Un chercheur lance le débat sur l`impact de l`immigration dans les

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Un chercheur lance le débat sur l'impact de l'immigration dans les quartiers ghettoïsés
14 septembre 2010 © Le Monde, 2010. Tous droits réservés.
Le sociologue Hugues Lagrange a constaté une surreprésentation des jeunes issus d'Afrique sahélienne dans
la délinquance. Pour des raisons radicalement différentes, ni la droite ni la gauche n'ont saisi la réalité et
l'ampleur des problèmes posés par l'immigration dans les quartiers les plus ghettoïsés de l'Ile-de-France.
Dans un livre à paraître jeudi 16 septembre, intitulé Le Déni des cultures (Le Seuil, 350 pages, 20 euros), le
sociologue Hugues Lagrange, directeur de recherche au CNRS, bouscule les représentations sur l'intégration
et les phénomènes migratoires, replaçant la question " culturelle ", pour ne pas dire ethnique, au coeur des
débats intellectuels et scientifiques.
Y compris sur la question, très sensible, de la délinquance. Alors que les sociologues et la gauche
privilégient traditionnellement l'explication sociale, le chercheur met en avant un facteur " culturel " pour
expliquer son constat d'une surreprésentation des jeunes issus d'Afrique noire dans les affaires de
délinquance. Mais, à rebours des discours de la droite, il plaide pour une politique d'intégration nettement
plus vigoureuse et tenant compte des particularités culturelles des migrants.
La question ethnique oubliée ?
Le chercheur, membre de l'Observatoire sociologique du changement (OSC), laboratoire de Sciences Po,
s'appuie sur plusieurs années d'études dans les quartiers sensibles de grande banlieue parisienne,
principalement à Mantes-la-Jolie et aux Mureaux (Yvelynes). Il a ainsi pu constituer un matériau
scientifique inédit : ses travaux sur l'absentéisme au collège lui ont permis de rassembler des données
scolaires et familiales individuelles sur plus de 4 000 adolescents, de 1999 à 2006, pour lesquels il a ensuite
pu consulter, nominativement, les fichiers judiciaires afin de savoir lesquels avaient été " mis en cause "
dans les procès-verbaux de la police (avant toute décision de la justice).
L'analyse détaillée des statistiques montre un " surcroît d'inconduites des jeunes Noirs ", qu'il s'agisse de
résultats scolaires, d'absentéisme ou de " mises en cause " par la police. A milieux sociaux comparables,
Hugues Lagrange constate ainsi que " les adolescents éduqués dans des familles du Sahel sont trois à quatre
fois plus souvent impliqués comme auteurs de délits que les adolescents élevés dans des familles
autochtones " dans les mêmes quartiers. Il relève également que les adolescents d'origine maghrébine sont
deux fois plus impliqués que les " autochtones ".
Ces données peuvent-elles s'expliquer par l'existence de contrôles au faciès ? Hugues Lagrange répond par
avance à cette objection en soulignant que les écarts en termes de délinquance sont similaires à ceux
observés dans le domaine scolaire, y compris pour les épreuves anonymes du brevet. Donc que les "
inconduites " de ces adolescents se retrouvent autant dans le monde scolaire, peu suspect de racisme, que
dans le domaine policier, où des travaux scientifiques ont effectivement pu démontrer l'existence de "
contrôles au faciès ".
Ces données individuelles sont, par ailleurs, corrélées avec l'analyse géographique qui montre une
délinquance venant " de façon disproportionnée des quartiers pauvres et immigrés ". Le chercheur avait déjà
démontré que les émeutes de l'automne 2005 avaient majoritairement touché les villes subissant la plus forte
ségrégation sociale et ethnique et où la proportion de familles avec plus de six enfants était la plus élevée. "
La tradition de recherche sociologique en France, influencée par l'idiome politique d'un pays qui rejette toute
distinction d'origine culturelle, a conduit à contourner cette lecture ", souligne Hugues Lagrange.
L'explication des difficultés d'intégration. Le chercheur ne s'arrête pas à ce constat et tente de comprendre
pourquoi les adolescents issus d'Afrique noire éprouvent autant de difficultés - dont témoignent
régulièrement des éducateurs, des policiers et des magistrats. Si les difficultés sociales explosent souvent au
collège, les décrochages ont en effet lieu, en réalité, bien avant, dès l'école élémentaire, voire la maternelle. "
Si des écarts de réussite interviennent de façon si précoce, c'est que les contextes de vie dans les quartiers
d'habitat social et, sans doute, les pratiques éducatives des familles maghrébines, noires et turques pèsent sur
l'acquisition des bases de la langue, de la numération et des premiers éléments de géométrie. "
Tous les jeunes immigrés n'éprouvent pas les mêmes difficultés. C'est là une des clés de l'analyse d'Hugues
Lagrange : ne pas parler de façon générale de l'immigration mais comprendre les différences selon les
origines en termes de socialisation, de rapports hommes-femmes, ou de modèles éducatifs. Il constate ainsi
que les jeunes originaires des pays du Sahel (Sénégal, Mali, Mauritanie, etc.) rencontrent plus de difficultés
que les migrants venus, par exemple, du golfe de Guinée (Congo, Côte d'Ivoire, Togo, Bénin, etc.).
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Ce qu'Hugues Lagrange explique à la fois par l'évolution de l'immigration et l'implantation des Africains
dans des quartiers ghettoïsés. Les migrants qualifiés ont été progressivement remplacés par des familles
sahéliennes, de culture musulmane, plus pauvres, sans bagage scolaire. Avec, comme caractéristique, une
forme aiguë de " domination masculine " : des épouses beaucoup plus jeunes que leurs maris ; le recours à la
polygamie ; de très larges fratries ; des pères très autoritaires même s'ils sont fragilisés et dépassés par leurs
garçons. Or, souligne le chercheur, le caractère le plus prédictif de la réussite scolaire reste le niveau culturel
de la mère et son insertion professionnelle.
Ghettoïsation et régression traditionaliste. Hugues Lagrange considère que la ségrégation urbaine est un
facteur majeur. Selon son analyse, les difficultés sont importantes parce qu'elles sont aggravées par l'absence
de mixité sociale et ethnique - ce qui signifie que ses conclusions ne peuvent, en aucun cas, être généralisées
à l'ensemble du territoire.
Dans les quartiers sensibles sur lesquels il a travaillé, les " autochtones ", suivis par les classes moyennes
maghrébines, sont en effet partis, remplacés par des plus pauvres, généralement les derniers immigrants,
venus d'Afrique noire. Or " cette disparition de la fraction la plus éduquée a des conséquences désastreuses
en termes d'émulation sociale et de modèle éducatif ", analyse-t-il.
Là où un minimum de mixité sociale et ethnique favorise une intégration progressive, l'existence de
quartiers ghettoïsés tend à provoquer une forme de régression " traditionaliste " des immigrants, qui entre en
collision avec le modèle d'intégration républicain et contribue, en retour, à la " crispation " de la société
française. " Bien qu'ancienne, la cosmopolitisation de notre vie nous prend à contre-pied d'autant que, loin
d'être porteuse de modernité, elle introduit dans notre univers des pans entiers de coutumes lointaines,
souvent rurales, très décalées ", constate Hugues Lagrange. A l'opposé du discours républicain traditionnel,
le chercheur plaide pour la reconnaissance des minorités " pour tenir compte du nouveau visage de la société
française ". Luc Bronner
" Il vaut mieux dire les choses, même si elles nous gênent "
14 septembre 2010 © Le Monde, 2010. Tous droits réservés. ENTRETIEN
Le sociologue Hugues Lagrange s'appuie sur son étude des quartiers sensibles pour démontrer que la
délinquance a aussi des origines " culturelles ".
Vos travaux sortent alors qu'une partie de la majorité lie immigration et délinquance. Vous partagez ce point
de vue ?
Je suis complètement en désaccord avec la politique actuelle d'hostilité vis-à-vis des migrants. L'attitude de
fermeture envoie un signal qui contribue à la crispation mutuelle des migrants et des autochtones. C'est la
pire des réponses.
Vous montrez pourtant une surreprésentation des jeunes Noirs dans la délinquance...
Ma position de scientifique est qu'il vaut mieux dire les choses, même si elles nous gênent. Il faut que nous
prenions acte que nous vivons dans une société pluriculturelle. Ce qui pose problème, ce n'est pas que l'on
accueille autant d'immigrés mais qu'on les accueille aussi mal, qu'on les mette à part dans des quartiers. Je
n'ai pas une position essentialiste qui reviendrait à dire que l'on ne peut pas modifier les comportements
parce qu'ils relèvent d'un facteur culturel. Au contraire, je crois que l'intégration est possible mais qu'il faut
utiliser les bons leviers et accepter les différences. Pour cela, il faut aussi être capable de poser les bons
diagnostics.
Pourquoi mettre en avant la question " culturelle " alors que la question " sociale " est traditionnellement
privilégiée ?
Les mots sont importants. Je ne parle pas d'ethnies ou de races, je parle des origines culturelles parce que je
suis convaincu que les sociétés humaines sont modelées par leurs langues, leurs histoires, leurs conditions de
vie, leurs modèles familiaux. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas une dimension sociale, elle est évidemment
centrale. Mais il faudrait être aveugle pour ne pas voir que la dimension culturelle interagit, dans les
quartiers où la ségrégation est la plus forte, avec la question sociale en matière de scolarité ou de
comportements.
Vos solutions ?
Les femmes sont un levier de transformation. Aujourd'hui, elles sont dévalorisées dans beaucoup de
familles. Or, on sait que la position de la mère est décisive dans la réussite. On gaspille un capital éducatif
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considérable en s'abstenant de les soutenir. Plutôt que de faire de la répression quand c'est trop tard, quand
les enfants sont devenus des adolescents, il faut agir en amont avec les mères. Propos recueillis par L. Br.
Bien que très sensible, la question ethnique est devenue un nouvel objet de recherche en France
14 septembre 2010 © Le Monde, 2010. Tous droits réservés.
CES DERNIÈRES ANNÉES, les publications sur la question ethnique se sont multipliées dans les plus
prestigieuses revues scientifiques ou intellectuelles françaises.
Si la France reste très loin des " racial studies " à l'américaine - en raison notamment de l'interdiction
presque totale des statistiques ethniques -, une partie de la communauté scientifique aborde pourtant
frontalement ces questions, notamment depuis le milieu des années 2000, comme le relève le sociologue
Eric Fassin dans le dernier numéro de la Revue française de science politique (n°60-4, août 2010, 23 euros).
Le sujet reste néanmoins extrêmement sensible. Il est vivement contesté par une large partie des chercheurs,
très critiques sur " l'ethnicisation " de la société française. Derrière cette réticence, une raison simple : " Il y
a toujours eu la crainte d'apporter de l'eau au moulin du Front national ", relève Sébastian Roché, chercheur
au CNRS. Passage en revue de quelques-uns des chercheurs dont les travaux ont fait émerger la question
raciale en France.
Jean-Yves Dormagen et Céline Braconnier A partir d'une enquête de terrain à Saint-Denis (Seine-SaintDenis), les universitaires Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, ont publié, dans la Revue française de
science politique du mois d'août, une analyse des comportements électoraux.
Les deux chercheurs y observent que " les identités individuelles et collectives, ainsi que les rapports
sociaux, sont, dans un quartier de ce type, largement structurées par les catégories de l'ethnicité et de la race
". Les rapports aux origines constituent " des facteurs déterminants " pour comprendre le vote à gauche des
Français d'origine africaine. Ces perceptions expliquent aussi le vote pour le Front national ou pour Nicolas
Sarkozy d'une " fraction importante des Français dits "de souche" ".
Edmond Préteceille
Dans la Revue française de sociologie (2009), Edmond Préteceille, chercheur au CNRS, a analysé
l'évolution de la ségrégation spatiale en région parisienne en observant les immigrés et leurs descendants. Il
a ainsi mis en évidence que la ségrégation avait connu une " croissance modérée " pendant les années 1990.
Ses travaux montrent que la ségrégation " ethno-raciale " est " nettement supérieure à la ségrégation
économique " même si elle reste " très inférieure " à la situation que peuvent connaître les Etats-Unis.
Edmond Préteceille réfute ainsi l'utilisation du terme " ghetto " dans la mesure où, constate-t-il, " la grande
majorité des immigrés résident dans des quartiers où ils sont minoritaires ".
Fabien Jobard et René Lévy Pour le compte d'une fondation américaine, l'Open Society Institut, Fabien
Jobard et René Lévy, chercheurs au CNRS, ont analysé, en 2009, la nature des contrôles d'identité qui ont
lieu dans la capitale.
Des observateurs ont discrètement scruté le déroulement des interventions policières et noté le profil
ethnique (Noirs, Arabes, Blancs, etc.) des personnes contrôlées. Résultat : les Noirs ont six fois plus de
risque de subir un contrôle que les Blancs ; les Arabes, près de huit fois plus.
Georges Felouzis
A partir de l'analyse des prénoms de 144 000 collégiens, l'universitaire Georges Felouzis a étudié la
répartition des élèves " autochtones " et " allochtones " dans plus de 300 collèges de l'académie de
Bordeaux.
Dans la Revue française de sociologie (2003), il a ainsi mis en évidence une " ségrégation ethnique " avec
un nombre réduit d'établissements qui scolarisent la très grande majorité des élèves " allochtones ". Ainsi, 10
% des collèges accueillent 40 % des élèves d'origine étrangère tandis que 25 % des collèges en scolarisent
moins de 1 %.
Michèle Tribalat
Dans la revue Commentaire (2009), Michèle Tribalat, directrice de recherches à l'Institut national d'études
démographiques (INED), s'est penchée sur les quartiers où la proportion de jeunes d'origine étrangère
(identifiés par le fait d'avoir un parent au moins né à l'étranger) est la plus élevée.
Conclusion : dans une vingtaine de villes d'Ile-de-France, la proportion de jeunes d'origine étrangère dépasse
désormais les 60 %.
Luc Bronner
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