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Misère de l’anti-développement
(Version provisoire : ne pas diffuser, ne pas citer)
Stéphanie Treillet
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A la fin des années 60, moment les grandes stratégies et modèles développement ont
commencé à rencontrer leurs limites, aussi bien théoriques que pratiques, et à faire l’objet de
critiques venues de différents bords
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, est apparu, essentiellement dans les pays industrialisés,
un ensemble d’approches qu’on pourra regrouper sous l’appellation de « refus du
développement », ou théories de l’ « anti-développement ». Si l’on devait résumer en une
phrase la proposition commune à tous les auteurs qui s’y rattachent, on pourrait dire qu’ils
affirment que le veloppement, à la fois comme ensemble de théories et comme stratégies
mises en applications, n’a constitué pour les pays du Tiers-monde, depuis la décolonisation,
qu’un nouvel avatar de la domination des pays industrialisés et de l’occidentalisation du
monde, sur tous les plans (économique, social, culturel…).
Toutefois, on verra que ces théories ne peuvent pas se résumer à cette idée, et que le « refus
du développement » n’est qu’un aspect d’une conception cohérente et beaucoup plus globale
qui peut être abordée par d’autres angles d’attaques : la question du travail, la lecture de
l’histoire humaine, l’appréhension des différentes identités et cultures, etc. En effet, derrière
la conception du développement, on trouve un ensemble d’approches épistémologiques d’une
part, d’approches anthropologiques, d’autre part, et une position politique enfin, même si elle
ne s’affiche pas explicitement comme telle. Il importe donc, pour bien cerner les enjeux
véritables de ces orientations, d’analyser leurs considérants et soubassements -
philosophiques, anthropologiques comme économiques et sociologiques - leur enracinement
dans l’histoire des théories, la façon dont elles s’inscrivent dans les débats, etc., même si ici le
point de vue de départ adopté est surtout économiste et est donc de ce point de vue incomplet.
Quel intérêt d’effectuer ce travail ? De mon point de vue il est double.
En premier lieu, le simple affichage du « refus du développement » a souvent contribué à faire
classer ces courants dans le champs multiforme de la pensée radicale et/ou hétérodoxe à
propos du développement, et, aujourd’hui, dans celui de la critique de la mondialisation
libérale, qui semble leur procurer depuis quelques années un nouvel appel d’air. Par leur
vocabulaire, leurs références théoriques, la radicalité qu’elles affichent dans la remise en
cause globale du système sur les plans non seulement économique mais aussi social et culturel
(sans qu’il soit jamais question du politique, mais nous verrons que ce n’est peut-être pas un
hasard…), ces courants sont situés, au niveau de la lecture publique aussi bien qu’académique
qui en est faite, dans l’espace du progressisme et de la lutte pour une autre mondialisation.
Une question importante est donc de déterminer si ce classement est justifié, ou si au
contraire, derrière l’affichage de la radicalité, on a affaire à un courant de pensée dont un des
axes essentiel est le refus de toute transformation sociale, et qui compte-tenu de son affichage
à l'opposé, entretient une confusion théorique qui tend à brouiller les enjeux.
En second lieu, dans la mesure ou l’argumentation de ces auteurs repose, on le verra, en
grande partie sur le flou et la pluralité des significations du mot développement et sur les
impasses réelles des stratégies de développement passées, le fait de se prononcer par rapport
aux thématiques et argumentations qu’ils avancent oblige du même coup à entreprendre un
effort de précision de la conception du développement sur laquelle une théorie hétérodoxe
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Maître de conférences en économie à l’IUFM de Créteil
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Critiques de la part des courants « radicaux » et des théories de la dépendance, mais aussi début des remises en
causes libérales….
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contemporaine du développement devrait s’appuyer. Il peut être important également de se
demander ce qui dans une argumentation « anti-mondialisation » mal comprise, pourrait
donner prise à de telles proximités
Pour essayer de cerner plus précisément les enjeux théoriques et politiques de ces
controverses, on commencera par présenter les différentes sensibilités regroupées autour de la
thématique du refus du développement, leurs filiations et leurs prolongements actuels, ainsi
que les différentes thématiques que croise l’antidéveloppement. On tentera ensuite d’effectuer
un classement des principales propositions théoriques mises en avant par ces auteurs depuis
leur apparition jusqu’à aujourd’hui, en examinant pour chacune d’entre elles quels sont leurs
enjeux et leurs arrière-plans.
N.B. Pour lancer ce débat, je tiens à préciser d’ « où je parle », selon une expression consacrée. Mon point de
vue est triple :
- une démarche d’économiste critique du développement, consciente de la nécessité de refonder collectivement
une nouvelle hétérodoxie du développement, mais qui ne ferait pas forcément table rase de tout ce qui s’est écrit
il y a trente ou quarante ans, disqualifié par les rapports de force sociaux et internationaux plus que par des
arguments théoriques….
- un refus de l’anti-économisme et des illusions de la fin du travail, et l’affirmation de la nécessité d’une autre
conception de l’économie, contre la « pensée unique ».
- une opposition féministe de principe, affirmant l’universalité des droits.
1/ De quoi s’agit-il ?
1.1/ Les thèses du «refus du développement » : auteurs, institutions
1.1.1/ François Partant (1926-1987) est souvent considéré, du moins dans les pays
francophones, comme le fondateur de ce courant. Il est l’auteur de La Guérilla économique,
1976, Que la crise s’aggrave, 1978,
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Le Pédalo Ivre, 1980, La fin du développement,
naissance d’une alternative ? (1982, réédition 1997), La Ligne d’horizon, 1988, Cette crise
qui n’en est pas une, 1994 et d’une série de films. Il existe une association, « La ligne
d’horizon - les amis de François Partant », (dont Serge Latouche est le président) qui se donne
pour objectif de promouvoir ses analyses. Un récent colloque sur « l’après développement lui
a rendu hommage (cf Annexe 2)
1.1.2/ Le promoteur le plus actif de ces théories est Serge Latouche, économiste et
philosophe : Faut-il refuser le développement, 1986, L’occidentalisation du monde, essai sur
la signification, la portée et les limites de l’uniformisation planétaire, 1989, La
Mégamachine, dans son versant « critique » qu’on peut résumer par cette phrase : « Si le
développement, en effet, n'a été que la poursuite de la colonisation par d'autres moyens, la
nouvelle mondialisation, à son tour, n'est que la poursuite du développement avec d'autres
moyens ».
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; La planète des naufragés, essai sur l’après-développement, L’autre Afrique,
entre don et marché), dans son versant d’exploration d’ «alternatives ». On trouve aussi sur
les mêmes thèmes différents articles dans la Revue Tiers-Monde, (notamment la coordination
d’un spécial sur la notion de développement), dans l’Homme et la Société, dans le Monde
diplomatique dont un très récent résumant tous les arguments du refus du développement
(«Pour en finir une fois pour toutes avec le développement », juin 2001.).
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vient d’être réédité avec une préface José Bové et une postface de Serge Latouche.
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Colloque international: «Défaire le développement. Refaire le monde», Du 28 février au 3 mars 2002, à Paris,
organisé par La ligne d'horizon, Le Monde diplomatique, avec le soutien de l'Unesco,
Le développement n'est pas le remède à la mondialisation, c'est le problème!
Par Serge Latouche, Professeur émérite à l'université de Paris-Sud.
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Mais on ne peut comprendre ses théories qu’en les replaçant dans cadre théorique du MAUSS
(Mouvement anti-utilitariste dans les Sciences sociales), regroupement de différents
chercheurs en sciences humaines (anthropologues, sociologues mais aussi économistes, entre
autres). Les objectifs du MAUSS ont été explicités entre autres dans un "manifeste" intitulé
Critique de la raison utilitaire (Alain Caillé, 1989). Le MAUSS a publié successivement Le
Bulletin puis la Revue du MAUSS partir de 1988). En quelques mots, le MAUSS propose
"de penser et d’analyser autrement l’économie" (Caillé, Guerrien, Insel, 1994), notamment
via une certaine lecture anthropologique, mettant au centre la généralisation du paradigme du
don (opposé à l’intérêt et au calcul maximisateur). S. Latouche formule ainsi cette démarche.
« Le M.A.U.S.S., d’une certaine façon, est d’une protestation contre l’une des formes et
des conséquences principales de l’universalisme occidental : l’impérialisme de l’économie au
plan de la réalité et de la pensée. De nombreuses contributions dans les premiers numéros de
ce qui était alors le Bulletin du M.A.U.S.S. développaient la critique de l’universalisme
occidental »
Quelques sommaires représentatifs de la revue du MAUSS sont présentés en Annexe 1 à titre
d’information. Deux remarques à ce sujet :
- la plupart des titres peuvent sembler sans grand rapport avec le sujet du « refus du
développement ». Or répétons qu’il est important de bien comprendre les soubassements
philosophiques et anthropologiques de ce courant pour bien cerner les enjeux de cette théorie.
- quelques article dont les titres sont soulignés présentent un intérêt particulier à cet égard.
1.1.3/ La thématique est reprise plus récemment par Gilbert Rist, professeur à l'Institut
Universitaire d'Études du Développement (IUED), qui vient de rééditer Le développement,
histoire d’une croyance occidentale, (1°éd. 1996), et avait déjà dirigé un ouvrage collectif La
culture otage du développement ? en 1994.
On retrouve par ailleurs dans cette approche l’essentiel des chercheurs de l’IUED. La plupart
d’entre eux ont participé au colloque organisé par le Most -Unesco et l’association « La
ligne d’horizon » l ' « après-développement », en février 2002. On retrouve les noms de ces
auteurs dans différentes publications sur le même thème, ainsi que d’un grand nombre
d’auteurs de différents pays (cf Annexe 2 ). Exemples : Wolfgang Sachs, auteur de The
development dictionary, a guide to knowledge as power, Londres, 1992 ; Majid Rahnema,
Gustavo Esteva (Les ruines du développement, Montreal, 1992), tous deux auteurs avec
Gilbert Rist de Repères pour l’après-développement, Lausannes, 1992 ; François de
Ravignan, Peut on en finir avec le développement ? Conclusion du colloque "Silence, on
développe... la pauvreté", Paris, janvier 1996.(entre autres..), avec des références réciproques
de ces auteurs entre eux, les trois références principales étant Partant, Latouche et Rist. On
trouve aussi de nombreuses publications dans des revues comme L’Ecologiste, Silence, The
Ecologist
La lecture de ce programme semble appeler plusieurs remarques :
- Il existe autour de ce courant théorique tout un réseau, international, pluridisciplinaire et
appuyé sur plusieurs institutions académiques et revues dans différents pays - même si comme
on l’a vu il est assez peu présent dans les pays du Tiers-monde eux-mêmes. Mais il entretient
aussi des liens avec plusieurs mouvements militants ou ONG.
- En dépit de la radicalité affichée de ses positions, et de la volonté de s’inscrire à contre-
courant des démarches militantes habituelles ou en extériorité par rapport à elles, ce courant
n’est pas isolé. On note en effet de nombreux intervenants, individus ou mouvements sociaux,
qui font partie du mouvement contre la mondialisation libérale, pour une autre mondialisation
et un autre développement, une autre société. Malentendu ? Confusion ? Il paraît urgent de
s’interroger à ce sujet.
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- Les développements les plus récents de ce courant font le lien entre la production théorique
ancienne (années 60-70) et la plus récente, comme le montrent les diverses rééditions,
références, hommages, etc.
1.2 Les antécédents revendiqués
En remontant plus loin dans l’histoire des idées, on peut relever pour ces théories d’autres
parrainages théoriques.
1.2.1/ Antécédents indirects
On passera rapidement sur les antécédents « indirects », dont l’essentiel de l’élaboration et des
écrits sont par ailleurs nettement plus ancien, mais qui constituent pour ce courant une
référence, peut-être au prix d’une lecture partielle des théories elles-mêmes.
* L’anthropologie de Marcel Mauss (1872-1950), principalement L’essai sur le don, dont ce
courant retient essentiellement deux idées interdépendantes : l’accent mis sur la notion de
« phénomène social total », et la relativisation dans la vie sociale du calcul marchand, auquel
est substitué comme paradigme alternatif le don contre don, comme vecteur de la circulation
des biens.
* Plus indirectement encore l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss est
revendiquée au sens elle introduit une rupture épistémologique dans le champs des
sciences humaines en considérant sur un même plan la cohérence structurelle internes de
toutes les cultures.
1.2.2/ Antécédent direct : Ivan Illich
La point de départ de la démarche d’Illich au sujet du développement (Libérer l'avenir (Seuil,
1971), traduction de l'ouvrage publié en 1969 sous le titre Celebration of Awareness) est une
critique de l’aide occidentale au développement (notamment dans le cadre de l’Alliance pour
le Progrès) : il développe l’idée qu’elle permet d’exporter un modèle developpement
standardisé (vecteur d’une « domestication des masses »), comportant la croissance de la
consommation, la course au superflu, l’obsolescence organisée, l’abondance pour quelques
uns et la pénurie pour la majorité ; mais au-delà de cette critique du modèle économique, il
pointe la domination culturelle, qui passe selon lui par l’«emprisonnement dans les hôpitaux
et les salles de classe ». Le sous-développement est donc un état d’esprit, un complexe
d’infériorité de la population qui provient de l’aspiration à des solutions occidentales
inaccessibles (dont la généralisation des écoles). Il stigmatise la manipulation des besoins
humains par les « vendeurs d’écoles et de coca-cola ». Il oppose à la scolarisation
obligatoire, vue «comme un asservissement et un endoctrinement », «l’éducation véritable » :
« L’éducation par laquelle la conscience s’éveille à de nouvelles possibilités de l’homme,
l’éducation qui et l’imagination créatrice au service d’une vie plus humaine. »Tout cela doit
être replacé dans une approche mettant en valeur les dimensions de «convivialité », de
solidarité, d’autonomie etc. par opposition à la société moderne atomisant, aliénant les
individus…François Partant écrit ainsi «ce n’est guère que depuis vingt-cinq ans qu’un
courant de pensée, aux États-Unis, a commencé à mettre en doute le caractère bénéfique
de l’évolution technico-économique, en soulignant ses aspects négatifs et en s’interrogeant
sur la valeur sociale des progrès accomplis. Il a été fortement marqué par Ivan Illich, qui
s’est employé à démythifier les institutions et réalisations dont nous sommes le plus fiers,
celles qui sont les plus représentatives de notre développement, tels que les systèmes
5
d’enseignement, de santé, de transport…. Bien que demeurant encore marginal, il s’est
considérablement renforcé avec la montée du mouvement écologique. « . (La Fin du
développement, p 15)
Dès lors, le parallèle sera fait entre l’aliénation des individus et l’aliénation des sociétés.
1.3 Les prolongements et croisements thématiques.
Sans développer trop longuement ici cet aspect afin de bien cibler le sujet, il paraît important
de recenser les différentes thématiques (cf Annexe 1) qui croisent le refus du développement
dans ses différents considérants, dans la mesure elles forment système (ce dont attestent
par ailleurs encore une fois les multiples références réciproques dans les écrits)
On peut citer notamment
1.3.1/ Les théories de la fin du travail et du revenu d’existence, dans une certaine
approche. Cf, Revue du MAUSS 15-16, et 1996 n° 7 « Vers un revenu minimum
inconditionnel ? », sur la base de la renonciation à l’objectif du plein-emploi et d’une
souhaitable sortie du travail salarié, Alain Caillé notamment défend une « inconditionnalité
faible » du revenu d’existence, c’est-à-dire avec un critère de ressource et d’activité. Ce
«revenu minimum de citoyenneté » serait versé à «tout chef de famille de plus de 20 ans »,
égal à la moitié du salaire minimal, et «tout autre membre adulte du ménage ne recevrait
qu’un quart » et il préconise l’ »encouragement au temps partiel, l’État subventionnant la
moitié de la perte de salaire.
5
»
1.3.2/ L’ethnopsychiatrie : notamment les «thèses » de Tobie Nathan. Pour une critique de
cette démarche cf «les dérives de l’ethnopsychiatrie »
6
. On retrouve le culturalisme (l’identité
de l’individu est définie par «sa culture » et exclusivement par celle-ci, relativisme culturel,
ce qui conduit à des orientations analogues à celles qu’on peut trouver dans la revue du
MAUSS (défense de l’excision, de la polygamie, au nom de la cohérence des cultures…).
- L’écoféminisme : Comme le dit Vandana Shiva : " Sous le masque de la croissance se
dissimule, en fait, la création de la pénurie". Cité par S. Latouche (en introduction au
colloque « après-développement ». Ce courant se réclame de luttes de femmes contre la
marchandisation généralisée et contre la destruction de l’environnement, pour développer une
thématique de méfiance par rapport à tous les éléments de modernisation de rupture des liens
communautaires traditionnels, et une thématique essentialiste de l’attachement spécifique des
femmes à la nature et à la paix.
- Le postmodernisme : déconstructivisme, relativisme scientifique (Latour).
La rationalité est considérée comme un point de vue contingent parmi d’autres (cf revue du
MAUSS n °1, « Le grand partage »).
1.4/ Quelle unité de ce courant ?
Affirmer que toutes ces idées forment système, et qu’elles vont dans une direction
particulière, ce qu’on tentera de démontrer dans le 2/, ne signifie pas pour autant que
l’homogénéité et l’unité de ce courant sont totales. Il pourrait y avoir des débats. On peut se
demander notamment si tous les auteurs se reconnaissent dans les positions les plus extrêmes,
et si compte tenu de l’évolution du contexte économique ou social (par exemple luttes contre
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C’est moi qui souligne….
6
cf « La dérive de l'ethnopsychiatrie », Alain Policar (ancien directeur des Cahiers Rationalistes)
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