Extraits de Tristes Tropiques (1955)

publicité
Extraits de Tristes Tropiques (1955) :
Le retour – Taxila.
« [...] Déjà, l’Islam me déconcertait par une attitude envers l’histoire contradictoire à la nôtre et contradictoire en
elle-même : le souci de fonder une tradition s’accompagnait d’un appétit destructeur de toutes les traditions
antérieures. Chaque monarque avait voulu créer l’impérissable en abolissant la durée. »
« [...] La Grande Mosquée – Jamma Masjid – qui est du XVIIe siècle, contente davantage le visiteur occidental
sous le double rapport de la structure et de la couleur. On se sent près d’admettre qu’elle ait été conçue et voulue
comme un tout. Pour quatre cent francs, on m’y a montré les plus anciens exemplaires du Coran, un poil de la
barbe du Prophète fixé par une pastille de cire au fond d’une boîte vitrée remplie de pétales de roses, et ses
sandales. Un pauvre fidèle s’approche pour profiter du spectacle, mais le préposé l’écarte avec horreur. Est-ce
qu’il n’a pas payé quatre cent francs, ou que la vue de ces reliques est trop chargée de puissance magique pour
un croyant ? »
« [...] Quelle est la raison profonde de cette indigence où se devine l’origine de l’actuel dédain des musulmans
pour les arts plastiques ? A l’Université de Lahore, j’ai rencontré une dame anglaise, mariée à un musulman, qui
dirigeait le département des Beaux-Arts. Seules les filles sont autorisées à suivre son cours ; la sculpture est
prohibée, la musique clandestine, la peinture est enseignée comme un art d’agrément. Comme la séparation de
l’Inde et du Pakistan s’est faite selon la ligne du clivage religieux, on a assisté à une exaspération de l’austérité et
du puritanisme. L’art, dit-on, « a pris le maquis ». Il ne s’agit pas seulement de rester fidèle à l’Islam, mais plus
encore, peut-être, de répudier l’Inde : la destruction des idoles renouvelle Abraham, mais avec une signification
politique et nationale toute fraîche. En piétinant l’art, on abjure l’Inde. »
« [...] Si l’on excepte les forts, les musulmans n’ont construit dans l’Inde que des temples et des tombes. Mais les
forts étaient des palais habités, tandis que les tombes et les temples sont des palais inoccupés. On éprouve, ici
encore, la difficulté pour l’Islam de penser la solitude. Pour lui, la vie est d’abord communauté, et le mort
s’installe toujours dans le cadre d’une communauté, dépourvue de participants. »
« Sur le plan esthétique, le puritanisme islamique, renonçant à abolir la sensualité, s’est contenté de la réduire à
ses formes mineures : parfums, dentelles, broderies et jardins. Sur le plan moral, on se heurte à la même
équivoque d’une tolérance affichée en dépit d’un prosélytisme dont le caractère compulsif est évident. En fait, le
contact des non-musulmans les angoisse. Leur genre de vie provincial se perpétue sous la menace d’autres
genres de vie, plus libres et plus souples que le leur, et qui risquent de l’altérer par la seule contiguïté.
Plutôt que parler de tolérance, il vaudrait mieux dire que cette tolérance, dans la mesure où elle existe, est une
perpétuelle victoire sur eux-mêmes. En la préconisant, le Prophète les a placés dans une situation de crise
permanente, qui résulte de la contradiction entre la portée universelle de la révélation et l’admission de la
pluralité des fois religieuses. Il y a là une situation “paradoxale” au sens pavlovien, génératrice d’anxiété d’une
part et de complaisance en soi-même de l’autre, puisqu’on se croit capable, grâce à l’Islam de surmonter un
pareil conflit. En vain, d’ailleurs : comme le remarquait un jour devant moi un philosophe indien, les Musulmans
tirent vanité de ce qu’ils professent la valeur universelle de grands principes: liberté, égalité, tolérance; et ils
révoquent le crédit à quoi ils prétendent en affirmant du même jet qu’ils sont les seuls à les pratiquer.
Un jour, à Karachi, je me trouvais en compagnie de sages musulmans, universitaires ou religieux. A les entendre
vanter la supériorité de leur système, j’étais frappé de constater avec quelle insistance ils revenaient à un seul
argument : sa simplicité. La législation islamique en matière d’héritage est meilleure que l’hindoue, parce qu’elle
est plus simple. »
« [...] Tout l’Islam semble être, en effet, une méthode pour développer dans l’esprit des croyants des conflits
insurmontables, quitte à les sauver par la suite en leur proposant des solutions d’une très grande (mais trop
grande) simplicité. D’une main on les précipite, de l’autre on les retient au bord de l’abîme. Vous inquiétez-vous
de la vertu de vos épouses ou de vos filles pendant que vous êtes en campagne ? Rien de plus simple, voilez-les
et cloîtrez-les. C’est ainsi qu’on en arrive au burkah moderne, semblable à un appareil orthopédique, avec sa
coupe compliquée, ses guichets en passementerie pour la vision, ses boutons-pression et ses cordonnets, le lourd
tissu dont il est fait pour s’adapter exactement aux contours du corps humain tout en le dissimulant aussi
complètement que possible. Mais, de ce fait, la barrière du souci s’est seulement déplacée, puisque maintenant il
suffira qu’on frôle votre femme pour vous déshonorer, et vous vous tourmenterez plus encore. Une franche
conversation avec de jeunes musulmans enseigne deux choses : d’abord, qu’ils sont obsédés par le problème de
la virginité prénuptiale et de la fidélité ultérieure ; ensuite que la purdah, c’est à dire la ségrégation des femmes,
fait en un sens obstacle aux intrigues amoureuses, mais les favorise sur un autre plan : par l’attribution aux
femmes d’un monde propre, dont elles sont les seules à connaitre les détours. Cambrioleurs de harems quand ils
sont jeunes, ils ont de bonnes raisons pour s’en faire les gardiens une fois mariés. »
« […] La fraternité islamique repose sur une base culturelle et religieuse. Elle n’a aucun caractère économique
ou social. Puisque nous avons le même dieu, le bon musulman sera celui qui partagera son hooka avec le
balayeur. Le mendiant est mon frère en effet : en ce sens, surtout, que nous partageons fraternellement la même
approbation de l’inégalité qui nous sépare ; d’où ces deux espèces sociologiquement si remarquables : le
musulman germanophile et l’Allemand islamisé ; si un corps de garde pouvait être religieux, l’Islam paraîtrait sa
religion idéale : stricte observance du règlement (prières cinq fois par jour , chacun exigeant 50 génuflexions),
revues de détails et soins de propreté (les ablutions rituelles); promiscuité masculine dans la vie spirituelle
comme dans l’accomplissement des fonctions organiques; et pas de femmes. »
« Ces anxieux sont aussi des hommes d’action ; pris entre des sentiments incompatibles, ils compensent
l’infériorité qu’ils ressentent par des formes traditionnelles de sublimation qu’on associe depuis toujours à l’âme
arabe : jalousie, fierté, héroïsme. Mais cette volonté d’être entre soi, cet esprit de clocher allié à un déracinement
chronique (l’urdu est une langue bien nommée « du campement »), qui sont à l’origine de la formation du
Pakistan, s’expliquent très imparfaitement par une communauté de foi religieuse et par une tradition historique.
C’est un fait social actuel, et qui doit être interprété comme tel : drame de conscience collectif qui a contraint des
millions d’individus à un choix irrévocable, à l’abandon de leurs terres, de leur fortune souvent, de leurs parents
parfois, de leur profession, de leurs projets d’avenir, du sol de leurs aïeux et de leurs tombes, pour rester entre
musulmans, et parce qu’ils ne se sentent à l’aise qu’entre musulmans. »
« Grande religion qui se fonde moins sur l’évidence d’une révélation que sur l’impuissance à nouer des liens audehors. En face de la bienveillance universelle du bouddhisme, du désir chrétien du dialogue, l’intolérance
musulmane adopte une forme inconsciente chez ceux qui s’en rendent coupables ; car s’ils ne cherchent pas
toujours, de façon brutale, à amener autrui à partager leur vérité, ils sont pourtant (et c’est plus grave) incapables
de supporter l’existence d’autrui comme autrui. Le seul moyen pour eux de se mettre à l’abri du doute et de
l’humiliation consiste dans une “néantisation” d’autrui, considéré comme témoin d’une autre foi et d’une autre
conduite. La fraternité islamique est la converse d’une exclusive contre les infidèles qui ne peut pas s’avouer,
puisque en se reconnaissant comme telle, elle équivaudrait à les reconnaître eux-mêmes comme existants. »
Le retour – Visite au kyong.
« Ce malaise ressenti au voisinage de l’Islam, je n’en connais que trop les raisons : je retrouve en lui l’univers
d’où je viens ; l’Islam, c’est l’Occident de l’Orient. Plus précisément encore, il m’a fallu rencontrer l’Islam pour
mesurer le péril qui menace aujourd’hui la pensée française. Je pardonne mal au premier de me présenter notre
image, de m’obliger à constater combien la France est en train de devenir musulmane. Chez les Musulmans
comme chez nous, j’observe la même attitude livresque, le mêmes esprit utopique, et cette conviction obstinée
qu’il suffit de trancher les problèmes sur le papier pour en être débarrassé aussitôt. A l’abri d’un rationalisme
juridique et formaliste, nous nous construisons pareillement une image du monde et de la société où toutes les
difficultés sont justiciables d’une logique artificieuse, et nous ne nous rendons pas compte que l’univers ne se
compose plus des objets dont nous parlons. Comme l’Islam est resté figé dans sa contemplation d’une société qui
fut réelle il y a sept siècles, et pour trancher les problèmes de laquelle il conçut alors des solutions efficaces,
nous n’arrivons plus à penser hors des cadres d’une époque révolue depuis un siècle et demi, qui fut celle où
nous sûmes nous accorder à l’histoire ; et encore trop brièvement, car Napoléon, ce Mahomet de l’Occident, a
échoué là où a réussi l’autre. Parallèlement au monde islamique, la France de la Révolution subit le destin
réservé aux révolutionnaires repentis, qui est de devenir les conservateurs nostalgiques de l’état des choses par
rapport
auquel
ils
se
situèrent
une
fois
dans
le
sens
du
mouvement.
Vis-à-vis des peuples et des cultures encore placés sous notre dépendance, nous sommes prisonniers de la même
contradiction dont souffre l’Islam en présence de ses protégés et du reste du monde. Nous ne concevons pas que
des principes qui furent féconds pour assurer notre propre épanouissement, ne soient pas vénérés par les autres
au point de les inciter à y renoncer pour leur usage propre, tant devrait être grande, croyons-nous, leur
reconnaissance envers nous de les avoir imaginés en premier. Ainsi l’islam qui, dans le Proche-Orient, fut
l’inventeur de la tolérance, pardonne mal aux non-musulmans de ne pas abjurer leur foi au profit de la sienne,
puisqu’elle a sur toutes les autres la supériorité écrasante de les respecter. Le paradoxe est, dans notre cas, que la
majorité de nos interlocuteurs sont musulmans, et que l’esprit molaire qui nous anime les uns et les autres offre
trop de traits communs pour ne pas nous opposer. Sur le plan international s’entend ; car ces différends sont le
fait de deux bourgeoisies qui s’affrontent. L’oppression politique et l’exploitation économique n’ont pas le droit
d’aller chercher des excuses chez leurs victimes. Si, pourtant, une France de quarante-cinq millions d’habitants
s’ouvrait largement sur la base de l’égalité des droits, pour admettre vingt-cinq millions de citoyens musulmans,
même en grande proportion illettrés, elle n’entreprendrait pas une démarche plus audacieuse que celle à quoi
l’Amérique dut de ne pas rester une petite province du monde anglo-saxon. Quand les citoyens de la NouvelleAngleterre décidèrent il y a un siècle d’autoriser l’immigration provenant des régions les plus arriérées de
l’Europe et des couches sociales le plus déshéritées, et de se laisser submerger par cette vague, ils firent et
gagnèrent un pari dont l’enjeu était aussi grave que celui que nous refusons de risquer.
Le pourrons-nous jamais ? En s’ajoutant, deux forces régressives voient-elles leurs directions s’inverser ? Nous
sauverions-nous nous-mêmes, ou plutôt ne consacrerions nous pas notre perte si, renforçant notre erreur de celle
qui lui est symétrique, nous nous résignions à étriquer le patrimoine de l’Ancien Monde à ces dix ou quinze
siècles d’appauvrissement spirituel dont la moitié occidentale a été le théâtre et l’agent ? Ici, à Texila, dans ces
monastères bouddhistes que l’influence grecque a fait bourgeonner de statues, je suis confronté à cette chance
fugitive qu’eut notre Ancien Monde de rester un ; la scission n’est pas encore accomplie. Un autre destin est
possible, celui précisément, que l’Islam interdit en dressant sa barrière entre un Occident et un Orient qui, sans
lui, n’auraient peut-être pas perdu leur attachement au sol commun où plongent leurs racines. »
« [...] Si le bouddhisme cherche, comme l’Islam, à dominer la démesure des cultes primitifs, c’est grâce à
l’apaisement unifiant que porte en elle la promesse du retour au sein maternel ; par ce biais, il réintègre
l’érotisme après l’avoir libéré de la frénésie et de l’angoisse. Au contraire, l’Islam se développe selon une
orientation masculine. En enfermant les femmes, il verrouille l’accès au sein maternel : du monde des femmes,
l’homme a fait un monde clos. Par ce moyen, sans doute, il espère aussi gagner la quiétude ; mais il gage aussi
sur des exclusions : celle des femmes hors de la vie sociale et celle des infidèles hors de la communauté
spirituelle : tandis que le bouddhisme conçoit plutôt cette quiétude comme une fusion : avec la femme, avec
l’humanité,
et
dans
une
représentation
asexuée
de
la
divinité.
On ne saurait imaginer de contraste plus marqué que celui du Sage et du Prophète. Ni l’un ni l’autre ne sont des
dieux, voilà leur unique point commun. A tous autres égards ils s’opposent : l’un chaste, l’autre puissant avec ses
quatre épouses ; l’un androgyne, l’autre barbu ; l’un pacifique, l’autre belliqueux : l’un exemplaire et l’autre
messianique. Mais aussi, douze cents ans les séparent ; et c’est l’autre malheur de la conscience occidentale que
le christianisme qui, né plus tard, eût pu opérer leur synthèse, soit apparu « avant la lettre » – trop tôt – non
comme une conciliation a posteriori de deux extrêmes, mais passage de l’un à l’autre : terme moyen d’une série
destinée par sa logique interne, par la géographie et par l’histoire, à se développer dorénavant dans le sens de
l’Islam ; puisque ce dernier – les musulmans triomphent sur ce point – représente la forme la plus évoluée de la
pensée religieuse sans pour autant être la meilleure ; je dirais même en étant pour cette raison la plus inquiétante
destrois.
Les hommes ont fait trois grandes tentatives religieuses pour se libérer de la persécution des morts, de la
malfaisance de l’au-delà et des angoisses de la magie. Séparés par l’intervalle approximatif d’un demimillénaire, ils ont conçu successivement le bouddhisme, le christianisme et l’Islam ; et il est frappant de marquer
que chaque étape, loin de marquer un progrès sur la précédente, témoigne plutôt d’un recul. Il n’y a pas d’audelà pour le bouddhisme ; tout s’y réduit à une critique radicale, comme l’humanité ne devait plus jamais s’en
montrer capable, au terme de laquelle le sage débouche sur un refus du sens des choses et des êtres : discipline
abolissant l’univers et qui s’abolit elle-même comme religion. Cédant de nouveau à la peur, le christianisme
rétablit l’autre monde, ses espoirs, ses menaces et son dernier jugement. Il ne reste plus à l’Islam qu’à lui
enchaîner celui-ci : le monde temporel et le monde spirituel se trouvent rassemblés. L’ordre social se pare des
prestiges de l’ordre surnaturel, la politique devient théologie. En fin de compte on a remplacé des esprits et des
fantômes auxquels la superstition n’arrivait tout de même pas à donner la vie, par des maîtres déjà trop réels,
auxquels on permet en surplus de monopoliser un au-delà qui ajoute son poids au poids déjà écrasant de l’icibas. »
« Aujourd’hui, c’est par dessus l’Islam que je contemple l’Inde ; mais celle de Bouddha, avant Mahomet qui,
pour moi européen et parce qu’européen, se dresse entre notre réflexion et des doctrines qui en sont les plus
proches, comme le rustique empêcheur d’une ronde où les mains, prédestinées à se joindre, de l’Orient et de
l’Occident ont été par lui désunies. Quelle erreur allais-je commettre, à la suite de ces musulmans qui se
proclament chrétiens et occidentaux et placent à leur Orient la frontière entre les deux mondes ! Les deux
mondes sont plus proches qu’aucun des deux ne l’est de leur anachronisme. L’évolution rationnelle est inverse
de celle de l’histoire : l’Islam a coupé en deux un monde plus civilisé. Ce qui lui paraît actuel relève d’une
époque révolue, il vit dans un décalage millénaire. Il a su accomplir une œuvre révolutionnaire ; mais comme
celle-ci s’appliquait à une fraction attardée de l’humanité, en ensemençant le réel il a stérilisé le virtuel : il a
déterminé
un
progrès
qui
est
l’envers
d’un
projet.
Que l’Occident remonte aux sources de son déchirement : en s’interposant entre le bouddhisme et le
christianisme, l’Islam nous a islamisés, quand l’Occident s’est laissé entraîner par les croisades à s’opposer à lui
et donc à lui ressembler, plutôt que se prêter – s’il n’avait existé – à cette lente osmose avec le bouddhisme qui
nous eût christianisés davantage, et dans un sens d’autant plus chrétien que nous serions remontés en deçà du
christianisme même. C’est alors que l’Occident a perdu sa chance de rester femme. »
Extraits de Le regard éloigné (1983) :
« […] je m’insurge contre l’abus de langage par lequel, de plus en plus, on en vient à confondre le racisme défini
au sens strict et des attitudes normales, légitimes même, et en tout cas inévitables. Le racisme est une doctrine
qui prétend voir dans les caractères intellectuels et moraux attribués à un ensemble d’individus, de quelque façon
qu’on le définisse, l’effet nécessaire d’un commun patrimoine génétique. On ne saurait ranger sous la même
rubrique, ou imputer automatiquement au même préjugé l’attitude d’individus ou de groupes que leur fidélité à
certaines valeurs rend partiellement ou totalement insensibles à d’autres valeurs. Il n’est nullement coupable de
placer une manière de vivre et de penser au-dessus de toutes les autres, et d’éprouver peu d’attirance envers tels
ou tels dont le genre de vie, respectable en lui-même, s’éloigne par trop de celui auquel on est traditionnellement
attaché. Cette incommunicabilité relative n’autorise certes pas à opprimer ou détruire les valeurs qu’on rejette ou
leurs représentants, mais, maintenue dans ces limites, elle n’a rien de révoltant. Elle peut même représenter le
prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté se
conservent, et trouvent dans leur propre fonds les ressources nécessaires à leur renouvellement. Si comme je l’ai
écrit ailleurs, il existe entre les sociétés humaines un certain optimum de diversité au-delà duquel elles ne
sauraient aller, mais en dessous duquel elles ne peuvent non plus descendre sans danger, on doit reconnaître que
cette diversité résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de
se distinguer d’elles, en un mot d’être soi ; elle ne s’ignorent pas, s’empruntent à l’occasion, mais, pour ne pas
périr, il faut que, sous d’autres rapports, persiste entre elles une certaine imperméabilité. »
« […] rien ne compromet davantage, n’affaiblit de l’intérieur, et n’affadit la lutte contre le racisme que cette
façon de mettre le terme, si j’ose dire, à toutes les sauces, en confondant une théorie fausse, mais explicite, avec
des inclinations et des attitudes communes dont il serait illusoire d’imaginer que l’humanité puisse un jour
s’affranchir ni même qu’il faille le lui souhaiter […] »
« […] parce que ces inclinations et ces attitudes sont, en quelque sorte, consubstantielles à notre espèce, nous
n’avons pas le droit de nous dissimuler qu’elles jouent un rôle dans l’histoire : toujours inévitables, souvent
fécondes, et en même temps grosses de dangers quand elles s’exacerbent. J’invitais donc les lecteurs à douter
avec sagesse, avec mélancolie s’ils voulaient, de l’avènement d’un monde où les cultures, saisies d’une passion
réciproque, n’aspiraient plus qu’à se célébrer mutuellement, dans une confusion où chacune perdrait l’attrait
qu’elle pouvait avoir pour les autres et ses propres raisons d’exister. […] il ne suffit pas de se gargariser année
après année de bonnes paroles pour réussir à changer les hommes, […] en s’imaginant qu’on peut surmonter par
des mots bien intentionnés des propositions antinomiques comme celles visant à “concilier la fidélité à soi et
l’ouverture aux autres” ou à favoriser simultanément “l’affirmation créatrice de chaque identité et le
rapprochement entre toutes les cultures”. »
Téléchargement