile aux «infidèles impurs», mais cette hostilité était uniquement extérieure, relevait seulement de la vie quotidienne (les «infidèles» sont une menace pour la vie du peuple orthodoxe). Il y a eu bien sûr des exceptions. Il faut alors mentionner avant tout les trois œuvres anti-musulmanes, pleines de tempérament, écrites par Maxime le Grec (XVI-ème siècle) [Cf.: Maksim Grek, 1894, ‰ast' 2, p. 3-36], mais elles suivaient entièrement la tradition byzantine de polémique avec l’islam. Et puis, Maxime était Grec, ayant invité par le tsar, et surtout il avait étudié en Europe. Nombreux sont ceux que ce fait plonge dans l’embarras encore aujourd’hui car il entre en conflit avec le stéréotype d’une Russie orthodoxe dès ses origines. 1 3 Dans son ensemble, la situation en Russie était, sous de nombreux aspects, opposée à celle qui existait au Moyen-Age dans les relations entre l’Europe chrétienne et le monde musulman. Là-bas, la rude opposition religieuse et militaire n’a pas empêché, mais a peut-être même encouragé le développement de ce processus que V. Bartol'd a qualifié de « communication culturelle » et qui a tellement enrichi l’Europe du Moyen-Age [Bartol'd, 1966, p. 227-228]. La Russie n’avait pas besoin de chercher la sagesse héllénique auprès des musulmans : tout ce qui lui était indispensable, elle l’a reçu sous une forme toute prête de Byzance. Elle n’aurait d’ailleurs pas pû le faire puisqu’elle était «en relation» avec la périphérie du monde islamique. Quant à son activité missionnaire dès le début l’Eglise orthodoxe russe n’a pas eu cette indépendance qui donnait un caractère doublement professionnel à la pratique missionnaire de l’Eglise occidentale. Pour l’Occident, la réponse traditionnelle à la question comment s’opère la diffusion de l’Eglise est à peu près la suivante: par l’intermédiaire d’une organisation missionnaire spéciale: de l’ordre monastique pour l’Eglise catholique, de la société ou du conseil missionnaire pour les Eglises protestantes. Du point de vue orthodoxe « l'Eglise elle même est déjà la mision » Spiller, 1963, p. 197-198]. La mission russe orthodoxe, elle, avait toujours un caractère avant tout d’Etat, et était directement liée à la politique d’Etat de colonisation. Ainsi, le moine Gouri — il fût par la suite canonisé et est considéré dans la tradition orthodoxe comme le fondateur de l’activité missionnaire auprès des musulmans —, aussitôt après la conquête du khanat de Kazan, se rend de Moscou à Kazan, non pas comme un moine solitaire, mais en habit d’archevêque et acompagné d’une grande suite de prêtres et de fonctionnaires. Le tsar Ivan IV, en personne, est présent le jour du départ et le fournit généreusement d’argent et de lettres d’instruction, contenant les principales directives afin de convertir la population locale à l’orthodoxie. Jusqu’au milieu du XVIII-ème siècle, lorsque la Commission de baptême des musulmans de Kazan et des autres étrangers entra en vigueur, le prêtre pouvait accepter un hétérodoxe au sein de l’Eglise orthodoxe seulement sur décret du tsar. Après sa création aussi d’ailleurs ; les premières missions au Caucase, par exemple, étaient entreprises seulement à mesure que le Saint-Synode recevait les décrets impériaux de Catherine la Grande. L’observation de S. E«evskij au sujet des missions dans le Caucase est assez représentative : « Les victoires des troupes russes ouvraient de nouveaux chemins aux prédicateurs orthodoxes » E«evskij, 1870, p. 694. 4 De plus, la christianisation prenait souvent la forme de russification des peuples nonrusses. Dès le XVI-ème siècle, non seulement au niveau de l’Eglise, mais également de l’Etat, une idée s’affirme: se convertir à l’orthodoxie signifie en fait devenir Russe, et devenir Russe signifie « passer de l’état de sauvage national à celui de culturel » MPMS, 1894, p. 24-25, 31. Ainsi, le statut de l’étranger (l'étranger dans le sens un sujet non-russe de l'Empire russe) est défini essentiellement par sa foi, sa croyance, et non pas par son appartenance ethnique. En d’autres mots, l’ethnonyme Russe avait pour synonyme orthodoxe, et, dans l’autre sens, le mot orthodoxes était, en général, la désignation ethnique de Russes. C’est seulement à partir du milieu du XIX-ème siècle qu’on peut parler de volonté de l’Eglise russe d’aller vers une institutionnalisation et professionnalisation de l’activité missionnaire auprès des musulmans. C’est justement à cette époque qu’est fondé, auprès de l’Académie ecclésiastique de Kazan, le service missionnaire anti-musulman, puis la confrèrerie de Kazan St. Gouri et, à Moscou, la Société missionnaire orthodoxe. Et c’est seulement en 1913 que fût organisé auprès du Synode, et de façon permanente, le Conseil missionnaire qui créa la mission turkmène en Asie Centrale avant la guerre. Dans la deuxième moitié du XIX-ème siècle, suite à une certaine stimulation de l’activité missionnaire et grâce, en partie, à l’apparition d’une littérature orientaliste, on observe, dans l’Eglise russe, le besoin d’une interprétation théologique de l’islam. En général, les approches théologiques de l’islam se faisaient selon les règles de la polémique traditionnelle, élaborée par les chrétiens de Byzance et partant sur le fait que l’islam était à priori une fausse religion, Mahomet un pseudoprophète et le Coran une fausse Ecriture. L’islam s’était affirmé uniquement par la violence et la force militaire. Selon le prêtre Akvilonov, «l’histoire de l’islam, c’est l’histoire de ses guerres, son chemin est inondé de sang » [Akvilonov, 1904, p. 73]. Le Dieu de l’islam n’est ni bon, ni miséricordieux, mais despotique, vengeur et arbitraire. La plus grande attention était surtout portée à la personnalité du fondateur de l’islam. Trois thèmes dominaient : la perfidie asiatique et la cruauté satanique de Mahomet, sa dépravation et sa luxure, et sa maladie psychique (épilepsie). La dernière thèse aussi d'origine byzantine, c'était Théophane le Confesseur, un théologue de VIII-IX-ème siècles, qui le premier a présanté cette version. Et au début de XX- ème siècles un polémiste russe Sinajskij affirmait que « l’islam est le fruit du rêve religieux et malade d’un malin trompeur et hypocrite » [Sinajskij, 1904, p. 49]. Des affirmations que Mahomet n’avait pas pu être 5 prophète en raison de sa sensibilité et de ses basses qualités morales qu’il avait tramsmises à la religion qu’il avait créée étaient très repéndues dans la polémique orthodoxe russe. Ajoutons à cela la reprise du stéréotype chrétien du Moyen-Age selon lequel le prophète des musulmans avait commis le péché de chair non seulement dans cette vie, mais aussi au paradis. Il est cependant intéressant de remarquer que, tout en suivant dans son ensemble les canons polémiques de Byzance, les théologues russes subissaient l’influence des regards fort peu chrétiens d’Ernest Renan. Ainsi, affirmant que l’islam est une religion de l’ignorance qui rejette la science et le progrès, les auteurs orthodoxes reconnaissaient tout de même les exploits culturels et scientifiques de la culture musulmane classique. Cependant, tout ce que cette culture avait de positif ne revenait pas aux Arabes et elle existait non pas grâce à la religion islamique, mais en dépit d’elle. En général, les polémiques du XIX-ème siècle construisaient, avec quelques variations bien sûr, une double image de l’islam comme religion ; d’un côté, comparée à la religion chrétienne, elle était présentée comme dépassée, comme ayant fait son temps et, de l’autre côté, comme une religion fanatique, agressive et s’opposant à la mission civilisatrice de la culture chrétienne. Aujourd’hui, nous pouvons difficilement parler d’orientation précise de l’activité missionnaire orthodoxe auprès de musulmans. Il vaudrait mieux parler de différentes attitudes vis-à-vis des musulmans et de différentes approches de l’islam au sein de l’Eglise orthodoxe. En simplifiant un peu les choses certes, je distinguerais cependant trois principales approches: deux radicales, opposées de par leur orientation, une islamophile et une islamophobe, et une troisième, modérée et officielle. L’approche islamophile s’est ébauchée dans le cadre du mouvement néoeurasien au début des années 90 du siècle dernier. L’école eurasienne, qui s’est formée en tant qu’idéologie au sein de l’émigration russe dans les années 20, considérait l’islam comme une « orthodoxie potentielle » [Bicilli, 1993, p. 283]. L’orthodoxie est non seulement le centre de la culture russe, mais de toute la culture eurasienne, y compris des croyances païennes, musulmanes et bouddhistes. Une des positions centrales des néoeurasiens consiste en l’affirmation de l’union orthodoxe-musulmane comme condition essentielle de la survie géopolitique d’une grande et puissante Russie. Dans la première moitié des années 90, le journal « Le Jour » était un des promoteurs de ces idées, tenant une rubrique permanente « L’académie slavo-islamique ». 6 Le courant islamophobe [ou bien anti-islamique] a commencé à prendre de l’importance dans le milieu orthodoxe au début de la deuxième guerre en Tchétchénie. Les principales positions des partisants de ce courant sont les suivantes : 84% de la population de Russie est russe orthodoxe, c’est pourquoi notre pays est monoethnique et monoconfessionnel ; en mille ans d’histoire, l’islam n’a laissé aucune trace dans la culture russe ; malgré cela, nous devons aimer les musulmans comme nos frère cadets à qui il est autorisé de vivre dans ce pays et de professer l’islam. Bien que, comme l’a déclaré le père Dmitrij Smirnov lors de son intervention auprès des prêtres travaillant dans l’armée : « Il y a beaucoup d’excès chez eux, allant jusqu’à la polygamie, et il leur est interdit d’embrasser leur compagne dans la rue. Ils ne comprennent pas ce qu’est l’amour, ils n’ont pas de notion de la liberté » [Smirnov, 2003]. Pour le reste, ces idéologues orthodoxes répètent, sous une forme extrêmement simplifiée, les arguments de la polémique traditionnelle, insistant avant tout sur le caractère agressif de l’islam. Voilà ce que dit, par exemple, le père Daniil Sysoev : « Les musulmans, pour soutenir leur erreur, n’ont tout simplement pas d’autre choix que de se battre contre la parole de Dieu avec le feu, la terreur et l’exécution. Non seulement le Coran n’a pas atteint le sommet de la vertu, mais en plus son niveau moral n’atteint pas souvent celui de la simple honnêteté européenne » [Sysoev, 2004]. Comme dans tout courant radical, les anti-islamistes ont leur épouvantail: la Russie est menacée d’islamisation. Le peuple russe a su s’immuniser contre les sectes protestantes et contre le césaropapisme des catholiques, et maintenant les technologues politiques et les réformarteurs de la civilisation russe caressent le rêve de faire de la Russie non plus l’héritière de Byzance, mais celle de l’islam. D’où leur principal slogan : « La Russie n’est pas le lieu de la renaissance de l’islam, mais celui de la renaissance de l’orthodoxie. Pour rien au monde nous ne donnerons la Russie aux musulmans » [Savel'ev, 2003]. Du reste, le mouvement islamophobe a son courant modéré, «modéré» bien sûr entre guillemets, dont les représentants considèrent l’islam comme une fausse religion, mais lui donnent cependant leur préférence en tant que religion traditionnelle pour la Russie, comparée aux «hérésies» que sont le catholicisme et le protestantisme. Citons, par exemple, le père Rafail dans son livre Le secret du salut: « Malgré la distinction de principe entre la mystique orthodoxe de la lumière divine et l’exaltation artificielle des derviches musulmans, l’islam a conservé dans son ensemble plus d’éléments 7 d’ascétisme que le catholicisme contemporain, et encore plus que le protestantisme » [Rafail (Karelin), 2001, p. 94]. L’approche modérée dans l’Eglise russe orthodoxe contemporaine évite la confrontation ouverte, et même toute polémique avec les musulmans, mais fait nettement la distinction entre ce qui est « pour tous » et ce qui est « pour nous », c’est à dire à l’intérieur de l’Eglise. Pour tous, on parle de position de dialogue avec l’islam, tout comme avec les autres religions traditionnelles de Russie. C’est justement dans ce but qu’a été créé le Conseil interreligieux de Russie, incluant des représentants des communautés orthodoxe, musulmane, bouddhiste et juive du pays. Dans ce Conseil, lors de la prise de décision, la règle est «une religion, une voix». Dans une récente interview, le coprésident du Conseil, le métropolite Kirill (aujourd'hui N2 dans la hiérarchie ecclésiastique), à la question sur les relations entre l’orthodoxie et l’islam en Russie a répondu : « Pour nos religions, la première tâche qui s’impose est la renaissance de la piété traditionnelle dans chacune son propre espace, et il est évident que le refus de tout prosélytisme mutuel est une des conditions majeures d’une cohabitation de bon voisinage » [Kirill, 2004, p. 2]. Kirill a également souligné que « l’islam est la deuxième religion de Russie après l’orthodoxie, non seulement de par son nombre d’adeptes et de par son influence, mais aussi de par sa contribution à la construction de l’Etat russe… La culture musulmane a enrichi le peuple russe et a pour beaucoup contribué à l’éducation de sa tolérance religieuse, ce qui n’était pas naturel aux peuples européens voisins » [Kirill, 2004, p. 2]. Mais en même temps, le métropolite n’a pas manqué de remarquer que « l’Eglise russe orthodoxe rassemble la grande majorité des croyants du pays, et aucune structure musulmane ne peut lui être comparée en taille ou en influence » [Kirill, 2004, p. 2]. Je vais faire une petite digression. Les « modérés », parfois eux aussi, soutiennent aujourd'hui une thèse du caractère monoconfissionel de la Russie. La majorité absolue de la population, disent-ils, déclare qu'elle est orthodoxe. En réalité c'est le vieux mécanisme d'identification de sa religion et son appartenance ethnique qui continue à fonctionner. Des enquêtes sociologiques bien le montrent. A la question à quelle religion appartenez-vous, environ 70% répondent: « Je suis orthodoxe », mais à la question êtes-vous croyant, 55% de ces 70% répondent: « Je ne suis pas croyant ». En ce qui concerne la « position interne » envers l’islam, la majorité des modérés continue de considérer l’islam comme une fausse religion, une pseudoreligion. Je cite 8 seulement deux petits exemples. Premièrement. Une de mes collègues a été obligé de cesser son cours sur l’histoire des religions à l’Académie ecclésiastique de Moscou parce qu’on lui avait demandé de dire, lors de ses cours sur l’islam, que c’était une religion inspirée par le diable. Et cela se passe aujourd'hui, à nos jours. Deuxième exemple. Dans certains séminaires orthodoxes, il existe un cours d’histoire des religions, mais je ne peux citer qu’un seul séminaire, — le séminaire de Smolensk — où il existe un cours spécialement consacré à l’histoire de l’islam (moi-même j'ai lu deux fois ce cours), tout comme il y existe des cours consacrés à l’histoire du judaïsme, du bouddhisme et de l’hindouisme. Je ne parle bien entendu que des écoles ou des collèges, des séminaires ou des académies qui dépendent directement du patriarcat. Donc pour l’Eglise orthodoxe dans son ensemble, la position fermée, exclusiviste, basée sur la certitude inébranlable dans le monopole de sa confession de la détention absolue de la vérité et excluant toute aspiration à comprendre une autre foi reste caractéristique. Le courant modéré se caractérise également par une aspiration au rétablissement des relations traditionnelles entre l’Eglise et l’Etat sous des formes plus ou moins dissimulées. N’oublions pas les racines réelles, et non pas mythologiques, de Byzance, et avant tout le principe de symphonie emprunté à Byzance, et profondément assimilé, des pouvoirs de l’Etat et de l’Eglise. Selon cette doctrine, élaborée au VI-ème siècle par l’empereur Justin et appelée par la suite césaropapisme, l’empereur et son gouvernement prennent sur eux tous les soucis concernant la vie terrestre des sujets chrétiens. Et sous le pouvoir communiste, l’Eglise, formellement séparée de l’Etat, restait d’Etat, dans ce sens où elle était entièrement contrôlée par le pouvoir athéiste. Je veux dire que sous les empereurs et sous les communistes, l’Eglise avait l’habitude d’être une Eglise d’Etat, plus précisément d’être dépendante de l’Etat parce qu’à partir de Pierre le Grand qui a remplacé l’institut du patriarcat par le Saint-Synode a déclaré à ses membres: « Je suis votre patriarche », et jusqu’aux communistes, l’Eglise a été subordonnée à l’Etat. L’Etat aussi s’est habitué à cela, ce qui se reflète aujourd’hui sous une forme dissimulée dans certaines lois, et sous une forme ouverte dans les déclarations de certains fonctionnaires. Sur ce plan, la « Loi sur la liberté de conscience et d’associations religieuses » de 1997 est significative: d’un côté, il est déclaré que toutes les associations religieuses sont séparées de l'Etat et sont indépendantes de l’Etat, mais, de l’autre côté, on mentionne le rôle particulier de l’orthodoxie dans la formation de la culture et de 9 l’histoire du peuple russe, et seulement ensuite, on rappelle les religions traditionnelles pour la Russie (islam, bouddhisme, judaïsme). Donc on peut dire que sous une forme dissimulée cette loi distingue trois catégories des religions: la religion primordiale, les religions favorisées et des religions indésirables. Exactement comme chez Georges Orwell: « Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres ». Et voici un autre exemple. Dans une lettre (2003) au ministre de l’éducation de la Fédération de Russie Fillipov (aujourdui'hui déjà ex-ministre), le patriarche Alexei II, le président de l’Académie russe des sciences Osipov, le président du Conseil des recteurs des universités de Russie, le recteur de l’Université de Moscou (MGU) Sadovnitchi, lettre dans laquelle il est proposé de créer une formation d’Etat en théologie, on peut lire l’affirmation suivante : « En adoptant la foi orthodoxe, la Russie a emprunté à Byzance l’image d’une structure d’Etat chrétienne, une moralité chrétienne » [Cerkov', 17.10.2004]. Et encore deux exemples. Le mois dernier, sur la première chaine de télévision, la vice-présidente aux affaires étrangères du Comité de la Douma, m-me Narotchnitskaya, a déclaré : « La moralité sans religion, qui plus est sans la religion traditionnelle pour l’Etat, est impossible… » [Cerkov', 17.10.2004]. Et enfin, dans l’Epître épiscopale du 7 octobre de cette année, il est dit : « Pour le bien de l’Etat et de la société, il est indispensable de renforcer la présence de l’orthodoxie dans tous les domaines de la vie sociale » [Cerkov', 17.10.2004]. Et pour conclure. Avant-hier (l’Empire russe), hier (l’URSS) et aujourd’hui (la fédération de Russie), la tendance vers une symphonie entre l’Etat et l’Eglise ou pendant trois siècles derniers de la soumission de l'Eglise à l'Etat était et reste dominante. Je ne dis pas qu’il n’y a aucune contradiction entre le pouvoir de l’Etat et celui de l’Eglise, ces contradictions existent, mais elles restent au deuxième, voire au troisième plan. Je parle d’une tendance dominante. D’une tendance légitimée avant-hier (l’orthodoxie comme religion d’Etat), existant sous une forme déguisée hier (la religion sous le contrôle de l’Etat athéiste), et restant aujourd’hui sous la forme d’une étatisation non-officielle de la religion, étatisation de facto, mais pas de jure (ne pouvant pas être de jure aujourd’hui, grâce à Dieu et grâce aux musulmans de Russie). 10 Bibliographie Akvilonov E. (1904), O boјestvenosti xristianstva i o prevosxodstve ego nad buddizmom i moxammedantsvom, Petrograd (Akvilonov E., De la divinité du christianisme et de son supériorité sur le bouddhisme et le mahométisme, Petrograd, 1904). Bartol'd V. (1966), Islam i Arabskij xalifat, So‰inenija v 9 tomax, T. 6, Moskva (Bartol'd V., Islam et le califat arabe, Oevres en 9 volumes, Vol. 6, Moscou, 1966). Bicilli P. 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