1 La religion est-elle contraire à la raison ? [Intérêt du sujet] Même si la religion a perdu de son influence, elle joue encore – au moins indirectement – un grand rôle social et politique. Or, on peut se demander si ce rôle est toujours positif, puisque certaines formes de religion sont apparues dans l'histoire comme des obstacles au développement de la raison. Il serait donc intéressant de réfléchir à la religion et à la raison, ainsi qu'à leurs rapports, afin de savoir si elles sont nécessairement opposées l'une à l'autre. [1ère réponse argumentée à l'aide des définitions.] À première vue, la réponse à cette question n'est pas difficile. La raison est une faculté permettant d’accéder à l’objectivité dans le domaine de la connaissance et dans le domaine de l’action. Penser rationnellement, agir raisonnablement, c’est penser ou agir en s’appuyant sur des principes cohérents et universels. Une religion, quant à elle, est un ensemble de croyances et de pratiques par lesquelles une communauté humaine s'efforce d'entrer en relation avec une ou plusieurs entité(s) supérieure(s), et plus généralement avec tout ce qu'elle considère comme sacré, absolument respectable. En tant qu'elle s’élève au-dessus des simples croyances et est source d’un véritable savoir, la raison semble donc bien se heurter aux croyances qui se prétendent « sacrées » et refusent toute analyse critique. Autrement dit, il semble bien que la religion s’oppose nécessairement à la raison. [Objection et annonce de la 2de partie] Mais cette argumentation, que nous développerons dans un premier moment, est-elle absolument convaincante ? Comme nous le verrons dans notre deuxième partie, deux pensées ne peuvent s'opposer que si elles ont le même objet. Or, il n'est pas sûr que la raison et la religion parlent vraiment de la même chose : la divinité semble bien inaccessible à la connaissance rationnelle. [Objection au 2d argument et annonce de la 3ème partie] D'un autre côté, la religion ne peut pas être comprise par les hommes si elle ne s'adapte pas à eux. Pour les conduire vers Dieu (ou vers une divinité), elle doit employer des images, des symboles propres à toucher l'imagination et le cœur humain. Or, ces symboles ne peuvent-ils faire l'objet d'une critique scientifique ? Et si c'est le cas, faut-il considérer que la science et la religion sont condamnées à s'affronter indéfiniment ? Si les religions sont irrationnelles par leur forme, le sont-elles forcément par leur contenu ? Telles sont les questions que nous aborderons dans la dernière partie de cet exposé. [I. La croyance religieuse, de par son caractère « sacré », s’oppose à la raison] [1. Démonstrations et croyances religieuses] La raison peut se définir – entre autres – comme la faculté de bien raisonner, c'est-à-dire d'enchaîner des énoncés de façon cohérente, logique. Si le raisonnement est parfaitement rigoureux et qu'il repose sur des bases indubitables (non douteuses, certaines), il s'agit d'une démonstration. Démontrer une vérité, c'est la prouver de la façon la plus certaine qui soit, de manière à convaincre tout être doué de raison, universellement. Et c'est pourquoi des hommes de cultures très différentes peuvent tomber d'accord sur un théorème mathématique, alors même qu'ils sont opposés en matière de religion. Dans la religion, en effet, on trouve essentiellement des croyances, des points de vue particuliers qui ne reposent sur aucune preuve solide. Même la théologie – « science » des choses divines – repose en définitive sur un certain nombre de croyances qu'on n'a pas le droit de mettre en question. Un croyant peut raisonner, mais pas d'une façon aussi libre ni aussi approfondie qu'un savant. 2 Pour un esprit rationnel, au contraire, aucun sujet n'est sacré. On a le droit de mettre en question n'importe quelle idée, surtout si elle n'est pas fondée sur une démonstration. Il n'en va pas de même pour la religion, où on finit par se sentir mal à l'aise si on va très loin dans la remise en question des traditions ou des textes sacrés. C'est ainsi que les théories de Darwin et de ses successeurs ont suscité et suscitent encore des réactions passionnées chez certains croyants. [2. L’infantilisme religieux s’oppose à l’autonomie de la raison] Il découle de tout ce qui précède que les esprits rationnels se caractérisent par une maturité qui semble faire défaut à la mentalité religieuse. La raison est une faculté permettant de penser de façon autonome. Elle est donc, dans le domaine de l’action morale ou politique ce qui nous permet d’agir selon des principes qui sont à la fois universels et personnels : agir raisonnablement, c’est agir en fonction de sa conscience morale, ou d’après des principes politiques auxquels on adhère librement. Les religieux, au contraire, se réfèrent à une autorité supérieure (la tradition, des textes sacrés, un prophète, la parole d'un dieu ou de Dieu...), un peu comme un enfant qui répète ce qui lui ont appris ses parents, sans oser les remettre en question. Cette attitude pourrait venir de la crainte d'être châtié, crainte inculquée très tôt lors de l'éducation. Mais la peur n'est sans doute pas la seule origine des religions : ces dernières répondent d'abord à un désir. D'après Marx, la religion est l'« opium du peuple » : elle satisfait (en imagination) le désir de bonheur et de justice des travailleurs opprimés. Ces derniers espèrent trouver la fin de leur souffrance dans un monde meilleur : le paradis. Pour Marx, ils feraient mieux de s'initier à la science économique, afin de comprendre que l'exploitation qu'ils subissent n'est pas une fatalité, et que d'immenses progrès sociaux sont possibles, et même nécessaires (inévitables). Pour Freud également, la religion est une illusion, c'est-à-dire une croyance qui a pour origine un désir. Et cette illusion ne touche pas que les prolétaires : il y a en chacun de nous le désir infantile d'être protégé par un père de substitution. Le monde est violent, difficile à comprendre, donc insécurisant, et la religion peut être une réponse à notre désir de sécurité. Seulement, c'est une réponse qui s'avère décevante. Pour Freud, mieux vaut adopter un esprit rationnel afin de comprendre en profondeur le monde (et le psychisme humain), et de trouver ainsi le moyen de résoudre les problèmes psychiques, sociaux, etc., qui rendent les hommes malheureux. [Transition] Ainsi, on ne manque pas de motifs de penser qu'il existe une opposition irréductible entre la raison et la religion. Mais toute cette argumentation repose sur un présupposé bien discutable : à savoir que la raison pourrait être capable de répondre mieux que la religion à toutes les questions que se pose l'être humain. Or, une telle opinion ne trahit-elle pas une confiance aveugle dans les capacités intellectuelles et morales de l’homme ? [II. La raison et la religion peuvent coexister pacifiquement] Pour le grand mathématicien et physicien Pascal (1623-1662) la religion n'a pas à s'opposer à la raison, car elle ne parle pas des mêmes choses que celles-ci. Voyons cela plus précisément. [1. Objection à l'argumentation précédente (développement de la transition)] Comme nous l'avons vu plus haut, les connaissances scientifiques reposent sur des preuves rationnelles (démonstrations) ou expérimentales. Or, la raison et l'expérience humaines sont très limitées. Comme l'explique Pascal, il est impossible de tout démontrer : le raisonnement doit s'appuyer sur des bases considérées comme évidentes. Par exemple, on sait que l'égalité est commutative : si A=B, alors B=A. Ce genre de vérité n’est pas connu par la raison (définie comme faculté de bien raisonner), mais par une sorte d'intuition (connaissance immédiate, directe, qui ne passe pas par un raisonnement). Pascal appelle « cœur » cette intuition. Or, si la raison s'avère incapable de comprendre la nature en profondeur, comment pourraitelle connaître la cause éternelle de cette nature : Dieu ? Seul le cœur, éclairé par la divinité, peut avoir une telle connaissance : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point [...]. » 3 [2. Explication de la thèse] Pour Pascal, par conséquent, la science véritable n'est pas opposée à la religion, car elle n'a pas à parler de choses qui la dépassent, et en particulier de Dieu. Ce que la raison peut faire de plus haut, c'est de reconnaître ses propres limites. Aussi grand soit-il, le savoir scientifique ne nous dit rien sur Dieu, la cause première de toute chose. Pascal est donc très critique vis-à-vis des libertins, ces gens qui, comme le Don Juan de Molière, se moquent de la religion au nom de la raison. Mais il n'épargne pas non plus son contemporain Descartes, savant et philosophe qui prétend démontrer l'existence de Dieu. Pascal n'adore pas « le Dieu des philosophes et des savants », mais le « Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob », le Dieu révélé de la Bible. Ce Dieu est transcendant, c’est-à-dire extérieur à l’homme et à la nature, et radicalement supérieur à eux. Contrairement à la raison, il n’est pas immanent (non transcendant), même s’il est présent en l’homme du fait qu’il en est le créateur. [3. La raison est impuissante dans le domaine moral] On pourrait objecter à Pascal que la raison peut au moins nous éclairer sur le plan moral. Or, la religion ne se réduit pas à des croyances : elle comporte aussi des pratiques, qui reposent sur des principes moraux. Il y aurait donc la possibilité d’une opposition entre une morale raisonnable et une morale religieuse. Seulement, pour Pascal, notre raison est incapable de nous donner les vrais principes du bien et du mal. Notre âme, corrompue par le péché de nos lointains ancêtres, est pleine d’égoïsme et d’illusions, et elle n’a pas la lucidité suffisante pour savoir par elle-même, de façon autonome, quels sont les véritables principes de la justice. Il lui faut donc recourir à une lumière supérieure à celle de la raison : la grâce divine. [Transition] Nous venons de voir que la science et la religion ne sauraient s'opposer parce qu'elles ne parlent pas des mêmes choses. Mais une religion parle-t-elle de Dieu de façon satisfaisante ? Nous avons vu dans l'introduction qu'elle est un effort d'une communauté humaine pour entrer en rapport avec le sacré. Elle est donc censée créer une sorte de pont entre les hommes et la divinité. C'est pourquoi la religion parle de Dieu (ou des dieux) en des termes que les hommes peuvent comprendre, à l'aide de symboles et de comparaisons. Or, n'est-il pas possible, au nom de la raison et de la science, de critiquer ce genre de discours ? [III. La religion s’oppose à la raison par sa forme, mais pas nécessairement par son contenu] [1. Objection à l'argumentation de Pascal] Nous avons tout à l'heure que l'homme était corrompu moralement et intellectuellement, et qu'il avait besoin d'une révélation divine pour accéder à la connaissance de Dieu. Mais comment reconnaître les vraies révélations des fausses ? Beaucoup de gens se prétendent prophètes, et ils sont souvent en désaccord les uns avec les autres. Nous-mêmes, nous pouvons avoir le sentiment que Dieu nous parle. Mais comment savoir si ce n'est pas notre imagination qui nous joue des tours ? En fait, il semble bien que la raison soit nécessaire pour démêler le vrai du faux. Pascal, d'ailleurs, utilisait sa raison pour défendre la religion chrétienne. Il ne pouvait, sans doute, démontrer la vérité de celle-ci, mais il cherchait à montrer qu'elle était davantage compatible avec la raison que toutes les autres religions. Mais que se passe-t-il si les hommes analysent les religions à l'aide de leur raison, selon une démarche scientifique ou philosophique ? Ils sont alors amenés à lutter contre tout ce qui est irrationnel dans les religions : les superstitions. Un scientifique, par exemple, peut critiquer le récit biblique de la création du monde, en montrant que ce récit ne correspond pas aux faits. Cela ne 4 conduira pas forcément les croyants à renoncer à leur religion. Seulement, au lieu de faire naïvement confiance aux traditions ou aux textes sacrés, ils chercheront à les interpréter. De même, des philosophes ont cherché à purifier les religions de toutes leurs contradictions logiques. Dans toutes religions, même celles qui interdisent de représenter Dieu sous la forme d'une chose matérielle, on se fait une représentation mentale de la divinité. Et cette représentation – apaisante ou terrifiante, suivant les cas – est inspirée de choses de la nature (animaux, soleil, montagne, fleuve...) ou des êtres humains. La superstition consiste à confondre ces images imparfaites avec la divinité qu'elles prétendent symboliser. Dès l'Antiquité grecque, des philosophes ont lutté contre ces superstitions. Épicure disait qu'on ne pouvait pas considérer les dieux comme étant à la fois parfaitement heureux, et tourmentés par des sentiments négatifs comme la jalousie ou la colère. La peur à l'égard de la colère divine, pour lui, était donc sans fondement. De la même manière, des philosophes des lumières ont mis en question l'image qu'on se faisait de Dieu dans le christianisme. [2. Explication de la thèse de Hegel] Que se passe-t-il si l'on poursuit jusqu'au bout ce travail de purification des religions ? On aboutit, semble-t-il, à vider le mot « Dieu » de toute signification précise. Tel est, pour Hegel, un des résultats de la philosophie des lumières : à force de dire que Dieu est infiniment plus parfait que toutes les images qu'on peut s'en faire (roi, père, juge, etc.), on se rend incapable de dire quoi que ce soit à son égard. Dieu devient l'Être suprême (formule reprise par Robespierre) : on ne peut rien en dire, sauf qu'il est transcendant, bien au-dessus de l'homme et de la nature. Ainsi, les divin et humain sont coupés l'un de l'autre, et la religion décline dans les pays qui ont été marqués par la philosophie des lumières. Car à quoi sert la religion, si elle n'est plus un pont entre les hommes et la divinité ? Pourtant, comme on va le voir, il se pourrait que les philosophes des lumières soient allés un peu trop vite dans leur critique des religions : si celles-ci sont irrationnelles par leur forme, il n'est pas sûr que leur contenu le soit aussi. Pour Hegel, les scientifiques et les philosophes ont raison de critiquer les récits religieux : ceux-ci, en effet, sont irrationnels et souvent en désaccord avec les faits. Mais cette irrationalité concerne la forme plus que le contenu. Toutes les religions (et en particulier la religion chrétienne, d'après Hegel) contiennent une certaine vérité, mais celle-ci se présente sous forme imagée, un peu à la manière dont La Fontaine utilise des récits animaliers pour faire passer une sagesse qui n'a rien à voir avec les animaux. Ainsi, la science et la philosophie n'ont pas nécessairement à contredire le contenu d'une religion, même s'ils ont le droit de critiquer sa forme. [3. Argumentation] La pensée de Hegel est l'une des plus difficiles qui soient, et pour bien comprendre et vérifier son argumentation, il faudrait se plonger dans tout son système philosophique. On peut tout de même retenir un argument : avant de prendre une forme scientifique ou philosophique, la raison doit apparaître sous la forme d'intuitions ou d'images. La pensée religieuse constitue donc une étape nécessaire dans la constitution d'une pensée rationnelle. [4. Exemple d'une vérité rationnelle cachée sous des symboles religieux] Pour montrer en quoi les récits religieux peuvent contenir une vérité profonde sous une forme symbolique, Hegel analyse entre autres le récit biblique du péché originel. Il peut sembler absurde de penser – comme Pascal – que Dieu a puni les hommes pour une faute qu'auraient commise leurs lointains ancêtres. Mais peut-être l'histoire d'Adam et Ève est-elle symbolique. Pour Hegel, l'histoire d'Adam (nom qui signifie « être humain » en hébreu) est celle de tout être humain. Tout être humain, lorsque sa conscience se développe, devient égoïste et perd son innocence. Mais ainsi, il cesse d'être un petit animal et devient capable de distinguer le bien du mal (il goûte « au fruit de la connaissance du bien et du mal »). Le « péché originel » n'est donc pas une catastrophe 5 contingente, comme le raconte la Bible : c'est le destin de tout être humain. Et ce péché – qui consiste dans le développement de l'égoïsme et de l'égocentrisme – n'est pas seulement un événement négatif. Il va permettre aux êtres humains d'agir selon des règles morales, en toute conscience, et non par instinct. Voilà pourquoi Dieu dit, dans le récit biblique : « Voici que l'homme est devenu comme l'un de nous, capable de distinguer le bien du mal. » Le remède au mal est déjà présent dans le mal lui-même : c'est en développant sa conscience que l'être humain deviendra capable d'agir suivant des règles raisonnables, justes, acceptables par tous. En ce sens, on peut dire que l'être humain est semblable à Dieu : par sa raison, il est capable de s'élever jusqu'à un point de vue universel, au lieu de rester enfermé dans ses préjugés et dans son égoïsme. Hegel va même plus loin : pour lui, c'est à travers l'homme que l'esprit universel (Dieu) prend conscience de soi. Dieu n'est pas transcendant (purement extérieur au monde), mais immanent – c'est-à-dire non transcendant, présent au sein du monde. Tel est, pour Hegel, le sens profond de la croyance chrétienne en une incarnation de l'esprit divin. [Conclusion] Nous nous étions demandé si la religion était forcément opposée à la raison. Avec Hegel, nous pouvons répondre à la fois oui et non. Par sa forme, la religion est irrationnelle, donc susceptible d'être critiquée par la science : elle se présente sous forme de récits, de croyances, de pratiques traditionnelles, que l'on doit admettre sans justification convaincante, et non sous la forme d'une connaissance cohérente, étayée par des démonstrations ou/et par des expériences méthodiquement menées. Mais ce n'est pas parce que la forme de la religion est irrationnelle que son contenu l'est aussi. On est en droit de supposer qu'une certaine sagesse est contenue de façon symbolique dans les récits religieux. Cette sagesse, à défaut de se retrouver dans les sciences, pourra être confirmée par une discipline rationnelle : la philosophie. Voilà pourquoi nous n'avons pas retenu entièrement la thèse ni l'argumentation de la première partie : une religion n'est pas nécessairement irrationnelle par son contenu, et ce n'est pas seulement pour se bercer d'illusions qu'on y adhère. Freud et Marx n'ont sans doute pas entièrement tort, mais leurs explications s'avèrent un peu réductrices. Cela ne signifie pas pour autant que la solution pascalienne soit tout à fait satisfaisante. Sans doute peut-on concéder à Pascal que les sciences de la nature ou les sciences de l'homme n'ont pas à s'occuper de l'objet propre de la religion : le sacré, et plus précisément Dieu (pour les religions monothéistes). Mais en parlant de la divinité, les religions sont forcément amenées à s'aventurer sur le terrain des sciences : elles parlent de l'action de la divinité sur la nature et sur les hommes. Par ailleurs, les religions utilisent des images pour parler de Dieu qui peuvent être critiquées à l'aide de la raison. La raison, contrairement à ce que pense Pascal, joue donc un rôle fondamental dans le jugement qu'on peut porter sur une religion. C'est grâce à cette raison qu'on peut démêler ce qu'il y a de vrai dans une religion de toutes les superstitions qui sont en elle, c'est-à-dire de toutes les croyances qui sont contraires à la raison.