Qu`est ce qui, chez Kant, justifie la possibilité de la méthode critique ?

BERTRAND VAILLANT XXXIX Φ
Qu’est ce qui, chez Kant, justifie la
possibilité de la méthode critique ?
Grande dissertation n 1- Histoire de la philosophie moderne
03/12/2009
Réalisé sous la direction de M. Emmanuel Brochier
2
Tracer les contours de la raison, en montrer les limites et ainsi permettre
l’établissement de la métaphysique, voilà quel est l’objectif d’Emmanuel Kant dans la
Critique de la Raison Pure. Contre les dogmatiques, il affirme que toute science doit être
précédée par une critique de son instrument. La critique joue ainsi vis-à-vis de la science
elle-même un rôle propédeutique, c’est-à-dire préparatoire. Toute la démarche
philosophique de Kant se joue donc dans une certaine mesure sur cette phase critique,
qui apparait comme la condition sine qua non de toute discipline « qui voudra se
présenter comme science ». Mais si par rapport à la science qu’il fonde ce projet apparait
bien comme nécessaire et fécond, il faut néanmoins en établir la possibilité. Il n’est en
effet pas évident, il est même problématique de penser une raison limitée, bornée, et qui
pourtant aurait en elle la capacité de connaître ses propres limites, capacité critique qui
semble dès lors échapper à ces bornes de la raison. Comme un préalable au préalable, il
nous faut donc interroger la validité de la méthode critique elle-même, en cherchant
comment Kant lui-même en justifie l’emploi.
Au fondement du projet kantien, on trouve les conflits de la raison pure avec elle-
même. Dans sa tentative d’échapper au nombre illimité des questions provoquées par
l’expérience, la raison humaine s’élève au-delà de celle-ci et se réfugie comme en elle-
même, à la recherche d’une connaissance qui soit un achèvement de son œuvre et non la
source de nouvelles questions
1
. Maintes et maintes fois la raison pure s’est ainsi hissée
dans ce champ séparé de tout appui empirique, pour tomber à chaque fois dans
d’inévitables contradictions, livrant avec elle-même une insoluble bataille. « Le champ de
bataille se développent ces conflits sans fin s’appelle alors Métaphysique »
2
. Face à un
tel constat, Kant comprend la nécessité de changer de méthode. Il faut purger la raison de
ces antinomies : elles représentent de toute évidence un échec de la raison qui, cherchant
l’achèvement définitif, ne trouve que la contradiction.
Quand la raison découvre, avec les antinomies et les paralogismes auxquels elle se
trouve confrontée, qu’elle est par nature dialectique, elle comprend qu’elle doit se
1
Emmanuel Kant, Critique de la Raison Pure, Paris, Garnier-Flammarion, 2006, AK IV, 7 / AVIII, p.63 « Dans la
mesure toutefois où elle s’aperçoit que, de cette façon, son entreprise ne pourrait que toujours rester
inachevée, parce que les questions ne cessent jamais, elle se voit forcée de se réfugier dans des
propositions fondamentales qui dépassent tout usage empirique possible. »
2
Ibid., 63
3
surveiller, se limiter, se dompter elle-même, qu’elle doit faire sa propre police. Kant se
place donc également ici dans une visée ultimement pratique : si l’inconditionné ne peut,
dans le domaine spéculatif, être pensé sans contradiction, il demeure permis d’envisager
que cela soit possible en matière pratique. Les conclusions que la Critique de la Raison
Pure permettra de tirer sur les capacités de la raison trouveront immédiatement une
répercussion morale, aussi le projet de la Critique n’est-il pas séparé du domaine
pratique. L’utilité pratique de la critique est même la seule positive : son utilité
proprement spéculative est de limiter les pouvoirs de la raison dans son usage
théorétique, c’est-à-dire une utilité négative, tandis qu’en rendant possible un usage
pratique de la raison pure, la critique devient positive.
3
Suscité par les contradictions constatées dans un certain usage, et tendu vers un
but pratique au-delà même de sa fin théorétique, se forme alors le projet critique de
Kant. Le caractère inévitable des questionnements de type métaphysique qui adviennent
à la raison rend absolument nécessaire une entreprise de critique de la raison pure,
établissant ses pouvoirs et ses limites, et permettant ainsi de résoudre ou d’écarter
comme vains les conflits qui divisent la raison contre elle-même. Cessant d’avancer à
tâtons, la raison pure opère sur elle-même le plus fondamental des retours en se
constituant son propre juge.
4
Ce n’est qu’à l’issue d’un tel examen, s’il est possible, que la
raison pourra à nouveau se risquer en métaphysique.
De fait, la possibilité d’un discours métaphysique ne va pas de soi. La raison se
hisse d’elle-même dans le champ métaphysique lorsqu’elle se coupe de l’expérience, mais
sa prétention à y instituer un discours de type scientifique nécessite une critique. Le nom
même de métaphysique indique que cette science, si elle existe, n’est jamais première,
mais suppose la connaissance physique. C’est même l’impossibilité dans laquelle la raison
se trouve d’achever définitivement l’édifice de la connaissance physique qui, comme nous
l’avons vu, pousse la raison à investir le domaine métaphysique. Mais la physique elle-
même ne suffit pas, en tant que telle, à justifier un discours qui la dépasse. Le pas de l’un
3
« Une critique qui limite la raison spéculative est, en tant que telle, certes gative, mais comme elle
abolit en même temps un obstacle qui restreint l'usage pratique ou menace même de l'anéantir, elle est en
fait d’une utilité positive et qui est très importante ». (Ibid., AK III, 16 / BXXV, p.82)
4
« Elle constitue un appel adressé à la raison pour qu’elle prenne à nouveau en charge la plus difficile de
toutes les tâches, celle de la connaissance de soi, et qu’elle institue un tribunal qui la garantisse en ses
légitimes prétentions ». (Ibid., 82)
4
à l’autre ne se franchit pas sans critique. Il faut tenter d’établir, à partir de ce qui a été
déterminé dans la physique, les conditions de possibilité d’une science qui sera, elle,
coupée de l’expérience. C’est cette non-évidence qui a causé ce dégoût et ce rejet de la
métaphysique, jugement « de la mûre faculté de juger du siècle, lequel n’entend pas se
laisser leurrer plus longtemps »
5
. Et c’est justement ce climat de déchéance de la
métaphysique qui montre et souligne à la fois la nécessité de l’entreprise d’une
délimitation définitive des pouvoirs de la raison.
6
La critique naît en effet du conflit entre les exigences métaphysiques inhérentes à
la raison et la difficulté du discours métaphysique lui-même. « La raison humaine a ce
destin particulier (…) qu’elle se trouve accablée par des questions qu’elle ne peut écarter
(…) mais auxquelles elle ne peut pas non plus apporter de réponse »
7
. Devant
l’impossibilité d’écarter plus longtemps des questions dans lesquelles, quoi que l’on fasse,
la raison tombe d’elle-même, Kant doit s’affronter au problème des prétentions
métaphysiques de la raison en opérant sa critique. Seule la connaissance de ce à quoi la
raison peut réellement prétendre en tant qu’elle est coupée de toute expérience sensible
pourra en effet permettre de diriger correctement la raison à l’intérieur du champ
métaphysique, où au contraire lui en interdire définitivement l’accès. La métaphysique
appelle la critique comme articulation entre la naturalité de la raison et les contradictions
qu’elle provoque.
La nécessaire critique de la raison que Kant envisage ne peut cependant se faire
sans un fondement, sans un lien avec la connaissance de science qui la précède. Elle
intervient, comme nous l’avons dit, après la physique et même pour une part à cause de
la physique et de son caractère de perpétuel inachèvement. C’est donc appuyé sur la
connaissance déjà acquise que la critique pourra se construire. Cet appui ne sera pas tant
le contenu que la structure même de ces méthodes reconnues comme scientifiques, qui
devra servir de modèles à l’éventuelle science métaphysique. Ce qui importe ici est ce qui
constitue la science comme science : la métaphysique, pour être une science, doit
5
Ibid., AK, IV, 9 / A XI, p.65
6
Ibid., AK, IV, 7 / A X, p.64 « Maintenant (…)c’est le dégoût qui règne dans les sciences, ainsi qu’un total
indifférentisme, qui est la matrice du chaos et de la nuit; mais qui en même temps constitue le point de
départ, du moins le prélude, d’une prochaine transformation ou d'une prochaine avancée des Lumières
dans ces disciplines, elles avaient été obscurcies, rendues confuses et stériles par un zèle
maladroitement employé. »
7
Ibid., AK, IV, 7 / AVII, p.63
5
procéder - pour autant qu’elle le puisse, de la même manière que les sciences qui la
précèdent. Se pose alors la question de l’analogie possible entre la métaphysique et les
sciences physique et mathématique.
8
Emmanuel Kant fait vis-à-vis de la métaphysique un constat qui n’est pas sans
rappeler ce constat de Descartes qui, voyant combien les hommes sont divisés entre eux,
refuse toute connaissance acquise de l’extérieure comme scientifique
9
. Ici, ce sont les
contradictions entre ses adeptes qui poussent Kant à ôter à toute la métaphysique
passée le statut de science dont elle se réclamait pourtant. Les conflits qui l’agitent
suffisent à montrer qu’elle n’a pas encore su « emprunter la voie sûre d’une science ».
10
En tant que connaissance rationnelle, la métaphysique est analogue aux autres sciences,
la mathématique et la physique. Mais elle en diffère essentiellement en ce qu’elle
prétend s’effectuer entièrement a priori, c’est-à-dire sans recours à rien qui vienne de
l’expérience
11
. Partant de cette définition, Kant critique ce qui était jusque le
fondement de toute métaphysique, à savoir de considérer que notre connaissance se
règle sur les objets. Cela, dit-il, ne peut conduire qu’à l’impasse en métaphysique, car on
ne voit pas alors ce que cette science pourrait connaître a priori. Ce point de départ n’a
de fait me qu’à des contradictions insolubles, étant dans l’incapacité de fonder une
quelconque connaissance qui n’ait pas d’abord une expérience de son objet.
La stérilité produite par ce présupposé justifie à elle seule la tentative de Kant de
le renverser, ce qui va constituer le bouleversement épistémologique capital de la
Critique de la Raison Pure. Il s’autorise pour cela des bénéfices qu’on retiré les autres
sciences d’une telle inversion. La physique, dit-il, n’a opéré un réel progrès qu’à partir du
moment où, renversant les perspectives, les savants se sont mis à « prendre les devants »,
à « forcer la nature à répondre à [leurs] questions », bref, à réaliser que « la raison ne voit
8
« Je ne pouvais qu’estimer les exemples de la mathématique et de la physique, (…) assez remarquables
pour me mettre à réfléchir à l’élément essentiel de la transformation intervenue à leur si grand avantage
dans la manière de penser et pour les imiter, à cet égard, du moins à titre d’essai, autant que le permet leur
analogie, comme connaissances rationnelles, avec la métaphysique. » (Ibid., AK, III, 11 / BXV-BXVI, p.77)
9
Cf. René Descartes, Discours de la méthode, passim
10
Emmanuel Kant, Critique de la Raison Pure, op.cit. , AK, III, 11 /B XIV, p.77
11
« La taphysique [se définit comme] connaissance spéculative de la raison tout à fait distincte, qui
s’élève entièrement au-dessus de l’enseignement de l’expérience, et cela au moyen de simples concepts. »
(Ibid., AK, III, 11 / BXIV, p.76)
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