compte de la pratique réelle du langage, et nous sert plutôt à éviter de voir la naturalité du
langage. Comme le dit Cavell, nous ne pouvons pas être tombés d'accord au préalable sur tout ce
qui serait nécessaire (V.R. p. 67-68).
S'accorder dans le langage veut dire que le langage - notre forme de vie - produit notre entente
autant qu'il est le produit d'un accord, qu'il nous est naturel en ce sens, et que l'idée de convention
est là pour à la fois singer et masquer cette nécessité : « Sous la tyrannie de la convention, il y a la
tyrannie de la nature », dit Cavell. Ici intervient la critique opérée par Cavell, dans Une nouvelle
Amérique encore inapprochable [2], des interprétations habituelles de la « forme de vie », par la
formule : formes de vie (et non pas formes de vie). Ce qui est donné, c'est nos formes de vie. Ce qui
nous conduit à vouloir rompre nos accords, nos critères, c'est le refus de ce donné, de cette forme
de vie dans sa dimension, non seulement sociale, mais biologique. C'est sur ce second aspect
(vertical) de la forme de vie que Cavell insiste, tout en reconnaissant l'importance du premier
(horizontal), sur l'accord social. Ce que les discussions sur le premier sens (qui est celui du
conventionnalisme) ont occulté, c'est la force, chez Wittgenstein, du sens naturel et biologique de
la forme de vie, que Wittgenstein détermine en évoquant les « réactions naturelles », « l'histoire
naturelle de l'humanité ». Le donné des formes de vie, ce n'est pas seulement les structures
sociales, les différentes habitudes culturelles, mais tout ce qui a à voir avec « la force et la
dimension spécifique du corps humain, des sens, de la voix humaine », et tout ce qui fait que,
comme la colombe dont parle Kant a besoin d'air pour voler, nous autres pour marcher, dit
Wittgenstein, « avons besoin de friction » (Recherches, § 107) On refoule dans l'idée de convention
la naturalité du langage, qui est autant, voire plus essentielle à la publicité du langage que sa
conventionalité :
Nous avons fait un pas vers la compréhension du point de jonction du langage et du monde quand
nous voyons que c'est une affaire de convention. Mais cette idée met en danger l'imagination en la
libérant. Car alors certains supposeront qu'une signification privée n'est pas plus arbitraire
qu'une signification à laquelle on arrive en public, et que puisque le langage change
inévitablement, il n'y a pas de raison de ne pas le changer arbitrairement. Nous devons ici nous
souvenir que le langage ordinaire est le langage naturel, et que son changement est naturel.
Cavell, dans la conclusion de la première partie des Voix de la raison, s'interroge ainsi sur ce qu'il
appelle « le fondement naturel de nos conventions » :
« Quel est le fondement naturel de nos conventions, au service de quoi sont-elles ? Il y a certes des
inconvénients à questionner une convention ; on la met, de ce fait, hors service, elle ne me permet
plus de continuer comme si tout allait de soi ; les chemins de l'action, les chemins des mots sont
bloqués. " Imaginer un langage, cela veut dire imaginer une forme de vie " (§ 19). En philosophie,
je dois porter dans mon imagination mon propre langage, ma propre vie » (V.R., p. 199-120). Cela
conduit Cavell à redéfinir la tâche de la philosophie, comme éducation des adultes. Mais « pour les
adultes, il n'est plus question de croissance naturelle, mais de changement ». (Id.).
Communauté, langage et politique
C'est sur ce point que la question du langage devient politique. Une partie du débat politique
américain de la fin du siècle dernier, notamment la divergence entre « libéraux » et
« communautariens », porte sur le rapport de l'individu à la communauté, donc du « je » au
« nous ». Ce qui est critiqué par les communautariens, c'est l'insistance libérale sur l'individu ; ce
qui est rejeté par les libéraux, c'est l'affirmation des valeurs et vertus communautaires contre la
revendication individuelle. Plutôt donc que de reprendre ce débat usé, on peut examiner ce point
spécifique, celui du rapport des deux revendications (claims) fondamentales en jeu ici, celle du
« je » et de (ou : à) la communauté.
On date souvent de la publication en 1981 du livre de MacIntyre, After Virtue [3], l'émergence de la
critique communautariste du libéralisme. MacIntyre attaquait le libéralisme issu des Lumières,
lui attribuant les maux de la civilisation moderne, et plus particulièrement le désarroi de la
philosophie morale, traversée de débats insolubles et incapable de résoudre la moindre question
morale concrète. Le point de départ de MacIntyre est donc une critique de la philosophie morale
(et par conséquent, politique) contemporaine ; et After Virtue a eu pour première utilité de mettre