SAINT THOMAS D`AQUIN

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SAINT THOMAS D’AQUIN
Somme Théologique, Secunda Secundae (IIe-IIe)
Traité des vertus cardinales
QUESTION 80: LES PARTIES POTENTIELLES DE LA JUSTICE
ARTICLE UNIQUE : Faut-il désigner des vertus rattachées à la justice?
Objections: Il semble qu’on ne désigne pas convenablement les vertus rattachées à la justice
1. Leur liste semble mal faite, car Cicéron en énumère six: la religion, la piété, la gratitude, la vindicte, l'observance, la vérité. Mais la vindicte apparaît
plutôt comme une forme spéciale de la justice commutative, qui paie de retour les outrages subis, comme on l'a vu. Elle n'est donc pas à sa place dans
cette liste.
2. Macrobe cite sept vertus: l'innocence, l'amitié, la concorde, la piété, la religion, l'affection, l'humanité. Plusieurs d'entre elles sont omises par Cicéron,
dont l'énumération paraît donc insuffisante.
3. D'autres comptent cinq parties de la justice: l'obéissance envers les supérieurs; la discipline envers les inférieurs; l'égalité par rapport aux égaux; la
vérité et la bonne foi envers tous. De tout cela, Cicéron n'a que la vérité. Donc son énumération apparaît insuffisantes.
Conclusion : Les vertus rattachées à la justice sont : la religion, la piété filiale, la vérité, la gratitude, la vindicte, l’amitié et la libéralité.
Je réponds en disant que : Lorsqu'on étudie les vertus rattachées à une vertu principale, il faut se rappeler un double principe. D'abord, ces vertus
coïncident en quelque point avec la vertu principale. Ensuite, il leur manque quelque chose de ce qui définit parfaitement cette vertu. La justice
impliquant rapport à autrui, comme nous l'avons montré plus haut, toutes les vertus qui règlent nos rapports avec autrui peuvent, en raison de ce point
commun, lui être rattachées. Mais, nous le savons aussi, l’idée de justice implique qu'on rende à autrui ce qui lui est dû de manière à établir une égalité.
C'est donc sur deux points que nous pouvons trouver en défaut, par rapport à la raison de justice, les vertus qui nous ordonnent à autrui: déficience dans
l'égalité, déficience dans la raison de dette.
Il y a en effet des vertus qui tout en nous faisant acquitter une dette ne peuvent rendre l'équivalent. 1° L'homme ne peut rendre à Dieu rien qu'il ne lui
doive. Mais jamais il n'égalera sa dette, selon le Psaume (1 16, 3): “ Que rendrai-je au Seigneur pour tout ce dont il m'a comblé? ” C'est à ce titre qu'on
rattachera à la justice la religion qui selon la définition de Cicéron “ rend à une nature d'un ordre supérieur, qu'on nomme divine, les devoirs d'un culte
sacré ”. 2° On ne peut davantage rendre aux parents l'équivalent de ce qu'on leur doit. Aristote confirme cette assertion. Nous avons ainsi une nouvelle
vertu annexe, la piété, relative selon Cicéron “ aux alliés par le sang et aux bienfaiteurs de la patrie qu’elle entoure de ses soins et de sa déférence
empressée ”.
La déficience dans la raison de dette rigoureuse qui définit la justice nous amène à la notion d'une double dette, suivant le “ droit légal ” et le “ droit
moral ” distingués par Aristote. La dette légale est celle que la loi nous oblige à acquitter, et relève de la vertu principale de justice. La dette morale,
elle, est fondée sur la seule exigence des bonnes mœurs. Et parce que la dette implique nécessité, nous pourrons distinguer deux degrés dans ce qui est
moralement dû.
Ce qui est à ce point nécessaire que l'intégrité morale en dépend dans sa substance même, se trouve de ce fait dû à un titre plus strict. Cette dette peut
d'ailleurs être diversement déterminée. Relativement à celui qui l'encourt: on doit se montrer aux autres, dans ses paroles et dans ses actes, tel qu'on est.
Ainsi rattachons-nous à la justice la vertu de vérité. Grâce à elle, dit Cicéron, “ on exprime fidèlement ce qui est, ce qui fut, ce qui sera ”. Relativement à
celui envers qui nous avons des devoirs, nous mesurons alors à ce qu'il a fait le retour dont nous le payons: nous a-t-il fait du bien, nous usons de
gratitude, vertu qui implique selon Cicéron “ la volonté de rétribuer autrui en souvenir des bons offices de son amitié ”. Nous a-t-il fait du mal: c'est à la
vertu de vindicte d'assurer en ce cas un juste retour. Cicéron lui attribue en effet de “ réprimer par mode de défense ou de punition, la violence, l'outrage
et tout noir dessein ”.
Une autre dette est nécessaire en ce qu’elle contribue à une plus grande dignité, sans être cependant indispensable au maintien de cette dignité. C'est à
cela que visent la libéralité, l'amitié, et les autres vertus analogues dont Cicéron ne fait pas mention parce que la raison de dette n'y existe guère.
Solutions :
1. Sans doute, la vindicte, que les pouvoirs publics assurent par mode de sentence judiciaire, relève-t-elle de la justice commutative. Mais la vindicte
que l'on exerce de son propre mouvement pourvu que ce ne soit pas contrairement à la loi, ou que l'on demande aux tribunaux, appartient seulement à
une vertu annexe de la justice.
2. La liste de Macrobe paraît concerner les deux parties intégrantes de la justice: se détourner du mal, c'est l'innocence; et faire le bien, ce sont les six
autres vertus. Deux concernent les égaux: l'amitié, pour les relations extérieures, et la concorde pour les sentiments intérieurs. Deux concernent les
supérieurs: la piété qui s'adresse aux parents, et la religion qui s'adresse à Dieu. Deux concernent les inférieurs: l'affection, en tant que leur bien nous fait
plaisir, et l'humanité, qui fait subvenir à leurs déficiences. Car, selon Isidore, “ être humain, c'est avoir envers l'homme de l'amour et un sentiment de
miséricorde; aussi appelle-t-on humanité la vertu par laquelle nous nous aidons mutuellement ”. En ce sens l'amitié s'entend de nos rapports extérieurs
selon Aristote. Mais on peut encore l'entendre au sens où il la prend ailleurs en tant qu’elle concerne proprement le sentiment En ce sens trois vertus se
rattachent à l'amitié la bienveillance ou affection, la concorde, et la bienfaisance, synonyme d'humanité. Cicéron a omis ces vertus parce que la raison de
dette n'y apparaît guère, comme nous l'avons dit dans notre Réponse.
3. L'obéissance est incluse dans l'observance, citée par Cicéron, car on doit aux supérieurs respect et obéissance. Quant à “ la bonne foi, par laquelle on
remplit ses promesses ”, elle est incluse à ce point de vue dans la vérité, bien que la vérité soit bien davantage, comme on le verra plus loin. Quant à la
discipline, Cicéron l'omet parce qu’elle n'est pas une nécessité à laquelle nous serions obligé envers un inférieur en tant que tel, bien qu'un supérieur
puisse être obligé de pourvoir aux besoins de ses inférieurs selon S. Matthieu (24, 45): “ Serviteur fidèle et avisé que le maître a établi sur les gens de sa
maison. ” On peut inclure cette discipline dans l'humanité citée par Macrobe. Quant à l'équité, on peut l'inclure dans l'épikie ou l'amitié.
Après cette énumération, il faut étudier chacune de ces parties potentielles ou annexes de la justice, dans la mesure où cela répond à notre programme.
Nous étudierons donc: l° la religion (Question 81-100); 2° la piété (Question 101); 3° l'observance (Question 102-105); 4° la gratitude (Question 106107); 5° la vindicte (Question 108); 6° la vérité (Question 109-113); 7° l'amitié ou affabilité (Question 114-116); 8° la libéralité (Question 117-119);
9° l'épikie (Question 120).
LA RELIGION
Au sujet de la religion, l'étude aura trois parties: 1°. La nature de la religion proprement dite (Question 81). - 2°. Ses actes (Question 82-91). - 3°. Les
vices qui lui sont opposés (Question 92-100).
QUESTION 81: LA NATURE DE LA RELIGION
1. Concerne-t-elle seulement nos rapports avec Dieu? - 2. Est-elle une vertu? - 3. Est-elle une vertu unique? - 4. Est-elle une vertu spéciale? - 5. Estelle une vertu théologale? - 6. Est-elle supérieure aux autres vertus morales? - 7. Comporte-t-elle des actes extérieurs? - 8. Est-elle identique à la
sainteté?
ARTICLE 1: La religion concerne-t-elle seulement nos rapports avec Dieu?
Objections : Il semble que la religion ne concerne pas seulement nos rapports avec Dieu
1. Il semble qu'elle ait un objet moins restreint, car nous lisons dans l'épître de S. Jacques (1, 27): “ La religion pure et sans tache devant notre Dieu et
Père, la voici: visiter les orphelins et les veuves dans leurs épreuves, et se garder de toute souillure du monde. ” Mais le premier point concerne nos
rapports avec le prochain, et le second l'ordre qui règle l'homme en lui-même.
2. S. Augustin a déclare: “ Dans le latin usuel, non seulement des ignorants, mais aussi des plus doctes, on parle de manifester sa religion à l'égard de
ses parents, de ses alliés, de tous ceux envers qui nous avons une obligation quelconque; d'où vient que l'ambiguïté du terme empêche de dire en toute
assurance que la religion ne fut pas autre chose que le culte de Dieu. ”
3. Le culte appelé latria ressortit à la religion, car latria signifie “ service ”, remarque S. Augustin. Or nous devons servir non seulement Dieu, mais le
prochain, selon l'épître aux Galates (5, 13): “ Par la charité mettez-vous au service les uns des autres. ” Donc la religion implique aussi nos rapports avec
le prochain.
4. Le culte relève de la religion. Mais on ne parle pas de culte seulement pour Dieu, selon cette sentence de Caton: “ Rends un culte à tes parents. ” La
religion nous ordonne donc aussi au prochain.
5. Tous ceux qui veulent faire leur salut se soumettent à Dieu. Pourtant on réserve le nom de “ religieux ” à ceux qui s'astreignent, par des vœux et des
observances, à l'obéissance envers d'autres hommes. Il ne semble donc pas que la religion consiste à régler la juste sujétion de l'homme à Dieu.
Cependant, d'après Cicéron, “ la religion présente ses soins et ses cérémonies à une nature d'un ordre supérieur qu'on nomme divine ”.
Conclusion : La religion est une vertu par laquelle l’homme rend à Dieu l’hommage qui lui est dû
Je réponds en disant que : pour définir la religion, Isidore adopte l'étymologie suggérée par Cicéron: “ L'homme religieux, c'est celui qui repasse et
pour ainsi dire relit ce qui concerne le culte divin. ” Religion viendrait donc de “ relire ”, ce qui relève du culte divin, parce qu'il faut fréquemment y
revenir dans notre cœur; selon Proverbe (3, 6): “ En toutes tes démarches pense à lui. ” Mais on peut aussi entendre la religion du devoir de “ réélire ”
Dieu comme le bien suprême délaissé par nos négligences, dit S. Augustin. Ou bien encore, toujours avec S. Augustin on peut faire dériver religion de
“ relier ”, la religion étant “ notre liaison au Dieu unique et tout-puissant ”. Quoi qu'il en soit de cette triple étymologie, lecture renouvelée, choix réitéré
de ce qui a été perdu par négligence, restauration d'un lien, la religion au sens propre implique ordre à Dieu. Car c'est à lui que nous devons nous
attacher avant tout, comme au principe indéfectible; lui aussi que, sans relâche, notre choix doit rechercher comme notre fin ultime; lui encore que nous
avons négligé et perdu par le péché, et que nous devons recouvrer en croyant, et en témoignant de notre foi.
Solutions:
1. Il y a deux sortes d'actes attribués à la religion. Par ses actes propres et immédiats, ceux qu'elle émet, elle nous ordonne uniquement à Dieu; tels sont
le sacrifice, l'adoration, etc. Mais on lui attribue aussi d'autres actes, émis directement par d'autres vertus qu'elle tient sous son commandement, pour
autant qu'elle les ordonne à l'honneur de Dieu. La vertu qui regarde la fin commande en effet aux vertus qui gouvernent les choses ordonnées à cette fin.
C'est à ce titre d'actes commandés qu'on attribuera à la religion la visite des orphelins et des veuves, acte propre de la miséricorde.
2. Les extensions possibles du mot religion aux relations humaines n'empêchent pas que le sens propre en soit réservé, comme S. Augustin le dit luimême un peu plus haut, au culte de Dieu: “ Au sens le plus précis, la religion parait désigner le culte de Dieu, et non pas n'importe quel culte. ”
3. Puisque la servitude implique une relation au maître, il faut nécessairement que là où il y a raison spéciale et propre de domination, existe une raison
spéciale et propre de service. Or il est clair que la domination convient à Dieu selon une raison propre et unique, parce qu'il a tout créé et parce que, en
toutes choses, il a le rang suprême. C'est pourquoi on lui doit un service d'une nature spéciale. Et un tel service est appelé latria par les Grecs. Donc le
service appartient proprement à la religion.
4. Nous employons le mot “ culte ” au sujet des hommes à qui nous consacrons des honneurs, notre souvenir ou notre présence. En outre, nous parlons
de “ cultiver ” des réalités inférieures qui nous sont soumises. On appelle agriculteurs ceux qui cultivent les champs, et on appelle incolae ceux qui
cultivent un lieu en l'habitant. Cependant, parce qu'on doit à Dieu un honneur spécial, comme au premier principe de toutes choses, une raison spéciale
de culte lui est due, qu'on appelle en grec eusébéia ou théosébéia, comme le montre S. Augustin.
5. Bien qu'on qualifie d'hommes religieux tous ceux qui rendent un culte à Dieu, on réserve le nom de “ religieux ” à certains précisément parce qu'ils
vouent toute leur vie au culte de Dieu, en se dégageant des embarras du monde. Ainsi appelle-t-on contemplatifs, non point tous ceux qui contemplent,
mais ceux qui consacrent leur vie entière à la contemplation. Les religieux d'ailleurs ne se soumettent pas à l'homme pour lui-même, mais pour Dieu. “
Comme un ange de Dieu, comme le Christ Jésus, ainsi m'avez-vous reçu ”, dit S. Paul (Ga 4, 14).
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