Qu`est ce qui, chez Kant, justifie la possibilité de la méthode critique ?

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BERTRAND VAILLANT – XXXIX Φ
Qu’est ce qui, chez Kant, justifie la
possibilité de la méthode critique ?
Grande dissertation n 1- Histoire de la philosophie moderne
03/12/2009
Réalisé sous la direction de M. Emmanuel Brochier
2
Tracer les contours de la raison, en montrer les limites et ainsi permettre
l’établissement de la métaphysique, voilà quel est l’objectif d’Emmanuel Kant dans la
Critique de la Raison Pure. Contre les dogmatiques, il affirme que toute science doit être
précédée par une critique de son instrument. La critique joue ainsi vis-à-vis de la science
elle-même un rôle propédeutique, c’est-à-dire préparatoire. Toute la démarche
philosophique de Kant se joue donc dans une certaine mesure sur cette phase critique,
qui apparait comme la condition sine qua non de toute discipline « qui voudra se
présenter comme science ». Mais si par rapport à la science qu’il fonde ce projet apparait
bien comme nécessaire et fécond, il faut néanmoins en établir la possibilité. Il n’est en
effet pas évident, il est même problématique de penser une raison limitée, bornée, et qui
pourtant aurait en elle la capacité de connaître ses propres limites, capacité critique qui
semble dès lors échapper à ces bornes de la raison. Comme un préalable au préalable, il
nous faut donc interroger la validité de la méthode critique elle-même, en cherchant
comment Kant lui-même en justifie l’emploi.
Au fondement du projet kantien, on trouve les conflits de la raison pure avec ellemême. Dans sa tentative d’échapper au nombre illimité des questions provoquées par
l’expérience, la raison humaine s’élève au-delà de celle-ci et se réfugie comme en ellemême, à la recherche d’une connaissance qui soit un achèvement de son œuvre et non la
source de nouvelles questions1. Maintes et maintes fois la raison pure s’est ainsi hissée
dans ce champ séparé de tout appui empirique, pour tomber à chaque fois dans
d’inévitables contradictions, livrant avec elle-même une insoluble bataille. « Le champ de
bataille où se développent ces conflits sans fin s’appelle alors Métaphysique »2. Face à un
tel constat, Kant comprend la nécessité de changer de méthode. Il faut purger la raison de
ces antinomies : elles représentent de toute évidence un échec de la raison qui, cherchant
l’achèvement définitif, ne trouve que la contradiction.
Quand la raison découvre, avec les antinomies et les paralogismes auxquels elle se
trouve confrontée, qu’elle est par nature dialectique, elle comprend qu’elle doit se
1
Emmanuel Kant, Critique de la Raison Pure, Paris, Garnier-Flammarion, 2006, AK IV, 7 / AVIII, p.63 « Dans la
mesure toutefois où elle s’aperçoit que, de cette façon, son entreprise ne pourrait que toujours rester
inachevée, parce que les questions ne cessent jamais, elle se voit forcée de se réfugier dans des
propositions fondamentales qui dépassent tout usage empirique possible. »
2
Ibid., 63
3
surveiller, se limiter, se dompter elle-même, qu’elle doit faire sa propre police. Kant se
place donc également ici dans une visée ultimement pratique : si l’inconditionné ne peut,
dans le domaine spéculatif, être pensé sans contradiction, il demeure permis d’envisager
que cela soit possible en matière pratique. Les conclusions que la Critique de la Raison
Pure permettra de tirer sur les capacités de la raison trouveront immédiatement une
répercussion morale, aussi le projet de la Critique n’est-il pas séparé du domaine
pratique. L’utilité pratique de la critique est même la seule positive : son utilité
proprement spéculative est de limiter les pouvoirs de la raison dans son usage
théorétique, c’est-à-dire une utilité négative, tandis qu’en rendant possible un usage
pratique de la raison pure, la critique devient positive.3
Suscité par les contradictions constatées dans un certain usage, et tendu vers un
but pratique au-delà même de sa fin théorétique, se forme alors le projet critique de
Kant. Le caractère inévitable des questionnements de type métaphysique qui adviennent
à la raison rend absolument nécessaire une entreprise de critique de la raison pure,
établissant ses pouvoirs et ses limites, et permettant ainsi de résoudre ou d’écarter
comme vains les conflits qui divisent la raison contre elle-même. Cessant d’avancer à
tâtons, la raison pure opère sur elle-même le plus fondamental des retours en se
constituant son propre juge.4 Ce n’est qu’à l’issue d’un tel examen, s’il est possible, que la
raison pourra à nouveau se risquer en métaphysique.
De fait, la possibilité d’un discours métaphysique ne va pas de soi. La raison se
hisse d’elle-même dans le champ métaphysique lorsqu’elle se coupe de l’expérience, mais
sa prétention à y instituer un discours de type scientifique nécessite une critique. Le nom
même de métaphysique indique que cette science, si elle existe, n’est jamais première,
mais suppose la connaissance physique. C’est même l’impossibilité dans laquelle la raison
se trouve d’achever définitivement l’édifice de la connaissance physique qui, comme nous
l’avons vu, pousse la raison à investir le domaine métaphysique. Mais la physique ellemême ne suffit pas, en tant que telle, à justifier un discours qui la dépasse. Le pas de l’un
3
« Une critique qui limite la raison spéculative est, en tant que telle, certes négative, mais comme elle
abolit en même temps un obstacle qui restreint l'usage pratique ou menace même de l'anéantir, elle est en
fait d’une utilité positive et qui est très importante ». (Ibid., AK III, 16 / BXXV, p.82)
4
« Elle constitue un appel adressé à la raison pour qu’elle prenne à nouveau en charge la plus difficile de
toutes les tâches, celle de la connaissance de soi, et qu’elle institue un tribunal qui la garantisse en ses
légitimes prétentions ». (Ibid., 82)
4
à l’autre ne se franchit pas sans critique. Il faut tenter d’établir, à partir de ce qui a été
déterminé dans la physique, les conditions de possibilité d’une science qui sera, elle,
coupée de l’expérience. C’est cette non-évidence qui a causé ce dégoût et ce rejet de la
métaphysique, jugement « de la mûre faculté de juger du siècle, lequel n’entend pas se
laisser leurrer plus longtemps »5. Et c’est justement ce climat de déchéance de la
métaphysique qui montre et souligne à la fois la nécessité de l’entreprise d’une
délimitation définitive des pouvoirs de la raison.6
La critique naît en effet du conflit entre les exigences métaphysiques inhérentes à
la raison et la difficulté du discours métaphysique lui-même. « La raison humaine a ce
destin particulier (…) qu’elle se trouve accablée par des questions qu’elle ne peut écarter
(…) mais auxquelles elle ne peut pas non plus apporter de réponse »7. Devant
l’impossibilité d’écarter plus longtemps des questions dans lesquelles, quoi que l’on fasse,
la raison tombe d’elle-même, Kant doit s’affronter au problème des prétentions
métaphysiques de la raison en opérant sa critique. Seule la connaissance de ce à quoi la
raison peut réellement prétendre en tant qu’elle est coupée de toute expérience sensible
pourra en effet permettre de diriger correctement la raison à l’intérieur du champ
métaphysique, où au contraire lui en interdire définitivement l’accès. La métaphysique
appelle la critique comme articulation entre la naturalité de la raison et les contradictions
qu’elle provoque.
La nécessaire critique de la raison que Kant envisage ne peut cependant se faire
sans un fondement, sans un lien avec la connaissance de science qui la précède. Elle
intervient, comme nous l’avons dit, après la physique et même pour une part à cause de
la physique et de son caractère de perpétuel inachèvement. C’est donc appuyé sur la
connaissance déjà acquise que la critique pourra se construire. Cet appui ne sera pas tant
le contenu que la structure même de ces méthodes reconnues comme scientifiques, qui
devra servir de modèles à l’éventuelle science métaphysique. Ce qui importe ici est ce qui
constitue la science comme science : la métaphysique, pour être une science, doit
5
Ibid., AK, IV, 9 / A XI, p.65
Ibid., AK, IV, 7 / A X, p.64 « Maintenant (…)c’est le dégoût qui règne dans les sciences, ainsi qu’un total
indifférentisme, qui est la matrice du chaos et de la nuit; mais qui en même temps constitue le point de
départ, du moins le prélude, d’une prochaine transformation ou d'une prochaine avancée des Lumières
dans ces disciplines, là où elles avaient été obscurcies, rendues confuses et stériles par un zèle
maladroitement employé. »
7
Ibid., AK, IV, 7 / AVII, p.63
6
5
procéder - pour autant qu’elle le puisse, de la même manière que les sciences qui la
précèdent. Se pose alors la question de l’analogie possible entre la métaphysique et les
sciences physique et mathématique.8
Emmanuel Kant fait vis-à-vis de la métaphysique un constat qui n’est pas sans
rappeler ce constat de Descartes qui, voyant combien les hommes sont divisés entre eux,
refuse toute connaissance acquise de l’extérieure comme scientifique9. Ici, ce sont les
contradictions entre ses adeptes qui poussent Kant à ôter à toute la métaphysique
passée le statut de science dont elle se réclamait pourtant. Les conflits qui l’agitent
suffisent à montrer qu’elle n’a pas encore su « emprunter la voie sûre d’une science ».10
En tant que connaissance rationnelle, la métaphysique est analogue aux autres sciences,
la mathématique et la physique. Mais elle en diffère essentiellement en ce qu’elle
prétend s’effectuer entièrement a priori, c’est-à-dire sans recours à rien qui vienne de
l’expérience11. Partant de cette définition, Kant critique ce qui était jusque là le
fondement de toute métaphysique, à savoir de considérer que notre connaissance se
règle sur les objets. Cela, dit-il, ne peut conduire qu’à l’impasse en métaphysique, car on
ne voit pas alors ce que cette science pourrait connaître a priori. Ce point de départ n’a
de fait mené qu’à des contradictions insolubles, étant dans l’incapacité de fonder une
quelconque connaissance qui n’ait pas d’abord une expérience de son objet.
La stérilité produite par ce présupposé justifie à elle seule la tentative de Kant de
le renverser, ce qui va constituer le bouleversement épistémologique capital de la
Critique de la Raison Pure. Il s’autorise pour cela des bénéfices qu’on retiré les autres
sciences d’une telle inversion. La physique, dit-il, n’a opéré un réel progrès qu’à partir du
moment où, renversant les perspectives, les savants se sont mis à « prendre les devants »,
à « forcer la nature à répondre à [leurs] questions », bref, à réaliser que « la raison ne voit
8
« Je ne pouvais qu’estimer les exemples de la mathématique et de la physique, (…) assez remarquables
pour me mettre à réfléchir à l’élément essentiel de la transformation intervenue à leur si grand avantage
dans la manière de penser et pour les imiter, à cet égard, du moins à titre d’essai, autant que le permet leur
analogie, comme connaissances rationnelles, avec la métaphysique. » (Ibid., AK, III, 11 / BXV-BXVI, p.77)
9
Cf. René Descartes, Discours de la méthode, passim
10
Emmanuel Kant, Critique de la Raison Pure, op.cit. , AK, III, 11 /B XIV, p.77
11
« La métaphysique [se définit comme] connaissance spéculative de la raison tout à fait distincte, qui
s’élève entièrement au-dessus de l’enseignement de l’expérience, et cela au moyen de simples concepts. »
(Ibid., AK, III, 11 / BXIV, p.76)
6
que ce qu’elle produit elle-même selon son projet »12. Les mathématiques ont bénéficié,
elles aussi, d’une telle révolution, s’instituant en tant que science à partir du moment où
un homme comprit qu’elle devait pour cela, non pas tirer son objet de l’expérience, mais
le construire, afin de n’y trouver que ce que l’on y avait placé par son concept. C’est grâce
à ce renouvellement du point de vue, à cette révolution copernicienne que la physique et
la mathématique ont emprunté la voie de la science après n’avoir longtemps été qu’une
suite de tâtonnements.
Kant, se plaçant en véritable Copernic de la métaphysique, cherche dès lors à lui
adapter une révolution comparable à celle qui, auparavant, avait fait des sciences de
disciplines errantes. La critique est entendue comme « tentative pour transformer la
démarche qui fut jusqu’ici celle de la métaphysique »13. Celle-ci se trouvant encore au
stade du tâtonnement, qui a initialement prévalu dans toutes les disciplines maintenant
reconnues comme sciences, il faut l’en faire sortir de la même manière que pour ces
dernières. Cela se fera donc en étendant au champ métaphysique le retournement du
présupposé d’antériorité de l’objet, source des impasses que l’on a décrites. C’est par
conséquent l’analogie de la métaphysique avec les autres sciences, et particulièrement
avec la physique, qui justifie la tentative de révolution que Kant veut lui faire subir,
tentative qui sera validée ou non par la fécondité qu’elle donnera à la connaissance
métaphysique.
***
La méthode critique semble cependant fondée sur une paradoxale confiance en la
raison. Elle présuppose en effet la capacité de la raison à se critiquer elle-même, tout en
prétendant établir des limites au pouvoir de cette même raison. Kant semble partager la
conception des Lumières de la raison triomphante, toute-puissante et illimitée. Partant
des contradictions internes à la raison, c’est-à-dire de preuves de sa faiblesse, il ne parait
pas douter en revanche de ses capacités à opérer sa propre critique. La critique irait donc
à l’encontre de sa propre méthode en acceptant d’emblée le pouvoir de la raison. Se pose
donc le problème de la légitimité de la méthode kantienne : critique de la métaphysique,
elle ne l’est pas d’elle-même, et par là s’expose pour elle-même aux mêmes travers que
12
13
Ibid., AK, III, 10 / BXIII, p.76
Ibid., AK, III, 15 / BXXII, p.81
7
ceux qu’elle cherche à éradiquer. La démarche kantienne a des raisons (elle répond à un
problème réel) mais elle appelle également une justification.
Le processus critique est d’autant moins évident que la raison y est à la fois juge et
partie. On peut dès lors douter de la possibilité pour elle d’établir ses propres limites,
sachant qu’elle y est par définition soumise antérieurement à son acte de connaissance.
C’est un fait que la raison est capable d’un certain retour sur elle-même, d’une certaine
connaissance d’elle-même. Ici cependant il s’agit de délimiter les bornes de la raison,
c’est-à-dire de faire le tour de toutes les connaissances dont elle est capable, non pas en
en établissant le contenu, mais en en traçant les limites.14 Une telle méthode pose par
conséquent à nouveau le problème des capacités supposées de la raison, et plus que
jamais elle réclame d’être elle-même justifiée par une critique. L’idée que la raison ne
peut être à la fois l’instrument et l’objet de la connaissance, du moins pas dans une
perspective critique, a été souvent opposée à Kant. La question de la validité de la
critique se pose donc dès l’abord de la Critique de la Raison Pure, et se pose en obstacle à
la nécessité pressante d’une critique montrée auparavant.
Le problème est grand effectivement de voir en la critique une démarche qui pose
problème. Nous avons vu en effet à quel point la critique est nécessitée par la difficulté
du discours métaphysique : renoncer à la critique c’est donc renoncer à résoudre un jour
le problème de la métaphysique, auquel nous ne pouvons cependant pas échapper. Il est
par conséquent absolument indispensable de résoudre la question de la validité de la
critique, celle-ci étant elle-même indispensable au progrès du savoir. La nécessité de la
critique en fait un moment incontournable de l’activité philosophique, on serait donc
presque en droit de la pratiquer sans se soucier de sa validité, étant donné qu’elle se
présente comme la seule et unique voie possible pour progresser dans la connaissance.
Mais sauf à considérer le progrès intellectuel comme inéluctable, la critique demande à
être validée.
14
« [La Critique de la raison pure spéculative] est un traité de la méthode, non un système de la science
elle-même ; mais elle en dessine cependant tout le contour, en prenant en considération ses limites, tout
autant qu’elle en fait ressortir dans sa totalité l’architecture interne. » (Ibid., AK, III, 15 / BXXII-BXXIII, p.81)
8
D’un certain point de vue, la Critique de la Raison Pure représente à elle seule une
justification de la méthode critique, étant comme une preuve de sa possibilité. La
capacité critique de la raison s’éprouve dans l’exercice même de la critique. La fécondité
de la méthode la valide dans une certaine mesure, contre les doutes exprimés envers le
pouvoir de critique de la raison. On pouvait contester l’usage métaphysique de la raison
car il menait à des contradictions stériles. Mais la méthode critique ne pose dans ses
conclusions aucun problème, elle n’aboutit pas en contradictions mais en un ensemble
parfaitement cohérent. Cela seul devrait suffire à attester de la possibilité de la critique,
procédé si fécond que son exercice se justifie lui-même, les résultats validant les principes
dont on les tire. Il en va en effet ainsi des hypothèses scientifiques, validées dès lors
qu’elles portent suffisamment de fruits.
Cependant les seuls résultats, aussi bénéfiques apparaissent-ils a posteriori, ne
peuvent à eux seuls justifier la critique. Des résultats contradictoires auraient invalidés la
méthode, des résultats cohérents ne suffisent pas à la valider. Il ne suffit pas en effet que
les conclusions soient cohérentes avec les principes dont elles proviennent, mais il faut
encore justifier d’une valeur de vérité pour ces résultats et ces principes. Cela ne peut ici
se réaliser que par une justification de la possibilité de la méthode critique elle-même, ses
résultats étant en-dehors de toute expérience vérifiable possible. Sans nécessairement
appeler à son tour la mise en œuvre d’une critique stricto sensu (du fait de la cohérence
des résultats obtenus) la méthode critique demande néanmoins un critère de validation
qui justifie son emploi.
Il s’agit donc d’établir un critère de validation qui soit cohérent avec le projet
critique et la définition de la métaphysique prise en compte ici. Il devra pouvoir rendre
compte de l’apparente confiance de Kant en la raison, en manifestant le fondement (ou
l’absence de fondement) de cette « confiance ». Ce n’est qu’au prix d’une validation de ce
type que les conclusions de la Critique de la Raison Pure pourront être dites scientifiques,
ce qui ne signifie pas qu’elles entrent dans le contenu même de la science métaphysique,
mais plutôt qu’elles sont aptes à la fonder. Le critère de validité doit être recherché au
sein même du bouleversement opéré par Kant et visant à réaliser en métaphysique une
révolution semblable à celles qui firent des mathématiques et de la physique des
sciences. Il devra par conséquent prendre en compte la nature de cette nouvelle
9
perspective, l’appui sur la physique mathématique newtonienne étant inséparable du
projet critique lui-même pour les raisons que nous avons vu.
Il apparaît donc que le critère de possibilité de la critique doive être en cohérence
avec l’aspect scientifique du projet kantien. Pour tout dire, il faut reconnaitre ce projet
comme éminemment scientifique, puisqu’il s’agit ni plus ni moins d’appliquer un succès
méthodologique dans les sciences au domaine de la connaissance métaphysique – celle-ci
étant ultimement destinée à rejoindre ces mêmes sciences, une fois hissée par la critique
hors de l’errance où elle se trouve. Le critère se doit donc d’être scientifique. Cependant,
il doit également prendre en considération la situation unique de la métaphysique, qui est
par excellence la science située hors de tout rapport avec l’expérience, ce en quoi elle
diffère de la physique et même de la mathématique qui utilise tout de même l’intuition
sensible.
D’un point de vue strictement scientifique, le critère de validité reconnu sera la
falsifiabilité (falsification) entendue au sens développé par Karl Popper. Un énoncé n’est
scientifiquement recevable que dans la mesure il peut être falsifié, c’est-à-dire si et
seulement si il est théoriquement possible de réaliser une expérience qui l’invalide. Dans
la conception de Popper cependant, il ne peut y avoir de science purement a priori, tout
énoncé non relatif à l’expérience étant impossible à falsifier par l’expérimentation. La
thèse du falsificationnisme ne s’applique donc en théorie qu’à des sciences
expérimentales, et n’a de sens que dans une définition de la science impliquant la
méthode expérimentale.15 Cependant, un point central de la théorie est que la
falsification doit être « logiquement possible », ce qui pris au sens large paraît applicable
au problème de la critique. Le critère de falsifiabilité, pris non au sens strict de Popper
mais étendu à la falsification logique non-expérimentale, semble être la voie
d’établissement d’un critère fiable de justification de la méthode critique.
15
“All the statements of empirical science (or all ‘meaningful’ statements) must be capable of being finally
decided, with respect to their truth and falsity; we shall say that they must be ‘conclusively decidable’. This
means that their form must be such that to verify them and to falsify them must both be logically possible.
Thus Schlick says: ‘…a genuine statement must be capable of conclusive verification’; and Waismann says
still more clearly: ‘If there is no possible way to determine whether a statement is true then that statement
has no meaning whatsoever. For the meaning of a statement is the method of its verification. ” (Karl
Popper, The Logic of Scientific Discovery (1959), London, Routledge Classics, 2002, I, 1, 6)
10
Les développements de la théorie de Karl Popper ont abouti à l’acceptation
générale du critère de falsification active. Le scientifique doit être lui-même actif, en
tentant de falsifier sa propre théorie. On peut donc juger la pensée critique de Kant
comme étant suffisamment justifiée s’il est actif dans la falsification, c’est-à-dire s’il opère
une réelle remise en cause de sa critique. Cette remise en cause ne doit pas mettre à mal
l’attitude critique en elle-même (auquel cas l’auteur se contredirait en en usant aprèscoup) mais elle doit être suffisamment prononcée pour valider la critique comme apte à
faire de la métaphysique une véritable science. Il nous faut maintenant chercher à vérifier
ou à infirmer l’hypothèse à partir du texte critique qui est premier chez Kant, à savoir la
Critique de la Raison Pure.
***
Lorsqu’il introduit le projet de la Critique de la Raison Pure, Kant semble
cependant admettre les capacités critiques de la raison, non comme une hypothèse
demandant à être vérifiée, mais bien plutôt comme un présupposé nécessaire. L’auteur
écrit clairement et sans plus d’explications que, une fois mis en lumière les problèmes qui
l’accablent, « la survivance ou l’effondrement de la métaphysique » ne tiennent plus
qu’aux résultats d’une critique bien dirigée. La brièveté même du texte par lequel il
expose le principe de son œuvre avant de l’appliquer dans la réalisation même du travail
critique tend également vers cette idée qu’elle va de soi pour Kant. On peut s’étonner de
la facilité avec laquelle le lecteur est supposé adhérer à un projet que l’auteur lui-même
trouve certes extrêmement bénéfique mais néanmoins totalement révolutionnaire. Il faut
dès lors se demander dans quelle mesure nous sommes réellement en droit d’attendre de
lui qu’il justifie sa démarche.
La question se pose en effet devant ce qui apparait à première vue comme un
constat : Kant n’établit pas à proprement parler de critique de sa critique, il ne justifie pas
sa méthode ni n’en recherche les conditions de possibilité. Au vu de l’œuvre
monumentale que représente la Critique de la Raison Pure, on ne peut semble-t-il
attribuer cet état de fait à une quelconque négligence de l’auteur : la conscience qu’il
exprime de l’ampleur de la tâche qu’il se propose16 exclut d’emblée cette hypothèse.
16
Préf 2 « Dans cette tentative pour transformer la démarche qui fut jusqu’ici celle de la métaphysique, et
dans le fait d’y entreprendre une complète révolution (…) consiste ainsi la tâche de cette Critique de la
raison pure spéculative. » (Emmanuel Kant, Critique de la Raison Pure, op.cit., AK, III, 15 / BXXII, p.81)
11
Imaginer que Kant ait pu commettre une telle faute, ce serait méconnaitre la grandeur de
son travail philosophique. Mais cela ne répond pas à notre problème, puisque dès lors il
faut qu’il y ait une raison à cette apparente absence de justification. Si elle n’est pas le fait
d’une erreur ou d’une tromperie de l’auteur, il faut en chercher la raison du côté de la
nature même de la méthode.
Ce qui distingue particulièrement la méthode critique, et qui fait d’elle ce qu’elle
est, à savoir une propédeutique et non un système de la science elle-même, c’est son
caractère négatif. 17 La critique, par définition, n’apporte aucun contenu de connaissance
mais fixe les limites du savoir accessible par la science. Dans cette perspective, il semble
difficile d’opérer une critique de ce qui est en soi négatif. La critique ne fait que lutter
contre les problèmes constatés, et cela n’appelle pas de justification. Il serait donc vain
d’attendre de Kant qu’il présente les conditions de possibilité de la critique, celles-ci étant
suffisamment montrées par le simple fait de se rendre compte des problèmes rencontrés
par la raison pure. C’est simplement la résolution de ces problèmes qui portera le nom de
critique, et en tant qu’elle permet une disparition effective des contradictions, il n’y a pas
lieu de la remettre en doute puisqu’elle remplit son objectif. Il apparait donc que
réclamer une validation de la critique avant même qu’elle ne s’exerce n’a guère de sens,
la critique n’étant rien indépendamment de son exercice du fait qu’elle est une méthode
négative.
Il ne faut pas oublier que Kant place son projet critique dans la lignée des sciences
mathématiques et expérimentales. Lorsqu’il s’agit de valider une hypothèse, sa fécondité
constitue déjà une justification en soi. Lorsque Sigmund Freud, dans sa Métapsychologie,
fait l’hypothèse de l’inconscient, il la justifie par le simple fait qu’elle permet de rendre
compte de phénomènes psychiques autrement inexplicables. La fécondité de la méthode
kantienne, mise en valeur dès l’abord de la Critique de la Raison Pure, devrait donc
justifier en elle-même son propre usage. La Critique de la Raison Pure doit être considérée
comme la preuve continuée de la capacité de la raison à se critiquer elle-même. Cela
implique cependant que Kant suive un véritable mode de procéder scientifique, faute de
quoi la seule analogie avec les autres sciences ne permettra pas la critique.
17
« Une telle science devrait se nommer, non pas une doctrine, mais seulement critique de la raison pure,
et son utilité ne serait, vis-à-vis de la spéculation, effectivement que négative, en tant qu’elle servirait, non
à l’élargissement, mais seulement à la clarification de notre raison » (Ibid., AK, IV, 23 / A11, B25, p.110)
12
Kant procède ici à partir de constats, dont il cherche à établir les conditions de
possibilité. Ce type de méthode est conforme à celui du scientifique, qui cherche à rendre
raison des faits expérimentés. Pour la mathématique pure et la physique pure on peut
sans problème s’appuyer sur ce type de procédé, et c’est pourquoi Kant en dit que
« puisqu’elles sont effectivement données, on peut bien se demander comment elles sont
possibles ; car qu’il leur faille être possible, c’est démontré par la réalité effective. » Mais
quant à la métaphysique, elle n’a jusqu’à présent jamais existé sous forme de science, du
moins pas au sens entendu ici. Nous ne sommes donc pas dans la pure explication d’un
fait, puisque ce fait n’est que partiel. Il n’est pas inexistant totalement cela dit, car que
nous ayons des connaissances a priori cela est un fait, et c’est même par la nature même
de la raison que nous y sommes poussés.
Il n’en reste pas moins que la métaphysique comme science demeure dans le
domaine de l’hypothèse. De là, il parait par trop rapide de valider sans plus de
justification une critique visant la connaissance de type métaphysique alors que la
possibilité d’une telle science n’est pas en tant que telle avérée. Il faut donc bien une
justification de plus que la seule capacité manifeste de la critique à produire un ensemble
cohérent pour la valider. S’il s’avère que Kant ignore délibérément ce problème, la
critique restera alors une hypothèse en attente de validation, cohérente mais sans valeur
de vérité. Encore une fois, il parait tout de même étonnant que l’auteur ne se penche pas
davantage sur la question, particulièrement lorsqu’on réalise que sur elle repose toute la
Critique de la Raison Pure.
Mais prétendre cela, c’est ne pas prendre en compte l’intégralité de la démarche
kantienne. Si Kant s’inspire en effet des sciences mathématique et physique, ce n’est pas
son seul point de départ dans l’entreprise critique. Du point de vue philosophique, si un
certain nombre de penseurs ont l’influencé, il est intéressant ici de s’arrêter au rôle que
joue, dans sa pensée, l’empiriste David Hume. C’est Hume qui l’a réveillé de son sommeil
dogmatique, et qui a par là donné à ses recherches l’orientation qui allait aboutir à la
Critique de la Raison Pure, comme il le dit dans la Préface aux Prolégomènes18. La critique
toute entière peut être conçue comme une tentative d’échapper au scepticisme humien.
18
Cf. Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, trad. Gibelin,
Paris, Vrin, 1974, p.13
13
La philosophie de Hume constitue donc une sorte de point de départ, en tout cas un
préalable sans lequel la Critique de la Raison Pure n’aurait probablement pas vu le jour.
Ce que cette origine a d’intéressant ici, c’est que Hume est l’un des plus grands,
peut-être le principal adversaire de la métaphysique. Son travail philosophique aboutit à
un scepticisme profond dont il est difficile de sortir. L’ampleur du travail fourni par Kant
pour réhabiliter la métaphysique après lui en témoigne directement. Ne pas prendre en
compte le fait que la critique est, dans son essence même, post-humienne, c’est semblet-il oublier l’un des paramètres fondamentaux qui permettent de comprendre l’œuvre de
Kant. Il nous faut donc considérer l’apport de cette influence primordiale quant au
problème qui nous préoccupe. Il n’est en effet pas anodin que la critique de Kant, qui
nous a paru auparavant fondée sur une confiance quelque peu naïve en la raison, soit en
réalité une réaction à la philosophie la plus corrosive qui soit en termes d’extension du
savoir hors de l’expérience.
Une fois admis que la critique kantienne s’entend comme un développement de la
philosophie de Hume19, nous pouvons considérer la prise en compte par Kant de la
pensée de humienne comme la falsification active que nous cherchions, et qui semblait
introuvable chez Kant. Ce moment de la réflexion est en fait antérieur à la Critique de la
Raison Pure elle-même, et il est pourtant fondamental. Hume peut se comprendre
comme le pendant falsificateur de Kant : sa critique de la métaphysique et de la
connaissance a priori en général est si puissante qu’il n’y avait plus lieu pour Kant d’y
rajouter quoi que ce soit. Le philosophe anglais a consacré sa vie à cette vaste entreprise
de falsification et Kant, conscient des enjeux d’un tel problème, a entrepris non de saper
les principes de la critique humienne, mais de les accepter autant que possible, pour
ensuite tenter de reconstruire la métaphysique au-dessus des ruines laissées par Hume :
ce sera l’œuvre de la critique.
Kant est donc tout le contraire d’un naïf qui n’aurait fait que déplacer la confiance
dogmatique dans la puissance de connaissance de la raison à sa capacité critique. D’une
part la critique, en tant que méthode négative, peut s’assurer une certitude fondée sur sa
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« Quand on part d’une pensée bien fondée qu’un autre nous a transmise sans la développer, on peut bien
espérer, grâce à une méditation continue, aller plus loin que l’homme pénétrant auquel on devait la
première étincelle de cette lumière. » (Ibid., p.13)
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fécondité, c’est-à-dire dans sa capacité à résoudre les conflits de la raison pure. D’autre
part, il faut considérer l’œuvre critique dans la perspective qui était celle de Kant, i.e.
comme la tentative ultime pour échapper au scepticisme destructeur de Hume tout en
abandonnant l’erreur dogmatique. De ce point de vue, on ne peut reprocher à Kant de ne
pas chercher à falsifier sa propre théorie, critère qui paraitrait pourtant pertinent,
puisque cette falsification a déjà été accomplie à l’extrême par David Hume. Ce dernier
ayant dénudé le terrain de la métaphysique de tout ce qui l’encombrait, jusqu’à se
trouver lui-même dans l’obligation de rejeter toute métaphysique, Kant n’avait plus qu’à
se préoccuper de bâtir, tâche immense et délicate, un édifice qui puisse permettre à
l’homme de s’élever à nouveau vers la connaissance métaphysique qui lui est une
exigence. La critique kantienne nous semble donc devoir être reconnue comme
légitimement établie et suffisamment justifiée par son auteur, dans la mesure même où
elle nécessitait une validation.
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BIBLIOGRAPHIE
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Renaut, Critique de la Raison Pure, Paris, Garnier-Flammarion, 2006
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die als Wissenschaft wird auftreten können (1783), trad. fr. J. Gibelin,
Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter
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H. Wismann, Critique de la raison pratique, Paris, Gallimard, 1985
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