Ces trois grands moments de la culture que sont l’art, la religion et la philosophie auraient en fait pour
objectif commun, selon leur appréhension par Hegel, de faire apparaître dans toute sa radicalité la vérité la plus
haute, qu’il appelle l’« Idée » ou l’« Absolu » et qui a pour contenu l’identité du réel et du rationnel : le fait que
le réel, sinon dans tous ses détails les plus contingents, du moins dans sa substantialité la plus profonde, n’obéit
pas à d’autres lois que celles de la raison elle-même. En termes plus métaphoriques : l’Idée, dont la première
formulation est attribuée par Hegel au philosophe présocratique Anaxagore, est celle selon laquelle « la raison
gouverne le monde ». De cette rationalité qui fait la texture même du réel, la logique exprime abstraitement les
principes en les dégageant de toute matière, tandis que les sciences la dévoilent peu à peu comme se trouvant à
l’œuvre, hors de nous, dans les divers secteurs de la nature. Il appartient en fait à l’art, à la religion, puis à la
philosophie, c’est-à-dire aux trois moments de la sphère de l’esprit, de porter la conscience humaine de l’Idée à
son degré le plus élevé.
Ces trois sphères nous aident en effet à comprendre de plus en plus pleinement que la rationalité ne réside ni
simplement dans les lois qui régissent le fonctionnement de notre raison (les principes logiques), ni non plus
dans une matière qui lui est apparemment extérieure et dont les lois scientifiques dégagent peu à peu la structure
rationnelle. Plus profondément, ce qu’il s’agit de penser, c’est que la coïncidence du réel et du rationnel est la
vérité ultime du réel en nous et hors de nous ou encore, dans les termes de Hegel, que la substance même des
choses n’est pas radicalement autre que la subjectivité, qu’elle est structurée comme l’est notre subjectivité et
que l’une et l’autre obéissent aux mêmes principes : ceux de la rationalité. Pour apercevoir en quoi la mise en
évidence de cette « vérité » (celle de l’identité du réel et du rationnel) mobilise notamment la religion, il faut
partir de ce par quoi l’art remplit lui-même cette fonction, mais de façon imparfaite.
Ainsi que la leçon sur l’art donne l’occasion d’y réfléchir plus longuement, la création artistique est
comprise par Hegel comme ayant, sinon pour visée consciente de la part des artistes, du moins pour fonction
dans le devenir de l’humanité de permettre une première saisie de l’Idée : par la façon dont elle se trouve
agencée selon une mystérieuse harmonie, l’œuvre constitue une « structuration sensible et imagée » de l’Idée.
Reste que la vérité s’exprime encore ici dans une matière sensible, celle de la pierre, de la peinture ou même
encore du son. Ce par quoi l’art est tenu par Hegel pour une forme de représentation de la vérité inférieure à celle
qui intervient dans la religion, où l’Idée ne s’exprimera plus dans un élément extérieur à la spiritualité, mais dans
le sentiment du divin : avec la religion, la vérité qu’il s’agit de présenter (l’idée que le réel est entièrement
intelligible) trouve, dans l’intériorité du sujet, une forme qui coïncide avec son contenu. C’est en ce sens qu’il
faut parler, estime Hegel dans ses Leçons sur l’esthétique (qui ne parurent qu’en 1835, quatre ans après la mort
du philosophe) d’un « progrès de l’art vers la religion ».
L’idée que la raison gouverne le monde a en effet trouvé une expression plus épurée (moins chargée d’une
dimension de sensibilité) « sous la forme de la vérité religieuse, d’après laquelle le monde n’est pas livré au
hasard ou à des causes extérieures et accidentelles, mais est régi par une Providence » (Hegel, La Raison dans
l’histoire). Parce que la Providence divine est comprise par les croyants comme « la Sagesse qui, avec une
puissance infinie, réalise ses fins, c’est-à-dire réalise la fin ultime, rationnelle, absolue du monde », l’Idée obtient
dans la religion, souligne Hegel, une première « application complète ». Pour autant, la religion n’achève pas
elle-même le processus auquel elle contribue, et ce pour deux raisons.
D’une part, sous la « forme de la vérité religieuse », cette première « application complète » reste une
application de principe. La foi religieuse qui nous fait croire que le réel est rationnel est en effet « générale et
indéterminée ». Comprendre : « Elle est foi en la Providence en général, et elle ne parvient pas à se préciser et à
s’appliquer à l’ensemble des événements du monde », en sorte qu’« on reste dans l’abstraction et on réduit l’idée
de la Providence à une généralité qu’on se refuse de déterminer ». Bref, le plan d’après lequel le principe divin
est supposé, selon la vision religieuse du monde, avoir agencé la totalité du réel demeure inconnu : comme le
répète notamment la tradition chrétienne, « les fins de Dieu sont impénétrables ». Par ailleurs, si la foi nous
assure que Dieu a tout agencé selon un plan parfaitement cohérent, du moins, faute de pouvoir, en raison de la
finitude de notre esprit, nous représenter ce plan, sommes-nous, tant que nous demeurons dans le cadre d’une
vision religieuse du monde, obligés de postuler la détermination rationnelle de toutes choses sans pouvoir jamais
la mettre en évidence ni jusque dans le détail de la nature, ni jusque dans le détail de l’histoire. Bref, à partir de
la religion, il reste encore à faire accéder l’Idée de l’abstrait au concret, entendue au sens rigoureux et
étymologique du terme, c’est-à-dire au sens où l’Idée rassemblerait en elle, « concrétiserait » effectivement en
elle la totalité du réel : ce pourquoi, dans la recherche d’une telle « concrétion », il faut aller au-delà même de la
religion. De ce point de vue, comme on va le voir, la philosophie, quand elle prend la forme du système achevé,
est aux yeux de Hegel plus « concrète », toujours au sens rigoureux du terme, que la religion, puisque le système
consiste à déduire à partir d’un point de départ pris comme principe la totalité des moments du réel et à les
enchaîner les uns aux autres.
Si la religion n’achève pas elle-même le processus auquel contribue puissamment, c’est d’autre part dans la
mesure où, tout en ayant pleinement intériorisé l’Idée, elle continue de se représenter Dieu comme autre que la
conscience, voire comme l’absolument autre. Cette position de Dieu comme l’Autre est à vrai dire inhérente à la
structure même de la conscience religieuse qui, comme sentiment d’une présence ou d’une existence, demeure