« Les soirées Phil’d’or » Deuxième rencontre (23/04/2010) : « Idéologie et philosophie, « esprit d’invention mécanique » et esprit désintéressé, savoir faire et savoir » Rappel : l’intérêt de ces petits « bilans », à la suite de chaque rencontre, c’est que vous puissiez, si vous le souhaitez, vous constituer un petit livret, rassemblant, au fil des séances, nos réflexions partagées. Je vous invite en tout cas à vous constituer une petite boîte à outils progressive (les outils de la pensée sont les concepts, lesquels sont l’éclaircissement des notions) ; ils seront mis en évidence en bleu à chaque fois. Vous ne retrouverez certes pas tout ce que nous avons « remué » mais ce qui, selon mon estimation (qui peut toujours être mauvaise, certes !), a fait le socle de nos réflexions. * Il s’est agi de soulever une objection à la thèse selon laquelle l’idée philosophique peut émerger du seul dépassement de sa subjectivité particulière productrice d’opinions. Cette objection fut la suivante : lorsque nous avons le sentiment de nous être élevés jusqu’à la raison universelle, et ce, du fait que nous éprouvons que nous pouvons fructueusement échanger avec autrui et nous enrichir intellectuellement par le partage d’idées (parfois en conflit mais compréhensibles par tous), ne sommes-nous pas en vérité dans l’illusion ? Ne produisons-nous pas, à la place de véritables idées (philosophiques et, donc, de valeur universelle) des opinions collectives (des idéologies) correspondant à la mentalité du milieu social dans lequel nous vivons (mentalité façonnée au cours du temps, de l’histoire…) ? De sorte que nous serions respectivement dans le même rapport, de société à société et d’idéologie à idéologie, que nous étions premièrement : d’individu à individu et d’opinion à opinion. Ainsi, ouvrant une « lucarne » sur d’autres sociétés, nous regarderions celles-ci de loin, soi-disant à l’aune de nos idées (qui ne seraient en fait que des idéologies), comme des sociétés développant des « idées » bizarres ; et réciproquement. Si tel est le cas, la philosophie se révèle impossible. Seules les sciences (et encore : celles qui n’utilisent pas le langage, et donc, hormis les sciences de l’homme) peur encore rester le terrain de l’universel. Un texte de Marx (L’idéologie allemande) travaille à fonder une telle thèse : la conscience ne se construit que par le langage (pas de conscience, pas de pensée sans le langage) ; or, comme le langage s’est lui-même construit relativement au besoin de l’adaptation humaine à la nature (pour la survie), la conscience de chacun est irréductiblement marquée par la société (lieu où les besoins sont satisfaits : travail, échanges…) dans laquelle chacun vit. Nous avons pu relativiser cette thèse avec un texte d’Aristote (extrait de Métaphysique), laquelle pointe que la pensée philosophique a émergé d’une attitude humaine particulière : l’étonnement (le « je ne sais qu’une seule chose, c’est que je ne sais rien » de Socrate, le doute selon Descartes, la suspension du jugement selon Husserl…) vis-à-vis des choses et du monde, attitude de distance, d’observation concentrée et patiente, attitude de retrait (je ne saisis plus l’objet pour le faire entrer dans le circuit de l’utile, de l’efficace, de la survie1). Ainsi, lorsque l’homme a trouvé suffisamment de moyens pour survivre en parant à son manque d’instinct (développement du savoir faire), il a pu commencer à philosopher, c’est-à-dire à convertir sa pensée, de pensée visant l’utile (« l’esprit d’invention mécanique », selon les termes de Bergson) en pensée désintéressée (pensée cherchant le sens et la vérité). Cette origine de la philosophie est aussi celle de la science. Et cette origine est aussi fondement (tout homme qui commence à philosopher aujourd’hui commence par une telle attitude de rupture vis-à-vis des urgences du quotidien, vis-à-vis des urgences sociales). Ce n’est ainsi pas un hasard si le premier savoir (d’objet) développé par l’humanité a été l’astronomie. Les astres, objets qui ne sont d’aucune société, sont aussi et surtout des objets inaccessibles, des objets que la main fabricatrice ne peut manipuler pour en tirer une quelconque utilité. Ils sont l’objet que l’homme a dû prendre le temps de contempler. Ainsi, nous comprenons, par la rencontre de ces deux textes et de notre pensée, que Marx a raison de pointer l’immense difficulté qu’il y a à sa libérer du conditionnement de la société dans laquelle l’on vit afin de pouvoir penser (objectivement), tandis qu’Aristote, de manière complémentaire, décrit le processus de distanciation vis-à-vis de la société (et de ses urgences, besoins, idéaux, peurs…) qui seule peut permettre une telle libération. N. Abécassis Par exemple : je ne réponds plus, à la question « qu’est-ce qu’un ciseau », que c’est un objet qui sert à couper, mais j’élucide objectivement ce qu’il est, à savoir un système de leviers, comme la balance : lorsque le poids augmente d’un côté, pour maintenir l’équilibre je dois proportionnellement rallonger le bras de levier de l’autre côté ; j’en conclus que la distance du levier fait gagner en force ; et c’est pourquoi, pareillement, lorsque je dois couper une feuille épaisse, il me faut plus de force, alors je raccourcis la distance entre la jonction des lames et le papier à couper, tandis que ma main, ne changeant pas de place quant à elle, jouit proportionnellement de plus de force pour couper = loi des leviers découverte par Archimède. 1