d’aller chercher des excuses chez leurs victimes. Si, pourtant, une France de quarante-cinq millions d’habitants
s’ouvrait largement sur la base de l’égalité des droits, pour admettre vingt-cinq millions de citoyens musulmans,
même en grande proportion illettrés, elle n’entreprendrait pas une démarche plus audacieuse que celle à quoi
l’Amérique dut de ne pas rester une petite province du monde anglo-saxon. Quand les citoyens de la Nouvelle-
Angleterre décidèrent il y a un siècle d’autoriser l’immigration provenant des régions les plus arriérées de
l’Europe et des couches sociales le plus déshéritées, et de se laisser submerger par cette vague, ils firent et
gagnèrent un pari dont l’enjeu était aussi grave que celui que nous refusons de risquer.
Le pourrons-nous jamais ? En s’ajoutant, deux forces régressives voient-elles leurs directions s’inverser ? Nous
sauverions-nous nous-mêmes, ou plutôt ne consacrerions nous pas notre perte si, renforçant notre erreur de celle
qui lui est symétrique, nous nous résignions à étriquer le patrimoine de l’Ancien Monde à ces dix ou quinze
siècles d’appauvrissement spirituel dont la moitié occidentale a été le théâtre et l’agent ? Ici, à Texila, dans ces
monastères bouddhistes que l’influence grecque a fait bourgeonner de statues, je suis confronté à cette chance
fugitive qu’eut notre Ancien Monde de rester un ; la scission n’est pas encore accomplie. Un autre destin est
possible, celui précisément, que l’Islam interdit en dressant sa barrière entre un Occident et un Orient qui, sans
lui, n’auraient peut-être pas perdu leur attachement au sol commun où plongent leurs racines. »
« [...] Si le bouddhisme cherche, comme l’Islam, à dominer la démesure des cultes primitifs, c’est grâce à
l’apaisement unifiant que porte en elle la promesse du retour au sein maternel ; par ce biais, il réintègre
l’érotisme après l’avoir libéré de la frénésie et de l’angoisse. Au contraire, l’Islam se développe selon une
orientation masculine. En enfermant les femmes, il verrouille l’accès au sein maternel : du monde des femmes,
l’homme a fait un monde clos. Par ce moyen, sans doute, il espère aussi gagner la quiétude ; mais il gage aussi
sur des exclusions : celle des femmes hors de la vie sociale et celle des infidèles hors de la communauté
spirituelle : tandis que le bouddhisme conçoit plutôt cette quiétude comme une fusion : avec la femme, avec
l’humanité, et dans une représentation asexuée de la divinité.
On ne saurait imaginer de contraste plus marqué que celui du Sage et du Prophète. Ni l’un ni l’autre ne sont des
dieux, voilà leur unique point commun. A tous autres égards ils s’opposent : l’un chaste, l’autre puissant avec ses
quatre épouses ; l’un androgyne, l’autre barbu ; l’un pacifique, l’autre belliqueux : l’un exemplaire et l’autre
messianique. Mais aussi, douze cents ans les séparent ; et c’est l’autre malheur de la conscience occidentale que
le christianisme qui, né plus tard, eût pu opérer leur synthèse, soit apparu « avant la lettre » – trop tôt – non
comme une conciliation a posteriori de deux extrêmes, mais passage de l’un à l’autre : terme moyen d’une série
destinée par sa logique interne, par la géographie et par l’histoire, à se développer dorénavant dans le sens de
l’Islam ; puisque ce dernier – les musulmans triomphent sur ce point – représente la forme la plus évoluée de la
pensée religieuse sans pour autant être la meilleure ; je dirais même en étant pour cette raison la plus inquiétante
destrois.
Les hommes ont fait trois grandes tentatives religieuses pour se libérer de la persécution des morts, de la
malfaisance de l’au-delà et des angoisses de la magie. Séparés par l’intervalle approximatif d’un demi-
millénaire, ils ont conçu successivement le bouddhisme, le christianisme et l’Islam ; et il est frappant de marquer
que chaque étape, loin de marquer un progrès sur la précédente, témoigne plutôt d’un recul. Il n’y a pas d’au-
delà pour le bouddhisme ; tout s’y réduit à une critique radicale, comme l’humanité ne devait plus jamais s’en
montrer capable, au terme de laquelle le sage débouche sur un refus du sens des choses et des êtres : discipline
abolissant l’univers et qui s’abolit elle-même comme religion. Cédant de nouveau à la peur, le christianisme
rétablit l’autre monde, ses espoirs, ses menaces et son dernier jugement. Il ne reste plus à l’Islam qu’à lui
enchaîner celui-ci : le monde temporel et le monde spirituel se trouvent rassemblés. L’ordre social se pare des
prestiges de l’ordre surnaturel, la politique devient théologie. En fin de compte on a remplacé des esprits et des
fantômes auxquels la superstition n’arrivait tout de même pas à donner la vie, par des maîtres déjà trop réels,
auxquels on permet en surplus de monopoliser un au-delà qui ajoute son poids au poids déjà écrasant de l’ici-
bas. »
« Aujourd’hui, c’est par dessus l’Islam que je contemple l’Inde ; mais celle de Bouddha, avant Mahomet qui,
pour moi européen et parce qu’européen, se dresse entre notre réflexion et des doctrines qui en sont les plus
proches, comme le rustique empêcheur d’une ronde où les mains, prédestinées à se joindre, de l’Orient et de
l’Occident ont été par lui désunies. Quelle erreur allais-je commettre, à la suite de ces musulmans qui se
proclament chrétiens et occidentaux et placent à leur Orient la frontière entre les deux mondes ! Les deux
mondes sont plus proches qu’aucun des deux ne l’est de leur anachronisme. L’évolution rationnelle est inverse
de celle de l’histoire : l’Islam a coupé en deux un monde plus civilisé. Ce qui lui paraît actuel relève d’une
époque révolue, il vit dans un décalage millénaire. Il a su accomplir une œuvre révolutionnaire ; mais comme
celle-ci s’appliquait à une fraction attardée de l’humanité, en ensemençant le réel il a stérilisé le virtuel : il a
déterminé un progrès qui est l’envers d’un projet.
Que l’Occident remonte aux sources de son déchirement : en s’interposant entre le bouddhisme et le
christianisme, l’Islam nous a islamisés, quand l’Occident s’est laissé entraîner par les croisades à s’opposer à lui