Michel Tozzi, “ Pourquoi enseigner la philosophie ? ”
chapitre 5 : Pourquoi apprendre ?
Cité des Sciences et de l'Industrie Apprendre autrement aujourd’hui ? 10e Entretiens de la Villette (1999)
C’est aussi le refus de l’introduire plus tôt
, pour qu’elle couronne l’enseignement secondaire, à
un moment où l’élève atteint une maturité suffisante pour dominer de sa réflexion les contenus
disciplinaires assimilés.
Certains, d’horizons d’ailleurs très divers, trouvent aujourd’hui qu’il y a en France trop de
philosophie : elle ne devrait plus être enseignée, à cause de son “ inutilité ”, de la nécessité de
professionnaliser, de faire place aux nouvelles technologies, de “ moderniser ” ; ou bien : elle
pourrait être remplacée avantageusement par les sciences humaines, dont la rationalité suffit à
créer une intelligibilité critique pour comprendre et agir ; ou encore : elle devrait être réservée à
ceux qui sont capables de l’effort d’abstraction et du fond de culture qu’elle présuppose ; ou enfin :
elle ne devrait plus menacer, par sa critique corrosive, les pouvoirs économiques et politiques qui
l’autorisent, etc.
D’autres pensent au contraire qu’il n’y en a pas assez. Si la philosophie c’est l’émancipation de la
pensée, la capacité à atteindre la sagesse ou le bonheur, l’espoir de se transformer, voire de
transformer le monde, pourquoi la réserver à quelques-uns ? Ne doit-on pas poser
démocratiquement, comme Jacques Derrida
, un “ droit à la philosophie ” ?
D’où des expériences qui se développent : en baccalauréat professionnel (académies de Nantes
et de Montpellier), en première littéraire, en seconde avec l’éducation civique, juridique et sociale
(ECJS), dans les sections d’enseignement général et professionnel des collèges (Segpa), à l’école
primaire
. Il faudrait commencer plus tôt, dès la maternelle, à développer une pensée réflexive.
Ces expériences se déroulent dans un contexte où la vogue médiatique française de la
philosophie, au-delà de l’apparence d’une mode, peut être lue comme un symptôme : celui
consécutif à la nécessité de construire du sens dans un monde sans transcendance divine, ni
alternative révolutionnaire crédible ; celui d’une société démocratique qui postule le pluralisme des
opinions, voit s’étendre le relativisme et, tout en libérant la parole individuelle, oblige à la
responsabilité et à l’angoisse d’inventer ses propres valeurs. Les réactions aux pressions
publicitaires, idéologiques, internationales (mondialisation), alimentent un besoin sociétal de
philosophie, un appel d’air réflexif qui s’invente des lieux, dévore certains ouvrages, développe des
pratiques sociales nouvelles : cafés philosophiques
et ateliers d’écriture philosophiques
.
Phénomène nouveau, le système scolaire, censé préparer les hommes et le monde de demain,
semble prêt à accueillir cette pensée réflexive dès le plus jeune âge. Face à la crise scolaire du
sens, sous sa double figure de la crise du rapport au savoir (à quoi ça sert d’apprendre ?), et du
rapport à la loi (montée des incivilités), la discussion philosophique à l’école primaire
, innovation
en rupture totale avec la tradition de l’enseignement philosophique français, pourrait faire
converger :
• d’une part, en cohérence avec l’épistémologie contemporaine, un rapport non dogmatique au
savoir, par le primat dans la démarche de la question et de la recherche sur le résultat ou la
réponse ;
• d’autre part, un rapport coopératif à la loi, par l’éthique communicationnelle du débat (forme
démocratique des échanges par les procédures des tours de parole et la régulation socio-affective
des processus, écoute et respect d’autrui…).
. Contrairement à ce que proposait en 1975 le GREPH (Groupe de recherche sur l’enseignement de la philosophie) et
le rapport Derrida–Bouveresse, commandé par L. Jospin en 1989.
. Derrida J., Du droit à la philosophie, Galilée, 1990.
. Sur ces expériences, voir :
- “ Bac professionnel ”, in Diotime-L’Agora, n° 6, CRDP de Montpellier - secteur philosophie, juin 2000 ; ECJS n° 7, sept.
1999 ; Segpa, n° 2, juin 1999, et n° 9, mars 2001 ; École primaire, n° 3, sept. 1999.
- Pratiques de la philosophie, GFEN - secteur philosophie : Première, n° 4, juillet 1995 ; Première, n° 5, juin 1997 ;
Première, n° 6, octobre 1998 ; École primaire, n° 7, juillet 1999.
Pour l’école primaire, voir aussi Le Journal des instituteurs, dossier Nathan n° 7, mars 2000.
. Tozzi M., “ Le café philosophique, un défi pour la pensée ”, in Tozzi M. (sous la dir.), L’Oral argumentatif en
philosophie, CRDP de Montpellier, 1999.
. Tozzi M., Diversifier les formes d’écriture philosophique, CRDP de Montpellier, 2000.
. Tozzi M., L’Éveil de la pensée réflexive chez l’enfant. Discuter philosophiquement à l’école primaire ?,
CNDP-Hachette, 2001.