Au commencement était le verbe

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L'incroyable odyssée de la vie
Mis à jour le mercredi 4 août 1999
FIDÈLE à la tradition de décontraction des campus californiens, Stanley Miller reçoit en
short dans son bureau de l'université de San Diego, à La Jolla, au bord du Pacifique.
Posée contre la bibliothèque, face à lui, au milieu des papiers, sa bicyclette attend l'heure
de la sortie. Dès ses débuts, il y a quarante-six ans, ce très vert septuagénaire a fait
irruption dans le petit peloton des scientifiques qui ont lancé la course aux origines. C'est
lui qui, le premier, a prouvé par l'expérience que la vie avait pu naître du monde minéral.
Aujourd'hui encore, il s'étonne du retentissement que rencontra, le 15 mai 1953, la
publication du compte-rendu des travaux qui constituaient, en fait, son sujet de thèse. « Je
m'attendais bien que le magazine Time en parle dans sa rubrique scientifique : ils aiment
ce genre de choses. Mais il y eut des articles dans tous les journaux du pays, un éditorial
de Walter Sullivan dans le New Tork Times , et même un sondage Gallup pour
demander aux gens s'ils croyaient possible de créer la vie en éprouvette. »
Le succès était, pourtant, à la mesure de l'exploit. Le jeune Stanley Miller, alors âgé de
vingt-trois ans, avait tout bonnement recréé en laboratoire les conditions régnant, pensaitil, sur la Terre primitive, il y a près de quatre milliards d'années. Un ballon
plein d'eau bouillante figurant l'océan était relié à un autre contenant l'atmosphère, un
mélange de méthane, d'hydrogène et
d'ammoniac. Entre les deux, un condenseur pour faire la pluie et des électrodes
alimentées en 60 000 volts : l'orage.
« L'océan devint très vite rose puis rouge sombre avant de tourner au brun jaunâtre », se
souvient-il. Au bout d'une
semaine de fonctionnement de l'appareil, il contenait sept types différents d'acides
aminés. Un résultat stupéfiant quand on sait
que ces substances sont les éléments constitutifs des protéines, des macromolécules qui
servent à la fois de matériaux de
construction et de « messagers » pour les cellules. Des analyses plus sophistiquées
réalisées ultérieurement montreront que
plus de la moitié des vingt acides aminés que l'on trouve dans tous les êtres vivants
pouvaient être obtenus dans l'expérience de Miller.
Certes, depuis que Pasteur avait définitivement ruiné la thèse de la génération spontanée
en prouvant, en 1861, que les germes ne se développent pas dans un bouillon stérilisé par
chauffage (« pasteurisé »), l'idée faisait son chemin. Le chimiste
suédois Svante Arrhenius (prix Nobel 1903) avait bien tenté de prouver que la vie éternelle selon lui - avait colonisé la Terre depuis l'espace. Il avait même appuyé sa thèse
par une étude des conditions auxquelles avaient dû résister les spores des germes vivants
durant leur périple interplanétaire. Mais, dès 1871, Darwin estimait déjà que la vie avait
pu naître « dans une petite mare tiède » riche en éléments organiques simples. Reprenant
cette idée, le Russe Alexandre Oparin avait publié, en 1924, un article expliquant que, sur
la Terre primitive, des réactions chimiques simples dans une atmosphère dominée par le
méthane et l'ammoniac pouvaient aboutir à la formation de composants organiques. En
1929, le Britannique John Haldane
avait émis une hypothèse similaire, mais en partant d'une atmosphère composée de gaz
carbonique et d'ammoniac.
Stanley Miller avait imaginé de vérifier les dires d'Oparin après un exposé sur le sujet de
son professeur Harold Urey (prix
Nobel de chimie 1934) à l'université de Chicago. Ce dernier avait néanmoins tenté de le
décourager, jugeant, se souvient
Miller, « les chances de succès de l'expérience trop faibles pour en faire un sujet de thèse
». Devant l'insistance de son
élève, il lui accorda « six mois pour essayer ». En fait, trois mois et demi suffirent au
jeune homme pour imaginer et réussir
son expérience.
L'étonnante facilité de la chose débrida totalement les dernières hésitations de la
communauté scientifique. La « chimie
prébiotique » (chimie des précurseurs de la vie) était née. Très vite, ses progrès ont été
impressionnants. Ils ont, aussi,
paradoxalement, montré les limites de la voie ouverte par Miller. Si, grâce à lui, les
connaissances ont considérablement
progressé, les avancées expérimentales piétinent et les inconnues sont plus nombreuses,
encore, qu'en 1953...
SEULE certitude : la vie est apparue très tôt. Alors que l'âge de la Terre (et du système
solaire) est estimé à 4,5 milliards
d'années, on a trouvé des fossiles de bactéries de 3,5 milliards d'années. Et les plus vieux
sédiments connus (3,85 milliards
d'années) contiennent du carbone dont la composition isotopique (rapport entre les
différents types d'atomes) laisse supposer
une origine biologique, explique André Brack, directeur du centre de biophysique
moléculaire du CNRS à Orléans.
Mais la composition de l'atmosphère primitive imaginée par Oparin et Miller est
contestée. La plupart des géophysiciens estiment désormais qu'elle était constituée surtout
de gaz carbonique, d'azote et de vapeur d'eau, et contenait probablement assez peu de
méthane et d'ammoniac (l'oxygène est apparu bien plus tard, fabriqué par les premiers
micro-organismes capables de photosynthèse). Stanley Miller défend néanmoins son
point de vue, soutenu notamment par Leslie Orgel, du Salk Institute de La Jolla, autre
pionnier de la chimie prébiotique. On n'a, en fait, aucune certitude et, affirme ce dernier,
les résultats de l'expérience de Miller constituent une indication par défaut. « J'ai du mal à
croire, dit-il, qu'il puisse s'agir d'une
coïncidence ou d'une fausse piste laissée par un Créateur malicieux. »
On sait, en revanche, que la chimie prébiotique mise en évidence par Miller n'est pas
spécifique à la Terre. De nombreuses
molécules organiques ont été détectées dans les nuages interstellaires, et l'analyse d'une
météorite tombée en 1969 à
Murchinson, en Australie, a révélé la présence de huit des vingt acides aminés constitutifs
du vivant. Ces « briques
élémentaires » de la vie pourraient parfaitement avoir été délivrées en abondance par le
bombardement intense de météorites
que toutes les planètes du système solaire ont subi il y a quatre milliards d'années. « Cela
élargit la possibilité d'existence
de la vie au-delà de la Terre », se réjouit André Brack.
Enfin, la découverte de bactéries apparemment très anciennes à proximité de sources
hydrothermales, dans les grands fonds
océaniques, a donné naissance à une troisième hypothèse. En 1988, l'Allemand Gunther
Wachtershauser a proposé un
scénario révolutionnaire susceptible de s'être déroulé dans ce genre de milieu riche en gaz
et minéraux d'origine volcanique.
Selon lui, le premier « organisme » serait, en fait, une simple molécule qui s'est fixée sur
certaines surfaces minérales (des
pyrites) où elle serait devenue capable d'assimiler le carbone du gaz carbonique par
réaction avec l'hydrogène sulfureux. La
température, parfois supérieure à 300 degrés, du fluide émis par ces sources
hydrothermales semble trop élevée à certains
pour permettre le développement d'une quelconque chimie prébiotique. Mais une équipe
japonaise de l'université de Nagaoka
a réussi (avec la coopération d'André Brack) à obtenir une molécule organique complexe
(de l'hexaglycine) dans un appareil
reproduisant les conditions de leurs environs immédiats.
Les chercheurs sont donc désormais confrontés à un trop -plein d'hypothèses. En fait,
estime Orgel, conciliant, « si aucune
des trois théories n'est vraiment concluante, on ne peut en rejeter aucune. Pourquoi ne pas
imaginer que plusieurs
sources ont participé à l'émergence de la vie ? ». Pourquoi pas, en effet. L'ennui, c'est
qu'un nombre croissant de
biochimistes contestent l'idée même qu'elle ait pu naître d'une « soupe prébiotique »,
quelle qu'en soit l'origine. Antoine
Danchin, directeur de recherches à l'Institut Pasteur, est de ceux-là. Selon lui, la
production massive de molécules organiques,
observée un peu partout et mise en évidence par Stanley Miller, prouve que « la
cosmologie n'interdit pas la chimie du
carbone », mais rien de plus. De nombreuses molécules essentielles à la vie manquent à
l'appel. Et, souligne-t-il, celles qui
apparaissent sont souvent très instables dans l'eau. Enfin, la prolifération de molécules
très semblables dans cette « soupe » en
fait un « mélange empoisonné » qui s'oppose au développement des substances
souhaitées.
Comme Gunther Wachtershauser, Antoine Danchin est persuadé que les premiers
éléments de la vie se sont formés à la
surface des pierres. Le premier à émettre cette théorie fut le cristallographe britannique
Desmond Bernal qui estima, dans les
années 50, que la structure particulière des cristaux d'argile avait pu servir de catalyseur,
agissant comme un « moule » pour
favoriser les bonnes réactions et guider l'assemblage des acides aminés. Si elle doit être
confortée par l'expérimentation, cette
« chimie des surfaces » séduit les chercheurs qui peinent à comprendre comment les «
briques élémentaires » se sont
progressivement organisées.
Il y a quinze ans seulement, ces derniers ne savaient même pas par où commencer. Dans
la cellule, en effet, les protéines sont
élaborées conformément au « code » porté par les gènes de l'ADN (acide
désoxyribonucléique), lui-même transmis par
l'ARN (acide ribonucléique) qui sert de messager. Mais ce système a besoin des protéines
pour fonctionner. Problème : qui
est apparu le premier ? Ce dilemme classique « de l'oeuf et de la poule » a pu être résolu
en 1983, quand Thomas Cech et
Sidney Altman ont montré (ce qui leur valut le prix Nobel en 1989) que l'ARN pouvait
aussi se comporter comme une
protéine.
Les chercheurs sont désormais persuadés que c'est l'ARN qui a joué le rôle d'éclaireur de
la vie. Mais ils n'en sont pas plus
avancés pour autant car ce fichu acide ribonucléique refuse obstinément de se former
dans des conditions simples, compatibles avec celles de la Terre primitive. Le
Britannique Graham Cairns-Smith a suggéré que l'argile, dont les cristaux sont capables
de se répliquer, a pu servir de modèle, de matrice, les acides nucléiques ayant ensuite
réalisé un « coup d'Etat génétique » en prenant le dessus quand ils sont devenus capables
de se passer de leur support minéral. Mais cette même idée séduisante ne semble pas
suffisante pour justifier l'apparition d'une molécule aussi performante que l'ARN.
Nombre de chercheurs estiment désormais que « quelque chose de plus simple », voire,
pour certains, un organisme vivant d'une forme différente de ceux que nous connaissons,
a dû précéder ou accompagner l'apparition de l'ARN. « La vie a pu connaître des tours et
des détours dont nous n'avons pas la moindre trace », reconnaît Marie-Christine Maurel,
maître de conférences à l'université Paris-VI et chercheur à l'Institut Jacques-Monod. Si
c'est le cas, les biochimistes risquent de rater un épisode en partant des molécules
prébiotiques pour reconstituer le scénario des débuts de la vie.
« Il faut bien reconnaître que nous n'y comprenons rien », lance l'un d'eux. La situation
ressemble donc furieusement à une impasse. Pour s'en sortir, les scientifiques se sont
lancés dans des recherches tous azimuts. Dans cette optique, Leslie Orgel et André Brack
ont obtenu, en 1975, des chaînes d'acides aminés plus simples que l'ARN mais capables
de s'auto-organiser.
André Brack a montré, en 1985, que ces « petits robots chimiques » étaient capables de
couper des acides nucléiques, une
réaction fondamentale dans le fonctionnement des cellules. Le Suisse Albert
Eschenmoser a réussi à synthétiser un analogue
de l'ARN qui, paradoxalement, s'est révélé plus stable que « le vrai » !
MARIE-CHRISTINE MAUREL et quelques autres pratiquent, pour leur part, la «
sélection d'ARN in vitro » qui
consiste à faire se multiplier et muter des molécules afin de voir comment elles peuvent
évoluer, avec l'espoir de « faire
resurgir quelque chose ayant pu exister dans le passé ». Car, elle en est persuadé, le secret
de l'apparition de la vie, c'est
l'évolution. Une sorte de darwinisme avant la lettre appliqué aux molécules. Antoine
Danchin part d'une idée similaire quand il
se propose de remonter le passé à partir de l'étude des cellules actuelles. Certaines de
leurs fonctions, qui ne semblent pas
d'une utilité évidente aujourd'hui, pourraient être des résidus fossiles de l'évolution du
vivant. « Aucun chimiste n'imaginerait
des solutions aussi aberrantes pour la chimie du vivant. Sans doute est-ce là une trace de
l'histoire », estime-t-il.
Une solution alternative est aussi... d'aller voir ailleurs. Sur Mars où des conditions
identiques à celles de la Terre primitive
semblent avoir régné il y a quelque 3 milliards d'années ; sur Titan (un satellite de
Saturne) ou sur Europe (satellite de Jupiter),
susceptibles, eux aussi, de présenter des conditions éventuellement favorables à une
certaine forme de vie. André Brack n'ose
pas trop espérer y découvrir des cellules, même fossilisées. « Mais ce serait déjà
formidable d'y trouver une prolifération
anormale d'un certain type de molécule, explique-t-il. Cela nous éclairerait sur
l'enchaînement de réactions
susceptibles d'aboutir à l'ARN, même si le processus s'est arrêté avant l'apparition de la
vie, ou s'il a évolué
différemment de ce qui s'est passé sur Terre. »
Les responsables du domaine spatial, soucieux de justifier la poursuite de programmes
d'exploration coûteux, ont compris l'impact que cette quête des origines de la vie pouvait
avoir sur le public et les politiques. La NASA fournit la quasi -totalité du budget de
recherche de Stanley Miller, Leslie Orgel et de leurs collègues américains, et André
Brack est financé par le Centre national d'études spatiales. Malgré cela, « ce n'est pas un
domaine où l'on peut faire carrière, estime Leslie Orgel. Ces travaux qui ne relèvent que
de la curiosité sont plutôt à réserver aux scientifiques déjà établis ». « Je suis seul à m'y
consacrer dans mon labo, et mes collègues pensent que je m'amuse », renchérit un
chercheur français.
Car tout le monde est conscient qu'il s'agit là de recherches quasiment sans espoir. « Nous
n'arriverons jamais à reconstituer tout le film jusqu'aux origines, estime Marie-Christine
Maurel. Mais notre démarche nous permet de progresser dans la compréhension du
vivant et de ses mécanismes. » Et puis, ajoute-t-elle, certains travaux comme la sélection
d'ARN in vitro pourraient trouver des applications pharmaceutiques. C'est peut-être pour
cela que la situation de ces chercheurs de l'impossible évolue un peu, en France au moins.
Marie-Christine Maurel occupe depuis deux ans à l'université Paris-VI un poste, sans
doute unique au monde, de professeur sur les origines de la vie. Et le CNRS a créé
récemment deux postes de chimiste consacrés à l'étude de l'évolution prébiotique...
Plein soleil sur le billard cosmique
Mis à jour le mardi 3 août 1999
LE plus difficile, se souvient-il, ça a été d'y croire : « Pouvions-nous faire confiance à
nos instruments ? Nous avons
interrogé discrètement un spécialiste, membre d'une équipe réputée de l'université
d'Arizona. Il est, d'abord, parti d'un
énorme éclat de rire. Mais le lendemain, après avoir lu attentivement le compte rendu de
nos travaux, il nous
reprochait d'avoir trop attendu avant de le publier ! » Michel Mayor, directeur de
l'observatoire de Genève, n'a rien d'un agitateur. C'est presque par inadvertance qu'il a
semé le trouble dans la communauté astronomique mondiale en 1995 en annonçant avoir
détecté, avec son coéquipier Didier Queloz, une planète située hors du système solaire.
Une planète stupéfiante, première d'une longue liste dont les caractéristiques apparaissent
comme un défi aux théoriciens.
Depuis longtemps, pourtant, la plupart des astronomes étaient déjà persuadés que le
système solaire n'est sans doute pas un cas unique. En effet, dans la théorie qui décrit leur
naissance, les planètes apparaissent comme « un sous-produit » presque obligé de la
formation du Soleil. Or ce dernier n'est qu'une étoile banale parmi 100 milliards d'autres
dans notre galaxie, et les galaxies se comptent par centaines de milliards dans l'univers. Il
n'y a donc strictement aucune raison que le même scénario ne se soit pas reproduit
ailleurs. Il n'en reste pas moins que personne ne croyait à la possibilité de détecter ces
planètes extrasolaires avant longtemps, même avec les instruments les plus modernes. A
commencer par Michel Mayor, qui, au départ, ne s'y intéressait d'ailleurs pas.
Au début des années 70, il étudiait le mouvement des étoiles au sein des bras spiraux des
galaxies. « Mais les mesures étaient longues, fastidieuses, et les instruments relativement
inefficaces », se souvient-il. Il décide alors de perfectionner un appareil mis au point par
un collègue américain. Le spectromètre Doppler Coravel, qu'il réalise avec l'aide d'un
technicien de l'observatoire de Marseille, Roger Baranne, se révélera quatre mille fois
plus performant que les instruments utilisés jusqu'alors pour mesurer la vitesse de
déplacement des étoiles !
« Cela m'a ouvert un nouveau domaine de recherche sur des sujets encore en friche »,
dit-il. La sensibilité de Coravel en fait un instrument de choix pour l'étude des systèmes
doubles (une étoile en orbite autour d'une autre), car il est capable de mesurer les
perturbations produites sur l'étoile principale par son « compagnon » ; de très légers
déplacements périodiques à partir desquels il est possible de calculer l'orbite et la masse
de ce dernier. Dès 1989, il détecte ainsi une « naine brune » autour d'une étoile analogue
au Soleil. Trop peu massives pour que des réactions thermonucléaires puissent se
déclencher en leur sein, les naines brunes sont de petites étoiles qui ne brillent pas et sont
donc très difficiles à détecter.
Ce premier résultat encourage Michel Mayor et André Baranne à perfectionner encore
leur matériel. En 1993, Elodie, trente fois plus sensible que Coravel, est monté sur le
télescope de 193 centimètres de Saint-Michel-de-Provence. De quoi, cette fois, « flirter
avec les planètes », pense Michel Mayor. Mais les plus petites naines brunes sont quand
même dix fois plus massives que Jupiter, la géante du système solaire. Et cette dernière
est bien trop éloignée du Soleil pour avoir sur lui des effets détectables par Elodie.
L'espoir est donc très mince. D'autant plus qu'une équipe canadienne vient d'achever une
campagne de dix ans d'observation de vingt-cinq étoiles de type solaire, sans résultat.
Pour se donner une chance d'aboutir, Michel Mayor décide d'en scruter
systématiquement cent quarante-deux, pendant plusieurs années. Mais il s'attend surtout à
trouver d'autres naines brunes.
Dès les premiers mois de sa mise en service, alors que sa période d'échantillonnage n'est
même pas terminée, Elodie détecte des oscillations dans la lumière émise par 51-Pégase.
« Nous avons d'abord cru à un problème technique », se souvient l'astronome suisse. Il
lui faut, pourtant, se rendre à l'évidence : cette étoile, située à 40 années-lumière de la
Terre, avance et recule très légèrement avec une belle régularité. En janvier 1995, les
mesures sont suffisantes pour calculer les caractéristiques du compagnon responsable de
ce minuscule mouvement de Yo-Yo. Sa masse est comprise entre 0,5 et 2 fois celle de
Jupiter, et il fait le tour de son étoile en 4,2 jours seulement, ce qui signifie qu'il en est
très proche : 5 centièmes de la distance Terre-Soleil !
C'est invraisemblable, totalement incompatible avec tout ce que l'on sait du système
solaire. Au point que Michel Mayor et son équipe éprouvent le besoin de faire une
seconde campagne d'observations avant d'annoncer leur découverte fin août. Au grand
dam de Geoffrey Marcy et de Paul Butler, de l'université de San Francisco, qui avaient
entrepris le même genre de mesures, avec un matériel similaire. Très vite, les deux
Américains vérifient et confirment les résultats de leurs collègues suisses. « Ce fut une
vraie folie, se souvient Michel Mayor. Les fax s'entassaient, venus de tous les journaux
du monde. » La frénésie médiatique n'a d'égale que celle de la communauté des
astronomes, qui se rue dans la brèche ainsi ouverte.
Depuis, une course de vitesse s'est engagée entre plusieurs équipes, dont celles de Mayor
et de Marcy, qui vient de marquer un joli point sur son rival et ami en annonçant, en avril,
la première détection d'un système de trois planètes en orbite autour d'Upsilon
Andromedae, une étoile de type solaire située à 44 années-lumière de la Terre. Dès la fin
de cette année, le télescope spatial Hubble consacrera une partie de son temps
d'observation à ces nouvelles recherches.
DES détecteurs vont être montés sur les nouveaux télescopes terrestres géants, comme le
Very Large Telescope (VLT) européen, en cours d'installation. Des projets à plus long
terme d'observatoires spatiaux français (Corot), européen (Darwin) ou américains (SIM
et TPS) sont envisagés. Selon Jean Schneider, qui, à l'observatoire de Paris-Meudon, s'est
consacré à ce domaine, ces futurs instruments pourraient aboutir « avant 2005 » à la
détection de planètes nettement plus petites, similaires à la Terre, et donc éventuellement
propices au développement d'organismes vivants.
En attendant, la découverte de vingt planètes extrasolaires a été vérifiée et confirmée
depuis quatre ans. Ces nouvelles venues stupéfient déjà les astronomes par leur étrangeté.
Quatorze d'entre elles sont plus grosses que Jupiter (lui-même 318 fois plus massif que la
Terre). Elles sont pour la plupart très proches de leur étoile, et leur orbite est le plus
souvent très elliptique et excentrique, à la différence de celles, plutôt circulaires, de la
Terre et de ses « soeurs ». Certes, les dispositifs de Mayor, de Marcy et des autres
seraient incapables de détecter un cortège planétaire analogue au nôtre, et rien ne permet
donc d'affirmer que notre système solaire est unique. Mais force est de reconnaître que,
pour l'instant, il fait plutôt exception.
Cela est très gênant dans la mesure où c'est lui qui, faute d'autre référence, a servi de
modèle pour les recherches sur la formation des planètes. Les chercheurs doivent donc
revoir leur copie en urgence pour l'adapter aux réalités nouvelles. Pas de chance : ils
venaient juste de se mettre à peu près d'accord sur un scénario, après plusieurs siècles
d'empoignades théoriques où la philosophie et la politique semblaient parfois polluer un
peu le débat scientifique.
C'est Descartes qui « a été le premier à proposer une théorie scientifique de l'origine du
système solaire » en suggérant que les étoiles et les planètes naissent au sein de «
tourbillons » qui peuplent l'univers, explique l'astrophysicien français André Brahic. Kant
et surtout Laplace développeront cette idée un siècle plus tard en élaborant, chacun de
son côté, une théorie qui explique la formation du Soleil et des planètes à partir d'une «
nébuleuse primitive » (ou « primordiale ») qui s'est contractée sous l'effet des forces de
gravitation.
Le modèle actuel des astrophysiciens a repris et précisé cette conception qui,
paradoxalement, n'a pu s'imposer véritablement qu'à partir des années 50. Au début du
XXe siècle, en effet, la majorité de la communauté astronomique préférait la théorie «
catastrophiste » défendue par les Britanniques, qui perpétuaient ainsi une idée de Buffon :
les planètes se seraient formées par refroidissement d'un lambeau de matière arraché au
Soleil par une étoile (Buffon parlait, lui, d'une comète) qui l'aurait frôlé.
Philosophiquement, ce modèle présentait, pour certains, l'avantage de faire du système
solaire et de la Terre un exemple probablement unique. Scientifiquement, il apparaissait
plus simple. L'évolution d'une nébuleuse vers un système planétaire posait, en effet, des
problèmes que la science de l'époque n'était pas encore capable de résoudre, explique
André Brahic. Mais les progrès de la physique des fluides et de la thermodynamique ont
entraîné, à la fin des années 30, l'abandon progressif de la théorie catastrophiste au profit
de celle de la nébuleuse, défendue par l'école française.
On pense aujourd'hui que le système solaire est né d'un gigantesque nuage de gaz et de
poussières qui s'est effondré sur lui-même. Cet effondrement a créé, au centre, une
densité de matière et une température suffisantes pour que des réactions thermonucléaires
s'allument, donnant naissance au Soleil, il y a environ 4,5 milliards d'années. Mais une
partie de la nébuleuse (quelques pour cent seulement) est restée autour de la nouvelle
étoile, sous forme d'un disque, qui tournait avec elle. C'est dans ce disque que des grains
sont apparus, qu'ils se sont agglomérés au rythme de leurs collisions, pour donner (en une
cinquantaine de milliers d'années seulement) des « planétésimaux » de quelques centaines
de kilomètres de diamètre, autour desquels se sont formées les planètes rocheuses
(Mercure, Vénus, la Terre et Mars) ou gazeuses (Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune).
La description peut impressionner. Pourtant, le processus de croissance de ces noyaux de
planète est encore mal compris. Jusqu'à 1990, explique André Brahic, une polémique a
opposé l'école soviétique, qui défendait une évolution « plutôt égalitaire », où tous les
planétésimaux se développent au même rythme, et l'école américaine, « plus libérale »,
pour qui quelques noyaux plus forts ont peu à peu attiré tous les autres ! La fin de la
guerre froide a vu naître, avec la participation des Français, un compromis dans
l'élaboration duquel le progrès des méthodes d'investigation et de calcul a, évidemment,
joué un rôle plus important que l'idéologie. Il n'en reste pas moins que de nombreuses
inconnues subsistent. « Les ordinateurs, même les plus performants, ne peuvent pas
intégrer tous les paramètres qui entrent en jeu dans ces processus », souligne André
Brahic.
NOUVELLEMENT découvertes, les planètes extrasolaires viennent encore compliquer
le tableau. L'énigme principale est leur incroyable proximité avec leur étoile. Il est
physiquement impossible qu'elles se soient formées là. Elles ont donc dû se déplacer par
la suite. « Dès 1980, les Américains Peter Goldreich et Scott Tremaine avaient suggéré
que Jupiter n'était peut-être pas né où il se trouve actuellement et que les planètes géantes
pouvaient migrer vers leur étoile, rappelle Michel Mayor. Mais personne n'avait pensé
qu'elles pouvaient s'en approcher aussi près sans dommage. »
La demi-douzaine d'équipes qui disposent de modèles informatiques simulant le
mouvement des planètes expérimentent toutes ces possibilités nouvelles. « Nous avons
déjà pu montrer que, dans notre système solaire, si Jupiter était plus gros ou s'il migrait
beaucoup plus près du Soleil qu'il n'est actuellement, il sèmerait une pagaille monstre,
explique André Brahic. Toutes les planètes ficheraient le camp dans une incroyable partie
de billard cosmique. » Ce premier résultat pourrait apporter un début d'explication aux
orbites très excentriques et au nombre réduit de planètes de ces systèmes exotiques.
Les Américains Jacques Lissauer (centre Ames de la NASA) et Douglas Lin (université
de Californie, Santa Cruz) ont, de leur côté, testé la stabilité du système à trois planètes
découvert par Marcy et Butler autour de l'étoile Upsilon Andromedae, et étudié ce que
ces nouvelles données impliquent pour la formation des systèmes planétaires. «
L'impression générale est qu'aucune combinaison n'est à exclure a priori et que les
modèles seront donc très difficilement vérifiables », estime Jean Schneider.
Conclusion : tout est désormais ouvert, et d'autres surprises de taille sont probablement à
attendre des nouvelles découvertes à venir. Le remaniement qui s'annonce pourrait être
profond. Grâce aux sondes interplanétaires, « nous en avons plus appris sur les planètes
en moins d'une génération qu'au cours des quarante siècles qui ont précédé », rappelle
André Brahic. Cette aventure scientifique à laquelle il a activement participé a rendu
l'astrophysicien français très prudent. « Une des grandes leçons de l'exploration du
système solaire est la prise de conscience de l'extrême diversité des objets et des
phénomènes physiques observés, dit-il. On peut même se demander si l'ambition de tout
expliquer par une seule théorie ou un seul mécanisme est vraiment raisonnable... » Les «
nouvelles frontières » atteintes aujourd'hui pourraient bien renforcer ce scepticisme.
Jean-Paul Dufour
Jean-Paul Dufour
De la grosseur des vaches sphériques
Mis à jour le vendredi 6 août 1999
UN ingénieur, un physicien et un cosmologiste sont dans un pré, face à une vache dont ils
veulent calculer le volume. Pour résoudre ce délicat problème, le premier propose de
découper le bovidé en morceaux élémentaires, plus faciles à mesurer. « Si nous avions
une piscine, nous pourrions y plonger l'animal et évaluer la quantité d'eau qui déborde »,
suggère le deuxième. Le dernier balaie d'un geste auguste ces solutions complexes. «
Imaginons, dit-il, que la vache est une sphère. Il suffit d'en trouver le rayon... » Colportée
par les cosmologistes eux-mêmes, l'histoire décrit bien le solide pragmatisme dont
doivent faire preuve ces chercheurs de l'extrême. Etudier la genèse et l'évolution d'un
univers dont les dimensions dépassent l'entendement semble relever de la « mission
impossible ». Pour y parvenir, ils ont adopté une stratégie de simple bon sens : avancer
pas à pas. Se construire une image mentale, un « modèle », à partir des quelques rares
données dont ils disposent ; tenter ensuite de le vérifier, de l'enrichir peu à peu en
utilisant toutes les ressources de l'observation astronomique et de laphysique. Quitte à
l'abandonner pour un autre s'il est invalidé par l'avancée des connaissances.
C'est ainsi qu'est née la fameuse théorie du Big Bang. C'est ainsi qu'après une quarantaine
d'années de bons et loyauxservices, elle semble aujourd'hui vaciller sur ses bases...
L'élaboration de ce modèle, qui (très schématiquement) décritl'origine de l'univers
comme une gigantesque « explosion », a marqué l'irruption de la science dans un débat
qui, jusqu'alors, semblait relever essentiellement du domaine de la métaphysique ou de la
religion. Paradoxalement, c'est un ecclésiastique, l'abbé Georges Lemaître, qui, à la fin
des années 20, franchit le premier pas. Professeur de mathématiques à Bruxelles, il nevoit
« aucun conflit entre la science et la religion ». Ses origines bourgeoises - son père était
verrier à Louvain et sa mèrel'héritière d'un brasseur - lui permettaient de satisfaire sa
curiosité dévorante. Lors d'un voyage aux Etats-Unis, il s'intéresseaux travaux de
l'astronome Vesto Slipher. Etudiant les « nébuleuses spirales » (on ne savait pas encore
qu'il s'agissait degalaxies), ce dernier avait remarqué que la lumière qu'elles émettent est
systématiquement « décalée vers le rouge ». Unemanifestation de « l'effet Doppler »,
celui-là même qui, dans le domaine sonore, fait paraître de plus en plus grave le
klaxond'une voiture qui s'éloigne à grande vitesse. On comprit ainsi que ces « nébuleuses
» fonçaient vers l'infini. Plus tard, leBritannique Edwin Hubble démontra que, plus elles
étaient lointaines, plus leur vitesse était élevée, preuve que l'univers est en expansion.
L'abbé Lemaître fut le premier à relier ces observations avec la théorie de la relativité
générale, énoncée par Einstein en 1916. Dans un article publié en 1927, il expliqua que,
si l'on remonte le temps jusqu'à l'origine d'un univers en expansion, on aboutitforcément à
« l'atome primitif » ; « un jour sans hier » où toute la matière et l'énergie sont
concentrées en un point. Cescénario d'une (apparente) simplicité biblique servira de point
de départ à toute la cosmologie moderne. Il en est, en quelquesorte, la « première vache
sphérique ». Malheureusement, l'ecclésiastique belge est trop en avance sur son temps. Il
faudraattendre la fin des années 40 pour que les avancées de la physique permettent une
vérification de son modèle. GeorgeGamow, physicien russe émigré aux Etats-Unis, prédit
alors que si, conformément à l'idée de Lemaître, l'Univers a été trèschaud et très dense
dans un passé lointain, la trace de cette « explosion primitive » doit être détectable
aujourd'hui sous formed'un « rayonnement fossile ». Mais, cette fois, ce sont les
instruments qui manquent pour aller plus loin. Ce rayonnement nesera détecté qu'en 1965
- trente-huit ans après l'article de l'abbé Lemaître ! Arnold Penzias et Robert Wilson,
ingénieurs deslaboratoires Bell aux Etats-Unis, le captent fortuitement en calibrant une
antenne très sensible destinée à suivre l'un despremiers satellites.
DEPUIS, la machine s'est emballée. L'avènement des technologies spatiales a permis
d'obtenir plusieurs autres indicesspectaculaires. On a pu, notamment, mesurer les
quantités moyennes d'hydrogène et d'hélium dans l'univers ; deux gaz quiproviennent, en
principe, de l'« explosion primordiale ». Leur proportion correspond très exactement à
celle que lesphysiciens obtiennent par le calcul. Enfin, le satellite américain COBE a
détecté, en 1989, de très légères fluctuations dans le « fonds de rayonnement
cosmologique » détecté par Penzias et Wilson. Prévues, elles aussi, par la théorie, elles
sont liées àl'existence des grands amas galactiques de l'univers.
Aujourd'hui, le Big Bang - que ses utilisateurs appellent « le modèle standard » - reste
l'instrument de travail favori de laquasi-totalité des cosmologistes. « A condition de bien
s'entendre sur sa définition, insiste François Bouchet, de l'Institut
d'astrophysique de Paris. Ce modèle dit que l'univers est actuellement en expansion et
qu'il a été très chaud dans lepassé. Rien de plus. » Car de sérieux points noirs subsistent.
S'ils sont capables, grâce à la physique des hautes énergies, de
décrire et d'expliquer la naissance, la vie et la mort des étoiles, les astrophysiciens sont
encore loin d'avoir percé les mystères
du mode de formation et d'évolution des galaxies. Il leur faudrait, pour cela, résoudre une
énigme de taille : celle de la « matière sombre ». Les calculs effectués sur des ordinateurs
géants à partir des lois élémentaires de la mécanique céleste
montrent, en effet, que les galaxies et les grandes structures qui les rassemblent (les amas
galactiques) devraient, normalement, s'être dispersées depuis longtemps. A moins que
n'existe en leur sein une « matière sombre » (ainsi baptisée parce que
personne ne l'a encore vue) qui devrait représenter... 70 à 90 % de la masse totale de
l'univers !
Nécessaire pour tenir les galaxies ensemble, l'effet gravitationnel (phénomène qui fait
s'attirer deux objets massifs) produit parcette matière inconnue conditionne aussi la
destinée future de l'Univers. Selon son intensité, l'expansion consécutive àl 'explosion
initiale pourrait tout aussi bien se poursuivre et s'accélérer que ralentir pour tendre vers
l'équilibre, ou s'inverser jusqu'au « Big Crunch », un Big Bang à l'envers. Les théoriciens
ont envisagé toutes les formes que pourrait prendre cette matière sombre. Celle-ci devrait
être constituée surtout de particules encore inconnues et plus ou moins mobiles. Ils ont
modélisé sur ordinateur la manière dont les grandes structures de l'Univers devraient
évoluer dans chacun des cas et confronté leurs résultats avec la réalité. En moins de trente
ans, trois modèles ont ainsi été testés. Aucun ne cadre vraiment avec les observations. On
en était là quand, pendant l'été 1998, de nouvelles séries de mesures sont venues encore
brouiller les cartes.
Régulièrement, les astronomes refont les mesures effectuées assez grossièrement par
Hubble en 1929. Cela permet d'affinerles modèles qui permettent d'estimer l'âge de
l'Univers et de prédire son évolution. Chaque progrès dans les méthodes
d'observation entraîne une nouvelle campagne de mesures. Cette fois, deux équipes
internationales dirigées respectivementpar l'Américain Saul Perlmutter et l'Australien
Brian Schmidt avaient entrepris, d'évaluer le décalage vers le rouge non pas de
galaxies, mais de supernovae. Des étoiles en fin de vie qui explosent en émettant une
quantité phénoménale de lumière. Cellessur lesquelles les deux hommes avaient jeté leur
dévolu - les supernovae de type 1 a - présentent le double avantage d'avoir
une luminosité constante et d'être très lointaines. Elles devaient donc fournir des résultats
d'une précision jamais atteinte. Maiselles sont rares : il en apparaît, en moyenne, une par
galaxie et par siècle. Leur « flash » devant être analysé dans les trois
semaines, leur étude systématique exige des détecteurs très sensibles, montés sur des
télescopes géants et doublésd'ordinateurs capables de dépouiller très rapidement des
images contenant des milliers de galaxies. Cela n'est possible que
depuis peu. « Au départ, notre objectif était surtout de mesurer le paramètre de
décélération », se souvient Reynald Pain, physicien français qui travaille depuis six ans
avec Saul Perlmutter. C'est-à-dire de conforter l'intime conviction de la majorité des
cosmologistes : l'expansion de l'Univers ralentit.
La stupéfaction est donc générale quand les deux équipes constatent que l'éclat des
supernovae est inférieur de 15 % à 20 %à ce qu'il devrait être. Cela signifie qu'elles sont
nettement plus éloignées que leur vitesse et leur accélération actuelle ne le laissent
prévoir. Explication la plus plausible : « Contrairement à ce que l'on croyait, l'expansion
de l'univers ralentissait dans le passé, mais elle s'accélère depuis 4 milliards à 5 milliards
d'années », lance Reynald Pain. Cela ne peut pas s'expliquer par la seule action des forces
de gravitation, matière sombre ou pas. Il faut trouver autre chose. A moins que les
supernovae ne soient pas aussi stables qu'on le pense. Ou que les résultats des
observations ne soient biaisés par un phénomène parasite indétecté. Sans attendre, les
cosmologistes se sont lancés sur cette « piste chaude » qui défie leur théorie. Ils
s'attachent à modifier leurs modèles, avancent des explications. Ils évoquent notamment
une « énergie du vide », mystérieuse « énergie sombre » qui contrecarrerait la
gravitation.
Les nouveaux instruments et satellites à venir aideront peut-être à lever quelques
incertitudes d'ici quatre ou cinq ans. « Nous vivons un moment très important, se réjouit
François Bouchet. Tout cela pourrait aussi bien se dégonfler comme une baudruche que
donner naissance à une nouvelle cosmologie. » Cette nouvelle cosmologie, ils sont
quelques-uns à la préparer depuis une bonne vingtaine d'années. Une poignée de brillants
physiciens russes et américains dont les plus connus sont Alexei Starobinsky et Andréi
Linde, Alan Guth et Stephen Hawking. Leurs collègues astronomes les considèrent avec
un mélange de respect et de méfiance. Leurs théories sont à peu près aussi invérifiables
qu'elles sont fascinantes. En dépit des spectaculaires observations qui semblent confirmer
sa réalité, le Big Bang n'a jamais emporté l'adhésion de ces francs-tireurs.
Les calculs effectués à partir des lois de la physique des particules ne permettent pas,
selon eux, de rendre compte de l'état actuel de l'univers. « Le ”Bang“
n'explique pas pourquoi l'univers est aussi big, lance Andréi Linde. Il n'explique pas non
plus pourquoi il est inhomogène à l'échelle des galaxies et remarquablement homogène
au-delà... »
Depuis 1990, Andréi Linde poursuit à l'Université américaine Stanford les travaux qui
l'ont amené à proposer, conjointement
à son concurrent et ami américain Alan Guth, la théorie de l'inflation. Faisant appel à «
l'énergie potentielle du vide » portée par des « champs scalaires » (des notions forgées
pour la physique des particules), cette théorie dit que l'Univers a connu au tout début une
phase d'inflation extrêmement rapide qui, en une minuscule fraction de seconde, l'a
amené à dépasser très largement la taille qu'il semble avoir actuellement (celle que nous
pouvons observer). C'est ensuite seulement qu'il serait devenu très chaud et aurait
continué à évoluer selon les conditions décrites par le Big Bang.
POUSSANT plus loin ses calculs, Andréi Linde s'est aperçu que ce modèle impliquait
l'apparition, à très grande distance, de fortes instabilités susceptibles de susciter de
nouvelles inflations. D'autres « univers bulles » se formeraient donc constamment.
Dans ces mondes parallèles, indétectables depuis le nôtre, les lois physiques pourraient
être différentes de celles que nous connaissons « chez nous ». « Ce n'est pas une
invention de ma part. C'est arrivé sans que je le cherche, imposé par le calcul », jubile le
physicien russe, qui se dit fasciné à l'idée que l'Univers n'a peut-être « ni commencement
ni fin » et puisse « essayer de lui-même en permanence toutes les combinaisons
possibles pour faire un monde ».
Certains astronomes ne cachent pas - en privé - que, pour eux, ces champs scalaires sont
bien commodes et ressemblent furieusement aux « épicycles » qui étaient ajoutés au
système géocentrique de Ptolémée de description de l'univers avant Copernic pour le
faire « coller » avec les observations. « Les champs scalaires sont tout à fait familiers aux
physiciens des hautes énergies, proteste Andréi Linde . Ils en constatent couramment les
effets dans les expériences menées sur les accélérateurs. » Pour l'instant, estime-t-il, seule
la théorie de l'inflation rend compte de toutes les observations. « Il n'y a pas
d'alternative. »
Pas d'alternative, certes, mais pas, non plus, de preuves vérifiables de son exactitude. «
C'est vrai, reconnaît le physicien russe. Nous sommes dans la position du détective qui ne
disposerait que d'un faisceau de présomptions. Une seule indication matérielle irréfutable
pourrait remettre en cause tout le raisonnement. » Mais, sourit-il, tout ne serait pas perdu.
« Le modèle de l'inflation est fondé sur celui des particules élémentaires qui, lui-même,
évolue rapidement. » Chez les physiciens comme chez les astronomes, les « vaches
sphériques » ont, visiblement, encore de beaux jours devant elles...
Jean-Paul Dufour
Le Monde daté du samedi 7 août 1999
Les bactéries, maîtresses des secrets de l'évolution
Mis à jour le jeudi 5 août 1999
C'EST «une machine darwinienne». L'appareil, qui ne paie pas de mine, fonctionne grâce
à «une plomberie assez simple du genre de celle des distributeurs de café que l'on trouve
dans la plupart des entreprises», explique l'un de ses inventeurs, Philippe Marlière,
responsable du groupe chimie-biologie à l'Institut Pasteur. Mais c'est un « breuvage » très
particulier qui circule dans ses tuyauteries. Un bouillon de culture dont les microbes - des
escherichia coli - ont été torturés par ces nouveaux Frankenstein de la biologie. Livrés à
eux-mêmes, ils seraient irrémédiablement condamnés. La machine fait plus qu'assurer
leur survie : elle accélère considérablement leur vitesse de reproduction. Conçu par la
firme privée Evologic, qui l'exploite à Constance (Allemagne), ce prototype a déjà
permis de «fabriquer» une bactérie capable de se passer d'une
protéine indispensable à tous les autres êtres vivants. «Une nouvelle forme de vie,
inconnue dans la nature», précise fièrement Philippe Marlière.
«Les organismes vivants évoluent à la manière d'un avion qui serait modifié en vol, sans
plan préalable, explique le biologiste. Le crash, en l'occurrence l'élimination par sélection
naturelle, sanctionne les mutations qui provoquent d'abord un affaiblissement. En
laboratoire, nous pouvons donner leur chance aux canards boiteux. Nous ouvrons à
l'évolution des voies que la nature leur a fermées.» Pour l'instant, quand elles survivent,
les bactéries issues de la machine d'Evologic sont moins résistantes que l'organisme
initial (elles pourraient donc être employées comme vaccin ou disséminées dans les
champs sans risque). «Mais le jour où nous en obtiendrons une plus performante que
l'original, nous commencerons peut-être à percer enfin le mécanisme intime de
l'évolution», lance Philippe Marlière.
Depuis quelques années, les bactéries sont devenues les vedettes des recherches sur
l'évolution des espèces. On s'est aperçu, en effet, qu'elles étaient probablement les plus
qualifiées pour nous en dévoiler les secrets. Une question d'ancienneté. Les plus vieux
fossiles de bactéries datent de 3,5 milliards d'années, alors que les premiers ancêtres des
grands groupes d'animaux connus aujourd'hui sont apparus il y a environ 540 millions
d'années, lors d'un «big bang zoologique», l' «explosion cambrienne».
Si, pour faciliter la comparaison, on ramène à un an les 4,6 milliards d'années passées
depuis la naissance de la Terre (le 1er janvier à 0 heure), les fossiles de bactéries les plus
anciens vivaient le 28 mars. Les premiers organismes multicellulaires,
ancêtres des végétaux, apparaissent vers le 9 novembre, l'explosion cambrienne se
produisant le 18 du même mois. Les mammifères ne suivent que le 15 décembre, tandis
que les premiers représentants de la famille des humains descendent de leur arbre le 31
décembre dans la soirée...
Pendant près de 3 milliards d'années, les bactéries ont donc été les seules habitantes de
notre globe. Qu'ont-elles fabriqué durant tout ce temps ? Pas grand-chose, ont cru,
pendant longtemps, les spécialistes. Mais les progrès des méthodes d'investigation de la
biologie et de la génétique ont démontré qu'elles étaient loin d'être restées inactives en
termes d'évolution. L'Américain Craig Venter, l'un des leaders mondiaux du séquençage
du génome, a pu montrer ainsi, il y a moins de trois mois,
qu'une bactérie exotique, Thermogata maritima, sorte de «fossile vivant», partage 25% de
ses gènes avec une autre famille
de micro-organismes très anciens, les archaebactéries. Une preuve de multiples échanges
génétiques qui témoigne d'une
évolution très active, il y a probablement plusieurs milliards d'années.
Laquelle est la plus ancienne ? Difficile à dire, estime Jacques Forterre, spécialiste des
archaebactéries à l'institut de génétique
et microbiologie d'Orsay (université Paris-IX-CNRS). Comme quelques autres
chercheurs dans le monde, il travaille à l'identification de Luca (acronyme pour l'anglais
last universal cellular ancestor), l'ancêtre commun des micro-organismes
qui ont donné naissance au monde vivant actuel. Une tâche difficile. «Luca était
probablement déjà très complexe. Plus, peut-être, que certaines bactéries actuelles»,
estime-t-il. Comme, de surcroît, ses descendants ont éliminé les formes de vie
précédentes, il est possible que ce dernier reste pour toujours un inconnu. En démontant
le mécanisme d'acquisition de fonctions nouvelles par l'évolution des bactéries actuelles,
des expériences comme celle de Philippe Marlière pourraient, néammoins, aider à lever
cette formidable énigme.
Ces recherches n'ont pu prendre leur essor que récemment. A la fin des années 70,
l'existence des archaebactéries a été mise
en évidence par le microbiologiste américain Carl Woese. «Comme les procaryotes
[bactéries «classiques»] , elles n'ont
pas de noyau. Elles sont pourtant très différentes de ces dernières ; certains de leurs
mécanismes fondamentaux sont
même proches de ceux des cellules humaines, explique Jacques Forterre. Mais, pour s'en
rendre compte, il faut
analyser leurs molécules et séquencer leur génome. »
DE telles méthodes d'investigation ont mis en lumière l'incroyable diversité du monde
bactérien et révolutionné l' «arbre de la vie». Il comporte désormais trois branches
maîtresses : celle des eubactéries (ex-procaryotes), celle des archaebactéries et celle des
eucaryotes (cellules à noyau). Chacune d'elles comporte de nombreuses ramifications.
Dans cette nouvelle classification, champignons, plantes et animaux ne sont plus que trois
brindilles terminales du bouquet des eucaryotes...
Le changement est saisissant dans la mesure où, pendant longtemps, toutes les études
concernant l'évolution se sont concentrées exclusivement sur ces trois brindilles. Il
constitue, pourtant, la suite logique d'une histoire qui, depuis près de deux siècles, joue
les feuilletons à rebondissements. Le premier épisode a commencé avec Jean-Baptiste
Lamarck. Avant lui, l'étude du règne animal et végétal se bornait à l'observation et à la
classification hiérarchique de l' «ordre souverain de la nature», considéré comme fixe et
dominé par l'homme. Dans son ouvrage La Philosophie zoologique (1809), le naturaliste
français est le premier à parler d'évolution des espèces par transmission des caractères
acquis. Cela impliquait déjà une origine commune pour tous les êtres vivants, mais il
pensait que ces derniers répondaient à un «besoin», une force inhérente les poussant à
s'améliorer. Le concept de sélection naturelle, lancé par Darwin en 1859 avec la
publication de De l'origine des espèces, rejette ce finalisme : ce sont les conditions de
l'environnement qui sélectionnent, au gré de leurs variations, les
organismes les mieux adaptés.
Dans le deuxième épisode, la génétique et la biologie moléculaire font une entrée en
scène fracassante. Elles apportent tout
d'abord une preuve concrète de l'origine commune de tous les organismes par la mise en
évidence de l'universalité du code
génétique, qui gouverne leur reproduction, leur développement et leur fonctionnement.
La comparaison de la composition des
protéines et du génome des différentes espèces permet de préciser et de vérifier la
classification des espèces effectuée à partir
des critères anatomiques ou des données paléontologiques. Moyennant certaines
précautions, elle peut même fournir des
indications sur la date de séparation de deux espèces proches.
Plus fondamentalement, le darwinisme trouve, avec la génétique, le « mécanisme » qui
lui manquait pour expliquer comment
peut jouer la sélection naturelle. Ce mécanisme repose sur les quelques « erreurs » de
transmission du code génétique de
génération en génération, des mutations totalement aléatoires qui peuvent entraîner des
modifications physiologiques. La
sélection naturelle n'intervient qu'ensuite, en favorisant les mutants les mieux adaptés au
milieu où ils se trouvent. En bref,
contrairement à ce que dit l'adage populaire, ce n'est pas la fonction qui crée l'organe,
mais le hasard.
Des études ont montré, cependant, que la «dérive génétique» peut être suffisante pour
expliquer à elle seule, sans la
sélection naturelle, l'évolution des populations, précise André Langaney, généticien,
professeur au Muséum national d'histoire
naturelle de Paris et à l'université de Genève. C'est la théorie neutraliste, qui porte un
sérieux accroc à l'orthodoxie darwiniste. Cette dernière va en subir un second lors d'un
troisième épisode où, cette fois, la paléontologie tient la vedette.
Darwin comme Lamarck étaient persuadés que l'évolution se fait graduellement. Mais,
sauf dans le cas d'espèces très voisines, les paléontologistes trouvent rarement le chaînon
qui témoigne du passage graduel d'une espèce à une autre. Une conséquence de la rareté
des fossiles ? Pour en avoir le coeur net, les Américains Niels Eldredge et Stephen Jay
Gould se sont penchés sur l'une des plus belles et des plus complètes collections de
fossiles connues. Une série de mollusques des ères secondaire et tertiaire s'étendant sans
interruption sur des millions d'années. Ils y ont fait une constatation stupéfiante : les
espèces apparaissent nombreuses par bouffées évolutionnistes, persistent inchangées
pendant 3 millions à 10 millions d'années, puis disparaissent aussi brusquement qu'elles
sont nées, sans transition apparente.
LA théorie des équilibres ponctués émise par les deux hommes en 1972 sur la base de ces
observations s'applique aussi à l'explosion cambrienne citée plus haut. Elle pourrait
trouver un début d'explication grâce, une fois de plus, aux généticiens, qui
ont mis en lumière le rôle de certains gènes dans la régulation du développement des
embryons. Des recherches récentes ont
montré que - chez la mouche drosophile, au moins - la régulation de ces gènes pouvait
être perturbée par de fortes agressions
d'ordre environnemental (température, sécheresse, etc.), entraînant des malformations
importantes transmissibles à la
descendance. Ces « macro-mutations » sont-elles à l'origine des sauts d'espèces ? Ce n'est
pas impossible.
Si elles ont quelque peu brouillé les idées originales de Darwin, ces connaissances
nouvelles ont, au moins, confirmé une
chose : le caractère aléatoire de l'évolution. La transformation et l'avenir des espèces sont
les jouets de la grande loterie
naturelle. Une loterie qui comporte, en permanence, trois tirages. Aux aléas de la
transmission génétique et des modifications
de l'environnement viennent, en effet, s'ajouter ceux des catastrophes naturelles. Les «
archives » que constituent les fossiles
montrent que l'histoire de la vie sur Terre a été ponctuée d'extinctions de masse qui, par
cinq fois, ont entraîné la disparition
de la plus grande partie des espèces vivantes. On sait aujourd'hui que les victimes
n'étaient pas forcément les moins bien
adaptées à leur environnement. Si les dinosaures avaient survécu à celle survenue il y a
65 millions d'années, les hommes
n'existeraient peut-être pas ou auraient une apparence très différente...
Quel est, dans ces conditions, le sens de l'évolution ? Qu'est-ce qui la dirige ? Richard
Dawkins, professeur à Oxford, a une
hypothèse étonnante. Pour lui, «le fleuve de la vie est un fleuve d'ADN». Le règne vivant
ne serait que l'instrument d'une
gigantesque réaction de purification des gènes. «Chaque génération est un filtre, un tamis,
estime Dawkins. Les bons
gènes passent le tamis et participent à la génération suivante ; les mauvais gènes
terminent leur course dans des
corps qui meurent jeunes ou sans s'être reproduits. »
Pour stupéfiante qu'elle soit en apparence, cette théorie a le mérite de fournir une
explication plausible à une foule de
particularités ou de comportements - incompréhensibles autrement - de nombreuses
espèces animales. Elle n'explique pas, en
revanche, la tendance marquée de l'arbre du vivant vers une complexification croissante,
de la bactérie à la plante, du poisson
à l'homme. «Quelle complexification ?», rétorque Stephen Jay Gould. Pour le chercheur
américain, il ne s'agit là que d'une
illusion d'optique. Un effet du narcissisme de l'homme qui, parce qu'il est effectivement
la créature la plus complexe, se voit
comme l'aboutissement de l'évolution.
Seul le monde bactérien constitue « un élément vraiment représentatif de la totalité du
vivant », estime-t-il. Aujourd'hui
comme il y a 3,5 milliards d'années, notre planète est « dans l'âge des bactéries ». Elles
occupent tous les habitats
imaginables. On en trouve à la surface des glaciers, dans les sources brûlantes du fond
des océans et même sous terre, dans
les nappes pétrolifères et dans des roches basaltiques à plusieurs kilomètres de
profondeur. « La caractéristique majeure
de l'histoire de la vie est une stabilité du monde bactérien », affirme Gould. En revanche,
« l'être humain est un pur
produit du hasard et non le résultat inéluctable des mécanismes de l'évolution ».
Cette thèse, comme toutes les remises en question ou interprétations nouvelles du
darwinisme, est évidemment très discutée.
Le vieux Darwin, dont Gould comme Dawkins se veulent les héritiers, sent toujours le
soufre. Un siècle et demi après la
publication de De l'origine des espèces, « les créationnistes » entendent toujours imposer,
notamment aux Etats-Unis et en
Australie, une interprétation littérale de la Genèse biblique. D'autres n'ont pas renoncé à
exploiter ses idées à des fins
politiques et sociales.
Face à ces tentations, les chercheurs sont souvent contraints de prendre part à un débat
qui n'est pas près de s'éteindre. Car,
si le principe de l'évolution n'est plus contesté par les scientifiques, de larges zones
d'ombre subsistent quant à ses modalités.
«Au point, estime André Langaney, que le projet initial de décrire un mécanisme général
de l'origine des espèces est
bien plus hors de portée de la science aujourd'hui qu'il ne le semblait au dix-neuvième
siècle.»
Jean-Paul Dufour
Le Monde daté du dimanche 8 août 1999
Des singes et des hommes : histoires de famille
Mis à jour le lundi 9 août 1999
ON l'appelle Ardipithecus ramidus, Ramidus pour les intimes. Il vivait il y a 4,4 millions
d'années à Aramis, en Ethiopie, et pourrait être l'un des plus vieux, sinon le plus vieux,
représentant de l'arbre généalogique de l'humanité. Le paléontologue américain Tim
White l'a découvert à Noël 1994, sur un site qu'il fouillait depuis douze ans. Un squelette
presque complet qu'une équipe comprenant, notamment, six anatomistes et
anthropologues étudie depuis plus de quatre ans et demi. « Nous espérons pouvoir publier
une série d'articles sur nos travaux d'ici dix-huit à vingt-quatre mois », assure le
chercheur de l'université de Californie, à Berkeley.
Certes, Ramidus est très abîmé. Il est mort, probablement noyé, dans une mare où son
corps fut très vite recouvert de boue. Ainsi protégé des hyènes et autres prédateurs qui
n'ont pas dispersé ses ossements, il fut, en revanche, sérieusement piétiné par des
hippopotames et son squelette constitue aujourd'hui un puzzle susceptible de faire perdre
son latin au plus habile des anatomistes. Mais cela ne suffit pas à expliquer la longueur
exceptionnelle de ce délai entre la découverte des fossiles et la publication de leur
analyse, pourtant attendue par toute la communauté paléontologique. Une avalanche de
données nouvelles est venue, ces cinq dernières années, bousculer les certitudes des
chercheurs sur les origines de l'homme. Et, reconnaît Tim White, « si Ramidus avait été
trouvé plus tôt, nous aurions eu infiniment moins de travail de comparaison à faire ».
Ce nouvel aïeul sorti du fond des âges est un ancêtre possible des australopithèques
(littéralement « singes du Sud ») dont l'existence fut révélée au monde en 1925 par
Raymond Dart, jeune professeur d'anatomie de Johannesbourg, sous la forme d'un crâne
d'« enfant » trouvé dans une carrière de Taung, au Bechuanaland (Afrique du Sud). Après
la mise au jour, en 1830, de l'homme de Néandertal au faciès jugé vraiment « bestial »,
puis des premiers fossiles d' Homo erectus – encore moins présentables et asiatiques de
surcroît - à Java, en 1890, et à Pékin, en 1921, ce petit crâne simiesque et africain
apparaissait presque comme une provocation aux chercheurs occidentaux qui
découvraient, non sans réticence, ce que le darwinisme signifiait concrètement pour
l'homme. L'affiliation humaine d' Australopithecus africanus (c'est le nom de famille de
l'enfant de Taung) ne sera vraiment reconnue qu'une quarantaine d'années plus tard.
Cette reconnaissance n'est intervenue qu'après la multiplication d'autres trouvailles de
fossiles d'hominidés anciens à la suite d'une véritable « ruée vers l'os » dans la Rift
Valley. Une gigantesque faille balafrant l'est du continent africain sur toute la longueur et
qui offre des conditions idéales pour la fossilisation des ossements. « Dès les années 80,
environ 250 000 pièces, dont 2 000 attribuées à des hominidés » y avaient été mises au
jour, se souvient Yves Coppens, aujourd'hui professeur au Collège de France. Parmi
elles, Lucy : 52 petits bouts d'os représentant une petite moitié du squelette d'une jeune
australopithèque de vingt ans, morte il y a 3,18 millions d'années. Cette diva des origines,
découverte en 1977 par l'Américain Donald Johanson et les Français Yves Coppens et
Maurice Taïeb, allait fasciner le monde entier.
Quand Lucy fait irruption sur la scène scientifique, tous les éléments sont réunis pour une
étude solide et documentée de l'évolution de l'homme et de son environnement en
Afrique de l'Est et du Sud, sur une période comprise entre 4,5 millions et 100 000 ans.
Les réticences et les polémiques d'ordre philosophico-culturel de la première moitié du
siècle font alors place aux querelles de scientifiques, souvent dominées par un débat
américano-européen dans lequel Lucy semble cristalliser toutes
les passions. « Quand, en 1984, après une étude détaillée du bras de Lucy, j'ai expliqué
pour la première fois, lors d'un congrès à New York, qu'elle était encore arboricole
malgré sa bipédie, je me suis fait traiter publiquement d'hérétique
dans une ambiance de guerre de religions », raconte Brigitte Senut, paléontologue au
Muséum d'histoire naturelle de Paris.
Le seul vrai point d'entente porte sur les critères d'appréciation de la progression du singe
à l'homme : la bipédie – nous sommes le seul primate chez qui elle est totale et
permanente - et l'accroissement du volume du cerveau. Mais les modalités de cette
évolution font l'objet d'âpres discussions. La majorité des chercheurs estiment aujourd'hui
que l'ancêtre commun de l'homme et des grands singes vivait il y a quelque 5 millions
d'années en Afrique. « Mais, il y a une vingtaine d'années, les
mêmes étaient persuadés que la branche humaine était apparue en Eurasie il y a 15
millions d'années, avec le ramapithèque », rappelle Louis de Bonis, spécialiste des
primates de cette époque au laboratoire de géobiologie, université de Poitiers.
L'hypothèse sera abandonnée en 1979, quand on aura la preuve que le ramapithèque était
proche de l'orang-outang. C'est alors qu'Yves Coppens élabore sa fameuse théorie de «
l'east side story ». L'effondrement de la faille du rift aurait provoqué,
il y a environ 8 millions d'années, « une coupure écologique ». Tout le côté est se serait
asséché, la forêt s'y transformant en savane. Les ancêtres des grands singes se seraient
adaptés à leur nouvel environnement en se dressant sur leurs pattes arrière
pour surveiller l'horizon. La bipédie aurait libéré les mains et favorisé le développement
du cerveau.
« Il s'agit d'un modèle, à la manière de ceux de nos confrères des sciences exactes,
explique Yves Coppens . Un peu simpliste, peut-être, mais bien commode pour faire
avancer la recherche. Il sert de support à la réflexion, fait réagir,
quitte à être démoli si besoin est », au vu des nouvelles données. C'est, précisément, ce
que Michel Brunet, un ancien, lui aussi, de la malheureuse aventure du ramapithèque,
s'est empressé de faire. « Nous disions tous qu'il n'y avait rien à l'Ouest, raconte-t-il .
Mais personne n'y était allé voir, et je déteste les pseudo-consensus intellectuels. »
Pendant quinze ans - « avec la bénédiction et le soutien de mon ami Coppens », tient-il à
préciser -, il a donc ratissé le Cameroun, le Nigeria, puis le Tchad, où il a finalement
trouvé, le 23 janvier 1995, un fragment de la mâchoire inférieure d'unaustralopithèque.
ABEL, alias Australopithecus bahrelghazali, est d'un âge comparable à celui de Lucy (3
millions à 3,5 millions d'années). Etait-il l'un des premiers émigrants de la Rift Valley
parti à la conquête de l'Ouest ? Michel Brunet ne le pense pas. Les ossements d'animaux
découverts autour d'Abel sont similaires à ceux trouvés par Tim White près de Ramidus,
explique-t-il. Cela prouve qu'à l'époque l'ouverture de la forêt à la savane n'était pas
spécifique à l'est de l'Afrique et que le phénomène évolutif de l' east side story d'Yves
Coppens a pu se produire un peu partout sur le continent. Il a repéré dans le désert
tchadien des terrains datant de 5 millions d'années qui, espère-t-il, devraient receler des
fossiles d'australopithèques ou de leurs ancêtres.
Louis de Bonis enfonce le clou en rappelant qu'une coupure climatique analogue s'est
produite il y a 9 millions d'années, en Grèce. S'y côtoyaient à l'époque le dryopithèque,
grand singe arboricole comparable au chimpanzé et au gorille africains, et
l'ouranopithèque qui, comme les australopithèques, vivait dans un milieu de savane
boisée. « Il a pu y avoir là un essai avorté avant l'Afrique. A moins que l'ouranopithèque
ne soit un cousin ou un ancêtre des australopithèques ayant colonisé l'Afrique il y a 6
millions d'années », estime le paléontologue poitevin, qui privilégie, évidemment, la
seconde éventualité, mais ne dispose pas d'éléments suffisants pour trancher.
Ces hypothèses iconoclastes sont renforcées par l'absence quasi totale, sur le continent
noir, de fossiles d'hominidés pour la période comprise entre 10 millions et 4,5 millions
d'années. Or, selon des datations réalisées à partir de comparaisons génétiques et
biochimiques entre les hommes et les chimpanzés actuels, la divergence de leurs ancêtres
communs se situerait précisément durant cette période. Le plus proche de ces aïeux très
recherchés est, pour l'instant, Ardipithecus ramidus.
Etait-il bipède et donc déjà sur la branche humaine ? La rumeur, dans la communauté des
paléontologues, dit que non, mais Tim White assure être encore incapable de se
prononcer. Il devrait pouvoir le faire bientôt : le squelette de Ramidus comporte, préciset-il, « un pied en très bon état, 80 % à 90 % des deux mains, les bras, les jambes et un jeu
complet de dents » !
La suite de la généalogie de l'humanité fait l'objet d'une polémique tout aussi vive. Selon
Tim White et les Anglo-Saxons, Lucy est bien notre ancêtre directe. Deux autres «
préhumains » la précéderaient sur le tronc de l'arbre : Australopithecus anamensis,
découverte en 1995 dans la Rift Valley par la Kényane Meave Leakey, et Ardipithecus
ramidus. Abel et toutes les autres formes d'australopithèques auraient formé, juste après
Ramidus, une branche différente, qui se serait éteinte il y a 1,5 million d'années.
Cette classification est aujourd'hui plus ou moins acceptée par la majorité de la
communauté internationale des paléontologues. Mais les Français soulignent
qu'Anamensis était nettement plus bipède que Lucy, alors qu'elle vivait près de 1 million
d'années avant elle. Un tel retour en arrière est impossible et Lucy ne peut être qu'une
cousine éloignée, estiment-ils.
Ils entendent réexaminer la classification à partir d'une étude plus rigoureuse des critères
morphologiques. Les Anglo-Saxons « se contentent trop souvent d'aligner les espèces
dans l'ordre chronologique des fossiles », accusent-ils. « Il faut s'en tenir aux faits », se
défend Tim White. Ne pas faire de la « science-fiction » en construisant des modèles
compliqués invérifiables faute de données suffisantes.
Tout le monde est d'accord, en revanche, sur la nécessité de réviser les périodes plus
récentes. Et notamment pour réexaminer le cas d 'Homo habilis, qui vécut voici 2,8
millions à 1,5 million d'années en Afrique et qui fut longtemps considéré comme le
premier fabricant d'outils et le premier « homme » au plein sens du terme. Les
technologies les plus récentes sont mobilisées pour ces études. Les cavités osseuses
internes sont examinées et mesurées à l'aide de scanners et autres appareils d'imagerie
médicale. Les fossiles sont classés par ordinateur et des logiciels spécialisés permettent
de rechercher et d'assembler les morceaux d'une même pièce et même de redresser
virtuellement les ossements déformés par la pression du terrain. Mais cela suffit rarement
à lever les doutes. « Nous ne disposons souvent, pour caractériser un individu, que de
quelques bouts d'os, voire de dents isolées. Les reconstitutions sont souvent très
subjectives », reconnaît Brigitte Senut.
Les nouveaux fossiles et les interprétations qu'ils suscitent accroissent encore la
confusion. C'est ainsi que la Française Yvette Deloison se demande si l'ancêtre commun
de l'homme et des grands singes n'était pas un bipède non arboricole, les aïeux des
gorilles et des chimpanzés ayant perdu peu à peu l'habitude de marcher pour vivre dans
les arbres. Cette hypothèse, bâtie à partir de l'étude du pied d'un australopithèque dont le
squelette est en cours de dégagement dans une grotte d'Afrique du Sud, laisse dubitatifs
la plupart des paléontologues. Yvette Deloison n'en a cure. « Toute idée nouvelle stimule
la réflexion, répond-elle à ses détracteurs. Même l'erreur peut être utile à la recherche de
la vérité. La science, c'est cela. »
UNE autre Française, Hélène Roche, vient de découvrir au Kenya, toujours, dans la Rift
Valley, un véritable « atelier » de fabrication d'outils de pierre vieux de 2,3 millions
d'années. En remontant, éclat par éclat, du caillou brut au « produit fini », elle a pu
montrer que les artisans de l'époque disposaient d'une solide technique ne pouvant être
que l'aboutissement d'une évolution déjà longue, alors qu' Homo habilis venait à peine
d'apparaître. Les australopithèques, pourtant encore très proches du singe, en étaient-ils
les auteurs ? C'est probable. Cela n'étonne ni Tim White ni Yves Coppens. « Plus
personne, aujourd'hui, ne pense que l'apparition de l'outil fait l'homme », assure ce
dernier, d'accord, pour une fois, avec son collègue de Berkeley.
Selon le professeur au Collège de France, la différence entre l'homme et le chimpanzé «
est plutôt quantitative que qualitative » et l'on risque de ne jamais pouvoir mettre en
évidence « une barrière nette » entre les deux espèces. L'étude comparative du génome
humain et de celui des grands singes semble confirmer cette opinion. Outre leur grande
ressemblance, bien connue, elle a montré que ces génomes ont subi cinq remaniements
chromosomiques communs dans un lointain passé.
« Cela signifie que, pendant plusieurs millions d'années, les ancêtres des gorilles, des
chimpanzés et de l'homme ont évolué au sein d'une même population polymorphe où les
individus étaient interféconds », explique Bernard Dutrillaux, généticien à l'Institut
Curie. Une confusion des genres que les paléontologues ne sont sans doute pas près
d'éclaircir...
Jean-Paul Dufour
Au commencement était le verbe
Mis à jour le lundi 9 août 1999
L'HISTOIRE de la « mise en forme vivante de la matière » a été modelée par l'apparition
de deux « boucles de codage », explique le généticien français Antoine Danchin. La
première, le code génétique, a donné naissance à la vie. La seconde, survenue chez
l'homme, est l'aptitude au langage. Elle a transformé radicalement les données du
problème en matière d'évolution. L'être qui en a bénéficié en raison des hasards de
l'évolution s'est subitement différencié de « son frère et son cousin » animal. «
L'organisation de l'avenir, la genèse de la législation, en un mot la production d'une
culture » étaient désormais à sa portée. Si l'on prend en compte ces capacités nouvelles, il
n'est alors plus nécessaire (mais pas exclu pour autant) « de recourir à une métaphysique
dualiste, à la séparation d'une âme ou d'un esprit et d'un corps » pour caractériser
l'homme, estime Antoine Danchin.
Comment, où et quand cette rupture dans l'évolution est-elle intervenue ? La réponse est
loin d'être évidente. Pour tenter de s'en approcher, les chercheurs ne peuvent s'appuyer
que sur des preuves ou, plutôt, des indices indirects, quelle que soit la discipline dans
laquelle ils travaillent. Et comme les interprétations et les hypothèses qu'ils peuvent en
tirer sont plus ou moins liées à la conception qu'ils peuvent avoir de la notion d'humanité,
les polémiques font rage...
Les paléontologues semblent être les plus prudents. C'est que, reconnaît volontiers Louis
de Bonis, professeur à l'université de Poitiers, « tout ce que l'on peut dire du langage à
partir de données fournies par les fossiles est un peu tiré par les cheveux ». Les ossements
de nos lointains ancêtres ne sont, pourtant, pas totalement muets. Ils peuvent, par
exemple,
renseigner sur la position du larynx, qui, chez l'homme adulte, est nettement plus basse
que chez les autres primates. Certains ont vu dans cette position « descendue » une
condition nécessaire à l'articulation, notamment, des voyelles. « Mais les perroquets
parlent sans larynx », rétorque Louis de Bonis.
De la même manière, les dimensions du canal hypoglosse, qui, dans l'os occipital, permet
le passage du nerf moteur de la langue, a longtemps été considéré comme un indice des
capacités verbales : plus le canal serait large, plus le nerf serait épais, plus la langue
serait mobile. Après l'avoir mesuré sur des crânes d'hominidés fossiles, des chercheurs
américains ont estimé, en 1998, que le langage a pu apparaître il y a plus de 400 000 ans.
Mais une étude publiée il y a six mois par une équipe de l'université de Californie, à
Berkeley, ruine cette hypothèse. Elle montre que ce prétendu critère de la capacité
langagière se retrouve chez de nombreux singes. L'examen de cadavres d'hommes
contemporains par la même équipe prouve, de surcroît, que le diamètre du canal
hypoglosse et celui du nerf qui le traverse ne sont pas liés...
Les capacités cognitives de nos plus proches « cousins » du règne animal semblaient
constituer une autre piste intéressante. Les chimpanzés possèdent un riche « vocabulaire
» de cris, de postures et d'expressions faciales. Peut-on considérer ce mode de
communication comme un premier stade vers le « proto-langage » rudimentaire de nos
lointains ancêtres ? Des chercheurs américains en sont convaincus. Les nombreuses
expériences qu'ils ont menées depuis plus d'un demi-siècle pour le prouver montrent que
les chimpanzés peuvent apprendre - voire, semble-t-il, utiliser entre eux et transmettre à
leurs petits – plusieurs dizaines de signes de la langue des sourds-muets. L'un d'eux,
Kanzi, s'est révélé récemment « capable de comprendre des phrases très compliquées et
assez abstraites. Ses capacités semblent correspondre à celles des enfants de 18 à 20 mois
qui connaissent visiblement le langage avant d'avoir parlé », assure Philippe Brenot,
psychiatre et anthropologue.La plupart des primatologues français restent pourtant très
réservés. Ils estiment que ces résultats spectaculaires ne démontrent pas forcément une
capacité de compréhension du langage humain supérieure à celle d'autres animaux
(comme les chiens), chez qui elle n'a pas été étudiée de manière aussi intensive. Il faut,
disent-ils, se garder de prêter au singe des comportements humains sous prétexte qu'il
nous ressemble. Cette mise en garde prend tout son sens quand on sait que des systèmes
de communication extrêmement sophistiqués ont été mis en évidence chez les dauphins,
des baleines et chez certains oiseaux. Des éthologues ont même cru discerner des «
dialectes locaux » en étudiant le chant de ces derniers !
CETTE étude du « langage » des animaux a amené les chercheurs à considérer que
l'originalité de celui des hommes réside dans « la double articulation » qui combine les
sons et le sens des mots de manière indépendante, et dans l'existence d'un code
grammatical qui lie le sens d'une phrase à l'ordre des mots. L'apparition de ces deux
nouveautés représente « un saut quantique par rapport à tous les autres systèmes de
communication observables dans le monde vivant », estime Ian Tattersall, directeur du
département d'anthropologie au Muséum américain d'histoire naturelle de New York. Elle
fournit au locuteur « une capacité d'abstraction et d'association » et « la possibilité de
raisonner sur des symboles ».
Quelle est l'origine de ce « saut » ? Selon le linguiste américain Noam Chomsky, « le
développement du langage est analogue à la croissance d'un organe physique », et son
acquisition est donc « innée ». Il s'agirait d'une « propriété de l'espèce » humaine qui rend
l'enfant capable de maîtriser instinctivement, sans apprentissage, la « grammaire
universelle » commune aux quelque 5 000 à 6 000 langues parlées dans le monde. Les
idées émises par Chomsky dans les années 70 sont reprises et développées par Steven
Pinker, directeur du centre de neurosciences cognitives à l'Institut de technologie du
Massachusetts à Boston, qui considère le langage comme un « instinct », une « adaptation
produite par l'évolution » analogue à celle qui pousse les araignées à tisser leur toile. Des
tests menés au laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistiques de l'Ecole des
hautes études en sciences sociales de Paris montrent que l'enfant serait effectivement
capable, dès l'âge de deux mois, de distinguer les intonations, la « musique » de deux
langues, marques sonores de deux structures grammaticales différentes. Pourtant, « les
théories ýgénétiquesý de Chomsky ne reposent sur aucune hypothèse biologique sérieuse
», souligne le généticien André Langaney, professeur au Muséum national d'histoire
naturelle de Paris et à l'université de Genève.
Faute de mettre en évidence la « grammaire universelle » du linguiste américain, son
collègue Merritt Ruhlen, professeur à l'université Stanford, est parti à la recherche de la «
langue mère » d'où seraient issues toutes les autres. Il a passé au crible le vocabulaire de
trente-deux familles de langues « connues et admises par tous les linguistes » et
regroupant l'ensemble des parlers du monde. Cette impressionnante compilation lui a
permis de montrer que vingt-sept racines de mots y sont largement répandues (dans
douze familles en moyenne, avec un minimum de six et un maximum de vingt-trois). La
fréquence de ces vingt-sept mots ne peut s'expliquer, selon lui, « que par le fait qu'ils ont
fait partie de la langue originelle » parlée par nos lointains ancêtres.
Ces conclusions semblent recouper celles du généticien italien Luca Cavalli-Sforza
(professeur, lui aussi, à Stanford) et d'André Langaney qui, en comparant plusieurs
marqueurs génétiques et biochimiques, ont montré que tous les humains actuels étaient
issus d'une « population mère » originaire d'Afrique. « Il existe une extraordinaire liaison
statistique entre la diversification génétique des populations humaines et celle des
langues qu'elles parlent », confirme André Langaney. Des études génétiques récentes
semblent montrer, de surcroît, que nos ancêtres « ont même frisé l'extinction, passant par
un minimum démographique de quelques dizaines de milliers d'individus à une période
située entre 30 000 et 60 000 ans, ajoute-t-il. Si tel est le cas, Merritt Ruhlen a raison. »
Un aussi petit groupe avait probablement une langue commune. La grande majorité des
linguistes n'en contestent pas moins la démarche de leur collègue américain. Ils estiment
que les langues évoluent trop vite pour que les comparaisons entre elles puissent garder
une quelconque fiabilité au-delà de 7 000 à 10 000 ans.
Nombre d'entre eux, d'ailleurs, restent persuadés que les protodialectes étaient différents
dès le départ des migrations d'Afrique. Les fossiles retrouvés partout dans le monde
montrent que ces dernières ont été multiples. Les Homo erectus et même, peut-être, leurs
prédécesseurs Homo habilis ont quitté leur berceau africain il y a plus de deux millions
d'années pour coloniser d'abord l'Asie et l'Indonésie. Plusieurs autres vagues migratoires
ont suivi, les premières ayant atteint l'Europe remontent à 800 000 ans. Les
paléoanthropologues restent divisés sur l'origine de l'homme moderne. Certains estiment
que les descendants des premiers Homo erectus voyageurs ont fondé des populations
régionales qui ont ensuite émigré et échangé leurs gènes entre elles et avec les nouveaux
venus d'Afrique. D'autres - en nombre croissant - pensent, avec les généticiens, que tous
les hommes actuels descendent des derniers immigrants, des Homo sapiens venus
d'Afrique via le Moyen-Orient il y a 100 000 ans.
Ces derniers ont-ils apporté leur langage, comme semblent le montrer les travaux de
Merritt Ruhlen ? La question reste entière dans la mesure où rien n'interdit de penser que,
même si c'est le cas, leurs prédécesseurs disposaient eux aussi d'une ou de plusieurs
protolangues plus ou moins évoluées, disparues avec eux. Seule quasi-certitude :
l'explosion artistique et technologique qui s'est produite à partir du début de l'aurignacien,
il y a 34 000 ans, impliquait la maîtrise d'un langage déjà très élaboré, sans doute
similaire aux langues d'aujourd'hui. L'évolution, qui avait débuté à un rythme moindre
quelques dizaines d'années auparavant, s'est subitement accélérée à cette époque. Homo
sapiens a très vite développé une maîtrise de son environnement sans commune mesure
avec tous les progrès qu'il avait pu accumuler durant les quelque trois millions d'années
précédents. La progression continue aujourd'hui, de manière exponentielle. En deux
siècles, la médecine et les biotechnologies ont donné à l'homme la possibilité d'échapper
à la sélection naturelle ; les transports et les technologies de l'information ont créé une
nouvelle forme de société.
Pourtant, si l'on en croit les experts, les capacités cognitives des concepteurs des navettes
spatiales, des inventeurs d'Internet ou des chirurgiens capables de vous remplacer le
coeur et les poumons ne sont guère différentes de celles des auteurs des peintures
rupestres de la grotte Chauvet ou de Lascaux.
IL y a donc une forte probabilité - à défaut de certitude - pour que le langage « à double
articulation » soit apparu il y a environ 50 000 ans, 100 000 ans tout au plus. C'est à cette
époque que l'homme a commencé à enterrer ses morts – un premier pas vers la religion -,
à décorer son corps de bijoux et les grottes de peintures. C'est à cette époque qu'il s'est,
visiblement, mis à réfléchir sur sa condition et ses rapports avec le monde. C'est à cette
époque, enfin, qu'il faut situer « l'origine des origines », estime l'astronome-philosophe
Jean Schneider. Pour ce dernier, en effet, « il n'y avait pas de temps avant le langage ».
Le temps des cosmologistes, celui qui leur permet de remonter jusqu'au Big Bang, est un
concept mathématique qui ne peut exister sans le langage et la capacité d'abstraction qu'il
confère à l'homme. L'âge d'un fossile n'est concevable que par le biais de ce même
pouvoir d'abstraction.
Une version scientifique du « Au commencement était le Verbe » de l'Ancien Testament
?
Jean-Paul Dufour
Quelques ouvrages pour en savoir plus
Les Origines de l'univers, John Barrow, éd. Hachette, 164 page s, 98 francs (14,94
euros).
Une brève histoire du temps, du Big Bang aux trous noirs, Stephen Hawking, éd. J'ai lu,
228 pages, 28 francs (4,27 euros).
Histoire du cosmos, de l'Antiquité au Big Bang, Timothy Ferris, éd. Hachette, 464
pages, 60 francs (9,15 euros).
Enfants du Soleil, histoire de nos origines, André Brahic, éd. Odile Jacob, 366 pages,
140 francs (21,34 euros).
Les Origines de la vie, Marie-Christine Maurel, éd. Syros, 207 pages, 130 francs (19,82
euros).
Une aurore de pierres, aux origines de la vie, Antoine Danchin, éd. du Seuil, 275 pages,
130 francs (19,82 euros).
L'Evolution, sous la direction d'Hervé Le Guyader, Bibliothèque Pour la science, 191
pages, 133 francs (20,27 euros).
L'Eventail du vivant, le mythe du progrès, Stephen Jay Gould, éd. du Seuil, 303 pages,
140 francs (21,34 euros).
Qu'est-ce que l'évolution ? Le fleuve de la vie, Richard Dawkins, éd. Hachette, 190
pages, 35 francs (5,34 euros).
La Philosophie... biologique, André Langaney, éd. Belin, 156 pages, 88 francs (13,41
euros).
Le Genou de Lucy, Yves Coppens, éd. Odile Jacob, 250 pages, 130 francs (19,82
euros).
Histoire d'ancêtres, Dominique Grimaud-Hervé, Frédéric Serre et Jean-Jacques Bahain,
éd. Artcom, 94 pages, 70 francs
(10,67 euros).
Les Origines de l'humanité, dossier hors série du magazine Pour la science, janvier
1999, 131 pages, 45 francs
(6,86 euros).
L'Emergence de l'homme, essai sur l'évolution et l'unicité humaine, Ian Tattersall, éd.
Gallimard, 282 pages, 130 francs
(19,82 euros).
L'Origine des langues, Merritt Ruhlen, éd. Belin, 287 pages, 114 francs (17,38 euros).
L'Instinct du langage, Steven Pinker, éd. Odile Jacob, 493 pages, 199 francs (30,34
euros).
Gènes, peuples et langues, Luca Cavalli-Sforza, éd. Odile Jacob, 322 pages, 140 francs
(21,34 euros).
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