Religion (divers)
Bronislaw Kaspar MALINOWSKI ( 1 8 84 - 1 9 4 2 )
Monde mythique et monde présent
Dans lunivers mythique, me si le cadre de laction est comparable, toutes sortes dincidents surviennent
qui ne se produisent pas de nos jours, et les gens sont dotés de pouvoirs que les contemporains et leurs ancêtres
historiques ne possèdent pas. Aux temps mythiques, les êtres humains émergeaient du sol, ils se
métamorphosaient en animaux et redevenaient hommes à volonté ; les individus des deux sexes rajeunissaient et
muaient ; des pirogues volantes fendaient lair et certains objets se voyaient convertir en pierre.
Cette démarcation entre le monde du mythe et le monde présent réel la simple différence que dans le
premier des choses arrivent qui ne se produisent jamais dans le second , on peut avancer sans se tromper que les
indigènes en ont pris une nette conscience, même sils demeurent incapables de la formuler deux-mêmes. Ils
savent fort bien que de nos jours nul ne surgit de terre, que les gens ne se changent pas en animaux et vice versa ;
quils nen engendrent pas ; que les canots ne volent pas. Jai pu juger de leur manière de voir à ce propos dans
les circonstances suivantes. Linstituteur missionnaire fidjien à Omarakana leur avait parlé des appareils volants
de lhomme blanc, Ils senquirent auprès de moi pour savoir si cela était vrai, et quand jeus corroboles dires
du missionnaire et montré des photos daéroplanes dans un journal illustré, ils me demandèrent si ceci se passait
de nos jours ou sil sagissait dun liliu. Cet incident me révéla que, lorsquils se trouvent en face dun
événement extraordinaire qui leur paraît surnaturel, les indigènes ont tendance soit à le rejeter comme inexact,
soit à le reléguer dans le domaine du liliu. Ceci ne signifie pas pour autant quils assimilent le faux au mythique,
Devant certains récits quon leur fait, ils réagissent en voulant à toute force les qualifier de sa. lapa (mensonges)
et soutiennent quil ne sagit pas de liliu. Par exemple, ceux qui sont hostiles à lenseignement missionnaire se
refusent à admettre que lhistoire sainte quon leur apprend est un liliu, et ils la récusent comme sasopa. Il ma
été donné maintes fois dentendre un indigène conservateur raisonner de la sorte : « Nos récits sur Tudava sont
vrais ; cest un liliu. Si vous allez à Labai, vous y trouverez la grotte où Tudava est né, la plage où il ajoué petit
garçon. Vous pourrez voir lempreinte de son pied sur une pierre dans le raylwag… Mais sont les vestiges de
Yesu Keriso ? Qui a jamais eu sous les yeux des preuves matérielles quelconques concernant ce dont il est
question dans les histoires des misinari ? En vérité, ce ne sont pas des lili u. »
En résumé, la distinction entre le liliu et la réalité présente ou historique est nettement établie et il existe
entre les deux un clivage bien précis. À première vue, elle se base sur le fait que tout mythe est catalogué et
connu comme tel de tous les indigènes. Le caractère étonnant et surnaturel de certains faits qui y sont relatés sont
une marque distinctive supplémentaire de cet univers du lili u. Ces prodiges sont tenus pour vrais et leur
authenticité se voit consacrée par la tradition, par les divers signes et traces laissés par les événements
mythiques, et surtout par les pouvoirs magiques gués par les ancêtres qui vivaient au temps du liliu. Un tel
héritage magique constitue indubitablement le lien le plus palpable entre le présent et le passé mythique. Il ne
faut toutefois pas imaginer ce passé comme une sorte darrière-plan préhistorique, une ère qui aurait précédé une
longue évolution de lhumanité. Il sagit plutôt dun passé très proche du réel, très vivant et très vrai aux yeux
des indigènes.
Nous venons de voir quil est un point le fossé entre le mythe et la réalité présente, pour profond quil
soit, se trouve comblé dans lesprit des indigènes. Les pouvoirs extraordinaires dont certains individus disposent
dans les mythes sont le plus souvent attribuables à leur connaissance de la magie. Cette science, dans la majorité
des cas, a été perdue et cest la raison pour laquelle la faculté daccomplir ces prodiges merveilleux a soit
totalement disparu, soit diminué dans des proportions considérables. Sils parvenaient à recouvrer cette magie,
les hommes recommenceraient à voler dans leurs pirogues, il leur serait loisible de rajeunir, de braver les ogres
et de renouveler les nombreux exploits héroïques de jadis. Dès lors, la magie et la puissance quelle confère
constituent véritablement le trait dunion entre la tradition mythique et le monde actuel. Le mythe sest cristallisé
en formules magiques et, à son tour, la magie atteste de lauthenticité du mythe. Souvent, la principale fonction
de ce dernier est de servir de fondement à un système magique, et, partout où la magie forme le pivot dune
institution, il y a toujours un mythe à la base. Cest peut-être en cela que réside limportance sociologique
majeure du mythe, cest-à-dire dans son action sur les institutions par le truchement de la magie qui leur est
associée. Le point de vue sociologique et la conception des indigènes se rejoignent ici dune manière tout à fait
remarquable. Dans ce livre, pareille concordance se trouve illustrée par un exemple concret : les rapports qui
existent entre la mythologie, la magie et le système social de la kula.
On peut donc finir le mythe comme un récit dévénements qui, pour lindigène, sont surnaturels en ce
sens quil sait parfaitement bien quils ne se produisent pas aujourdhui. En même temps, il est au plus haut point
convaincu quils se sont effectivement produits autrefois. Les récits de ces événements que la société a
consacrés ; les vestiges quils ont laissés sur la surface de la terre ; la magie a subsisté une partie de leurs
pouvoirs extraordinaires et à la pratique de laquelle sont associées bon nombre dinstitutions sociales tout ceci
fait que, pour lindigène, un mythe est une part vivante de son existence quotidienne, même si ce quil relate date
dil y a longtemps et procède dun ordre de choses où les hommes sont dotés de pouvoirs surnaturels.
Les Argonautes du Pacifique occidental (1922), tr. fr. A. et S. Devyver, Paris, Gallimard, 1963, p. 365-367.
Cours A. Renaut LA RELIGION
Faut-il être plus sensible à ce qui distingue les religions les unes des autres quà ce qui les rassemble ?
De fait, quoi de commun, par exemple, entre christianisme et bouddhisme ? Dun côté, une religion de
lespérance dans le salut et dans un monde meilleur : les premiers seront les derniers, et justice sera enfin rendue
aux justes. De lautre, une religion pour laquelle il faut perdre tout espoir : il ny aura jamais davantage de sens
et de bonheur dans une autre vie que dans la plus authentique de toutes celles que nous pouvons vivre dans ce
monde, cest-à-dire la vie monacale.
Force nous est, de la même manière, dêtre sensibles à ce qui différencie demblée la conviction chrétienne
que tous les hommes sont frères et que lÉglise qui les réunit peut être universelle, et lappel lancé par lislam à
creuser cette communauté dappartenance les musulmans se reconnaissent autour dun même héritage qui
seul leur donne la possibilité dêtre eux-mêmes. Nous savons aussi que la représentation du peuple élu qui
structure le judaïsme ne le rapproche pas pour autant de lislam et de ses propres valeurs.
Au demeurant, lislam, le judaïsme et le christianisme constituent des religions monothéistes. Si lon ne peut
omettre ce qui les sépare, du moins se différencient-elles plus fortement encore, considérées globalement, des
religions qui, comme lhindouisme, comme celles de lAntiquité grecque et romaine, mais aussi de beaucoup de
cultures africaines, sorganisent autour dune pluralité de divinités.
Difficile, par exemple, pour le fidèle dun des monothéismes, de ne pas enregistrer tout ce qui distingue de
ce point de vue une religion comme la sienne et la profusion du panthéon hindou, avec, selon les listes les plus
complètes, trente-deux dieux, parmi lesquels trois divinités principales : Brahma, Vishnu, Shura, chargées lune
de la création du monde, lautre de sa conservation et la troisième de la destruction périodique qui en rend
possible la régénération.
À lautre extrême, le bouddhisme ou plutôt les bouddhismes (indien, chinois, tibétain, japonais) frappent
aussi par leur plus certaine originalité, celle qui en fait pour ainsi dire des religions sans dieu : le Bouddha, que
ce soit le Bouddha historique, au VIe siècle avant Jésus-Christ, ou les futurs Bouddhas renaissants après la
disparition du premier Bouddha, sapparentent bien moins à des créateurs du ciel et de la terre quà des saints ou
à des sages, personnages bienheureux et vénérés pour avoir fourni aux autres hommes le modèle dune vie
libérée des illusions et de la douleur.
Dès que lon aborde la sphère religieuse, le respect de ce quil y a dirréductible dans chaque tradition
simpose ainsi de toute évidence : il faut assurément prendre la mesure de lextrême diversité des traditions
religieuses et toujours veiller à ne pas réduire excessivement cette diversité des religions à un modèle, en général
occidental, auquel nous prétendrions les mesurer toutes.
Par lui-même, ce respect correspond certes à une valeur (celle-là même de la tolérance) dont la place que
tiennent dans lhistoire les guerres de religion nous apprend ce quelle a déminemment précieux. Reste que,
selon une logique induite par un respect ici particulièrement indispensable de la diversité, nous pourrions fort
aisément, de différenciation en différenciation, être conduits demblée à faire éclater la notion de religion avant
même de lavoir construite. Cet éclatement aurait pourtant lui aussi toute une série deffets désastreux.
Dune part, nous priver de considérer le judaïsme, lislam, le christianisme, le bouddhisme, lhindouisme ou
toutes les autres religions comme relevant, par-delà ce qui les distingue, dun même phénomène et daspirations
comparables de lhumanité conduirait à clore sur lui-même chacun des ensembles de représentations et de
valeurs concernés. Le risque de ne pas reconnaître la religion des autres comme constituant malgré tout, en dépit
de ses spécificités, une religion au même titre que celle qui peut éventuellement être la nôtre réintroduirait alors,
presque inévitablement, la perspective du dogmatisme, de lintolérance et du fanatisme dont nous savons quels
ravages ils peuvent occasionner dans ce domaine.
Renoncer à construire un concept ou une notion de la religion nous retirerait dautre part un instrument
indispensable pour cerner les limites mêmes du champ religieux. commence et où finit ce champ ? Question
importante aussi bien au plan théorique, celui de la connaissance, quau plan pratique, celui de laction.
Si nous ne disposons pas dune notion suffisamment précise et élaborée de la religion, comment ne pas être
conduits à amalgamer dans le religieux un grand nombre de phénomènes annexes ? La superstition, le
prosélytisme (la propension à convertir les autres) ou encore le culte des ancêtres, si vigoureux dans le
bouddhisme japonais, peuvent certes, par exemple, faire partie de certaines religions, mais il est possible (leur
absence dans dautres religions nous le suggère au moins méthodiquement) quils naccompagnent que de façon
contingente et accidentelle ce qui, pour être saisi dans sa teneur essentielle, exigerait den être dabord séparé.
Qui plus est, au plan pratique, la question, déjà délicate en soi, de savoir jusquà quel point toutes les
religions méritent dêtre au me titre respectées se brouillerait davantage encore si nous ne disposions dune
notion bien construite et suffisamment limitative de la sphère religieuse. En labsence dune telle notion, nous
risquerions en effet denglober dans le religieux aussi bien ce quon appelle (selon un critère dailleurs difficile à
établir) les « grandes religions » que de simples idéologies collectives, voire de purs phénomènes de sectes. Il ne
va pourtant nullement de soi quil faille appliquer toujours à ces dernières, tant sen faut, le même principe de
tolérance que celui auquel en général nous sommes aujourdhui parvenus à légard des religions.
Force est donc dassumer dans ce domaine de réalité comme dans tous les autres le geste le plus
caractéristique de la démarche philosophique : celui de la conceptualisation, tel quil consiste à proposer une
représentation suffisamment générale et abstraite des particularités sous lesquelles se présentent ses objets pour
saisir quelque chose de leur complexité et le rendre intelligible. Encore faut-il pour la philosophie, quand elle
tente de construire un tel concept, adopter un fil conducteur qui lui permet de sorienter dans la diversité des
phénomènes interrogés et de parvenir ainsi à discerner lessentiel du secondaire.
Le fil conducteur que lon a choisi ici est celui qui consistera à entrer philosophiquement dans le phénomène
religieux par la considération du type de conception du monde quon peut estimer caractéristique de la vision
religieuse : on abordera ainsi la vision religieuse, non pas tant dans son contenu (de ce point de vue, les religions,
nous en avons entrevu ci-dessus quelques moignages, sont infiniment diverses) que dans sa forme ou dans sa
structure. Partant dune telle structure, on se demandera alors ce quil faut penser de la façon dont cette vision
religieuse du monde, cernée dans sa teneur globale, rencontre paradoxalement demblée sur son chemin, de la
part de la discipline même qui tente den construire le concept, un diagnostic que partagent, certes chacune selon
ses modalités propres, deux philosophies aussi éloignées lune de lautre que celle de Hegel et celle de
Nietzsche. Demblée en effet, quand elles rencontrent la religion, les deux philosophies incarnant au mieux lun
des choix majeurs auxquels se trouvent confrontés les philosophes contemporains soulèvent la question de savoir
quel destin peut encore avoir, aujourdhui, la vision religieuse du monde. Que ce soit à partir du projet
daccomplir la rationalité sous sa forme la plus haute (Hegel) ou au contraire de celui qui vise à en déconstruire
les illusions et à faire du développement de la raison le clair symptôme dun appauvrissement de la vie
(Nietzsche), tout semble se dérouler comme si la philosophie ne pouvait sattacher à la religion, au-delà de
leffort pour en conceptualiser le phénomène même, quen lui assignant un destin incluant sinon sa disparition,
du moins une profonde transformation de son statut. Tentons donc dintégrer dans notre propre approche de la
vision religieuse du monde cette interrogation sur lavenir que, compte tenu de ces avertissements hégéliens ou
nietzschéens et quitte à les cuser, elle nous paraît susceptible dobtenir au sein dun monde contemporain si
traversé de bouleversements que ceux-ci pourraient ne pas épargner la religion elle-même.
I. La vision religieuse du monde et son destin
Quelles conditions doivent être remplies par un ensemble de représentations et de valeurs pour quil nous
apparaisse correspondre à une religion ?
Les premiers éléments de réponse sont simples : il doit sagir dune appréhension globale du monde lui
conférant une intelligibilité et rattachant à cette intelligibilité des perspectives sur notre existence ou notre
« destinée » dans ce monde et par rapport à lui. Mais nous voyons demblée que de tels éléments, pour
importants quils soient, ne suffisent pas à caractériser de façon cisive une religion, puisquils conviendraient
tout autant pour définir ce quont été, jusquà une date relativement récente, les philosophies elles-mêmes : de
vastes récits se proposant eux aussi, comme le disait Michel Foucault pour ironiser sur ce quavait encore été à
ses yeux le projet de Jean-Paul Sartre, de « dire ce que cétait que la vie, la mort, la sexualité, si Dieu existait ou
si Dieu nexistait pas, ce que cétait que la liberté » et bien dautres choses encore (Magazine littéraire,
février 1968).
Laissons ici de les raisons qui ont pu faire que la philosophie, devenue plus modeste, ne se conçoive
effectivement plus aujourdhui tout à fait sur ce mode : ces raisons tiennent à une prise en compte de plus en plus
lucide, par la démarche philosophique, des illusions auxquelles la spéculation peut donner lieu quand elle
sabandonne trop exclusivement à sa propre logique. Quen est-il en revanche pour la religion, et plus
particulièrement pour ce qui, dans la rubrique de tels grands récits prétendant totaliser le vrai sur le monde,
lexistence, la destinée individuelle et collective des hommes, lui donne sa spécificité, notamment en la
distinguant de la philosophie, y compris de la philosophie qui évoque le plus la religion, à savoir celle qui sest
incarnée dans les grands systèmes spéculatifs ?
1 Philosophie et religion
Cest sans doute Hegel qui a thématisé le plus directement ce qui rapproche la philosophie et la religion, en
même temps que ce qui les distingue de façon irréductible. Le plus simple, pour comprendre et, le cas échéant,
pour discuter ce que Hegel soutient sur ce point, est dêtre attentif à la façon dont, à ses yeux, la religion occupe,
dans le devenir de lesprit humain, une place intermédiaire entre lart et la philosophie.
Ces trois grands moments de la culture que sont lart, la religion et la philosophie auraient en fait pour
objectif commun, selon leur appréhension par Hegel, de faire apparaître dans toute sa radicalité la vérité la plus
haute, quil appelle l’« Idée » ou l’« Absolu » et qui a pour contenu lidentité du réel et du rationnel : le fait que
le réel, sinon dans tous ses détails les plus contingents, du moins dans sa substantialité la plus profonde, nobéit
pas à dautres lois que celles de la raison elle-même. En termes plus métaphoriques : lIdée, dont la première
formulation est attribuée par Hegel au philosophe présocratique Anaxagore, est celle selon laquelle « la raison
gouverne le monde ». De cette rationalité qui fait la texture même du réel, la logique exprime abstraitement les
principes en les dégageant de toute matière, tandis que les sciences la dévoilent peu à peu comme se trouvant à
l’œuvre, hors de nous, dans les divers secteurs de la nature. Il appartient en fait à lart, à la religion, puis à la
philosophie, cest-à-dire aux trois moments de la sphère de lesprit, de porter la conscience humaine de lIdée à
son degré le plus élevé.
Ces trois sphères nous aident en effet à comprendre de plus en plus pleinement que la rationalité ne réside ni
simplement dans les lois qui régissent le fonctionnement de notre raison (les principes logiques), ni non plus
dans une matière qui lui est apparemment extérieure et dont les lois scientifiques dégagent peu à peu la structure
rationnelle. Plus profondément, ce quil sagit de penser, cest que la coïncidence du réel et du rationnel est la
vérité ultime du réel en nous et hors de nous ou encore, dans les termes de Hegel, que la substance même des
choses nest pas radicalement autre que la subjectivité, quelle est structurée comme lest notre subjectivité et
que lune et lautre obéissent aux mêmes principes : ceux de la rationalité. Pour apercevoir en quoi la mise en
évidence de cette « vérité » (celle de lidentité du réel et du rationnel) mobilise notamment la religion, il faut
partir de ce par quoi lart remplit lui-même cette fonction, mais de façon imparfaite.
Ainsi que la leçon sur lart donne loccasion dy réfléchir plus longuement, la création artistique est
comprise par Hegel comme ayant, sinon pour visée consciente de la part des artistes, du moins pour fonction
dans le devenir de lhumanité de permettre une première saisie de lIdée : par la façon dont elle se trouve
agencée selon une mystérieuse harmonie, l’œuvre constitue une « structuration sensible et imagée » de lIdée.
Reste que la vérité sexprime encore ici dans une matière sensible, celle de la pierre, de la peinture ou même
encore du son. Ce par quoi lart est tenu par Hegel pour une forme de représentation de la vérité inférieure à celle
qui intervient dans la religion, où lIdée ne sexprimera plus dans un élément extérieur à la spiritualité, mais dans
le sentiment du divin : avec la religion, la vérité quil sagit de présenter (lidée que le réel est entièrement
intelligible) trouve, dans lintériorité du sujet, une forme qui coïncide avec son contenu. Cest en ce sens quil
faut parler, estime Hegel dans ses Leçons sur lesthétique (qui ne parurent quen 1835, quatre ans après la mort
du philosophe) dun « progrès de lart vers la religion ».
Lidée que la raison gouverne le monde a en effet trouune expression plus épurée (moins chargée dune
dimension de sensibilité) « sous la forme de la vérité religieuse, daprès laquelle le monde nest pas livré au
hasard ou à des causes extérieures et accidentelles, mais est régi par une Providence » (Hegel, La Raison dans
lhistoire). Parce que la Providence divine est comprise par les croyants comme « la Sagesse qui, avec une
puissance infinie, réalise ses fins, cest-à-dire réalise la fin ultime, rationnelle, absolue du monde », lIdée obtient
dans la religion, souligne Hegel, une première « application complète ». Pour autant, la religion nachève pas
elle-même le processus auquel elle contribue, et ce pour deux raisons.
Dune part, sous la « forme de la vérité religieuse », cette première « application complète » reste une
application de principe. La foi religieuse qui nous fait croire que le réel est rationnel est en effet « générale et
indéterminée ». Comprendre : « Elle est foi en la Providence en général, et elle ne parvient pas à se préciser et à
sappliquer à lensemble des événements du monde », en sorte qu’« on reste dans labstraction et on réduit lidée
de la Providence à une généralité quon se refuse de déterminer ». Bref, le plan daprès lequel le principe divin
est supposé, selon la vision religieuse du monde, avoir agencé la totalidu réel demeure inconnu : comme le
répète notamment la tradition chrétienne, « les fins de Dieu sont impénétrables ». Par ailleurs, si la foi nous
assure que Dieu a tout agencé selon un plan parfaitement cohérent, du moins, faute de pouvoir, en raison de la
finitude de notre esprit, nous représenter ce plan, sommes-nous, tant que nous demeurons dans le cadre dune
vision religieuse du monde, obligés de postuler la détermination rationnelle de toutes choses sans pouvoir jamais
la mettre en évidence ni jusque dans le détail de la nature, ni jusque dans le détail de lhistoire. Bref, à partir de
la religion, il reste encore à faire accéder lIdée de labstrait au concret, entendue au sens rigoureux et
étymologique du terme, cest-à-dire au sens lIdée rassemblerait en elle, « concrétiserait » effectivement en
elle la totalité du réel : ce pourquoi, dans la recherche dune telle « concrétion », il faut aller au-delà même de la
religion. De ce point de vue, comme on va le voir, la philosophie, quand elle prend la forme du système achevé,
est aux yeux de Hegel plus « concrète », toujours au sens rigoureux du terme, que la religion, puisque le système
consiste à déduire à partir dun point de départ pris comme principe la totalité des moments du réel et à les
enchaîner les uns aux autres.
Si la religion nachève pas elle-même le processus auquel contribue puissamment, cest dautre part dans la
mesure où, tout en ayant pleinement intériorisé lIdée, elle continue de se représenter Dieu comme autre que la
conscience, voire comme labsolument autre. Cette position de Dieu comme lAutre est à vrai dire inhérente à la
structure même de la conscience religieuse qui, comme sentiment dune présence ou dune existence, demeure
dans la situation dune conscience finie pour laquelle tout objet quelle se représente demeure dans une certaine
dimension dextériorité. Bref, même la religion ne réconcilie pas encore pleinement le sujet et lobjet,
lintériorité et lextériorité, le rationnel et le réel : en elle, le sentiment, où le contenu de lIdée doit se manifester,
« nest pas la source doù lhomme tire ce contenu » (il le tire en fait de la raison). Cest seulement la forme ou le
« mode dapparition de ce contenu » et, à vrai dire, estime Hegel, « la pire des formes : une forme que lhomme
possède en commun avec lanimal ». Il faut donc en quelque sorte arracher le contenu de la religion à sa forme,
« la plus inférieure des formes dans lesquelles puisse se révéler un contenu quelconque », une fois que lIdée
nest plus cernée dans lextériorité dune matière (comme dans lart), mais dans lintériorité même du sujet.
Plutôt quà travers le sentiment religieux, lIdée doit en fait être saisie dans ce que Hegel appelle « lélément pur
de la pensée », pour que litinéraire de lesprit achève son parcours et atteigne à la vérité la plus haute aussi bien
dans son contenu que dans sa forme. En ce sens, cest la philosophie spéculative qui accomplit ce que la religion
avait atteint mieux que lart, mais encore de façon imparfaite : saccomplissant elle-même comme système du
savoir, la philosophie parvient à manifester que « le réel est rationnel et le rationnel est réel » sans exprimer cette
identité dans aucune autre forme que celle de la pensée pure.
Cette mise en perspective hégélienne de la religion comme formant la transition de lart à la philosophie
confère certes une spécificité au religieux, mais non sans le vouer au même destin que celui qui revient, dans
cette façon daborder la sphère des activités spirituelles, à lélément artistique : dans les deux cas, il sagit de
moments dans la trajectoire dune conscience qui ne les traverse quen les dépassant pour saccomplir au-delà
deux. Peut-on se satisfaire dune telle relativisation de la religion, qui conduit à penser, de même quun progrès
de lart vers la religion, un progrès de la religion vers la philosophie ? Peut-on considérer que le contenu assigné
par Hegel à la « vérité religieuse » correspond, même abstraction faite de la forme que lui donne le sentiment, à
ce quenseignent, au-delà de lune ou lautre dentre elles, toutes les religions ? Les religions monothéistes se
reconnaissent-elles elles-mêmes dans ce contenu ? Ces questions, comme toutes celles que soulève la religion,
sont assurément difficiles à trancher, tant elles engagent une appréciation relevant de lexpérience personnelle
que certains dentre nous peuvent avoir du sentiment religieux, de sa forme comme de son contenu, voire de son
absence partir de laquelle, négativement, il est possible à ceux dentre nous qui ne font pas lexpérience de la
foi de sen représenter néanmoins la teneur).
En tout état de cause cependant, on ne saurait se contenter, pour mettre en question la représentation
hégélienne de la religion, de souligner que, bien longtemps après la transition supposée du religieux vers le
philosophique, il subsiste de par le monde un grand nombre de religions : pas plus quà propos de lart la
perspective défendue par Hegel selon laquelle un moment du devenir de lesprit est dépassé ne signifie que la
religion disparaît de la culture des hommes. Elle implique seulement (et cest à ce niveau quil faut, si on le
souhaite, la discuter) que ce nest plus nécessairement sous la forme dun besoin de religion que les exigences les
plus hautes de lesprit trouvent à saccomplir.
En ce sens, plus délicate à écarter apparaîtrait lobjection consistant à faire valoir, contre lapproche
hégélienne, que, depuis le prétendu dépassement de la conscience religieuse par la rationalité philosophique, non
seulement la religion na pas disparu du monde humain, mais quil sest même produit, on peut notamment le
remarquer depuis le dernier quart du xxe siècle, une nouvelle efflorescence du sentiment religieux : que ce soit
sous la forme des rencontres de masse que constituent gulièrement, dans le contexte chrétien, les Journées
mondiales de la jeunesse, sous celle dun regain dintérêt, jusque dans les sociétés occidentales, pour les
religions orientales et notamment pour le bouddhisme, ou encore à travers la présence fortement réaffirmée de
lislam, le monde contemporain ne saurait raisonnablement être cerà partir de ce dépérissement de la religion
que Hegel avait décrit comme inéluctable.
Hegel doit-il être considéré pour autant comme ayant entièrement manqué ce qua été le destin
contemporain de la vision religieuse du monde ? Une appréciation plus pondérée pourrait être tirée de ses divers
écrits de jeunesse sur la religion. Le plus célèbre, que nous ne connaissons quà travers damples fragments
(écrits entre 1796 et 1800), porte un titre : LEsprit du christianisme et son destin, qui indique assez quelle
relation étroite il entretient avec notre problématique. Dans ces travaux, le jeune Hegel (qui a alors à peine plus
de vingt-cinq ans) abordait en fait la religion moins sous langle de ses rapports avec la raison que dun point de
vue politique : quelle peut être, se demandait-il, la « religion dun peuple libre » ? Question superbe qui
simposait tout particulièrement dans un contexte, celui de la Révolution française, qui faisait venir au premier
plan, de fait, la façon dont un peuple, à travers ladoption de ce que nous appelons aujourdhui les principes
démocratiques, saffirmait comme souverain et prenait en charge lélaboration de son avenir. Dans ce contexte,
comment en effet ne pas interroger la place de la religion dans cet avenir où, le peuple des hommes affirmant sa
souveraineté et se posant comme la source des normes et des lois quil se donne à lui-même, le statut de la Loi
divine, donnée à lêtre humain par une autre instance que celle de sa volonté, semble vo à devenir
problématique ?
Quelles que soient les convictions de chacun sur léventuelle irréductibilité du phénomène religieux à ce
quen saisit lanalyse hégélienne, du moins faut-il convenir en effet quici cette analyse touchait à une question
difficile à contourner pour réfléchir au destin contemporain de la vision religieuse du monde. Comment, de fait,
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