NIIL VANT Seconde partie La nuit fut lassante. L’éclat périodique du phare était hypnotique, le froid, lui, m’engourdissait, malgré toutes mes protections. A l’intérieur je devais avoir quatre ou cinq degrés, avec un noroît resté faible. Un suroît, bien que plus chaud, viendrait de face et la position serait plus délicate encore. Mon hôte était venu vers trois heures et avait eu la délicatesse de ne pas cacher le bruit de sa montée. Nous n’avions guère parlé, il m’avait seulement lancé un : - Ça va ? Pas trop froid ? Pas trop sommeil ? Auquel j’avais répondu : - Et froid, et sommeil, mais ça ira! - Relaxez-vous quelques minutes, et il me sortit de la chaise, un œil en coin sur le bloc vide ne lui tirant aucun commentaire. J’avais mis une bonne dose de gnôle dans le bol de café qu’il m’avait apporté, et alternai rapidement mouvements de relaxation et grandes lampées dans mon breuvage dynamisant. Je relâchai la trop forte tension de mes lunettes, qui, à la longue, empêchait mes yeux de respirer. Il était reparti, me restituant la chaise. - Merci pour le café! Du reste de cette nuit je n’ai souvenir que de son appel, vers quatre heures trente. Le combiné rendait un son très bas, rauque, amorti : - Du nouveau ? - Non, rien. - Deux bonnes heures encore et je viens vous chercher. Ce n’est pas lui qui encombrera la ligne! Il fleurait l’ancien militaire. Sept heures. Il arriva, malgré l’aube absente : Terminé! Venez déjeuner. Il ignora le carnet, resté vierge. Psychologue! Mon calme l’avait renseigné. La fenêtre resta ouverte. Il nous prépara des œufs au bacon. Sur la table faite de grandes lattes de bois, du beurre, du fromage, un gros pain de campagne, entier, tiède. D’où sortait-il ? Le boulanger en laisse un tous les jours en bordure de propriété, et je vais le chercher d’un coup de vélo, anticipa-t-il. La vieille cafetière à étage, en tôle émaillée, lâchait ses fumerolles, et le thermomètre mural publicitaire affichait hardiment une très bonne température: huit degrés. Pourtant, malgré la consistance de ce petit déjeuner, un grand coup de froid et de fatigue m’envahissait. En bon militaire attentif à la santé de ses troupes, il s’en aperçut, et la lampe à pétrole et lui nous accompagnèrent rapidement au premier étage. Ne pas oublier, malgré la fatigue: monter le long du mur… Il me montra ma chambre et son cabinet de toilette : Reposez-vous, je reviendrai vers treize heures. La douche est spartiate mais l’eau est bien chaude. Quand vous vous lèverez, laissez les volets fermés. Bonne nuit! La lampe était restée. Une grosse boîte d’allumettes traînait sur la chaise tristement paillée. Pour la douche, j’attendrai, et, tout habillé, mouton compris, je me calfeutrai sous l’énorme édredon. Je mis aussi en sommeil la lampe à pétrole. La sente coulait le long de la prairie, bordée sur sa droite par un petit bois. A l’arrière, le manoir se dorait au soleil, étrange cyclope à l’œil ouvert et à multiples paupières fermées. On l’aurait cru perché sur une colline, tant cette prairie était bombée et en forte descente vers l’étang. Un couple de corneilles craillait. - A partir de maintenant nous ne parlons plus, me glissa mon cicerone. J’en déduisis que ma curiosité allait être inquiétée. Des rhododendrons remplaçaient progressivement le bois, et le chemin s’élargissait. L’étang! A la gauche de ce large passage qui en constituait la retenue flanquée de deux murets très bas, il était recouvert d’une fine pellicule de brouillard qui n’occultait pas son fond proche d’une curieuse couleur verte. De forme rectangulaire, sans doute vingt mètres par soixante, un grand côté bordé par les arbres qui l’avaient tranché cette nuit, l’autre longé par une allée de sable et des lauriers-cerises qui tapissaient la remontée des terres. Une simple planche, dans la retenue, permettait d’en régler le niveau. A l’extrémité opposée, un fatras d’arbustes occultait sa surface. Sa source, ou l’arrivée de son alimentation en eau ? En aval, la « fuite » devait tomber de deux ou trois mètres, sous le milieu de la retenue, dans un ru bordé de pierres. Cet étang apparemment sans histoires ressemblait à beaucoup d’autres. Pourtant… J’hésitai. Mes sens étaient-ils suffisamment en alerte, avec cette seule et toute récente douche ? Pourtant…L’environnement créait une curieuse impression. Les feuilles des lauriers-cerises paraissaient normales. Je ressentais autre chose. Qu’y avait-il donc en trop, ou en moins, qui me perturbât ainsi ? Je pensai avoir trouvé: les feuilles mortes ne le semblent pas tout à fait, et l’épaisseur de leur couche, au sol, est anormalement forte! Séchage et décomposition auraient dû les réduire depuis l’automne, au contact de la chaleur de la terre et sous la moiteur des arbustes. Et les pluies ne nous avaient pas manqué. Non, les feuilles étaient seulement jaunies, comme si elles venaient seulement de se détacher de l’arbre, alors que nous étions en février. Curieux. Et puis aussi…Il n’y a pas d’odeur, il n’y a pas d’odeurs ! Dans cette cuvette humide je devrais en distinguer dix, il devrait y en avoir cent. Février, pas d’odeur de fleurs, je conçois, mais l’absence d’odeurs de terre, de bois, d’humus…! Et puis encore…Aucun bruit ou chant d’oiseau, pas de merle qui gratte. Incompréhensible! Je reste immobile et perplexe. Il m’a saisi par l’épaule, brisant contemplation et réflexion. Je suis figé au milieu de ce pont, mais d’un mouvement de tête il me demande de le suivre. L’allée se prolonge de l’autre côté, et de quelle façon! Six mètres de large, en parfait état, rectiligne, horizontale, sablonneuse, grands arbres sur la droite, à gauche toujours des lauriers-cerises qui remontent la pente. Un ruisselet court au pied des arbres, dans un caniveau de briques et de tuiles, alimenté par le trop-plein de l’étang. Mais que fait donc ici, cette allée, qui doit bien avoir deux cents mètres de long ? Son extrémité laisse apparaître un édifice, certainement l’explication ? Nouveau signe de tête. Je le suis dans l’allée, alors qu’au loin ces deux corneilles recommencent à crailler. Sinistre. Mon regard reste fixé sur cette construction lointaine, toute en hauteur, au sommet éclairé par le soleil. Notre avancée permet enfin d’en dissiper le flou: c’est une statue, bien protégée par une niche. Du blanc, du bleu, la tête inclinée sur sa droite, les mains en prière. Une Vierge au fond de cette allée! Elle nous attend, bien protégée des vents d’ouest. L’allée s’en justifie, mais la question se décale: pourquoi ici, dans ce coin reculé ? L’ensemble a bien cinq mètres de haut, avec un piédestal carré sur une embase circulaire, et cette haute niche de protection. Des ex-voto brisés se partagent la façade et le sol, des fragments de fleurs synthétiques et des coulures de bougies gisent aux pieds de cette statue de trois mètres de haut. Mélancolie et tristesse pour ce tableau aux peintures fanées. J’en fais le tour et n’en apprends rien. Un mur semi-circulaire arrête l’allée, qui n’aurait pu se prolonger dans le vallon qui s’annonce. Entre ce mur et autour de l’édifice, un petit giratoire. Tout était fait pour le confort d’immenses processions. Mon demi-tour m’avait remis sur terre: mon hôte, immobile, m’observait. Etait-il sensible à mon émotion ? Empoignant une branche morte, je rentrai dans le talus et grattai la terre, car tout, ici, semblait redevenu normal. Ah! L’odeur, les odeurs étaient revenues, les feuilles mortes se décomposaient, les oiseaux s’agitaient et des merles s’affairaient. Il esquissa un sourire amusé. - Rentrons déjeuner, souffla-t-il. Je me signai devant la Vierge et le suivis. Au retour, moins obnubilé par l’allée et l’édifice, je constatai que la persistance des feuilles tombées, l’absence d’odeurs et de vie animale, se manifestaient alors que nous étions encore à une centaine de mètres de l’étang. Il m’empêcha d’aller gratter la terre avec la branche que j’avais conservée, et stoppa mon mouvement lorsque je voulus y recueillir un peu du gros tricot de laine blanche qui recouvrait maintenant l’étang. A mon grand regret, nous prîmes le chemin du retour. Il allait devoir assouvir ma soif de réponses! R.CEDAR (à suivre)