Note de l`Éditeur Huulu :

publicité
Nemus Rudus
(Le Sanctuaire Ruiné)
TOME II
La Voie
Copyright no 1026962 Canada 2005
1
7 octobre 2005
Je dédie cette œuvre au Ministère des Antiquités de Turquie, en
espérant qu’elle les incitera à mettre au jour les trésors enterrés
sous le tumulus du Nemrud Dag (la Montagne du Sanctuaire en
ruines), pour les révéler à l’Humanité et les exposer aux yeux des
foules qui referaient le grand Pèlerinage des tout premiers
Chrétiens.
Et je rends hommage à tous ces Copistes anonymes, humbles héros
de l’Histoire, qui se sont échinés pour nous faire parvenir les échos
de ces temps lointains, que d’autres ont pieusement tenté de biffer
des Annales de l’Humanité.
Michel Allard
2
TABLE DES MATIÈRES
Préface de l’auteur ............................................................................................................. 7
Préambule de Médonje .................................................................................................... 11
Chapitre I Le vendeur de poissons salés (75 avant JC)................................. 13
Chapitre II Le trésor funéraire du Pharaon Kheops (74 avant JC) ............ 25
Chapitre III Le Temple des Atlantes (73 avant JC) .................................................... 43
Chapitre IV Les Dieux interrompent la bataille (72 avant JC) ..................... 59
Chapitre V Les fraisiers du Mont Ida (71 avant JC) .................................................. 71
Chapitre VI Pompée et Crassus, Consuls (70 avant JC) ............................................ 81
Chapitre VII La chute de Tigranocerte (69 avant JC) ............................................... 91
Chapitre VIII Canons contre légions (68 avant JC) ........................................ 99
Chapitre IX Les collections du Roi Nemrod de Ninive (67 avant JC) ...... 109
Chapitre X Caton et la Comète (66 avant JC) .................................................. 125
Chapitre XI L’île aux topazes (65 avant JC) .................................................... 139
Chapitre XII Pompée au Nympheum (64 avant JC) ...................................... 149
Chapitre XIII Pompée capture le Temple de Jérusalem (63 avant JC) .... 167
Chapitre XIV Le Gouffre des Dieux (62 avant JC) ........................................ 179
Chapitre XV Le triomphe de la Commagène (61 avant JC) ......................... 189
Chapitre XVI L’ancêtre de Lucien de Samosate (60 avant JC) .................. 199
Chapitre XVII Le cinabre de Socotra (59 avant JC) ...................................... 211
Chapitre XVIII Le Pharaon Antiochos (58 avant JC) ................................... 223
Chapitre XIX Le Pharaon Kybiosaktès (57 avant JC) ................................... 233
Chapitre XX Le Pharaon Archélaüs (56 avant JC) ........................................ 245
Chapitre XXI Le martyre des éléphants (55 avant JC) .................................. 253
Chapitre XXII Les pillages de Crassus (54 avant JC) ................................... 261
Chapitre XXIII Dix mille Romains en Chine (53 avant JC)........................ 269
Chapitre XXIV Le martyre des vierges (52 avant JC) .................................... 279
Chapitre XXV Cinquante ans chez les Barbares (51 avant JC).................. 289
3
Chapitre XXVI Les Hommes-Souris (50 avant JC) ........................................ 301
Chapitre XXVII Le Royaume des fleurs (49 avant JC) ................................. 311
Chapitre XXVIII La fin de la République (48 avant JC) .............................. 321
Chapitre XXIX Byzance en prime (47 avant JC)............................................. 337
Chapitre XXX L’année des 455 jours (46 avant JC) ...................................... 353
Chapitre XXXI Sur les traces des Cyclopes (45 avant JC) ........................... 365
Chapitre XXXII Le suicide assisté de Jules César (44 avant JC) ............... 377
Chapitre XXXIII L’abominable visage des Yetis (43 avant JC) ................. 387
Chapitre XXXIV Les trois Soleils de minuit (42 avant JC) .......................... 397
Chapitre XXXV Divines surenchères (41 avant JC) ...................................... 411
Chapitre XXXVI Les Méganthropes (40 avant JC) ........................................ 423
Chapitre XXXVII Le Sauveur était une fille (39 avant JC) ......................... 435
Chapitre XXXVIII Antoine assiège Samosate (38 avant JC) ...................... 445
Chapitre XXXIX La crucifixion du Roi des Juifs (37 avant JC) ................ 465
Chapitre XL Les Dieux punissent Antoine (36 avant JC) ............................ 475
Chapitre XLI Des chaînes d’or pour Artavazdès (35 avant JC) ............... 483
Chapitre XLII Les sarcophages des Dieux (34 avant JC) ............................ 493
Chapitre XLIII L’assèchement de la Mer Rouge (33 avant JC) ............... 499
Chapitre XLIV La mort du Messie (32 avant JC) ........................................... 507
Chapitre XLV Actium (31 avant JC) .................................................................. 513
Chapitre XLVI Le tombeau des Dieux (30 avant JC) .................................... 521
Chapitre XLVII Monologues d’outre-tombe (Premier siècle de la Chrétienté)..................... 533
LEXIQUE ....................................................................................................................... 535
Pour contacter l’auteur : [email protected]
Carte de l’Asie Mineure : http://pages.infinit.net/miallard/asia.jpg
4
5
6
Préface de l’auteur
État du Monde au début du premier siècle avant notre Ère
Une trentaine d’années avant l’arrivée des Dieux en Commagène,
Rome avait rasé la ville de Carthage et assuré sa domination totale
sur la Mer Méditerranée que les Romains nommaient ‘Notre Mer’.
Le nombre des territoires conquis et leur étendue rendaient difficile
leur gouvernance par la République. Dans son expansion, Rome
avait annexé d’antiques Royaumes ou d’anciennes Colonies
grecques ou carthaginoises, et la plupart des côtes et des îles de la
Méditerranée.
À Rome, le Sénat, composé des trois cents plus riches propriétaires
terriens, votait les lois auxquelles le Tribun du Peuple pouvait
opposer son veto. Le pouvoir exécutif, dont celui de commander
aux Légions, était confié à deux Consuls élus pour un an. Depuis la
fondation de la Ville Éternelle en 753 avant J-C, point de départ du
calendrier romain, seuls les Sénateurs et les Chevaliers formaient
les Légions. La classe des Chevaliers comprenait les banquiers et
riches commerçants et armateurs de la République. Mais le Consul
Marius, devant la menace des invasions de tribus barbares, les
Cimbres et les Teutons, constitua des légions formées de simples
Citoyens auxquels il versa une solde régulière. Ils furent les
premiers soldats d’une armée de métier.
À l’autre extrémité de l’Eurasie, l’Empereur de Chine, le divin
Wu-Ti, poursuivait un long règne, ponctué de batailles et de
conquêtes territoriales. Sous Wu-Ti, la Chine avait annexé la
Corée, une partie du Vietnam, la grande île de Hainan et une partie
du Tibet. Wu-Ti, surnommé l’Empereur Martial, avait combattu
les ancêtres des Huns, les Youngnus, pendant près de quarante ans
et avait tenté de lier des liens avec des Royaumes lointains pour
prendre à revers ses ennemis de toujours qui razziaient son Empire.
Ces missions firent découvrir aux Chinois l’immense Empire des
Parthes et jetèrent les premiers jalons de la Route de la Soie.
7
Un Roi des Rois gouvernait la Parthie, une Fédération de vingthuit Royaumes, comprenant toute la Mésopotamie, la vaste région
comprise entre les fleuves Euphrate et Tigre, jusqu’à l’Afghanistan
et l’Inde. Le Roi des Rois trônait à Séleucie, non loin de l’antique
Babylone, et pouvait réunir plus d’un million de combattants,
essentiellement des cavaliers légers, les meilleurs archers de leur
époque. Beaucoup parmi les Peuples Parthes adoraient Mithra, né
d’une vierge un 25 décembre. Mais le Mithraïsme avait aussi
gagné toute l’Arménie et une grande portion de l’Anatolie. Les
Rois de plusieurs dynasties portaient le nom de Mithridate, pour
honorer Mithra. Les plus fameux de ces Rois, Mithridate Deux de
Parthie, Mithridate Six du Royaume du Pont et Mithridate
Kallinikos de Commagène, sont des Personnages du Nemus
Rudus.
Le petit Royaume de Commagène, bordée par l’Euphrate,
possédait les deux seuls ponts permettant aux caravanes de franchir
le fleuve qui constituait la frontière de la Parthie et de la Syrie où
régnaient les derniers des Séleucides, une dynastie remontant à un
des Généraux d’Alexandre le Grand. L’Empire Séleucide, qui
s’étendait jadis sur presque tout le Moyen-Orient, avait perdu aux
cours des siècles la plupart de ses territoires, lors de rébellions et
de guerres avec ses puissants voisins, Égyptiens, Grecs, puis
Romains. Le dernier à prétendre porter le titre d’Empereur des
Séleucides, Antiochos Grypus, ne dominait plus que la Syrie et
préférait vivre en compagnie des nymphes du Sanctuaire de
Daphné que de siéger sur le trône d’Antioche, la plus grande
métropole de son temps.
Les Rois de Commagène étaient apparentés aux monarchies
d’Arménie, de Syrie, de Cappadoce, de Parthie, du Pont, de Médie,
de Lycaonie et aux Princes de Tralles, entre autres. Les Souverains
de Commagène, vers l’an 100 avant notre Ère, selon des stèles
découvertes dans les vestiges du Temple qui occupait le sommet
8
du Nemrud Dag en Turquie actuelle, avaient conclu une Alliance
avec les Dieux qui auraient révélé le secret du pétrole au petit
Royaume fertile. La Commagène possédait de riches mines de
charbon et des mines de fer dont l’exploitation remontait déjà à
près d’un millénaire, au temps des Hittites, ancêtres des
Commagénois. L’acier, le cèdre, le blé qu’exportait la Commagène
vers l’Occident et l’Orient, les routes caravanières qu’elle
contrôlait, puis le Sanctuaire du Nympheum qui drainait chaque
année des multitudes de Pèlerins, ajoutaient à la fortune de ses
Rois, qui passaient pour les plus riches et les plus influents de leur
époque. Quand se sont rajoutées à ces richesses les marchandises
de la Route de la Soie, celles de la Route des Indes, puis le trafic
de la Mer Rouge, le petit Royaume de Commagène connut son
apogée.
Telle est l’Histoire racontée dans la saga du Nemus Rudus …
9
10
Préambule de Médonje
Je tiens à souligner les qualités, le dévouement et le courage de
mes compagnons qui ont donné leurs vies afin de constituer ce
Témoignage sur la découverte de la planète Terre. Cette Terre qui
connut une si étrange destinée.
Je rends hommage à mes amis Théla, Myryis, Opys et Pyréis, et
aussi aux Peuples de la Terre que j’ai connus et tant aimés.
Médonje (8,205-373-117), Ethnologue et Chef de la mission
comprenant :
-Théla (364-24-1), Géologue;
-Myryis (4,500-258-86), Historien;
-Opys (3,326-179-37), Médecin;
-Pyréis (2,245-118-8), Ingénieur.
11
12
Chapitre I Le vendeur de poissons salés (75 avant JC)
La grande salle d’apparat du Château de Samosate réverbérait l’écho de la
conversation animée. Le Roi de Commagène, Mithridate Kallinikos donnait
audience particulière à son voisin, Archélaüs, Grand Prêtre héréditaire de
Comana1 de Cappadoce Dorée. L’occasion avait réuni le Conseil Privé du
Roi, composé des cinq Envoyés Célestes et de Maria, la Grande Prêtresse
qui dirigeait le Sanctuaire du Nympheum. Les cinq Cyborgs percevaient la
vénération sans borne que leur portait Archélaüs qu’ils connaissaient depuis
25 ans et qui participait à chacune des grandes cérémonies de mi-été au
sommet de leur Sanctuaire du Nympheum. Archélaüs se tordait les mains
d’inquiétude :
-Plus personne ne vient au Temple de la Grande Déesse à Comana! Et les
Arméniens capturent à leur sortie du Sanctuaire les rares Fidèles qui y
mettent encore les pieds. Le Basileus Tigrane d’Arménie a raflé trois cent
mille de ses Sujets de Cappadoce pour les déporter dans sa nouvelle
Capitale. Les champs des plateaux anatoliens2, désertés, ont cessé d’être
irrigués et se transforment rapidement en quasi déserts.
Le Grand Prêtre héréditaire, huitième de sa lignée à porter le titre
d’Archélaüs de Comana, semblait désespéré devant la décrépitude de sa
Théocratie ancestrale. Il observait attentivement la carte d’Asie que le
Chancelier Médonje avait déroulée et sa main accompagnait son discours :
-Le Basileus du Pont n’interviendra pas contre son gendre Tigrane, dans les
affaires intérieures de l’Arménie. Et mes ‘Amis’ les Romains ne désirent pas
provoquer une guerre avec l’Arménie en pénétrant en Cappadoce, surtout
qu’il n’y a plus rien à y voler, même pas une population qu’ils pourraient
vendre comme esclaves! Les troupes de Tigrane n’ont laissé que les
vieillards et les infirmes qui n’auraient pu survivre à la marche jusqu’à
Tigranocerte. Les Arméniens ont coupé nos vignes, les arbres fruitiers, les
chênes, les pins, les cèdres, en fait tous les arbres de Cappadoce qui auraient
pu servir aux Romains.
Médonje, attentif aux propos d’Archélaüs, songeait que le sort des
populations tombées dans les mains romaines s’avérait bien pire encore.
1
Il existait en Cappadoce deux Cités-Sanctuaires se nommant Comana, dominées toutes deux par une
dynastie de Grands Prêtres portant le nom d’Archélaüs.
2
La Cappadoce, aussi appelée Anatolie, correspond grosso-modo au territoire de l’actuelle Turquie.
13
Mais, l’Extraterrestre reconnaissait aussi que la politique de terre brûlée,
ordonnée par Tigrane, avait effectivement contribué à calmer la voracité des
légions romaines, poussées par leur faim insatiable de butin. Le Huulu
considérait cependant la déforestation systématique de la Cappadoce comme
un crime envers la Planète et résolut d’admonester le Basileus Tigrane sur ce
chapitre, en privé, pour ne pas s’aliéner ce Tyran si totalement imbu de sa
personne.
Kallinikos semblait plongé dans la contemplation du scorpion fossilisé dans
le bloc d’ambre qui terminait son sceptre. Mais les cinq Huulus sentaient que
le Roi tentait de masquer ainsi sa colère devant ces massacres et ce
gaspillage perpétrés au nord de son Royaume et à l’encontre de Fidèles
adeptes du Mithraïsme.
Médonje, qui exerçait les fonctions de Chancelier de Commagène, cessa de
lisser sa longue barbe blanche saupoudrée de poussière d’or. L’énorme rubis
qui ornait la poitrine de l’Extraterrestre se mit à scintiller. Le vénérable
Chancelier, que beaucoup considéraient comme un Ange Céleste, prit la
parole :
-Aucun des Empires de Rome, du Pont ou d’Arménie ne menace Comana
elle-même. Depuis longtemps déjà, le Temple de Comana s’est associé à
celui de la Commagène et partage notre Foi dans la Voie de l’Angélisme. Ni
le Basileus du Pont, ni celui d’Arménie, n’oseraient porter violence contre
l’un de nos Temples, par respect pour Mithra, qu’ils adorent à nos
Sanctuaires et pour ne pas s’aliéner ainsi leurs propres populations.
Maria, la Grande Prêtresse du Nympheum regarda Médonje et lut dans les
yeux du télépathe son assentiment. Elle s’adressa à Archélaüs :
-Nous pourrions accueillir quelques milliers de Fanatiques3 de Comana et en
faire des Hiérodules de notre Sanctuaire du Nympheum.
Myryis offrit de former les plus doués de leurs guérisseurs à l’hôpital de
Samosate et Théla proposa d’embaucher les danseuses sacrées et de les
intégrer aux cérémonies liturgiques, ainsi que les musiciens et les chœurs
des chanteurs. Pyréis fit remarquer l’inutilité de reconstruire les
3
Fanatique, du latin ‘fanum’, signifiant temple.
14
canalisations du système d’irrigation tant que les Arméniens les démoliraient
le lendemain.
Kallinikos se leva, signifiant la fin de l’audience et la décision royale :
-Nous accueillerons nos frères du Temple de la Grande Déesse qui
désireraient s’établir en Commagène et nous ferons connaître à Tigrane le
déplaisir des Dieux devant cette désolation sciemment perpétrée. Et nous lui
donnerons les moyens de se repentir et de conserver la faveur céleste. Les
actions du Basileus Tigrane contreviennent à la Voie divine. Mais il pourra
s’amender en réparant les torts qu’il a causés.
Le vénérable Archélaüs esquissa une prosternation devant le Roi, mais
Mithridate Kallinikos le retint :
-Nous savons tous votre dévotion et votre loyauté, Archélaüs. Inutile
d’abîmer ma mosaïque avec votre front en vaines marques d’adoration.
Entre Initiés, ces effusions ne servent qu’à alourdir les débats. Trêve de
bavardages! Que l’on fasse apporter les victuailles pour célébrer votre
passage au Château.
L’occasion de semoncer Tigrane se présenta au cours d’une visite du
Chancelier à la Cour du Basileus. Médonje venait annoncer à l’Empereur
régnant sur la moitié de l’Asie, le retrait des milliers d’ouvriers prêtés à
l’Arménie par la Commagène.
-Maintenant que votre Capitale est construite et la guerre contre Rome chose
du passé, notre Roi, Kallinikos de Commagène, autocrate souverain, favori
des Dieux, a ordonné, dans sa sagesse, inspiré par l’Esprit Saint, de
constituer une légion de jardiniers. Avec votre permission, ces ouvriers
replanteront les milliers d’arbres coupés par vos troupes en Cappadoce. La
Commagène souffre déjà des tempêtes de sable provenant du désert syrien et
de la Mésopotamie et nous désirons éviter qu’elles ne proviennent aussi des
plateaux d’Anatolie. La survie et la prospérité de la Commagène, et aussi
celle de vos Royaumes, Sire, dépendent de notre réaction face à la
désertification de l’Asie Mineure!
Médonje fit aussi valoir à Tigrane que ces brigades vertes pourraient
reboiser les Royaumes d’Arménie et ainsi assurer la pérennité des
15
ressources forestières, trop sollicitées par l’économie et l’industrie des
hommes.
-Je suggère respectueusement à votre Majesté de constituer elle-même de
telles brigades et de créer des pépinières, afin d’augmenter les ressources
ligneuses de vos Royaumes et d’éviter qu’ils ne deviennent des déserts. La
Commagène semblera suivre votre exemple éclairé et collaborera à votre
entreprise qui ne pourrait que plaire à Mithra.
Gagné aux vues du Grand Prêtre et à la perspective d’ajouter à sa gloire
personnelle et aussi d’augmenter les richesses de ses Royaumes, Tigrane
d’Arménie donna son accord au projet vert et fit promulguer sa décision le
jour même par ses hérauts, entre deux éclats de trompettes. Les ouvriers
prêtés par la Commagène revinrent à Samosate, puis furent envoyés dans les
montagnes de Tauride, pour y glaner les pousses d’arbres, les arbrisseaux
prometteurs, élaguer et entretenir les forêts du Royaume. Ils transformèrent
les arbres impropres ou indésirables en charbon de bois et bien des pentes de
montagnes rendues chauves par l’incurie des hommes reverdirent à nouveau.
Par ailleurs, les Acolytes de l’Église de Rome rapportaient que des Peuples
entiers parvenaient en chaînes sur les quais d’Italie. Les flottes romaines
déversaient un flot continu d’esclaves capturés par les légions, et qu’on
destinait aux mines et aux immenses domaines agricoles propriétés des
Sénateurs et des Chevaliers romains. Les jeunes filles, et même les fillettes
ou de jeunes garçons, étaient forcés à se prostituer pour leurs maîtres. Les
routes allant et menant à Rome exposaient des centaines de cadavres
d’esclaves, rétifs ou sans valeur marchande, pendus à des bâtons fourchus,
les mains encore liées dans le dos, et laissés à pourrir sur les voies publiques
pour servir d’exemple.
L’amertume se lisait sur le visage de Kallinikos pendant que son Chancelier
poursuivait sa lecture :
-L’abattement s’est emparé de ces masses déracinées, mutilées, fouettées,
abusées, exploitées sans vergogne, traitées comme des animaux et même
pire! Notre Église recrute beaucoup de nouveaux adhérents parmi cette
Humanité qui ne survit que d’espoir et qui implore la venue d’un Sauveur.
Trop souvent, le pain et le vin consommés rituellement dans nos églises par
nos Fidèles constituent leur seule nourriture. Les plus riches de nos adeptes,
et il s’en compte parmi les Chevaliers, permettent à nos bonnes œuvres de
16
donner une miche de pain aux plus démunis de nos frères. En Italie
seulement, plus de cinq millions d’esclaves triment pour leur maîtres dans
des conditions inhumaines.
-Le Préteur Lucullus a entrepris la construction, à ses propres frais d’un
hospice destiné aux légionnaires invalides et dont nos Acolytes
s’occuperaient. Une partie importante des Vétérans des guerres d’Orient, se
sont convertis à notre Culte, adorent Mithra et partagent notre foi en la
venue d’un Sauveur qui extirperait les maux dont souffre notre Humanité.
L’Évêque de Rome, un Initié qui avait jadis participé aux campagnes de
Marius, terminait son message à la Cour de Samosate en précisant que les
chants liturgiques créés par Théla connaissaient un grand succès à Rome,
dans leur version latine.
Médonje déposa pensivement la lettre du Pontife sur son bureau. Il songeait
combien la langue latine, facile à apprendre, admirablement structurante et
précise, véhiculée sur tout le pourtour de la Méditerranée, méritait de
détrôner la langue grecque. Cicéron, dans sa correspondance avec le Huulu,
lui avait raconté comment son professeur de rhétorique, le fameux Molon de
Rhodes, qui ne parlait pas le latin, lui avait demandé de lire un discours que
Cicéron avait composé dans cette langue. L’Orateur romain s’exécuta, et
Molon, le plus grand des Rhéteurs grecs contemporains, en fut ébranlé et
conclut au brillant avenir de la langue latine « appelée à remplacer le grec. »
Le Grand Prêtre, après s’en être ouvert au Roi et à ses collègues proposa
qu’on chante désormais certains chants en latin aux offices du dimanche.
Cependant, l’Extraterrestre garda pour lui la pensée qu’il sera plus difficile à
un légionnaire de trancher la gorge qui l’implore de l’épargner en latin.
Mais la Population de Commagène ne se laisserait pas vaincre facilement.
Tous les Peuples voisins connaissaient les exercices militaires auxquels se
livrait toutes les semaines la Cavalerie Royale, devenue une arme encore
plus redoutable depuis l’introduction de l’étrier, emprunté aux Sarmates,
mieux connus sous leur surnom d’Amazones. L’étrier permettait au cavalier
une plus grande précision à l’arc, à l’arbalète4 ou à la fronde, et augmentait
la portée de ses javelots. Chaque maisonnée du Royaume participait aux
Les Chinois connaissaient l’arbalète depuis plusieurs siècles. En 2004, Les archéologues autrichiens
mirent à jour une arbalète utilisée par les Légionnaires d’Agrippa vers 25 avant notre Ère.
4
17
exercices de défense et la pratique hebdomadaire de la fronde ou du tir à
l’arc avait été élevée au rang de devoir civique par les édits de Mithridate
Kallinikos.
Toutes les villes de Commagène possédaient remparts et fortifications
pouvant accueillir les populations locales, suffisamment de vivres pour tenir
plusieurs mois et un colombier pour communiquer par pigeons voyageurs
avec la Capitale. La prospérité du petit Royaume avait atteint un sommet et
certains des ateliers royaux produisaient en série, selon un modèle inventé
par le Régent de Chine, lui même influencé par ses conversations avec
Myryis. D’ailleurs, le Maître de la Chine faisait régulièrement parvenir à
Samosate des cargaisons de moulins à thé en céramique, produits à grande
échelle, sur des lignes de montage et dont le monopole de fabrication
rapportait d’importants revenus à l’Empire du Milieu.
À Samosate, le quartier romain devenait presque aussi important que le
quartier juif. Les réfugiés italiens établis en Commagène avaient prospéré et
des foules de marchands venus de tout l’Empire romain avaient fondé des
comptoirs commerciaux dans ce carrefour du négoce intercontinental. À
Rome, de riches armateurs s’associaient pour créer des entreprises d’importexport et plusieurs plénipotentiaires de ces conglomérats financiers
habitaient Tarse, Antioche et Samosate, terminus de la Route de la Soie et
des épices. Mais en Commagène, où la religion d’État prohibait
formellement l’esclavage, les suites des Romains, ou de quiconque même de
passage, ne se composaient que d’hommes libres.
Lorsque fut connue la mort à Jérusalem du Tyran sanglant Alexandre
Jannée, le Grand Rabbin de Commagène annonça à Kallinikos le désir des
Juifs de son Royaume de retourner en Judée. Le Roi consentit à cette
demande, réitérant l’entière liberté de mouvement de chacun de ses Sujets et
espérant que ces Juifs ayant vécu en Commagène conservent des liens avec
leur ancienne Patrie d’adoption et fassent fructifier un commerce bilatéral
entre leurs Théocraties. Mithridate Kallinikos fit remarquer au Rabbin :
-Depuis que mon fils Antiochos règne sur toute la Grande Syrie, jusqu’aux
frontières de la Judée, nos caravanes peuvent relier sans crainte Samosate à
Jérusalem. Vous et les vôtres serez toujours bienvenus en Commagène et
dans nos Temples, pour y célébrer ensemble la Divinité qui régit l’Univers et
dont nous tairons le Nom, par égard envers les Juifs qui répugnent à
l’entendre prononcer en public.
18
Mithridate remit au Rabbin un coffre de pièces d’or et d’argent, ainsi qu’une
traduction enluminée de la Bible en grec :
-Pour votre grand Sanctuaire de Jérusalem, de la part de la Commagène qui
partage avec les Juifs la plupart des éléments de leur Culte, monothéisme,
monogamie, l’âme immortelle, le paradis et l’enfer. Nous croyons, tout
comme vous, à la venue d’un Messie, un Sauveur, un Christ qui améliorera
la Condition humaine. Nous tenons les Juifs comme un grand Peuple qui
rayonne sur presque tout le Monde connu grâce à ses nombreuses
Communautés et Colonies. Même dans la cité de Rome, plus de quatre mille
Juifs prospèrent. La ville d’Alexandrie, en Égypte, compte à elle seule plus
de trois cent mille Juifs. Votre Peuple est établi en Babylonie, en
Mésopotamie, en Cyrénaïque, en Syrie, en Ionie, jusque sur les côtes de la
Mer Noire et en Grèce. Transmettez à Dame Alexandra, la veuve du Grand
Prêtre de Jérusalem l’amitié de la Commagène et notre désir de voir
prospérer votre Théocratie. Et remettez à son fils Aristobule ce coffre de
sesterces romaines qui commémorent la brillante étoile sous laquelle son
dernier fils a vu le jour l’an dernier. Et j’accompagne ce présent d’une portée
de chiots miniatures du Fergana dont raffolera la Reine Alexandra.
Cet exode annoncé des Juifs de Samosate n’impliqua finalement qu’une
centaine d’individus, démontrant par là l’attachement de la Communauté
juive à sa nouvelle Patrie, la Commagène.
Cicéron, dans une de ses nombreuses lettres à Médonje, remerciait le
Chancelier pour les manuscrits des grands auteurs que les copistes de
Samosate lui faisaient régulièrement parvenir. Cicéron, cette année-là
gouvernait la Sicile, comme Questeur de Rome. Il se vantait d’avoir restauré
la tombe d’Archimède à Syracuse et d’avoir sauvé Rome de la famine en
expédiant à Ostie d’énormes cargaisons de blé de la Sicile.
-Avec la rébellion de Sertorius, le blé d’Espagne n’arrive plus à Rome, ni
celui d’Égypte, systématiquement volé par les pirates qui infestent la
Méditerranée. Et les campagnes d’Italie, ravagées par les guerres entre
Marius et Sylla, ne se sont pas encore relevées. Sans moi, Rome serait morte
de faim!
Leur Initié, Lucullus, en pleine campagne pour se faire élire Consul de
Rome, annonça à Médonje que la Cyrénaïque, voisine de l’Égypte, devenait
19
une Province de Rome et que le Sénat songeait à faire de même avec
l’Égypte.
-Le Sénat a reconnu Asiaticus comme Roi de Syrie, mais n’a pas donné suite
à ses revendication sur le Trône d’Égypte. L’or de sa mère, Princesse
égyptienne, a pesé lourd dans cette décision.
Pour l’heure, Asiaticus ne contrôlait plus qu’une seule ville, au sud de la
Phénicie, la forteresse portuaire de Ptolémaïs5, possession égyptienne depuis
des générations. Ses prétentions sur la Syrie indisposèrent le Basileus
Tigrane et son vassal le Roi Antiochos qui avaient reconstitué la grande
Syrie. Quant il sut la nouvelle, Antiochos déplora :
-Asiaticus aurait mieux fait d’échanger son trône contre un monopole
commercial et de suivre l’exemple de son frère, Séleucos Kybiosaktès le
vendeur de poisson salé, rendu tellement riche qu’il ne se déplace plus qu’à
dos d’éléphant. L’été prochain, les troupes du Basileus d’Arménie,
colossales, assiégeront et réduiront la ville de Ptolémaïs.
Médonje partageait ses craintes avec son vieil ami, le Roi Kallinikos de
Commagène :
-Les Romains jettent l’essentiel de leurs légions dans la guerre contre le
Gouverneur rebelle Sertorius, afin de reprendre possession de leurs riches
Provinces d’Espagne. Sertorius, dont la tête a été mise à fort prix, vient de
remporter une victoire contre une légion des armées de Pompée. Sa guérilla,
appuyée par les populations locales, réussit à contenir vingt-quatre légions,
soit cent vingt mille hommes dépêchés par Rome contre lui. La fin de la
sédition espagnole libérerait des légions pour la conquête des Royaumes
d’Orient, l’Égypte bien sûr, mais aussi tous les royaumes riverains de la
Méditerranée que les Romains appèlent déjà ‘notre Mer’.
Celui que son Roi considérait un Ange venu du Royaume des Cieux
poursuivait :
-En accordant à Lucullus l’essentiel du commerce d’Orient, nous favorisons
notre Initié, et ses intimes, comme Cicéron, dans l’obtention de
magistratures importantes. Pendant ses campagnes militaires, Lucullus a
5
Saint Jean d’Acre.
20
toujours fait preuve de respect envers l’esprit des lois de la République,
condamnant le pillage de ses propres soldats, protégeant les vaincus,
n’initiant pas de guerres de son propre chef. Et Cicéron s’avère le meilleur
défenseur des valeurs républicaines, soucieux de soustraire le Pouvoir des
mains de tyrans tels que Marius ou Sylla. Les Huulus croient eux aussi en
l’avenir du modèle républicain. Tous les Peuples n’ont pas la chance de
posséder un Roi attentif au bonheur de ses Sujets, comme Mithridate
Kallinikos de Commagène.
Au milieu de l’été, on apprit que le Roi Wattagamini du Sri Lanka avait
dépêché une flotte jusqu’à Charax, à l’embouchure de l’Euphrate, sur le
Golfe Persique. Après un séjour de cinq ans sur l’Île des Épices, le
géographe Cliosthène d’Alexandrie accompagnait cette expédition
commerciale dirigée par le Prince Tazim, héritier du Sri Lanka. Après avoir
caboté sur toute la côte occidentale des Royaumes indiens, la flottille de
onze navires parvint sans encombre au très actif port de Charax, Capitale de
la Characène, un des Royaumes parthes. Le Cheik Hyspaosines reçut
l’Ambassade du Prince Tazim avec faste et accueillit même sa suite dans
une aile du Palais royal. Trapobane, l’Île des Épices fournissait depuis
toujours l’essentiel du poivre et des pierres précieuses transitant par Charax.
Mais, de mémoire d’homme, c’était la toute première fois qu’une flotte du
Sri Lanka parvenait en Babylonie.
Lorsque Hyspaosines apprit que l’Ambassade se dirigeait en Commagène, le
Cheik relâcha des pigeons-voyageurs vers Samosate, tout heureux de rendre
service aux Sorciers de Commagène qu’il tenait en très grande estime, pour
lui avoir redonné sa virilité. D’autres messages furent envoyés au Roi des
Rois de la Parthie, maintenant âgé de quatre-vingt-cinq ans et qui avait
abandonné l’exercice du pouvoir à son fils Phraatès, gendre de Kallinikos de
Commagène. Une immense caravane se forma, qui parcourut toute la
Mésopotamie et s’arrêta à la Cour du Roi des Rois, à Séleucie sur le Tigre.
Partout, l’héritier du Sri Lanka éblouit par ses gemmes et ses bijoux
somptueux, l’étrangeté de ses mœurs, la splendeur de sa suite et la noirceur
de son teint.
Le Roi des Rois prêta quarante éléphants au Prince Tazim pour poursuivre
son voyage jusqu’à Samosate et permit à son épouse d’accompagner
l’Ambassade afin de visiter son père bien-aimé, Kallinikos, et lui présenter
son petit-fils, Orodès, futur Roi des Rois de la Parthie. Kallinikos se rendit
accueillir en personne l’immense convoi qui franchit l’Euphrate sur le pont
21
de bateaux de Zeugma au début du printemps. Le convoi de quatre mille
bêtes de somme apportait cent tonnes de poivre et d’épices, et aussi des
perles, de l’ivoire, du corail et des bois rares.
Kallinikos fut ému aux larmes de rencontrer son petit-fils, Orodès, un
bambin de quatre ans qu’il installa sur la selle de son immense destrier
caparaçonné d’or et orné de plumes du plus bel effet. Le Prince Tazim
reconnut avec plaisir Gupta et les cinq moines bouddhistes originaires du Sri
Lanka et devenus Acolytes au Nympheum. Il salua les Huulus, réitérant ses
démonstrations de respect,
-Pour leur sagesse et leurs connaissances qui permirent à mon expédition de
franchir cette énorme distance, grâce à leurs cartes, leurs conseils sur les
courants marins, la météorologie et les vents dominants, et grâce aussi à la
grande considération dont la Commagène jouit à travers tous les Royaumes
parthes.
Antiochos, devenu Roi de Syrie et son cousin Philippe, devenu son
Chancelier, assistèrent aussi à l’entrée de l’Ambassade en Commagène et
saluèrent chaleureusement le Prince Tazim qu’ils avaient fréquenté à sa
Cour de Trinkomali, lors de leur croisière à l’Île des Épices. Parvenu à
Samosate, le Prince Tazim habita le Château royal et visita, émerveillé, les
aménagements de la riche Capitale, la Tour des Envoyés Célestes, la
ménagerie, les serres, l’hôpital, la bibliothèque, les écuries royales, les
ateliers produisant le parfum, le verre et les médicaments comme le
Commagenum, l’aqueduc, les grandes norias, le vaste caravansérail. Les
collections de Médonje retinrent particulièrement son attention,
spécialement les pierres précieuses. Tazim reconnut le rubis de douze kilos
que Pyréis avait extrait au Sri Lanka et fut frappé d’étonnement devant un
saphir étoilé d’une grosseur inimaginable qui trônait sur le bureau du
Chancelier.
Prié d’expliquer la provenance d’un tel joyau, Médonje se fit mystérieux :
-Nous l’appelons ‘le Cœur d’Alexandre’, car selon la légende, ce saphir
appartenait à Alexandre le Grand, conquérant de la Perse et d’une partie des
Indes d’où provient la pierre. La légende précise que le saphir ornait le front
d’une Idole dans un Temple du nord des Indes. Alexandre aurait puni les
sacrilèges qui avaient profané ce Temple, mais a conservé la pierre pour lui.
22
Quand ils se retrouvèrent seuls, la Grande Prêtresse Maria demanda à
Médonje d’où il tenait qu’Alexandre possédait ce saphir. Médonje se fit
hésitant, mais avoua candidement l’avoir découvert dans la poitrine de la
momie d’Alexandre où elle avait échappé pendant des siècles à l’avidité des
Ptolémées.
Kallinikos invita Tazim à contempler le contenu des voûtes fortifiées de la
Trésorerie royale, creusées sous le Château et la Chancellerie. Médonje et
Pyréis les y accompagnèrent pour lire les réactions du Prince devant ces
étalages de tonnes d’or et d’argent, et pour comparer la richesse respective
de leurs Royaumes. Kallinikos demanda au Cinghalais s’il avait déjà vu
autant d’or au Sri Lanka, celui-ci répondit sans hésitation :
-Oui, et même beaucoup plus, Sire! Mais aux pieds et aux bras des femmes
de Taprobane. Les trésors de mon père vénéré, le Roi Wattagamini, se
composent des plus belles pierres extraites de nos mines légendaires,
d’ivoire, d’aromates, et d’épices.
Le Prince Tazim échangea toutes ses marchandises contre de l’acier de
Commagène, des épées, des armures, des pointes de flèches et de javelots,
des socs de charrue, des haches, des pics et des pioches de mineurs.
Tellement que sa commande monopolisa l’industrie métallurgique de la
Commagène jusqu’au printemps suivant. Entre-temps, Tazim avait visité
Antioche et vu le rivage de la Méditerranée. Les Cinghalais avaient assisté
aux grandes cérémonies sur le Mont Nymphée et visité les trésors des
cryptes du Sanctuaire. Lors de ces fêtes, Tazim avait rencontré le Basileus
Tigrane et accepté son invitation à séjourner quelques semaines à
Tigranocerte, Capitale et fierté du Roi d’Arménie.
Quand l’Ambassade du Sri Lanka reprit la route du retour, le Prince Tazim,
ébloui par les réalisations des Huulus, leur assura qu’il tenterait de maintenir
un lien commercial direct entre son Royaume et la Commagène, « Où les
Dieux se sont établis, pour le bonheur des hommes. » Tazim promit à
Médonje de lui faire parvenir des pièces dignes de sa collection et accepta
que des Acolytes établissent un Sanctuaire au Sri Lanka. Il embrassa
fraternellement le Roi Mithridate Kallinikos sur la bouche et reconnut qu’il
était lui aussi un Roi ‘Devanampiya’, Ami des Dieux.
23
24
Chapitre II Le trésor funéraire du Pharaon Kheops (74 avant JC)
Antiochos, par jeu, avait demandé aux systèmes-experts de la navette
spatiale de traduire l’âge des cinq Huulus en années terrestres. Le jeune Roi
de Syrie se tourna vers Médonje et lui annonça qu’il fêtait cette année ses
quatre cent ans d’existence, en excluant les millénaires passés en hibernation
à voyager entre les étoiles. Seuls ses camarades et quelques Initiés connurent
l’âge véritable du Cyborg, dont Kallinikos de Commagène et son fils
Antiochos. Maria le taquina sur son âge plus que canonique qu’il devait à la
Science des Mondes du centre galactique, à des cures de jouvence régulières
et à ses implants cybernétiques. Médonje savait qu’en l’absence des
équipements sophistiqués du Vaisseau-Monde Huulu, il ne vivrait pas un
siècle de plus sur cette Terre. Mais il écartait de son esprit l’idée de sa
propre disparition et se concentrait sur le temps présent.
Quand Mithridate Kallinikos lui demanda quel cadeau lui ferait le plus
plaisir, Médonje répondit :
-Le trésor funéraire du Pharaon Kheops, que nous avons détecté lors de notre
exploration de la Grande Pyramide et que des pillards finiront par découvrir
tôt ou tard. Vous comprendrez, Sire, que ces cent tonnes d’or travaillé, si
elles tombaient entre les mains des Ptolémées seraient dilapidées et investies
dans leurs armées de mercenaires pour conquérir la Syrie, ce rêve que les
Ptolémées caressent depuis deux siècles.
-En fait, pour cette expédition en Égypte, j’ai fait armer une galère syrienne,
avec la bénédiction de votre fils Antiochos. Notre navire se rendra d’abord à
Alexandrie, y déposer nos produits, puis remontera le Nil jusqu’aux
pyramides de Gizeh.
À la mi-été, leur navire jetait l’ancre en vue des pyramides et déposait sur les
rives du Nil Médonje et Myryis, assistés de quarante Acolytes et d’une
centaine de rameurs composés de Commagénois et de Syriens, tous hommes
libres et entièrement dévoués aux Grands Prêtres du Nympheum. L’ancien
monarque de Syrie, Philippe, devenu le secrétaire de Médonje, et son fils du
même nom, Chancelier de Syrie, participaient à l’entreprise et connaissaient
le but réel de l’expédition. Médonje affirma aux Égyptiens rencontrés que
Mithridate Kallinikos de Commagène, avait commandé cette mission au
pays du Nil afin d’inviter les antiques Dieux d’Égypte à participer au Culte
de la Nouvelle Alliance.
25
Médonje tint ce discours aux autorités du port d’Alexandrie qui, après
réception d’un confortable bakchich, considérèrent les Étrangers comme de
doux illuminés qu’ils laissèrent passer. À Naucratis, ils visitèrent le ViceRoi du Delta, fils du Vizir que Philippe avait rencontré douze ans plus tôt,
un Juif dévoué à la Double Couronne d’Égypte. Les Huulus offrirent divers
présents au Vizir, parfums, verre soufflé, médicaments, porcelaines, fruits
confits et chats de Chine. Les chats, deux couples de cette race chinoise,
créèrent un attroupement à la Cour du Vizir, car on tenait cet animal pour
sacré en Égypte.
Le Vice-Roi avait acquiescé à leur pèlerinage à Gizeh et assigné deux
Prêtres d’Amon pour les accompagner sur le site des pyramides. Ainsi
Médonje put-il contempler de ses yeux les énormes monuments funéraires, à
la démesure des Pharaons.
-Que de Foi a-t-il fallu pour construire ces montagnes artificielles!
Les pyramides, recouvertes aux trois-quarts par un revêtement de calcaire
blanc, réfléchissaient violemment la lumière du Soleil du désert qui naissait
au pied des pyramides. Les Prêtres d’Amon apprirent aux Huulus qu’une
partie du revêtement extérieur avait été détruite lors des troubles qui
ébranlèrent le Royaume du Nil
-Suite à la destruction de l’Atlantide, il y a plus de mille ans.
Les Cyborgs percevaient que l’un des Prêtres d’Amon aimait les étrangers
cependant que l’autre, le plus jeune, les tenait pour suspects et hérétiques.
Avec la permission des Prêtres, qui bénirent le sol, ils établirent leur
campement de toiles et de soie à la base de la Grande Pyramide, devant
l’entrée originale, que des pillards, morts depuis longtemps, avaient réussi à
retrouver. Pendant que leur suite montait leurs tentes, Médonje, Myryis, les
deux Philippe et les deux Prêtres d’Amon, munis de torches descendirent à
l’intérieur de la Grande Pyramide en empruntant un long couloir qui
s’enfonçait dans les ténèbres totales. Sur les murs et le plafond
apparaissaient des vestiges d’une couche de plâtre, ornée d’hiéroglyphes, et
presque entièrement disparue.
Plusieurs centaines de marches menèrent leur groupe à une salle, située sous
la pyramide et totalement vide, si ce n’est d’une couche de gravats et de
26
poussière. Toutes les parois de la pièce laissaient voir la pierre nue et
n’offraient aucune solution de continuité. L’aîné des Prêtres d’Amon
expliqua que, selon la rumeur populaire, les profanateurs auraient trouvé
dans cette salle la momie royale du Pharaon Kheops et un trésor funéraire
colossal dont il ne reste plus rien.
-Tous les murs ont été sondés, dans cette salle et tout au long de l’immense
couloir qui y mène. Les pillards ont vidé la pyramide de toutes ses richesses
et détruit toute trace de la momie royale.
À minuit, quelques ombres silencieuses se glissèrent dans l’entrée de la
pyramide. Les deux Philippe portaient une échelle et des Acolytes couvrirent
l’entrée d’une bâche, pour amortir le bruit que ne manquerait pas de causer
leur intervention. Parvenu à une trentaine de mètres de l’entrée, Médonje
éclaira le plafond et indiqua à ses camarades un bloc massif de granit noir.
-Un bouchon absolument incassable, totalement infranchissable, constitué
d’une succession de trois blocs monumentaux de granit. Ce bouchon doit
peser cent tonnes, j’aurai besoin de Myryis pour m’aider à repousser le tout.
Les Cyborgs demandèrent aux Philippe de s’écarter de quelques mètres et
utilisèrent les générateurs de gravité incorporés dans leurs omoplates
gauches pour annihiler le poids des blocs de granit et exercer une poussée
formidable sur le bouchon de pierre incrusté dans long un tunnel ajusté à
leurs dimensions. Il y eut un craquement sourd, puis un tremblement de terre
local. Un épais nuage de poussière envahit le couloir, obligeant Philippe et
son fils à retraiter vers la sortie. Les Huulus, qui pouvaient retenir leur
souffle plus de quinze minutes grâce à leurs implants cybernétiques,
poursuivirent leur effort conjugué. Puis leur groupe ressortit à l’air libre, le
temps que se dissipe le dense nuage de poussière occultant tout le couloir.
Une ouverture carrée apparaissait maintenant au plafond et ils durent utiliser
l’échelle pour accéder à ce nouveau passage. Ils maintinrent sur leurs nez et
leurs bouches des masques de soie et respirèrent péniblement un air lourd,
vicié par les siècles. Ce couloir, totalement lisse, afin d’y glisser le bouchon
de granit, s’élevait en une pente de quarante-cinq degrés et s’étirait sur une
trentaine de mètres. Les trois dalles composant le bouchon avaient été
repoussées jusqu’à un embranchement du couloir. Par dessus ces dalles
débutait une nouveau couloir, rectiligne, où la lumière de leurs lanternes
faisait briller l’éclat de l’or. Mais au-dessus de leurs têtes, une immense
27
galerie, haute de dix mètres, se poursuivait dans l’axe du couloir ascendant
qu’ils venaient d’emprunter.
Médonje suggéra d’explorer d’abord le couloir rectiligne et ils se hissèrent
sur les trois dalles de granit que les Cyborgs avaient repoussées jusque là. Ils
remarquèrent des câbles par terre, qui s’effritaient et tombaient en poussière
au moindre contact, et des billes de bois ayant servi aux constructeurs à
mettre en place les bouchons de granit. Le couloir contenait douze sièges
dorés, qui se révélèrent des trônes d’or massif, où siégeaient les cadavres
desséchés de hauts dignitaires en habits d’apparat et recouverts d’amulettes
et de bijoux. Le moindre souffle d’air pulvérisait les fragiles ossements et les
vêtements vieux de vingt-cinq siècles.
Sans toucher aux dépouilles, ni aux trésors accumulés entre les trônes, ils
déambulèrent lentement à travers le sombre conduit, entièrement couvert
d’hiéroglyphes, et arrivèrent à une salle remplie de coffres et de statues de
dieux disposées devant un autel sculpté dans un bloc de malachite. Les
parois de cette pièce semblaient recouvertes d’or pur ciselé que leurs
lanternes faisaient miroiter de mille éclats. L’air devenait suffoquant et les
explorateurs durent retraiter jusqu’au bouchons de granit. La voix d’Opys
retentit aux oreilles de Médonje et de Myryis :
-Injectez une dose massive d’antibiotiques à vos équipiers qui respireront de
cet air délétère. Certaines des particules en suspension pourraient entraîner
une mort foudroyante.
Myryis raccompagna les deux Philippe à l’extérieur de la pyramide, pendant
que Médonje allait reconnaître la grande galerie. Trente minutes plus tard, le
Grand Prêtre de la Commagène retrouvait ses équipiers à l’air libre.
-J’ai trouvé le sarcophage de Kheops et bien d’autres merveilles qui nous
attendent. J’ai aussi débouché deux conduits d’aération, obstrués depuis des
siècles, ce qui nous permettra de mieux respirer dans cette nécropole de
pierre. Et j’ai remis en place le dernier bouchon de granit. Faites balayer le
couloir d’entrée de toute cette poussière et allons nous baigner dans le Nil,
pour nous débarrasser de toute cette boue qui colle à notre peau.
À l’aurore, les deux Prêtres d’Amon, au sortir de leurs tentes, aperçurent
leurs hôtes revenant, manifestement joyeux, d’une baignade au fleuve.
Médonje les salua :
28
-Bonjour Éminences, j’ai besoin de vos lumières, plus précisément sur la
signification de certains symboles de l’écriture sacrée d’Égypte, celle que
nous devons utiliser pour communiquer avec vos Dieux, le but de notre
mission. Partagez notre déjeuner dans notre pavillon.
Interloqués, les deux Pontifes se prêtèrent à la demande du Huulu et
devinrent tout à fait déconcertés devant la connaissance des hiéroglyphes
démontrée par Myryis et Médonje.
Priés d’expliquer cette maîtrise, Médonje ne fit qu’aggraver leur perplexité :
-L’antique langage sacré du Nil nous a été enseigné, il y a fort longtemps,
par un Magicien égyptien de passage à Babylone. Un vieillard desséché,
tatoué de signes cabalistiques sur tout le corps et même le visage et dont la
voix pouvait couvrir le bruit d’une foule et hypnotiser l’assistance. Le
Magicien Djedi s’aidait d’un bâton pour marcher et aussi pour enchanter les
objets.
À l’évocation du nom de Djedi, les Prêtres d’Amon ne purent réprimer leur
surprise :
-Le Magicien Djedi, un puissant Nécromancien vivait à la Cour du Pharaon
Kheops, il y a plus de deux mille cinq cents ans!
Myryis suggéra que Djedi pouvait être un titre plus qu’un nom propre, chez
les Magiciens :
-Un peu comme Ptolémée, Mithridate, Antiochos, ou Archélaüs, noms
adoptés par des générations successives de rois.
Médonje asséna aux Pontifes d’Amon un dernier choc en réveillant les deux
Homoncules, ces minuscules lémuriens de Madagascar, qui dormaient dans
l’une de ses poches.
-Le Magicien Djedi nous enseigna, en plus de l’écriture sacrée, des
connaissances magiques qui nous permettent d’accéder à des Sphères
connues que de quelques Initiés.
29
Les Prêtres, fascinés, regardaient Médonje nourrir avec des raisins secs les
minuscules démons aux dents pointues et à la longue queue préhensible.
Les Cyborgs analysaient les pensées, les émotions et les images animant
leurs hôtes du Clergé d’Amon. L’aîné des Prêtres classifiait les Homoncules
comme des animaux exotiques, tandis que le plus jeune y reconnaissait des
diablotins tirés des Enfers. Médonje les tira de leurs réflexions :
-Vous connaissez certainement la nouvelle religion promulguée par le Roi
de Commagène, l’Alliance avec les Dieux. On dit que des Anges Célestes
ont signé un Traité avec les Hommes sur le sommet du Mont Nymphée.
Cette religion adore tous les Dieux et reconnaît un Dieu des Dieux, le
principe d’une Divinité Supérieure, qui sauvera l’Humanité de tous ses
maux, grâce à la Connaissance et à l’amour du prochain.
Après avoir exposé les grandes lignes du Mithraïsme enseigné en
Commagène, de répondre au mal par le bien, de pardonner les fautifs, de
prier pour ses ennemis, de tendre l’autre joue, de fraternité universelle aux
yeux de la Divinité. Le Huulu conclut qu’on pourrait associer Amon et les
autres Dieux d’Égypte et adorer leurs effigies dorées au Sanctuaire du
Nympheum.
-Nous tiendrons cette nuit, et pour les sept prochaines nuits, une cérémonie
propitiatoire, à la base de la pyramide, coté désert. Nous vous convions à y
participer. D’ici là, allons dormir, car la nuit sera longue.
La nuit venue, pendant que Myryis occupait les Prêtres d’Amon, Médonje et
les deux Philippe conduisaient une équipe de quarante Acolytes dans les
entrailles de la Grande Pyramide. Leur première tâche fut de ramener à leur
navire une centaine de vases d’albâtre, d’onyx et de diorite, de la hauteur
d’un homme, qui occupaient toute la longueur de la grande galerie et qui
rendaient difficiles leurs déplacements. Chacun des vases contenait une des
richesses de l’Égypte Antique : blé, orge, huile d’olive, bière, noix, pépites
d’or, quartz aurifère, turquoises, cornalines, améthystes, émeraudes, corail,
lapis-lazuli, malachite, béryls, ivoire, ébène, baume, parfums, encens,
myrrhe.
Des parois de la grande galerie, pendaient les étendards des quarante
provinces d’Égypte, la plupart réduits à l’état de lambeaux qui se
transformaient en poussière au moindre contact. Sous les étendards, des
30
demi coquilles d’œufs d’autruche, finement dessinées, présentaient les
produits des provinces, perles, pierres précieuses, bijoux, statuettes,
instruments de musique, outils de pierre et de cuivre, jade, pointes de silex et
d’obsidienne, fer météoritique, semences, cristal de roche. Toute la nuit, les
Acolytes ahanèrent à évacuer ces offrandes mortuaires jusqu’à leur navire.
Médonje, Philippe et son fils, avaient passé cette nuit à inventorier la salle
du sarcophage royal, située à l’extrémité de la grande galerie. Un vestibule
recelait quatre trônes, ciselés dans l’or massif, et occupés par des squelettes
surchargés de lourds bijoux. Des cartouches inscrites en hiéroglyphes
identifiaient les corps. Médonje traduisit :
-Des favorites du harem de Kheops, qui préférèrent suivre leur maître dans
la mort. Celle-ci mentionne que Ménepti était la plus belle femme de
l’Univers et la préférée de Pharaon.
Le Chancelier se pencha sur le cadavre desséché et retira un merveilleux
diadème de turquoises encore retenu par une épaisse chevelure rousse. Ce
faisant, les ossements s’effritèrent et se répandirent sur le sol.
De chaque coté du sarcophage de Kheops, un lion en or massif, avec des
dents d’ivoire, semblait menacer les intrus. Une trentaine de statues des
dieux, elles aussi en or massif et incrustées de joyaux, montaient la garde
autour du Pharaon. Sur le sarcophage reposait l’armure en électrum de
Kheops, avec les insignes royaux, le fouet, la double couronne, le sceptre et
l’épée du Pharaon. Derrière les statues des Dieux, des coffres et des meubles
dorés renfermaient des centaines de rouleaux de papyrus dans des étuis de
métal précieux et d’autres offrandes, essentiellement des amulettes faites de
gemmes de grande valeur.
De retour au campement, Médonje fit le point sur leur découverte :
-Littéralement, le Pharaon Kheops régnait sur un Âge d’Or, ou à l’apogée
d’un Âge de l’Or. Sous son gouvernement, qui dura un quart de siècle, il
constitua des expéditions au Sinaï qui y découvrirent de riches gisements de
turquoises et de quartz aurifères. Admirez la teneur en or de ce quartz,
trouvé dans la grande galerie et la grosseur des pépites alluviales. À l’époque
de Kheops, le métal argent, beaucoup plus rare que l’or, provenait de
l’électrum, un mélange naturel d’or et d’argent. Dans la tombe de Kheops, se
trouvent cent soixante tonnes d’or, mais moins de deux tonnes d’argent.
31
-Notre galère ne pourra transporter tous les trésors en un seul voyage et nous
devrons prévoir une seconde expédition pour ramener les lourdes statues de
diorite et d’albâtre. La Grande Prêtresse Maria a déjà ordonné le creusement
de nouvelles cryptes sous notre Sanctuaire du Mont Nymphée pour y
exposer les Dieux de l’Égypte.
La nuit suivante, Médonje officiait dans le désert, pendant que Myryis
dirigeait les équipes d’Acolytes qui emballaient le mobilier funéraire du
légendaire Pharaon. Les deux Cyborgs se relayèrent à ces tâches, jusqu’à ce
que leur galère menace presque de s’enfoncer sous les eaux du Nil. Les
Prêtres d’Amon, subjugués par les démonstrations de magie des Sorciers de
Samosate, se comportaient envers les Huulus comme d’humbles suppliants
devant de puissants Enchanteurs, se disant disciples du Magicien Djedi. À
plusieurs reprises, Médonje et Myryis avaient projeté des hologrammes de
bêtes cauchemardesques vivant sur des planètes situées de l’autre côté de la
Voie Lactée, ou encore une Théla presque nue, si ce n’était que de ses bijoux
et de quelques voiles diaphanes, qui joua le rôle d’Isis, avec un diablotin
juché sur l’épaule.
Du Sanctuaire de Nymphée, Théla s’adressa aux deux Prêtres d’Amon, dans
la langue vernaculaire du Delta:
-Les Dieux d’Égypte acceptent de se joindre à l’Alliance signée en
Commagène avec les Hommes.
Puis l’image de Théla fit place à celle de Maria, portant son voile de perles
favori :
-Moi, Grande Prêtresse du Sanctuaire de Nymphée, invite Néchaib et
Staurus, Prêtres d’Amon, dans le cercle de nos Initiés, s’ils en sont jugés
dignes par le divin Médonje.
Le Cyborg rencontra chacun des Prêtres séparément. À l’aîné, il confirma
que toute leur sorcellerie ne reposait que sur des trucs, une technologie et
une connaissance avancées. Il remit à Néchaib des pierres qui devenaient
phosphorescentes lorsque frottées l’une à l’autre. Au plus jeune des Prêtres,
Médonje confia deux de ses Diablotins :
32
-Preuves de l’existence des Enfers. Mais ce sont des êtres inoffensifs, dénués
de tout pouvoir surnaturel, et qui craignent la lumière du jour et les chats
d’Égypte.
Il ne resta plus dans la tombe de Kheops que le sarcophage du Pharaon, fait
d’un bloc de granit rose avec un couvercle de la même pierre que les
Cyborgs soulevèrent. On enleva délicatement les plaques d’or ciselé
entourant l’intérieur et l’extérieur du sarcophage. Médonje préleva du cou de
la momie royale un talisman d’une valeur incommensurable, un globe
d’émeraude. En fait, une émeraude plus grosse que le poing, polie, et portant
sur chacune de ses douze faces des signes cabalistiques.
-Voici mon cadeau d’anniversaire! Quelle pierre!
Les Cyborgs retirèrent tous les objets intéressants dont les embaumeurs
avaient truffé la dépouille de Kheops, puis refermèrent le sarcophage de
granit. Attentifs à ne laisser aucun indice de leur passage, ils regagnèrent le
ciel étoilé en remettant soigneusement en place les trois immenses bouchons
de granit qui scellaient la tombe depuis vingt-cinq siècles. Ils levèrent le
camp et regagnèrent leur galère pour se laisser porter par le Nil jusqu’au
Delta où ils prirent congé des Prêtres d’Amon, invités à se rendre un jour à
Samosate pour y parfaire leurs connaissances.
En haute mer, les Extraterrestres durent se relayer pour soustraire une partie
du poids énorme de leurs trésors et assurer la flottabilité du navire. Médonje
jubilait devant la fabuleuse moisson de cette expédition à Gizeh. Philippe
s’étonnait qu’ils n’aient pas rencontré de piège ou de chausse-trappe dans la
tombe de Kheops. Médonje hasarda une explication :
-Les Anciens ne pouvaient concevoir que des hommes puissent parvenir
jusqu’au tombeau. Et ils avaient raison, en quelque sorte.
Dans la cabine de Médonje, s’étalait une carte du Monde, trouvée parmi les
trésors de Kheops. Composée de bitume et de lapis-lazuli, elle indiquait les
principales villes du Royaume du Nil et aussi celles des Royaumes voisins.
La carte, âgée de vingt-cinq siècles, montrait en plus les emplacements des
mines d’or, de cuivre et de pierres précieuses du Pharaon et décrivaient les
richesses des Provinces égyptiennes et celles des différents Empires voisins,
33
la Babylonie, la Crète, l’île de Thera6 et Chypre. Le Cyborg pointa du doigt
un point sur la carte, une île de la Mer Rouge à la latitude d’Assouan, et qui
était représentée par une topaze.
-Le cartouche l’appèle ‘l’Île aux Serpents’. Un des énormes vases d’onyx de
la tombe contient cent kilos de topazes d’une grosseur et d’une eau
remarquables. Aujourd’hui, les Grecs connaissent cette île sous le nom de
‘Topazios’. Les Ptolémées exploitent toujours cet îlot et en interdisent
l’approche sous peine de mort. Mais les mineurs de Kheops furent parmi les
premiers à profiter de ces filons.
Arrivés en vue de Séleucie, le port d’Antioche, Médonje réunit sa suite et
l’équipage sur le pont, pour les remercier et aussi pour leur rappeler la Cause
qui était la leur :
-Ces richesses, dont nous devons taire la découverte, auraient pu tomber
entre les mains des Ptolémées, ennemis héréditaires des Syriens et des
Asiatiques. Notre Roi Mithridate Kallinikos, Dieu et Sauveur, saura en faire
profiter son Peuple et tous nos Fidèles qui aspirent à un monde meilleur. Je
rencontrerai chacun d’entre vous pour lui remettre une terre en Commagène
et une prime très satisfaisante. Recevez la bénédiction de Mithra!
Le Roi de Syrie, Antiochos, et son Grand Écuyer Pyréis, attendaient sur les
quais le retour de la lourde nef marchande syrienne. Un long convoi d’ânes
de Commagène, de chevaux du Fergana et de chameaux, s’assembla et se
mit en route vers Samosate, escorté par l’élite de l’armée de Commagène,
trois cents fantassins en armures d’écailles laquées et la cavalerie
d’Antiochos. Pour le transbordement, plusieurs centaines d’Acolytes de
Nymphée avaient été mis à contribution. Le trésor funéraire, trop
volumineux, dut être distribué entre la Trésorerie du Palais de Samosate, les
voûtes de la Tour des Huulus et les cryptes du Nympheum.
Médonje salua son élève favori, Antiochos, et son épouse qui venait
d’accoucher d’une mignonne Princesse à qui elle donnait le sein. Il présenta
aux Souverains les plus mirifiques des objets découverts dans le tombeau du
légendaire Pharaon : l’énorme émeraude globulaire, le diadème de
turquoises de Ménepti la favorite de Kheops, des tiares et des couronnes, des
bijoux exquis faits de gemmes extraordinaires, des coffres pleins
6
l’île de Santorin
34
d’émeraudes ou de diamants, de topazes et d’améthystes, de pépites et de
cristaux. La joie des retrouvailles se mua progressivement en stupeur devant
l’ampleur du butin ramené d’Égypte.
Médonje sentait l’étonnement des jeunes Souverains :
-Sire, je ne saurais chiffrer la valeur monétaire d’un tel trésor, maintenant
possession de la Couronne de Commagène. Mais, avec votre permission,
nous vous laisserons un million de drachmes d’argent pour vos facilités
portuaires et le libre passage de notre caravane à travers votre Royaume de
Syrie. La plus grande partie de l’or sera fondue à Samosate et transformée en
dariques, ou en talents de quatre-vingt livres dont raffole la Cour de Chine.
L’essentiel des gemmes et des joyaux, le lapis-lazuli et la malachite, seront
façonnés par les orfèvres de Samosate et les bijoux ensuite écoulés sur nos
marchés. Nous conserverons et exposerons les objets les plus remarquables,
chefs-d’œuvre de maîtres-artisans, au Sanctuaire de Nymphée, dans une
salle dédiée aux Dieux d’Égypte.
À son retour à Samosate, assailli par une avalanche de messages et pressé
par la gestion des affaires courantes du Royaume, le Chancelier dut reporter
à plus tard l’examen et l’analyse de sa partie du butin, un cadeau
d’anniversaire digne d’un dieu.
À Rome, leur Initié Lucullus, devenu Consul, occupait les plus hautes
fonctions de la République et militait activement pour que son frère l’y
succède l’année suivante. Lucullus s’efforçait de revivifier le commerce
dans l’Empire et avait dépêché une flotte considérable en Espagne pour y
réduire les pirates et protéger les convois de minéraliers vers Rome. Ce fut
Lucullus qui apprit à Médonje, grâce à son cristal de télécommunication, le
décès du Roi Nicomède de Bithynie qui léguait son Royaume à Rome,
l’Alliée indéfectible qui l’avait toujours soutenu contre les entreprises du
Basileus du Pont. Le Chancelier ne put s’empêcher de trouver suspect que le
testament de Nicomède soit déjà entre les mains de Lucullus, celui-là même
qui avait rapporté jadis à Rome un semblable legs du Pharaon Ptolémée,
alors qu’il servait comme Préfet de la Flotte sous Sylla.
Quand Médonje apprit à Mithridate du Pont, par pigeons voyageurs, que le
Sénat mandatait M. Aurelius Cotta pour transformer la Bithynie en Province
romaine, la rage du Basileus éclata et il rallia ses troupes pour une campagne
militaire afin de s’emparer de la Bithynie et de la Paphlagonie voisine qu’il
35
estimait être ses domaines ancestraux. Le Roi du Pont ordonna le
rapatriement immédiat en Asie de sa légion que le Gouverneur d’Espagne
Sertorius avait formée, à grand prix. Mithridate du Pont fit aussi préparer sur
tout le pourtour de la Mer Noire des réserves considérables de blé, en vue
d’un long conflit avec Rome.
En Espagne, les légions de Pompée piétinaient sur place, face à la guérilla
menée par les forces rebelles du Gouverneur Sertorius qui avaient assiégé et
pris Carthago Novo7. En Syrie, pendant deux mois, la fameuse Académie de
Philosophie d’Antioche avait accueilli, comme élève, le réputé orateur Gaius
Julius César. Le richissime avocat, qui voyageait toujours avec sa
bibliothèque et une suite nombreuse, fréquentait Pyréis et la Cour
d’Antiochos où son éloquence et son érudition le mirent en valeur. Le
Proconsul Vatia, vieil ami de César, vint le rejoindre à Antioche, avant de
regagner Rome, après avoir servi quatre ans à combattre les pirates de
Cilicie.
César, féru de livres rares et voulant remonter la Route de la Soie, profita de
sa présence en Syrie pour visiter Samosate. Sa suite, composée d’esclaves
domestiques, et son escorte de mercenaires armés ne purent franchir la
frontière de la Commagène. Aussitôt prévenu, Médonje autorisa César et son
assistant Labienus à poursuivre leur chemin, mais seuls, jusqu’à leur
Capitale, escortés par un détachement de la Cavalerie royale. Le Grand
Prêtre se porta au devant des deux militaires Romains, qui s’étaient déjà
illustrés dans la prise de plusieurs villes, car il voulait étudier leurs réactions
à la vue des fortifications et des ouvrages défensifs de Samosate.
Précédant vingt destriers en armure, et quarante Acolytes, tous montés sur
des chevaux de la race géante du Fergana, le Chancelier et Grand Prêtre de
la Commagène, en grande tenue de soie tissée d’or, fit une brillante
apparition devant les deux Romains qui ne pouvaient détacher leurs yeux de
l’émeraude globulaire et du rubis à peine moins gros que Médonje portait au
cou.
-Salve César et Labienus! Bienvenue en Commagène, Royaume des gens
libres et Alliée des Dieux, des Grecs et des Romains.
7
Carthagène
36
Ils empruntèrent l’antique voie caravanière qui longeait l’Euphrate et virent,
chemin faisant, de grandes norias déversant l’eau du fleuve pour en irriguer
les terres des deux cotés de l’immense cours d’eau. Devinant sa question,
Médonje apprit à César que la Commagène participait à la prospérité de tous
ses voisins et que, de toutes façons, les fermiers d’Osrhoëne voisine
vendaient leurs récoltes au marché de Samosate.
-De plus nous combattons ainsi la désertification qui menace toute la région
et atténuons l’ampleur des tempêtes de sable en provenance des déserts de
Syrie et de Mésopotamie.
En route, ils firent halte dans une plantation de cerisiers, arbre inconnu des
Romains et que les Huulus avaient importé d’Arménie. Médonje félicita le
fermier pour l’abondance et la qualité de sa récolte puis se tourna vers
César :
-Le seul défaut de ce fruit succulent, c’est qu’il tache irrémédiablement les
toges blanches que vous portez. Le Consul Lucullus a transplanté plusieurs
cerisiers dans ses jardins de Rome et dans ses domaines agricoles d’Italie.
L’Empereur de Chine, à notre demande, a expédié à Samosate quelques
plants de cerisiers de Chine que nous sommes à évaluer.
Quand le Château et les murailles de Samosate se profilèrent à l’horizon,
Médonje se fit attentif à saisir les commentaires et les pensées des stratèges
romains. Ils franchirent, en empruntant un large pont-levis fait d’énormes
poutres imputrescibles, le fossé comblé d’eau qui entourait la muraille
extérieure, traversèrent le caravansérail et le marché, grouillant d’une
humanité hétérogène, passèrent les lourdes portes d’acier noir de l’enceinte
crénelée encerclant la vieille ville et s’arrêtèrent devant le massif Châteaufort de Kallinikos, résidence de César et de Labienus pendant leur court
séjour à la Cour.
Le lendemain, dimanche, jour férié en Commagène, Médonje célébrant le
Culte, livra un sermon sur la montagne, plutôt une grande colline s’élevant
non loin de la Capitale. Après la cérémonie religieuse, à laquelle assistait la
Cour, la Cavalerie Royale défila et se livra à des exercices forts applaudis
par une foule compacte. Les cinq cents Cataphractaires bardés d’acier, et
dont le galop faisait vibrer le sol, firent grande impression sur César et
Labienus, qui supputaient les chances d’une légion de résister à un tel
déferlement.
37
Mithridate Kallinikos commanda aux Milices Civiles des exercices de tir
auxquels participa presque toute l’assemblée, hommes, femmes et enfants de
plus de huit ans. Prenant pour cible une armée formée d’épouvantails, au
signal du Roi, une volée de flèches transperça les poupées d’herbes sèches,
ou plutôt les pulvérisa car en première ligne, les vieillards armés d’arbalètes
se servaient de pointes d’acier tranchantes. À un deuxième signal, des
centaines de pots d’argiles furent lancés, avec un ensemble parfait, indiquant
de nombreuses séances d’entraînement. Les pots explosèrent et
transformèrent la cible en un brasier ardent.
Médonje guettait les réactions et les commentaires de César et de son
lieutenant et ami, Labienus, qui discutaient ensemble des contre-mesures
efficaces contre de tels assauts. César demanda :
-Sont-ce là des armes magiques, Grand Prêtre? Ou encore seulement l’effet
de la poudre noire de Chine et du naphte de Babylonie?
Le Huulu retint que César connaissait la couleur de la poudre, probablement
suite à la défection de Légionnaires des armées espagnoles du Gouverneur
Sertorius. Médonje répliqua malicieusement :
-Vous avez justement deviné, noble César, la nature magique de nos armes,
dont le secret est conservé à Samosate, terminus des routes qui mènent en
Chine et à Babylone.
Des trompettes tonnèrent et la légion formée par Kallinikos envahit la plaine
au pas de course. Chacun des quatre mille hommes possédait un glaive
d’acier tranchant et un long bouclier fait du même métal. Leurs armures,
d’écailles laquées et de cottes de mailles en acier resplendissaient au soleil
de juin. La légion de Commagène, parvint à un ruisseau faisant obstacle à sa
progression. Deux cents légionnaires formèrent rapidement, avec une
parfaite synchronisation, un pont vivant en se servant de leurs boucliers
incurvés, conçus pour s’imbriquer l’un à l’autre. Le reste de la légion, et
même la cavalerie légère, purent ainsi franchir le large fossé en quelques
minutes.
César, très imbu de la suprématie militaire latine, fut ébranlé mais ne le
montra pas, faisant remarquer que :
38
-Rome pourrait rassembler cent légions comme celle de Commagène. Peutêtre même plus. Mais je me réjouis de l’amitié qui a toujours marqué les
relations entre Rome et votre Royaume.
Le Roi convia les Romains à l’accompagner sur une des tours du Château,
-Afin d’embrasser d’un coup d’œil les richesses de notre Capitale et de
rendre grâce à la Divinité pour ses bienfaits.
Kallinikos décrivait sa Capitale avec une fierté manifeste :
-Sur la rivière, trois moulins à aubes, pour moudre le blé. D’ici on aperçoit
une dizaine de norias, entièrement construites par nos artisans, ainsi que ces
moulins à vent, là, notre aqueduc, long de douze kilomètres, ici la
ménagerie, les écuries, la bibliothèque, l’hôpital, l’hospice, le caravansérail,
le marché. Voyez! Une caravane de Mésopotamie s’apprête à emprunter
notre pont sur l’Euphrate. Et cette route qui longe le fleuve, c’est la Route de
la Soie qui mène à la Chine et aux Indes.
César et Labienus s’intéressèrent au colombier, qui s’élevait, tel un
monumental phallus, dans l’une des cours du Château et qui abritait un
millier de nids de pigeons-voyageurs. Le Roi de Commagène expliqua que
les villes de Mésopotamie communiquaient entre elles depuis des millénaires
en utilisant des pigeons.
-Cette tour de briques reproduit exactement un colombier de Séleucie-sur-leTigre, Capitale de l’Empire des Parthes, avec qui nous échangeons
régulièrement, puisque l’épouse du Roi des Rois est ma fille.
Médonje releva les avantages d’une communication rapide.
-Un message de notre Église de Rome, reçu à Samosate ce matin nous
apprend que Maître Cicéron a été accepté au Sénat, il y a six jours. Les
affaires semblent prospères pour les avocats à Rome où seule une fortune
certaine permet d’accéder au rang de Sénateur.
César passa l’après-midi à fureter à la bibliothèque royale de Samosate, qui
s’élevait sur trois étages et employait plusieurs scribes publics, copistes et
traducteurs. Myryis le reçut et lui présenta les collections d’œuvres
provenant de tout le Monde connu.
39
Dans une salle isolée de la bibliothèque, Néchaib, ex vénérable Prêtre
d’Amon devenu Acolyte du Nympheum, s’affairait à interpréter d’antiques
rouleaux de papyrus couverts d’hiéroglyphes.
-Nous avons trempé les rouleaux dans une sorte de laque pour pouvoir les
dérouler sans qu’ils ne se désintègrent. Celui-là décrit comment la Grande
Pyramide fut construite. Hier je déchiffrais un texte écrit de la main même
de Djehi, Magicien du Pharaon Kheops. Dans ce coffre de pierre, une
centaine de rouleaux forment un recueil de contes et de légendes, s’étalant
sur mille et un chapitres. Je vis un rêve éveillé! Les Dieux d’Égypte ont béni
la Commagène!
Devant César et son lieutenant, le Chancelier fit tirer du canon à partir de la
Tour Carrée. Le boulet parcourut près d’un kilomètre avant de terminer son
vol dans l’Euphrate. Médonje toisa les deux stratèges romains :
-Nous ne vous avons pas montré nos armes secrètes, ni nos éléphants, ni nos
chariots de guerre. Nous avons fait nôtre l’adage romain ‘Si vis pacem, para
bellum8’. La Commagène vit en paix avec tous ses voisins. Nous avons
secouru, libéré et protégé des milliers de réfugiés latins lors de la guerre
entre Rome et le Pont. Nous tenons à l’amitié des Romains, aussi nous
ferons construire un colombier à Rome et l’offrirons à votre Sénat.
En souhaitant au revoir à Gaius Julius César, Médonje lui fit don de
plusieurs livres introuvables en Occident, même à prix d’or. Puis, le
Chancelier s’adressa seul à seul avec le Légat romain :
-Les Sorciers de Commagène vous remercient pour votre expertise et les
précieux renseignements militaires que nous avons lus dans vos pensées,
Noble César et dans celles de votre excellent Labienus. Dès maintenant,
nous entreprenons d’araser la colline surplombant Samosate et d’y construire
un amphithéâtre. Ainsi, aucune machine de siège ne pourra utiliser cette
position pour bombarder Samosate.
-Voici vingt couples de pigeons, pour votre Sénat. Notre Église de Rome,
qui possède déjà un pigeonnier, vous conseillera quant à l’élevage de ces
8
Si tu veux la paix, prépares la guerre.
40
volatiles. Allez en paix et craignez le jugement de Mithra qui pèse les
actions des Hommes!
41
42
Chapitre III Le Temple des Atlantes (73 avant JC)
Le Sénat de Rome avait attribué au Consul de l’année précédente, Aurelius
Cotta, le profitable mandat de transformer la Bithynie en Province romaine.
Son collègue Lucullus avait, quant à lui, obtenu le Proconsulat sur la
Province de Cilicie voisine de la Commagène et aussitôt après avoir établi
son quartier général à Tarse, l’Initié avait rendu visite à la Cour de
Samosate. Accompagné d’une escorte de douze licteurs, indiquant son rang
consulaire, le richissime Lucullus passa l’essentiel de son temps en
compagnie de l’un ou l’autre des Grands Prêtres, à échafauder de nouveaux
liens commerciaux entre Occident et Orient.
Médonje présenta à Lucullus le résultat de leur dernière expédition en
Égypte, le trésor funéraire de Kheops. La traduction de la bibliothèque du
Pharaon avait confirmé l’existence et la localisation de l’Atlantide :
-Ce premier Empire maritime de la Méditerranée, déjà puissant et florissant
à l’époque de Kheops et qui, selon la légende, disparut brutalement il y a un
millier d’années dans une explosion volcanique. Nous possédons la
correspondance entre l’Archonte d’Atlantide et le Pharaon Kheops qui lui
reprochait de toujours exiger plus d’or pour ses marchandises mais qui le
remerciait pour l’orichalque, probablement de l’étain, métal inconnu en
Égypte et essentiel à la fabrication du bronze.
Médonje confia au Proconsul son projet :
-Mon instinct me dicte d’aller explorer l’Île de Théra au nord de la Crète, ce
qui reste de l’Atlantide, une Thalassocratie qui s’est enrichie
prodigieusement pendant une douzaine de siècles, dans l’espoir de retrouver
une portion des trésors accumulés par les Archontes et tant vantés par les
Prêtres d’Égypte.
Enthousiaste à l’idée d’une telle entreprise, Lucullus offrit à Médonje les
facilités portuaires de Tarse et la protection de la flotte romaine contre les
pirates crétois qui sévissaient toujours dans la région malgré les campagnes
menées contre eux par Rome.
Alors qu’ils dégustaient des langoustes rapportées de Tarse par Lucullus, un
Acolyte chuchota aux oreilles de Philippe l’Ancien, le secrétaire de
43
Médonje, et lui remit un pli qu’il parcourut puis présenta au Chancelier. Le
front plissé, Médonje apprit au Proconsul Lucullus que le Basileus du Pont
avait déclaré la guerre à Rome et que ses armées avaient envahi la Bithynie.
-Un courrier rapide, provenant de Tigranocerte, nous a apporté un message
du Basileus d’Arménie, Tigrane, qui souhaite demeurer neutre dans ce
conflit, malgré les appels de son beau-père Mithridate du Pont à se joindre à
sa campagne contre Rome.
Le Roi Kallinikos rassura Lucullus :
-Nous n’obéirons pas à l’injonction de mon cousin, le Basileus du Pont, de
prendre en otages tous les Citoyens de Rome. La Commagène, Royaume
Souverain, n’a pas de Suzerain, chérit sa neutralité et souhaite
l’établissement d’une paix universelle. Nous vous escorterons jusqu’à notre
frontière avec votre Province de Cilicie quand vous le jugerez opportun.
Le Proconsul Lucullus partit dans l’heure pour sa Province de Cilicie, afin
d’y organiser la défense de l’Asie romaine et préparer sa riposte contre le
Pont.
Médonje s’adressait à son Roi et ami :
-Sire, nous devons éviter que toute l’Asie ne sombre à nouveau dans la
guerre. Bien qu’adorateur de Mithra, votre cousin le Basileus Mithridate du
Pont ne saurait être considéré un Sauveur de l’Humanité. Il a tué de ses
mains des milliers d’opposants, sa propre mère, ses frères et même plusieurs
de ses fils. Ses grandes qualités ne peuvent compenser son manque de
compassion. Son idée fixe d’abattre l’Empire de Rome rend votre cousin
insensible aux millions de morts qu’un tel affrontement provoquerait.
Kallinikos demanda à l’Envoyé Céleste :
-Mais mon cousin pourrait-il réussir à détruire l’Empire de Rome? Il vient
de recevoir en renfort une légion entraînée à la romaine par le Gouverneur
Sertorius d’Espagne. Et il s’est associé aux pirates, leur procurant navires,
hommes et armes pour qu’ils s’attaquent au commerce méditerranéen et
mènent des razzias jusque sur les côtes d’Italie.
Le Chancelier rappela ce que le jeune César leur avait dit :
44
-Rome peut opposer cent légions aux forces de Mithridate, si elles ne sont
pas occupées à guerroyer sur d’autres fronts, ou entre elles. Tigrane ne
semble pas disposer à risquer son propre Empire en assistant son beau-père
dans cette nouvelle guerre. Les dix légions de Pompée triompheront sur
Sertorius à son premier faux-pas et celles-ci seraient ensuite transportées en
Asie pour écraser les forces de Mithridate. Je crois que nous devons tenter
de circonscrire les ravages de cette belligérance et surtout de convaincre le
Basileus d’Arménie de ne pas participer à cette sanglante entreprise. Et nous
devons encore plus fortifier nos villes, notre Temple et notre Capitale.
Le Consul de Rome, Marcus Lucullus, frère de Licinius Lucullus, le
Proconsul Initié de Commagène, fit octroyer à son frère, par le Sénat, le
mandat de conduire la guerre contre les forces du Pont et d’aller délivrer le
Général Cotta, assiégé dans la ville portuaire de Chalcédoine sur la Mer
Noire, par une armée composée de deux cent mille hommes. La flotte, que le
Basileus avait patiemment reconstituée, avait attaqué le port fortifié.
D’énormes tenailles d’acier avaient servi à couper l’immense chaîne de
bronze qui protégeait les quais. Mithridate du Pont put ainsi s’emparer de
soixante navires appartenant aux Romains, incendiant le reste de leur flotte.
Dans la salle du Trône, le Roi Kallinikos s’adressait à ses Conseillers :
-Mon cousin, ce grand vantard se sert de nos pigeons pour se glorifier de ses
victoires, nous remercier pour les tenailles d’acier de Commagène et exiger
des canons et de la poudre. Il prétend que tous les Asiatiques, tous les
Peuples de la Terre doivent s’unir pour combattre le mal romain qui, sinon,
les réduira tous en esclavage. Mon royal cousin connaît déjà notre
opposition au recours à la guerre pour régler des affaires des Rois. Et nous
lui avons fait savoir la désapprobation des Grands Prêtres de Commagène
qui le conjurent de conclure une trêve, et la paix avec Rome, dès que faire se
pourra.
Kallinikos de Commagène poursuivait
l’outrecuidance de son cousin :
son
envolée,
condamnant
-Nous lui avons aussi signifié avoir été choqué par son manque de respect,
que la Commagène jamais ne se pliera aux exigences de quiconque, pas
même de mon bien-aimé Cousin et ami d’enfance. De plus, nous nous
45
opposons totalement à ce que le secret de la poudre noire de Chine ne sorte
du Royaume de Commagène pour devenir un nouveau fléau de l’Humanité.
Les troupes romaines d’Aurelius Cotta subissaient défaite sur défaites et
reculaient devant Mithridate. Lucullus, lui, faisait subir à ses deux légions,
qu’il jugeait trop indisciplinées, un entraînement intensif en Cilicie. Leur
Initié, le Philosophe Posidonius de Rhodes, revenu en Espagne après avoir
accompagné une flotte marchande jusqu’en Irlande, se servit de son cristal
de télécommunication pour apprendre à Médonje l’assassinat du Gouverneur
Sertorius par un de ses propres lieutenants.
-Le félon a remis au Général Pompée toute la correspondance privée de
Sertorius. Pompée l’a lue et jetée aux flammes, car selon lui, la divulgation
de ces lettres générerait une nouvelle guerre civile à Rome.
À la surprise de Posidonius, Médonje demanda des nouvelles de la biche
blanche de Sertorius :
-Elle a été sacrifiée et consumée dans le bûcher funéraire du Gouverneur.
L’année précédente, Opys avait détecté l’émergence d’une nouvelle et
terrible maladie vénérienne à Samosate et avait pu déceler son origine dans
la salive des quatre biches blanches ramenées de l’Île des Néandertaliens,
qu’on avait sitôt abattues et incinérées.
La disparition de Sertorius marquait la fin de la rébellion espagnole et le
triomphe des forces sénatoriales contre le Parti Populaire. Dix légions
seraient prochainement disponibles pour aller combattre sur d’autres fronts,
dont le Pont. Mais, l’Évêque de Rome, leur rapporta qu’une révolte de
gladiateurs avait éclaté dans le sud de l’Italie et qu’elle avait rapidement
dégénéré en un soulèvement d’esclaves qui prenait de plus en plus
d’ampleur.
-Un gladiateur Thrace, nommé Spartacus, a pris la tête de l’insurrection.
Plusieurs villes du sud de la Péninsule italienne sont tombées aux mains des
révoltés qui massacrent systématiquement leurs anciens maîtres et se
constituent un énorme butin. Une légion a été défaite par les mutins sur les
pentes du Vésuve près de Naples. Les légionnaires rescapés ont été
enchaînés deux par deux et obligés de s’entretuer au grand plaisir des
vainqueurs. Ici à Rome, beaucoup de nos fidèles nous implorent de soutenir
46
cette révolution contre les esclavagistes romains. Nombreux croient que ce
Spartacus est le Christ-Sauveur annoncé dans les Saintes Écritures.
Médonje s’exclama :
-Malheureux! Un Sauveur n’utiliserait pas des méthodes aussi sanguinaires!
Dites plutôt à nos Fidèles de protéger fraternellement leurs Maîtres et de les
convertir à notre Foi, en donnant l’exemple d’une solidarité chrétienne.
Faites des provisions et tenez les greniers de nos Temples remplis, en
prévision d’une rareté des récoltes. Utilisez la dîme destinée au Sanctuaire
de Nymphée pour vous procurer et distribuer du blé à nos Fidèles.
À des milliers de lieux de la Méditerranée, l’Athénaïs et la Pythadoris,
poursuivant leur circumnavigation de l’immense continent africain,
arrivaient en vue de Madagascar. Les Capitaines Néarchos et Protée, en mer
depuis quatre ans, n’avaient perdu aucun homme d’équipage pendant cette
croisière héroïque. Grâce à un des cristaux de communication et aux
indications transmises par les Huulus, ils avaient pu s’abriter ou éviter les
tempêtes océaniques, les récifs et les rivages hostiles ou inabordables.
Les navigateurs, ravitaillés ponctuellement par la navette spatiale, avaient
partagé de longs parcours en compagnie de l’un ou l’autre des Cyborgs. Lors
de cette expédition, ponctuée de nombreuses haltes, ils avaient exploré les
côtes d’Afrique et remonté le cours de quelques grands fleuves, prenant
contact avec des tribus indigènes vivant encore à l’âge de pierre. Comme les
Capitaines l’avaient prédit à Médonje, les Noirs raffolaient de la verroterie
colorée produite à Samosate et dont les cales de leurs navires avaient été
amplement pourvues au départ d’Antioche.
Les cales, pour l’heure regorgeaient d’ivoire et de bois précieux. Des
Pygmées avaient troqué des diamants et des béryls contre des colliers de
verre aux couleurs vives. Mais les Capitaines conservaient tout l’espace
restant pour emmagasiner des noix de l’arbre de fer de Madagascar, un des
buts initiaux de leur mission. La pâte d’amandes tirée de ces noix constituait
une panacée universelle au potentiel extraordinaire, dépassant de loin celui
du Laserpitium presque disparu de Cyrénaïque. Selon Opys, la substance
permettait non seulement de reconstituer des tissus disparus, mais son
absorption régulière stimulait les défenses de l’organisme et prolongerait
considérablement la longévité.
47
Théla et son compagnon, Bodkaï, Prince de la tribu des Amazones, furent
déposés sur l’Athénaïs par la navette des Huulus, afin de se prélasser sur les
plages désertes de Madagascar et aussi pour évaluer les richesses minérales
de l’île, particulièrement les dépôts cristallins jamais encore exploités par
l’Homme. Pendant tout un mois, les deux vaisseaux remontèrent la côte
orientale de Madagascar, s’arrêtant pour ramasser l’ambre accumulé sur les
plages et les noix des quelques arbres de fer rencontrés près du rivage.
Une jungle épaisse commençait là où se terminait le ressac des vagues, une
dense forêt humide d’où s’élevaient des fumerolles brumeuses et des nuées
d’oiseaux aux plumages multicolores. De temps en temps, ils voyaient
déambuler un troupeau d’éléphants nains, ou une famille de minuscule
rhinocéros, ou encore un groupe d’oiseaux roc à la recherche de proies.
L’odeur épicée de la végétation luxuriante et le parfum de myriades de fleurs
parvenaient à leur narines avec la caresse d’un vent chaud qui portait le
chant des oiseaux. La mer grouillait de formes de vies colorées ou invisibles
qui chatouillaient les nageurs et saturaient leur sens.
Par un merveilleux après-midi sans nuage, Théla et Bodkaï se prélassaient
seuls sur une plage de sable immaculé, se laissant masser par le souffle de la
brise et la chaleur du jour. Ils s’étaient livrés aux jeux de l’amour et se
reposaient, ébouriffés et couverts de sable fin. Théla décida de plonger dans
le lagon limpide et de ramener un coquillage de nacre pour son bien-aimé.
Mais lorsque la Cyborg remonta à la surface de la Mer tranquille, une scène
d’horreur l’y attendait. Bodkaï gisait mort, une flèche ayant traversé sa
nuque et ressortait par un de ses yeux. Quatre cannibales nus s’approchaient
d’elle, en éventail, pour lui interdire toute fuite. Ces êtres immondes
affichaient des rictus concupiscents, proféraient des sons d’une vulgarité
renversante et leurs membres déjà turgescents indiquaient qu’ils se
préparaient à violer la jeune femme rousse.
L’Extraterrestre poussa un cri déchirant et d’un mouvement de son laser
digital découpa les quatre hommes en tranches inégales. Aveuglée par les
larmes, Théla se pencha sur le cadavre de son amant, pendant que couinait
comme un porc un morceau de Cannibale agonisant. Des fantassins et des
marins accoururent sur les lieux du drame et égorgèrent le dernier assaillant
démembré qui ne possédait plus que son torse. Le Capitaine Niarchos
communiqua immédiatement l’horrible nouvelle à Samosate.
48
Faisant fi de toute prudence, Médonje, Myryis et Opys décolèrent derechef
de la Tour Carrée, en plein jour, et firent donner la pleine vitesse à leur
navette, causant un boum supersonique au-dessus de leur Capitale. Des
centaines de témoins assistèrent au prodige, dont le Roi Mithridate
Kallinikos qui dirigeait des exercices de la cavalerie royale. Les Cyborgs ne
mirent que vingt minutes à rejoindre les lieux du drame. Théla n’y était plus.
Niarchos expliqua :
-Elle s’est envolée, nue, en hurlant des imprécations incompréhensibles et
elle a filé vers le nord.
Les Huulus remontèrent dans leur navette et suivirent la direction prise par
Théla. Ils survolèrent bientôt une flottille d’une douzaine de pirogues
calcinées autour desquelles flottaient les corps d’une centaine de cannibales.
Ils poursuivirent leurs recherches, et découvrirent un village côtier, à
l’extrême pointe nord de l’île continent. Toutes les cases brûlaient, les quais
et les pirogues semblaient avoir été disloqués par une main colossale. Ils ne
purent distinguer un seul survivant parmi les autochtones, ni aucune trace de
Théla elle-même.
Ils longèrent la côte, virent deux autres campements, dévastés par Théla à
coups de laser et de désintégrateur moléculaire. Ils retrouvèrent finalement
leur Collègue à plus de cinq cents kilomètres de là, détruisant
systématiquement les villages côtiers du Peuple des Cannibales, tuant sans
discernement hommes, femmes, vieillards et enfants, troupeaux, champs,
pirogues et habitations. Toute cette portion de la côte occidentale de
Madagascar brûlait, et un énorme panache de fumée noire s’abattait sur l’île.
Les Cyborgs placèrent leur navette spatiale devant Théla qui cessa ses tirs et
se laissa glisser sur le sol. La Grande Prêtresse rousse ruisselait du sang de
ses victimes, elle avait badigeonné son corps nu des entrailles de ses cibles
et son visage hagard exprimait la haine à l’état pur.
-Laissez-moi tous les tuer! Ce sont des bêtes malfaisantes.
Opys injecta un puissant soporifique à la jeune femme, qui perdit conscience
dans leurs bras. Puis ils allèrent chercher la dépouille du Prince Bodkaï et la
ramenèrent en Commagène pour des funérailles solennelles au Nympheum.
49
Ils laissèrent Myryis à Madagascar, afin qu’il reprenne contact avec le
Peuple des Arbres de Fer et obtienne leur assistance pour récolter les
précieuses noix. Mais Myryis découvrit le village des Lémuriens géants
totalement saccagé et inhabité. Le cadavre de Grand-Mère, trois flèches
fichées dans sa poitrine, pourrissait sous les frondaisons de l’arbre immense
où nichait sa tribu arboricole, disparue sans laisser de traces. Toutes les noix
de l’arbre de fer avaient été ramassées, même celles qui n’avaient pas encore
atteint leur maturité. Cette dévastation enragea Myryis, puis sa rage se
transforma en tristesse, qu’il tenta de combattre en consacrant tout son temps
à la découverte de nouveaux arbres de fer.
Dès le jour tombé, la navette avait regagné son hangar sur le sommet de la
Tour Carrée où attendaient le Roi et la Reine de Commagène et la Grande
Prêtresse Maria, prévenus de l’horrible drame et s’inquiétant de l’état de
Théla. Celle-ci reprit conscience dans ses appartements, entourée de ses
amis attentionnés qui partageaient sa peine. Opys maintint sa collègue sous
calmants, Maria ne quittait pas son chevet et Médonje regrettait amèrement
l’absence d’un psychologue dans son équipe.
En quelques heures, Théla avait assassiné entre cinq et six mille personnes,
un crime inconcevable pour les Huulus et qui pouvait être imputé à la
déprogrammation qu’ils avaient volontairement subie pour survivre sur cette
violente Planète Terre et pouvoir y réagir dans des circonstances périlleuses.
Pendant plusieurs jours, Médonje se tritura l’esprit sur la meilleure façon de
redonner le goût de vivre à Théla. Quand il vit un premier sourire s’esquisser
sur le visage de sa collègue, lors d’une visite de la Reine Isias accompagnée
par les petites Princesses, une solution s’esquissa dans l’esprit du Cyborg.
En tête-à-tête avec Théla, prenant délicatement dans les siennes l’une de ses
mains, Médonje lui exposa son idée.
-Je sais que tu es bien loin de l’âge réglementaire pour une Huulu, mais étant
données les circonstances actuelles, ce tabou ne tient plus. Tu as perdu une
vie chère. Remplaces-la! La joie d’un enfantement et le plaisir d’être mère
peuvent atténuer la perte d’un être aimé. Et je te propose de devenir la mère
de la plus belle femme de la Terre, une enfant qui éblouira les foules, un
clone de Ménepti, la préférée du Pharaon Kheops. Et elle est rousse comme
toi.
50
À voir la réaction de Théla, Médonje sut qu’il avait gagné. Peu après les
funérailles de Bodkaï, Opys procéda à la fertilisation de leur collègue.
Avant de s’embarquer pour l’Atlantide, Médonje expédia toutes les affaires
courantes du Royaume, distribua les tâches parmi ses assistants, et confia les
dossiers diplomatiques à son secrétaire, et ami, Philippe, l’ex-Roi de Syrie. Il
fit préparer un convoi d’équipements agricoles et miniers, ainsi que des
armes, forgés dans les aciéries de Commagène. Il s’assura que cette
caravane, traversant la Mésopotamie, atteindrait Charax en même temps que
leurs navires en provenance de Madagascar. Aux cargaisons en destination
de la Chine, Médonje ajouta un colis et une lettre, écrite par les épouses de
Myryis, pour l’Empereur.
La lettre expliquait que le Sorcier Myryis, tenant sa promesse faite au Divin
Empereur Wu-Ti, arrière-grand-père du présent Maître de la Chine,
expédiait un élixir de longue vie, découvert sur une île lointaine, quasi
inaccessible, peuplée de monstres et de mangeurs d’hommes. Myryis
écrivait ne pouvoir fournir à l’Empereur que des quantités très limitées de
cette fabuleuse substance et qu’il tenterait de lui en procurer à chaque année.
Il exprima aussi le souhait du Roi de Commagène d’adjoindre à son armée
quelques cohortes supplémentaires de guerriers Huns, ces Youngnus
provenant des marches septentrionales de la Chine.
Un navire syrien flambant neuf, fabriqué par les Romains dans leur arsenal
de Tarse, sous la supervision personnelle du Proconsul Lucullus et avec les
plus grands cèdres de Commagène, les attendait en rade de Séleucie, le port
d’Antioche. Le Roi de Syrie et héritier de la Commagène, Antiochos, assista
au départ du grand vaisseau, escorté par deux galères de guerre romaines
sous les ordres d’officiers nommés par Lucullus. L’imposant trois-mâts,
l’Isias, avait été baptisé en l’honneur de l’épouse d’Antiochos et ses voiles
portaient les couleurs de la Syrie et sa figure emblématique, l’éléphant. La
coque du navire avait été doublée d’acier et quatre canons installés sur les
châteaux avant et arrière.
Médonje apprécia le confort de sa cabine, entièrement lambrissée de bois
rares et odoriférants. Parmi sa suite, l’Égyptien Néchaib, l’ex-Prêtre
d’Amon, devenu Acolyte de Commagène, apportant dans ses bagages les
archives du Pharaon Kheops et tous les textes égyptiens mentionnant
l’Atlantide. Ils firent une brève halte à Rhodes, dont le port grouillait
d’activité, car les Romains y assemblaient une immense flotte pour affronter
51
celle du Basileus du Pont. Puis, après deux jours de navigation, les hautes
falaises escarpées de l’île de Théra se détachèrent à l’horizon.
Médonje avait profité de ces quelques jours en mer pour revoir toute
l’information sur le légendaire Empire maritime des Atlantes, fournisseur et
client de l’ancienne d’Égypte. Les textes écrits de la main même de Djedi,
narraient abondamment les voyages faits par le Magicien du Pharaon
Kheops en Nubie, en Babylonie et en Atlantide. Les antiques papyrus
présentaient des reproductions de l’art atlante, de leurs navires, de leurs
femmes exposant leurs poitrines dans des corsages audacieusement
décolletés.
Deux reproductions retenaient particulièrement l’attention du Cyborg. La
première montrait un paysage fleuri, peuplé d’oiseaux et de biches, et
présentait en arrière-plan un palais étagé, entouré de colonnades, et
surplombant un port actif abritant des dizaines de voiliers et de galères. Le
deuxième document, une carte de l’Atlantide, dessinait les contours d’une île
ronde, possédant un large chenal accédant à une grande caldère immergée.
Au milieu de la lagune intérieure, sur un îlot, s’élevaient une ville, et le
Palais royal des Archontes d’Atlantis.
Ils jetèrent leurs ancres à l’abri de la baie intérieure de l’île, au pied d’une
colossale falaise blanche coupée au couteau par la force d’une explosion
volcanique qui avait vaporisé la moitié de l’île légendaire, il y avait plus de
dix siècles9. Quelques embarcations de pêcheurs amarrées indiquaient la
présence d’un sentier muletier qui grimpait la falaise en serpentant sur la
pente abrupte et vertigineuse. Médonje gravit l’escarpement, suivi d’une
bonne partie de son équipe. Leur peine valut l’effort, car le paysage, vu du
haut de la falaise était à couper le souffle. Des fumerolles s’élevaient de
petits îlots dénudés occupant le centre du vaste cratère, presque entièrement
submergé par la mer. L’ampleur de la catastrophe qui avait créé ce paysage
frappait l’imagination des voyageurs.
Médonje pointa du doigt le centre du cratère et s’adressa à ses Initiés :
-Le Palais royal et ses colonnades, d’or massif, selon les explications de
Djedi, occupaient le centre de l’île et ont été désintégrés par l’explosion du
9
L’explosion qui détruisit l’Atlantide survint vers 1680 avant notre Ère.
52
volcan. Mais deux sites intéressants pourraient peut-être subsister sous les
cendres et les scories.
Le Huulu se rendit au sommet de la partie la plus importante de ce qui restait
encore de l’île de Théra. Lui et Myryis, qui avait tenu à l’accompagner,
passèrent une dizaine de minutes à scruter le sol sous leurs pieds.
-C’est une sorte d’autel, ou de trophée! On peut distinguer cette même
silhouette sur la peinture faite par le Magicien et la carte mentionnait
l’existence d’un Temple au sommet de l’Atlantide. Euréka! Nous l’avons
trouvé! Mais, sous quatre-vingt mètres de tuf volcanique, l’assistance de
notre navette sera requise pour dégager le monument. L’opération ne devra
laisser aucune trace et se faire à l’abri des regards.
La nuit suivante, l’engin spatial, manœuvré par Pyréis, se positionna à la
verticale du Temple des Atlantes et un faisceau de particules désintégra les
molécules de basalte et dégagea un puits perpendiculaire sur soixante-quinze
mètres. Puis, arrivés à proximité des ruines, ils fabriquèrent une vaste grotte
artificielle où ils posèrent leur véhicule volant. Ils y firent descendre tous
leurs Acolytes, munis de pics et de pelles. Pendant ce temps, leur escorte
interdisait à quiconque de s’approcher du sommet de l’île et de l’entrée d’un
couloir d’aération horizontal qu’il avait fallu aussi percer.
En quelques jours, ils déblayèrent le Temple, aux parois garnies de plaques
d’argent et entouré de douze colonnes d’électrum serties d’obsidienne. De
lourds vantaux de bronze doré fermaient l’unique accès à l’antique
Sanctuaire et l’avait préservé de la cendre volcanique. L’intérieur du Temple
contenait encore tout un riche mobilier liturgique et des offrandes votives,
par milliers. De splendides fresques ornaient les murs intérieurs, aux
couleurs vives et représentaient des scènes bucoliques, une nature généreuse
et des Atlantes aux mines joyeuses.
Une grande partie du mobilier sacré n’avait pas souffert du cataclysme. Des
tables et des vases de malachite, d’onyx, de jade, des statues d’ivoire, d’or et
d’argent, des fresques intactes qui illustraient le bonheur de vivre et
l’aisance des Atlantes. Deux motifs floraux revenaient souvent dans
l’iconographie atlante, la fleur du pavot, plante dont on tirait l’opium et les
feuilles dentelées du cannabis servant aussi à fabriquer des câbles et les
cordages nécessaires aux voiliers. L’analyse de matières ligneuses et
résineuses dans des coffres couverts de ces motifs végétaux prouva les
53
déductions des Huulus. Les Atlantes utilisaient le haschisch et l’opium à des
fins récréatives, ou du moins rituelles ou sacerdotales.
Derrière l’autel principal, les Acolytes dégagèrent l’accès au Saint des Saints
du Sanctuaire. Dans les cryptes du Temple, ils trouvèrent les squelettes
d’une dizaine de Prêtres, identifiables par leurs amulettes représentant un
poulpe, symbole de la Thalassocratie disparue, et aussi par leurs ossements,
rendus bleus par les pigments de robes depuis longtemps désintégrées. Dans
une première salle souterraine, s’entassaient plusieurs statues
chryséléphantines10 d’une Déesse d’une nudité tout à fait impudique,
remisées par des mains pieuses, pour les protéger de la fureur des éléments
déchaînés. Et, au fonds de ce vestibule, une bibliothèque d’une richesse
inouïe, rassemblait des rouleaux de papyrus par milliers, des tablettes
d’argiles gravées de cunéiformes, et des sceaux de pierre permettant aux
scribes d’apposer la marque du Temple d’Atlantide.
Médonje et Myryis dansaient de joie. Pendant plus de quinze siècles, cent
mètres de poussière volcanique avaient préservé les archives complètes du
Temple, incluant les correspondances diplomatiques, religieuses et
commerciales avec les Puissances méditerranéennes contemporaines du
cataclysme. Médonje s’empressa de ramener les papyrus égyptiens à
Néchaib, qui, presque nonagénaire, était demeuré sur l’Isias, afin, selon l’ex
Prêtre d’Amon, de relire et de veiller sur la correspondance de Kheops et de
son Magicien, Djédi.
Sous le Temple, au bout d’une volée de marches, les Atlantes avaient creusé
une enfilade de salles dans la pierre volcanique de leur île. De violentes
secousses sismiques avaient projeté au sol des objets du Culte, mais aussi
d’usage quotidien. On y découvrit des magasins de provisions tombées en
poussière, des râteliers d’armes et d’armures de bronze et plusieurs lourdes
haches à doubles tranchants. Le couloir se terminait sur une salle d’apparat
ronde, possédant dix trônes magnifiquement ouvragés. Enfin, donnant sur la
salle des trônes, une chambre forte, encore solidement cadenassée.
Lorsque s’ouvrit la porte massive, ils virent un amoncellement d’objets d’or,
de jade et d’ivoire reposant pêle-mêle sur le sol de la Trésorerie et recouverts
de milliers de gemmes et de joyaux provenant de vases brisés et de coffrets
rongés par les siècles. Devant l’importance des découvertes et l’extrême
10
D’or et d’ivoire
54
fragilité de certains artéfacts, le transfert nocturne du trésor jusqu’à leur
navire exigea une semaine d’un labeur éreintant.
Leurs Acolytes décelèrent des empreintes de pas dans le deuxième tunnel,
d’aération, creusé par l’appareil des Extraterrestres. Un insulaire avait
déjoué leurs gardes postés à l’entrée du boyau rectiligne qui s’enfonçait dans
la montagne. Médonje fit tripler les sentinelles postées à l’extérieur du
chantier souterrain, et ordonna d’exercer un guet constant de la pleine mer et
d’y surveiller l’arrivée éventuelle de pirates crétois. Médonje ne put analyser
à loisir cette moisson d’informations, se consacrant à l’organisation et à
l’intendance requises par leur équipée et le déménagement sans heurt de
milliers d’objets, certains volumineux ou très lourds, et fragilisés par le
temps.
Deux jours avant la fin estimée des travaux, les sentinelles sonnèrent
l’alarme. Une flotte de Crétois, des pirates, forte d’une vingtaine de navires
d’inégaux tonnages, s’approchait de l’île. Laissant Myryis aux commandes
de leur engin spatial, pour intervenir rapidement si nécessaire, Médonje se
rendit jusqu’à l’Isias bien avant l’entrée des flibustiers dans la rade naturelle
de l’île de Théra. Le Huulu demanda aux deux galères romaines de
s’éloigner et de témoigner auprès du Proconsul Lucullus de la puissance
militaire de la Commagène, « L’Amie des Romains! », précisa le
Chancelier.
L’équipage de l’Isias mit à l’eau deux larges barques d’acier, chacune mue
par une douzaine de rameurs dans un habitacle fermé constitué de plaques
d’acier. Un long tuyau émergeait des embarcations qui longèrent le rivage en
se portant à la rencontre des pirates. Les barques de métal parvinrent au
milieu de la flotte crétoise sous une pluie de projectiles sans aucun effet sur
leurs blindages d’acier. Des deux chaloupes, surgirent des langues de feu,
bientôt longues de quarante mètres, qui léchèrent les navires des assaillants
et couvrirent la mer de flammes inextinguibles.
Les nefs ennemies tentèrent de s’éloigner des barques incendiaires, mais
furent accueillies par les canons de l’Isias et par un jet de feu grégeois
encore plus formidable que celui craché par les chaloupes. Espérant y
propager l’incendie, les pirates essayèrent vainement d’éperonner le navire
Syrien recouvert d’une épaisse couche d’acier. Leurs rostres de bronze s’y
brisèrent et les flammes restèrent sans effet sur la coque blindée. Au plus
fort de la mêlée, des pirates prirent d’assaut les chaloupes métalliques qui
55
s’enfoncèrent volontairement dans le mur de flammes pour se débarrasser
des importuns, en se servant d’une hélice mue par des pédaliers.
Médonje, fort d’expériences de combat antérieures, avait revêtu son armure,
qui ne laissait vulnérables que ses yeux. Ses gantelets avaient suscité
l’étonnement des armuriers car l’extrémité de chaque doigt restait à
découvert. La cuirasse du Cyborg, faite d’un acier très noir, le meilleur,
produit par les forges de Maras en Commagène, possédait de superbes
scorpions d’électrum sur chacune de ses parties, ajustées à la taille du Huulu.
Au cours de la bataille, alors qu’il balayait de mitraille les ponts des
corsaires, il se surprit d’éprouver une ivresse et une joie coupables.
Plusieurs traits et plombs de fronde percutèrent l’armure de l’Extraterrestre
qui s’affichait bien en évidence sur le château avant de l’Isias. Le Cyborg
portait une armure faite du même métal noir qui recouvrait la coque du
navire syrien. De la haute falaise, Myryis avait enregistré le déroulement de
l’affrontement qui avait duré quinze minutes et laissait une mer de flammes
et de navires achevant de se consumer.
Espérant peut-être se racheter à ses propres yeux d’avoir joui ainsi de la mort
d’autrui, Médonje interdit d’exécuter les pirates qui avaient survécu à la
bataille et que les légionnaires de leur escorte romaine avaient capturés sur
le rivage. Le Cyborg sonda chacun des prisonniers qu’il partagea entre les
Romains et les Syriens. Il exprima sa pensée à Myryis :
-Les Romains les vendront sur le marché des esclaves de Délos. Ils finiront
galériens, mais toujours vivants. Quant à ceux que nous avons conservés, ils
feront d’excellentes recrues et de bons Acolytes, témoins des miracles de
notre Église.
Lorsque le dernier vestige digne d’intérêt fut déposé dans les cales de l’Isias,
les Huulus colmatèrent les deux tunnels menant au Temple des Atlantes.
Myryis ramena la navette à Samosate avec la plus grande partie des délicats
rouleaux de papyrus qu’on voulait de la sorte préserver du roulis d’un
voyage en mer. À chacun des deux cents légionnaires et marins romains,
Médonje remit en mains propres dix statères d’or et cent sesterces d’argent,
flambant neufs.
-Prix de votre silence sur cette bataille et cette mission de fouilles dans cette
île grecque.
56
Aux officiers romains, il laissa dix fois cette somme et les assura que
Lucullus saura les récompenser encore plus.
Et, du pont de l’Isias, escortée par les deux galères romaines, Médonje
regarda s’éloigner les côtes de Thera, tenant à la main une fleur de pavot,
cueillie sur les pentes de l’île volcanique, dernière survivante de la
civilisation des Atlantes.
57
58
Chapitre IV Les Dieux interrompent la bataille (72 avant JC)
Le bilan de cette campagne de fouilles en Atlantide s’avérait prodigieux,
bien au-delà de toutes les espérances de Médonje et de Myryis. La lecture
des textes égyptiens découverts sur l’île de Théra fit défaillir le vénérable
Néchaib qui reconnut les sceaux d’une quinzaine de Pharaons.
-Le plus récent porte la signature du Pharaon Yakubher, ou Jacob, un
Hyksos qui régnait, il y a quinze siècles, dans sa Capitale d’Avaris, dans le
Delta du Nil, et qui, selon la tradition, serait mort noyé à la tête de son
armée, avalée par la Mer.
Les archives découvertes dans le Temple des Atlantes révélèrent les liens
qu’entretenait l’antique Thalassocratie avec les Royaumes de Mycènes, en
Grèce, de Crète, de Chypre, de Troie, de Cadix en Espagne, de Sardaigne, de
Byblos, d’Égypte et celui des Hittites. Médonje confia au Sanctuaire de
Nymphée une dizaine de lettres écrites en Araméen, signées par plusieurs
Rois de Troie, tous nommés Hector, et demandant à l’Archonte de
l’Atlantide l’envoi de diverses marchandises dont de l’obsidienne, ce
fameux ‘orichalque’ dont l’île volcanique regorgeait.
En remerciement pour les deux galères romaines ayant escorté leur mission à
Théra, Médonje fit parvenir à Lucullus l’une des douze colonnes d’électrum
du Temple des Atlantes et dont la valeur monétaire s’élevait à dix millions
de sesterces, pour cette seule colonne. À Tarse, en Cilicie romaine, le
Proconsul passait l’essentiel de son temps à superviser l’entraînement de ses
légionnaires qu’il avait jugés par trop indisciplinés et inaptes aux combats
qu’ils devraient livrer bientôt contre les forces du Pont. À Rhodes, une
grande flotte romaine s’assemblait, en prévision de la reconquête de l’île de
Lemnos, envahie par les forces du Basileus.
À la fin de l’hiver, Lucullus se rendit à Samosate, incognito, accompagné
d’une dizaine de ses lieutenants les plus fidèles. Le trajet de trois cents
cinquante kilomètres reliant Samosate et Tarse pouvait s’accomplir en une
douzaine d’heures, grâce aux voies de communication creusées par les
légions de Marius et de Sylla et les ouvriers de Commagène. En approchant
de la Capitale, le Proconsul fut surpris de découvrir un vaste amphithéâtre
revêtu de marbre à l’endroit où il se rappelait avoir vu une colline à sa
dernière visite. Médonje confia à son Initié avoir employé de la poudre pour
59
araser l’éminence rocheuse, « une position qu’un ennemi aurait pu utiliser
pour bombarder les défenses de la ville. »
L’arrivée de Lucullus signala d’ouverture du premier conclave réunissant les
Cyborgs et la plupart des Initiés qui connaissaient leur origine extraterrestre.
La réunion se déroulait dans la salle d’apparat du Château, présidée par le
Roi Mithridate Kallinikos et son fils Antiochos, Roi de Syrie. Les Reines
Laodicée et Isias, ainsi que la Grande Prêtresse Maria entouraient d’égards
Théla, déjà grosse de six mois, et qui resplendissait de bonheur en avouant
communiquer avec le cerveau de son bébé encore à naître. « Une expérience
merveilleuse! »
Les deux Philippe, les épouses chinoises de Myryis, le géographe
Posidonius, revenu de son voyage en Irlande et en Espagne, et Geminus de
Rhodes, malgré son grand âge, participaient à cette rencontre, de même que
le Capitaine Niarchos, qui avait complété la circumnavigation de l’Afrique
et traversé la Parthie à la tête d’une caravane richissime, transportant une
cargaison d’amandes de Madagascar, du poivre cinghalais, de l’ambre gris,
des gemmes de grand prix, dont des diamants bruts inestimables.
D’emblée, on aborda la situation géopolitique. Médonje livra un discours
décrivant les troubles gravissimes qui ébranlaient toute l’Italie :
-En Italie, la révolte des esclaves menée par Spartacus a pris une ampleur
extraordinaire. Contre une partie du formidable butin fait par les esclaves,
les pirates Ciliciens ont livré des armes aux révoltés. L’opération a sans
doute été commanditée par le Basileus du Pont, dans l’espoir d’affaiblir
Rome et de tenir les légions à l’écart des champs de bataille asiatiques.
L’Italie, plongée dans le chaos, souffre de la faim. Les champs, abandonnés
par les esclaves, ne produisent plus. À Rome, des émeutes éclatent
quotidiennement parmi la Plèbe affamée. Les légions sénatoriales ont été
écrasées par les armées de Spartacus. De part et d’autre, les belligérants font
preuve d’une extrême cruauté envers leurs captifs. Rome vacille sous ces
coups de boutoirs et notre Évêque de Rome peine à tenir nos Fidèles à
l’écart de cette rébellion.
Opys développa la position des Anges Célestes :
-Plus que jamais, l’Humanité a besoin d’un Sauveur. Mais ce Christ ne
saurait être Mithridate du Pont, insensible à la douleur de ses Sujets et qui a
60
tué tant de gens de ses mains. La victoire de Mithridate du Pont sur Rome
ferait couler une mer de sang et détruirait les structures républicaines
porteuses d’avenir. Au grand déplaisir du Basileus du Pont, nous avons
interdit à nos Fidèles de s’engager contre Rome et nous avons prédit au
Basileus Tigrane d’Arménie qu’il perdrait son Empire s’il déclarait la guerre
à Rome pour aider son beau-père du Pont.
Le Chancelier Médonje annonça la décision de Kallinikos :
-Ainsi, nous assisterons indirectement le Proconsul Lucullus, ici présent,
dans sa campagne militaire, en faisant transiter par Tarse, la Capitale de la
Cilicie romaine, l’essentiel du très lucratif trafic caravanier et en lui
fournissant de l’information sur les mouvements des troupes du Pont, glanés
par notre satellite. Notre politique se résume à circonscrire la guerre aux
frontières du Pont en privilégiant la victoire de notre Initié Lucullus.
À son tour, Antiochos prit la parole :
-Le Culte de la Nouvelle Alliance s’est répandu dans notre Royaume de
Syrie qui comprend désormais toute la Phénicie. À elle seule, ma Capitale
d’Antioche compte plus de quarante mille Fidèles convertis à notre Église.
Mais, à ma frontière sud, le Sanhédrin de Jérusalem condamne le nouveau
Culte qui concurrence son Temple. Parmi toutes, Jérusalem constitue la
seule ville d’importance à avoir chassé nos Acolytes qui tentaient d’y établir
notre culte. Par des présents et des ambassades, j’essaie de nous concilier le
Prince Aristobule, l’un des frères qui se disputent le trône laissé vacant par
leur tyrannique père. Déjà, Aristobule a consenti à protéger notre Culte sur
les terres qu’il contrôle.
Après avoir mis au point les détails de leurs interventions, les Cyborgs
présentèrent aux Initiés certains des trésors ramenés de la tombe de Kheops
et du Temple des Atlantes. Dans la grande salle occupant le dernier étage de
le Tour Carrée, les Extraterrestres projetèrent des séquences filmées lors de
leurs expéditions. Les fresques des Atlantes, aux vives couleurs, leur style
dépouillé, la joie de vivre qu’elles dépeignaient, suscitèrent l’admiration de
tous.
Médonje commentait les images de paysages bucoliques, parsemés de
gazelles, de canards, de dauphins, de pieuvres, de singes et de fleurs
colorées:
61
-L’Art de Atlantide ne représente aucun sujet militaire. Nulle bataille, aucun
guerrier en armure, ni captif enchaîné, ni trophée commémorant une victoire.
Les Atlantes célébraient la joie de vivre dans une contrée particulièrement
fertile qui donnait deux récoltes annuellement et qui constituait le centre du
commerce international. Je crois que les riches dépôts d’obsidienne, que
Platon nomme ‘orichalque’, cette pierre volcanique noire qui a l’aspect du
verre, ont constitué pendant de nombreux siècles la ressource première des
Atlantes.
-Leurs solides navires pouvaient affronter la haute mer et reliaient des
comptoirs commerciaux situés sur toutes les rives de la Méditerranée et
même de l’Océan. Au moment de leur disparition cataclysmique, les
Atlantes négociaient l’ivoire, le cuivre, l’or et l’étain. Ils vendaient aussi le
blé, les olives, les citrons et les grenades qui poussaient dans leur île, grâce à
la douceur de son climat et à la présence de sources d’eaux chaudes qu’ils
avaient canalisées pour chauffer leurs palais et même pour irriguer leurs
terres.
-Les longs voiliers commerciaux des Atlantes, aux coques ornées de dessins
d’oiseaux de mer, possédaient une forge, pour transformer leurs lingots de
métal, et qui permettait aussi de tester la teneur des minerais qu’ils
ramenaient dans leur île. Plusieurs indices nous font croire que les Atlantes
se livraient à un trafic d’esclaves, mais de proportions modestes si on le
compare à celui des Romains actuels. Des jeunes filles, ou de jeunes éphèbes
particulièrement jolis, étaient très en demande, si l’on en juge par la
correspondance entretenue avec leurs clientèles royales. D’ailleurs, la
concubine favorite du Pharaon Kheops, la plus belle femme de son époque,
Ménepti, avait été achetée aux Atlantes.
Médonje échangea un sourire avec Théla, qui portait en elle le clone de
Ménepti, et poursuivit :
-Le Temple des Atlantes que nous avons fouillé vénérait deux divinités : la
Déesse-Mère et Poséidon, le dieu de la Mer, dont nous avons retrouvé de
nombreuses statues. Dix Rois dirigeaient la Thalassocratie atlante et ils se
réunissaient alternativement à tous les cinq, puis six ans, dans la grande salle
souterraine du Temple de Poséidon, cette pièce où nous avons découvert dix
trônes finement sculptés. Voici le sceptre que tenait le dernier Roi de
l’Atlantide quand il mourut, étouffé par les gaz volcaniques. La couleur
62
pourpre de sa robe, autant que la beauté des joyaux montés sur ses bagues et
ses amulettes, indiquaient son rang royal.
Les Initiés firent circuler parmi eux le sceptre du Roi Atlas, comme se
nommaient tous les Souverains de la dynastie atlante : une perle et un
diamant énormes, sertis aux extrémités d’un bâton d’or pur portant des
inscriptions rappelant les hiéroglyphes d’Égypte. Médonje précisa :
-Myryis pense que l’objet proviendrait d’un très ancien Royaume de
Babylonie et peut déchiffrer certains des pictogrammes. Néchaib, le regretté
Prêtre d’Amon, a identifié les cartouches de deux Pharaons, gravés sur des
émeraudes enchâssées au sceptre. Heureusement, nous avons pu conserver
dans les banques de données de notre navette spatiale, l’essentiel des
connaissances de la langue sacrée égyptienne que possédait le vénérable
Prêtre d’Amon, récemment mort de joie à la suite de nos découvertes.
À la fin de leur conclave, où les Acolytes avaient servi les mets les plus
exquis et les fruits les plus rares, on projeta devant le Consul Lucullus la
scène de l’affrontement entre l’Isias et la flotte des pirates crétois. Médonje
ressentit encore sa culpabilité dans ce massacre et ne put entièrement
masquer son sentiment à ses collègues. Il conclut, sur les images de la flotte
incendiée :
-En aucun cas, le secret de fabrication de la poudre, ni du feu grégeois ne
doit quitter la Commagène! Nous devons même nier l’existence de telles
armes.
S’adressant directement au Proconsul romain :
-Voyez, Excellent Lucullus, cette victoire contre les pirates ne doit rien à la
magie des Envoyés Célestes et repose sur des inventions entièrement
humaines, des techniques que maîtrise la pacifique Commagène et qu’elle
n’emploiera jamais offensivement.
Kallinikos fit cadeau à Lucullus d’un confortable carrosse, tiré par seize
chevaux, en lui disant :
-Mon cousin, votre ennemi, le Basileus du Pont, en possède un semblable,
ainsi que la Reine des Amazones, qui nous l’a échangé contre une armure de
jade, présent de l’Empereur de Chine, et qu’elle trouvait beaucoup trop
63
inconfortable. Et pour cause! C’était un vêtement funéraire, destiné selon la
croyance des Chinois, à préserver un cadavre de la putréfaction.
Lucullus retourna en Cilicie, dans son carrosse luxueux, à la tête d’une
caravane de parfums et d’épices qui embaumait l’air sur son passage. Le
Consul s’embarqua pour Rhodes et conduisit la flotte de Rome contre celle
du Pont qu’il détruisit au large de Lemnos à la fin du printemps. Lucullus fit
preuve d’humanité envers ses captifs, à qui il accordait habituellement la vie
sauve. Mais le Consul fit exécuter le Général Varius, envoyé du gouverneur
rebelle d’Espagne pour avoir assisté Mithridate du Pont dans sa guerre
contre Rome. « Un Romain qui a tué des Romains. », affirma Lucullus pour
se justifier vis-à-vis des Huulus.
Aussitôt après sa victoire navale, Lucullus rassembla six légions à Pergame
dont trois qu’il avait lui-même formées. Puis, avec deux mille cinq cents
cavaliers, le Proconsul mena ses trente mille légionnaires au secours de son
collègue, le Proconsul Cotta, toujours assiégé dans le Bosphore depuis
presque un an. L’armée de Lucullus emprunta d’abord l’ancienne voie
royale des Achéménides, qui traversait tout le plateau anatolien, puis arrivés
en Phrygie, ils se dirigèrent vers le nord et la Bithynie occupée par les forces
du Pont.
Des éclaireurs rapportèrent à Lucullus la présence d’une masse formidable
d’ennemis près de la frontière de Bithynie. Le Proconsul jugea fortement
exagérées ces descriptions alarmistes et décida de poursuivre son avance,
sachant qu’aucune force au Monde ne pouvait résister à six légions de
métier, reposées et bien entraînées. Mais lorsque Lucullus aperçut l’étendue
de l’armée du Basileus qui recouvrait toute la vallée devant lui, sa certitude
vacilla. Plus de trois cent mille hommes en armes attendaient les Romains,
une formidable coalition des vassaux du Pont qui rassemblait cent vingt
mille fantassins équipés du même armement que les soldats de Lucullus et
près de deux cent mille cavaliers légers. Le Proconsul put aussi compter près
d’une centaine de chariots de guerre munis de faux qui se préparaient à
charger ses troupes.
Utilisant le cristal de son chapelet, Lucullus communiqua avec Médonje et le
salua comme un gladiateur s’apprêtant à mourir au combat:
-Celui qui va mourir te salue, Divin Médonje! Je croyais exagérés vos
rapports sur les effectifs du Pont. Mais je dois convenir de leur exactitude.
64
Mes légions occupent une position défensive qu’ils pourraient tenir des jours
face à ces hordes indisciplinées qui ne pourraient briser nos lignes, même à
dix contre un. Mais, je vois arriver sur nous la légion du félon Général
Marius, entraînée en Espagne par le génial Gouverneur Sertorius. Cette
légion pourrait faire une brèche dans nos lignes par où s’engouffrera la
multitude des ennemis. Seule l’aide du Ciel pourrait maintenant nous sauver.
Adieu Grand Prêtre, priez maintenant pour mon âme immortelle!
À Samosate, la réaction fut immédiate! Pyréis et Médonje sautèrent dans la
navette spatiale et décollèrent à toute vitesse de la Tour Carrée, en plein jour,
devant des centaines de témoins interloqués. Les Extraterrestres filèrent
directement vers le champ de bataille et purent y parvenir alors que la légion
du Pont n’avait plus que trois cent mètres à franchir avant l’affrontement.
Le ciel, sans nuage, fit entendre un bruit assourdissant, une succession de
boums supersoniques qui arrêtèrent la progression des assaillants. Puis la
navette parut, boule de feu, suivie d’une longue traînée d’étincelles, perdit
de l’altitude en ralentissant jusqu’à une centaine de kilomètres à l’heure et
laboura tout le champ de bataille entre les deux armées sidérées. Aux yeux
des témoins incrédules, l’objet céleste avait la forme d’un museau de
sanglier11 et l’apparence métallique du mercure. L’objet volant, après s’être
presque arrêté, reprit de la vitesse et se propulsa vers le ciel en reproduisant
une nouvelle série de bangs supersoniques, puis disparut.
Devant un tel signe du Ciel, qui manifestement s’opposait à cet engagement,
les troupes du Basileus refluèrent et se retirèrent dans la vallée, dans un
chaos indescriptible. Lucullus ordonna à ses troupes de consolider leurs
positions en creusant des retranchements et des fossés, mais le lendemain
matin, la vallée avait été désertée. Mithridate avait décidé de s’attaquer,
avant l’arrivée des légions de Lucullus, à la ville de Cyzique qui hébergeait
encore des forces romaines. Lucullus en profita pour avancer en ordre de
bataille et harceler les troupes qui retraitaient devant ses légions, causant de
grandes pertes dans les rangs ennemis.
Furieux, le Basileus Mithridate du Pont écrivit à son cousin de Commagène :
-J’aurais pu écraser l’armée romaine, sans l’intervention magique des
Sorciers de Samosate. Car je suis certain qu’ils sont derrière cette
11
Anecdote rapportée par Plutarque dans sa Vie de Lucullus.
65
démonstration démoniaque qui a terrorisé mes troupes. Livrez-moi ces
diables de Magiciens, ou leurs têtes coupées, sinon la Commagène sera
traitée en ennemie.
Le Roi de Commagène choisit de ne rien répondre aux menaces directes de
son puissant cousin, mais les troupes de Commagène furent mises en état
d’alerte maximum. Médonje, en compagnie d’Antiochos, se rendit à
Tigranocerte rencontrer le Basileus Tigrane, afin de justifier son
intervention :
-Majesté, la Science militaire des Anges Célestes avait conclu que cet
engagement aurait coûté la vie à presque tous les belligérants, trois cent
trente mille hommes, un sacrilège condamnable. Surtout que Rome peut
aligner encore plus de légions et que sa revanche aurait ensanglanté toute
l’Asie Mineure et détruit nos propres Royaumes. Vous devez convaincre
votre beau-père de conclure une paix honorable avec Rome, de se retirer
dans ses États ancestraux et de s’en contenter.
Tigrane craignait encore plus la puissance des cinq Extraterrestres établis à
la Cour de Samosate que les reproches de son beau-père du Pont et les
récriminations de son épouse Cléopâtre qui prenait le parti de son père. De
plus, les Huulus constituaient une bénédiction du Ciel pour Tigrane, traçant
des routes sillonnant l’Arménie, établissant la Route de la Soie, initiant des
industries, stimulant le commerce international, dressant des cartes précises,
découvrant des gisements de minerais ou des sources d’eau douce, dessinant
les plans de sa Capitale, inventant des médicaments dont lui-même profitait,
implantant de nouvelles cultures, comme la carotte, ou de nouvelles essences
d’arbres.
Devant son Suzerain Tigrane, le jeune Roi de Syrie, Antiochos, se livra à
une proskynèse, puis se levant de sa prosternation, il s’adressa
respectueusement au Basileus d’Arménie, trônant sur un magnifique siège
d’ivoire, et flanqué de six Rois, des vassaux conservant servilement les bras
croisés dans un garde-à-vous impeccable.
-Majesté, mon Divin père, le Roi Kallinikos de Commagène, Dieu, Sauveur,
Manifestation divine, vous envoie un présent afin que vous convainquiez
votre beau-père de ne rien entreprendre contre la Commagène et de signer
rapidement une paix avec Rome, pour le plus grand bonheur de tous nos
Sujets et la prospérité de nos Royaumes.
66
Un immense tronc de cèdre, posé sur un char tiré par dix chevaux,
camouflait le cadeau de Kallinikos, une colonne d’électrum sertie
d’obsidienne. Médonje dit au Basileus admiratif :
-Cette colonne provient du Temple de Poséidon, en Atlantide. Nous
estimons sa valeur à dix millions de drachmes d’argent. Les Grands Prêtres
de Commagène invitent votre Majesté aux cérémonies de mi-été au
Nympheum pour que nous puissions vous présenter la correspondance du
Roi de la légendaire ville de Troie, dont voici d’ailleurs une copie fidèle,
pour vous Sire, exécutée par nos meilleurs scribes sur du parchemin produit
en Commagène, avec des peaux tannées en Arménie.
Encore plus que l’or, Tigrane apprécia les antiques correspondances du Roi
Hector de Troie, écrits en Araméen ou dans une sorte de grec primitif, à
peine déchiffrable. Le Huulu sentit le Basileus se faire humble, se départir
de toute morgue. Puis Tigrane se leva de son trône, descendit de son estrade,
et sans dire un mot, embrassa Médonje sur les deux joues puis s’éclipsa,
suivi de sa Cour, ne voulant pas laisser voir en public son émotion de
posséder de tels documents remontant aux temps héroïques. Car Tigrane
chérissait la culture grecque, s’exprimait en grec, langage officiel de sa
Cour, écrivait des drames dans cette langue et sa bibliothèque possédait tous
les Grands Auteurs ayant écrit dans la langue d’Homère.
Sur la Route de la Soie, dans le carrosse les ramenant à Samosate, située à
seulement cent cinquante kilomètres de Tigranocerte, Médonje confia à
Antiochos :
-Je me demande s’il était bien utile de donner à Tigrane une colonne
d’électrum, en plus des lettres d’Hector. Peut-être pourrions-nous la lui
reprendre contre la correspondance de Kheops? , dit-il d’un ton moqueur.
Début juin, Théla accoucha dans la Tour Carrée, assistée par Opys et toutes
les Dames d’Honneur des Cours de Commagène et de Syrie entourant leurs
Souveraines respectives. La Grande Prêtresse Maria, elle, avait préféré tenir
compagnie à Médonje dans les appartements du Chancelier où on leur
annonça la naissance d’un joli bébé de sexe féminin. Chez les Huulus, où la
démographie est strictement contrôlée, une naissance revêtait un caractère
tout à fait exceptionnel et constituait un moment unique dans la vie d’une
femme.
67
Médonje se présenta au chevet de Théla, en même temps que le Roi
Kallinikos et son fils. Tous portaient des bouquets de roses ou d’orchidées et
embrassèrent tendrement la nouvelle maman, au sourire radieux et qui
donnait déjà le sein à son nourrisson. Opys se tenait à la tête du lit et
commenta l’accouchement:
-Tout s’est bien déroulé. Mère et enfant resplendissent de santé. Et elle
deviendra une grande cantatrice, comme sa mère, si l’on en juge par ses
poumons.
Mithridate demanda :
-Et quel nom portera votre fille, Divine Théla? Afin que nos hérauts puissent
en crier la nouvelle de par tout notre Royaume.
-Elle se nommera Marie, pour honorer ma tendre amie Maria, la Grande
Prêtresse, presque devenue une mère pour moi.
Des tours du Château, on fit tirer une salve de sept coups de canons. Les
Huulus offrirent un banquet à la population de Samosate et le Roi décréta
trois jours fériés dans tout son Royaume. Le mois suivant, lors des grandes
fêtes au Sanctuaire de Nymphée, la Divine Théla présenta solennellement la
petite Marie à la foule des Fidèles. À cette occasion, la Huulu se surpassa et
chanta un répertoire si joyeux et émouvant, des chefs-d’œuvre provenant
d’une dizaine de Mondes lointains, qu’il toucha l’assistance de façon
indélébile.
Parmi l’énorme afflux de Fidèles, les Cyborgs remarquèrent des troupes
arméniennes qui avaient déserté les armées du Pont suite à l’intervention de
leur navette spatiale sur le champ de bataille. Médonje profita de
l’événement pour faire distribuer par les Acolytes une apologie de la nonviolence qui réitérait l’obligation pour un guerrier de ne combattre que pour
de nobles causes. La nouvelle crypte égyptienne, creusée sous le Sanctuaire
de Nymphée connut un succès retentissant, avec ses quarante statues des
Dieux du Nil en diorite et où l’on présentait plusieurs des merveilleux objets
découverts dans la tombe du Pharaon Kheops.
Le Basileus Tigrane, venu assister aux célébrations en Commagène, sortit
médusé de sa visite au Musée du Sanctuaire et assaillit Médonje de
68
questions sur la provenance d’objets aussi uniques. Questions auxquelles le
Cyborg répondit laconiquement :
-Parmi nos Fidèles, il y a de puissants Rois et de riches donateurs, certains
habitant des contrées fort éloignées.
Pendant ce temps, le Proconsul Lucullus avait mené ses légions à la victoire,
sans même avoir eu à livrer une seule bataille rangée contre les forces de
Mithridate. Les Romains avaient coupé la ligne de ravitaillement des troupes
du Pont, les affamant rapidement et les obligeant à lever le siège de Cyzique.
Talonnant sans relâche les hordes du Pont pendant leur retraite, Lucullus
captura le félon Général Marius, lui aussi formé en Espagne, et le fit mettre à
mort proprement. Lucullus intégra à ses troupes une partie des survivants de
la légion espagnole et destina le reste aux galères et aux marchés d’esclaves.
Le Basileus du Pont connut ensuite une succession de malchances. Étant
parvenu à fuir sur un navire, à travers les lignes romaines, son bateau fut
coulé par une tempête. Mithridate, naufragé, fut recueilli par des pirates qui
l’aidèrent à regagner les rives de son Royaume du Pont. Là, il apprit que ses
deux filles, se rendant épouser des Princes Scythes, ainsi qu’un lourd
chargement d’or destiné à la Cour des Scythes pour gagner leur participation
à la guerre contre Rome, avaient plutôt été amenées à Lucullus par un
déserteur passé aux Romains.
Dispersant ses légions, Lucullus reprit presque sans combattre toutes les
anciennes possessions romaines, ainsi que la Bithynie et la Paphlagonie et
parvint aux frontières du Pont. Soucieux de ne pas enfreindre la Loi de
Rome stipulant l’assentiment obligatoire du Sénat avant d’envahir un
Royaume étranger, le Général communiqua avec les Huulus pour partager
avec eux son dilemme :
-Ma flotte et mes légions sont parvenues aux frontières du Pont, mais je ne
peux avancer sans un mandat clair du Sénat.
Médonje donna au Proconsul un aperçu du chaos qui régnait à Rome :
-Spartacus a vaincu successivement deux armées consulaires et les esclaves
révoltés qui pillent l’Italie se comptent maintenant par centaines de milliers.
Rome grouille de réfugiés venus des campagnes, qui sont à feu et à sang. La
terreur s’est emparée du Sénat et même de la plèbe de Rome qui réclame
69
quotidiennement son pain par des émeutes. Je crains, Excellent Lucullus,
que le Sénat ne puisse s’intéresser rapidement à votre demande de
poursuivre Mithridate dans son Royaume. La décision vous incombe,
Consul. Mais sachez que d’ors et déjà, le Basileus du Pont reconstitue une
nouvelle armée pour poursuivre cette guerre contre Rome, qui est devenue
sa hantise.
Lucullus rétorqua au Grand Prêtre :
-En somme, si je retourne maintenant à Rome, le Basileus reprendra ses
attaques et tous ces sacrifices et ces efforts auront été faits en vain. Mais le
Sénat et le Peuple de Rome avaliseront mon action à posteriori quand je ferai
parader Mithridate du Pont, enchaîné, dans un triomphe culminant par des
jeux qui resteront mémorables. Demain, pour la première fois, le Basileus
aura à se défendre dans son propre Royaume.
70
Chapitre V Les fraisiers du Mont Ida (71 avant JC)
Au début du printemps, Théla et Médonje s’embarquèrent sur l’Isias pour
une tournée ecclésiastique de leurs Diocèses établis en Ionie. Passant par
Antioche, ils s’arrêtèrent donc quelques jours à Tarse, puis à Rhodes, Milet,
Éphèse, Smyrne et Pergame. Sauf pour Antioche, Capitale syrienne, toutes
ces communautés célébrant la Nouvelle Alliance fleurissaient en territoire
romain et le Proconsul Lucullus leur avait accordé sa protection personnelle.
Les Grands Prêtres de la nouvelle religion rencontraient leurs Évêques et
prêchaient l’espoir en un monde meilleur à leurs Fidèles qui accouraient de
partout pour entendre leurs sermons en araméen et en grec.
Théla, accompagnée par le chœur de Samosate, chantait des hymnes
liturgiques en latin, faciles à mémoriser et qui impressionnaient durablement
les masses par leurs rythmes entraînants. À chacune de leurs Communautés,
les Huulus laissèrent de l’argent et des exemplaires des Saintes Écritures,
composées par leurs Acolytes du Sanctuaire de Nymphée, et qui reprenaient
des allégories et des illustrations moralisatrices, ainsi des prêches écrites par
les Grands Prêtres.
Rendus à Pergame, Capitale de l’Asie Romaine, Théla et Médonje utilisèrent
le carrosse aux armoiries du Consul Lucullus, tiré par seize chevaux et qu’ils
avaient usiné en Commagène. Deux cohortes de cavaliers romains, vétérans
de la légion que Lucullus avait recrutée de ses deniers en Italie,
chevauchaient devant et derrière la diligence prêtée par le Consul « …à des
amis très importants pour la République de Rome. », comme Lucullus l’avait
écrit dans une lettre envoyée à son Lieutenant le jeune Murena, nommé par
lui Gouverneur de Pergame. Jadis, Lucullus avait servi en Asie sous son
père, le Proconsul Murena, celui qui avait vendu aux Huulus les dépouilles
du Sanctuaire de Comana. Ils se rendirent jusqu’à la ville d’Ilium, petite
bourgade active construite sur un immense tell, à l’emplacement de la
légendaire ville de Troie. Ils s’installèrent à l’unique auberge de la ville, en
fait devenue un village, vivant de la pêche et de l’agriculture. Rien ne
subsistait de la Capitale du Roi Priam, incendiée par les Grecs, il y avait plus
de mille ans déjà. Pendant l’après-midi, les Cyborgs s’amusèrent à compter
les villes successives dont les ruines accumulées avaient formé la colline où
s’établissait la ville actuelle, à quelques kilomètres de la Méditerranée.
71
Attablés au Soleil devant leur auberge, Théla et Médonje dégustèrent des
plats de langoustes ramenées le matin même par les pêcheurs, langoustes qui
faisaient la gloire de la côte de Troade.
-Les Atlantes achetaient crevettes et langoustes aux Troyens, en plus de
leurs métaux, disait Médonje en s’essuyant les doigts sur une serviette
tendue par un Acolyte.
Le vénérable Chancelier avait passé une bavette pour protéger ses robes de
soie des éclaboussures du repas.
-Je propose de nous rendre demain à Priapus, un port sur le Détroit du
Bosphore, à vingt kilomètres d’ici. Nous prendrons nos chevaux, car le
sentier côtier ne permet pas le passage d’un carrosse. Priapus, la Capitale de
la langouste, qui figure sur les monnaies que la ville battait encore il y a dix
ans. J’espère d’ailleurs y acquérir plusieurs pièces en bon état. Tu connais
l’amour que je porte à cet animal! Et surtout apprêtées comme aujourd’hui.
Le reste du jour, ils arpentèrent la ville homérique, suivis de près par une
dizaine d’Acolytes et autant de légionnaires romains. Le panorama
splendide, la mer proche et le Mont Ida au sud, ne semblait pas retenir
l’attention du Chancelier ni de la Grande Prêtresse, qui paraissaient plutôt
fascinés par le sol et les amas de graviers. Mais les Extraterrestres ne
décelèrent que quelques modestes dépôts de métal noble, enterrés sous dix
mètres de décombres et aucun objet ne rappelant la gloire passée du
Royaume de Priam.
La ville de Priapus portait des stigmates récents de la guerre opposant Rome
au Pont. Un quartier du port, incendié durant les affrontements entre les
flottes ennemies, laissait voir les ruines noircies de dizaines d’habitations.
Les campagnes environnantes avaient été dépeuplées et même les arbres
fruitiers abattus dans une folle politique de terre brûlée devant l’ennemi. La
population, apeurée par l’apparition de deux cohortes de la Cavalerie
romaine, avait d’abord déserté les quais de la ville. Alors, Théla fit un clin
d’œil à Médonje et signala à son chœur d’entamer un hymne
particulièrement joyeux et qui mettait en valeur la voix de la Grande
Prêtresse.
72
Rapidement, la foule se forma autour des Prêtres vêtus de soie et de leurs
Acolytes porteurs de chapelets. Après que Théla eut envoûté l’assistance,
Médonje présenta aux Notables de Priapus, au nom du Consul Lucullus,
- une somme de cinq cents mille drachmes, pour reconstruire votre ville et
replanter vos champs. En échange, le Consul demande que vous offriez à
son messager, et à sa suite, un repas de langoustes et l’hospitalité pour la
nuit.
Les hourras emplirent l’air et Théla dut calmer son nourrisson en lui donnant
le sein. Ce que voyant, la foule s’apaisa et entoura leurs hôtes avec amitié,
leur apportant du vin, de la bière, des fruits secs et toutes les gourmandises
déjà prêtes, pendant que les pêcheurs allaient chercher leurs prises pour un
formidable banquet mêlant Romains, Grecs et Syriens. Ce repas, un
génocide de langoustes, fut arrosé par l’excellent vin d’Antioche que Pyréis
mettait en fûts, dans des tonneaux de chêne cerclés de métal et fabriqués en
Commagène. L’invention des tonneaux revenait aux Gaulois, mais les
Huulus l’avait adaptée aux besoins du commerce oriental.
À la fin du repas, comme dessert, de jeunes enfants offrirent à Théla une
coupe de succulents petits fruits rouges, absolument délicieux. Médonje
goûta et acquiesça. Puis il interrogea les enfants sur ces fruits qui ne
poussaient que dans la région et surtout sur les pentes du Mont Ida.
-On les appelle des fraises. Et elles tachent les doigts et la barbe., répondit
l’un des jeunes en pointant la barbe blanche, habituellement immaculée, du
Chancelier qui avait été aspergée par des fraises recrachées par le bébé de
Théla.
Le lendemain matin, ils quittèrent Priapus sous les vivats et s’arrêtèrent sur
les contreforts du Monts Ida, où ils cueillirent des fraises toute la journée.
Puis, ils se baignèrent dans des sources d’eau chaude, sous le bruit de
cascades dévalant la montagne sacrée d’où les Dieux avaient assisté au
déroulement de la Guerre de Troie, selon la légende, leur rappela Philippe
l’Ancien qui avait tenu à visiter Troie avec les Grands Prêtres. Regardant la
rousse Théla. Nue, qui donnait le sein à Marie, les pieds dans l’eau chaude
de la source, le fils de feu l’Empereur Grypus ajouta :
73
-Aphrodite fut déclarée la plus belle, ici même par le Prince Troyen Pâris, ce
qui déclencha la guerre avec les Grecs. Mais Pâris n’avait pas vu Théla
avant de prononcer son jugement.
Plusieurs dizaines de ces plants de fraisiers, délicatement transplantés dans
des boîtes, furent ramenés à Samosate et confiés aux jardiniers des serres
royales. L’Ambassadeur de Commagène étonna les Romains lorsqu’il fit
remplir de fraises un coffre mirifique, d’or et d’ivoire sculpté, incrusté de
scarabées d’obsidienne et d’amulettes de lapis-lazuli. Ressentant la surprise
du jeune Questeur Murena, le Chancelier lui confirma :
-Ce coffret est unique, en effet. Des joyaux de différentes Civilisations le
composent, mais sa particularité est de préserver parfaitement les aliments,
indéfiniment. Mais ne le répétez pas, car tous riraient de votre crédulité, sauf
le Consul Lucullus. Mais si vous lui en parlez, faites-le sans témoin.
Les fraises agrémentèrent un festin à leur retour à Samosate et la Cour s’en
régala. Personne parmi les convives du Château ne connaissait l’existence de
la fraise, ni les Romains, ni les Égyptiens, ni les Indiens, ni les épouses
chinoises de Myryis. Opys promit de se pencher sur la culture de ce fruit
délicieux « qui pourrait devenir un autre fleuron de notre commerce, surtout
si, on en obtient de gros fruits, avec une simple retouche génétique. »
Théla et Médonje se rendaient quotidiennement à leur navette spatiale, oasis
de la technologie Huulu, pour observer des scènes captées par leur satellite
sur des écrans panoramiques. Théla recherchait des minéraux et Médonje
surveillait les déplacements des armées du Pont et des Légions de Rome. Il
put ainsi suivre la marche dévastatrice des esclaves révoltés à travers l’Italie
et assister en direct aux ravages des engins de siège de Lucullus contre les
villes du Pont qui refusaient de se soumettre aux Romains.
Impitoyable sur le champs de bataille, Lucullus avait cependant démontré
une grande magnanimité dans la victoire, en épargnant la vie des vaincus,
soignant même les blessés ennemis, et en empêchant ses troupes de piller les
cités conquises et de violer ses habitantes, se méritant ainsi le respect des
populations, particulièrement des maris. Les peuples d’Asie devaient au
Proconsul Lucullus d’avoir réduit leur dette envers Rome qui avait passé de
20,000 talents, imposés par Sylla, à 120,000 talents sous la cupidité des
percepteurs. Lucullus ramena la dette à 20,000 talents, décrétant des congés
fiscaux pour plusieurs villes d’Asie qui lui réservèrent un accueil triomphal.
74
Cette grande popularité, sa justice, sa clémence et sa compassion, lui
ouvrirent les portes de presque toutes les villes du Pont où parvenaient ses
légions. Lucullus punit sévèrement l’un de ses Lieutenants qui avait incendié
une cité capturée et qui avait ainsi empêché de faire de ses habitants des
amis de Rome. Plusieurs des Vassaux du Basileus se présentèrent au Consul
pour offrir leur soumission à Rome. Pour l’heure, Lucullus assiégeait Cabira,
l’une des Capitales du Pont et où le Basileus Mithridate se tenait retranché et
menait aux Romains une guerre souterraine, de sape, de mines et de contremines, où les hommes s’affrontaient au corps à corps dans l’obscurité, ou
bien devaient combattre des abeilles, ou des fauves, que les assiégés jetaient
dans ces galeries.
D’affreuses nouvelles parvenaient d’Italie, où des centaines de milliers
d’esclaves révoltés avaient été tués par les dix légions de Crassus, le
richissime patron des Chevaliers de Rome, dans une boucherie
épouvantable. Crassus avait fait preuve d’une extrême cruauté, envers les
esclaves capturés, mais aussi envers ses propres légionnaires qu’il avait
livrés à la décimation. Ainsi, pour punir la lâcheté de cinq cents de ses
soldats, il les avait divisés en cinquante groupes qui devaient bastonner à
mort l’un des leurs, désigné par le sort.
L’Évêque de Rome apprit à Médonje que le Lieutenant Gaius Julius César
avait exécuté la décimation ordonnée par Crassus :
-D’autres légions, rappelées par le Sénat, rentrent en Italie pour assister
Crassus. Celles provenant de Thrace et celles de Pompée revenant
d’Espagne. L’armée des esclaves rebelles comptait se rendre en Sicile et
Spartacus avait remis tout leur butin aux pirates pour payer leur passage,
mais les corsaires s’étaient enfuis avec le trésor sans honorer leur part du
marché. Crassus en a profité pour édifier un mur et un fossé de soixante
kilomètres afin de confiner les révoltés à l’extrémité de la Péninsule.
Au cours de l’été, pendant que, de toutes parts, parvenaient les bruits de
guerres et de massacres, la paisible Commagène recevait des hordes
compactes de pacifiques pèlerins qui inondaient les routes caravanières. La
ferveur populaire dans ces temps troubles et incertains, s’enflammait et des
centaines d’Acolytes du Temple peinaient durement à contenir la foule des
suppliants s’agglutinant sur la montagne sacrée.
75
Lors des cérémonies estivales au Nympheum, Philippe le Jeune, portant la
robe bleue des Initiés, livra une vibrante homélie qui condamnait le meurtre
sous toutes ses formes :
-Spartacus ne saurait être considéré comme un Sauveur car ses méthodes
déplaisent à la Divinité. Ni non plus le Basileus du Pont, pour les mêmes
raisons. Ni même le Consul Lucullus, car il est un homme de guerre, malgré
que ses remises d’impôts puissent le faire paraître comme un Sauveur pour
certains.
La foule riait de bon cœur et restait suspendue aux lèvres de l’excellent
orateur syrien qui savait hypnotiser une assistance.
Philippe exhortait les Fidèles à la patience, à répondre à la violence par
l’amour, à prier pour ses ennemis et à tendre l’autre joue. Il appelait à la
solidarité, à la pitié et à la charité,
-vertus essentielles dans un Monde impitoyable, qui attend la venue
prochaine du Sauveur promis par Mithra. Prions pour la Paix, mes Frères et
mes Sœurs!
À l’automne, se répandit la nouvelle de la mort de Spartacus, massacré avec
toutes ses troupes dans un ultime combat désespéré. Crassus avait fait
crucifier les six mille survivants le long du chemin qui le ramenait à Rome,
pour les y laisser pourrir et servir d’exemple. Dans le nord de l’Italie, les
légions de Pompée revenant d ‘Espagne annihilèrent cinq mille rebelles
rescapés qui eurent le malheur de croiser leur route et Pompée revendiqua le
mérite d’avoir réduit Spartacus, au très grand déplaisir du Préteur Crassus
qui comptait sur un Triomphe afin de mousser sa candidature au Consulat.
Cicéron avait écrit une longue lettre de remerciement à Médonje, le
Chancelier de la riche Commagène, ami des lettres et de l’esprit,
particulièrement de l’esprit républicain, pour avoir créé une première maison
d’édition à Rome :
-Vous vous féliciterez d’avoir nommé mon ami Attius en charge de cette
entreprise. Il se propose de publier des pans de ma correspondance et
certaines de mes œuvres qui mériteraient d’être connues, je le dis sans fausse
modestie, pour les idées que j’y développe.
76
Pour sceller la paix conclue entre leurs Empires, après de longues disputes
territoriales, Phraates, le Roi de Rois des Parthes, et gendre du Roi de
Commagène, offrit sa fille aînée à Artavasdes le plus jeune des fils du
Basileus d’Arménie. Kallinikos se rendit au mariage de sa petite-fille à
Tigranocerte devenue une gigantesque métropole entourée d’une enceinte
tellement énorme que des écuries avaient été aménagées à l’intérieur des
murailles. Tigrane avait employé les formidables ressources de ses
nombreux Royaumes et les revenus tirés de la Route de la Soie pour
construire sa Capitale et la doter de parcs, d’étangs, de monuments, de
ménageries, d’académies, de théâtres, et en faire l’égale des plus grandes
cités de la planète.
Pour le mariage de son jeune fils, Artavasdès, le Basileus d’Arménie avait
déployé un faste grandiose afin de recevoir l’Ambassade du Roi des Rois
dirigée par le Prince Orode, frère de la fiancée, et héritier présomptif de
l’Empire des Parthes, regroupant vingt-huit Royaumes s’étendant jusqu’aux
Indes. Les familles royales de Commagène et de Syrie, et tous les Princes et
Princesses de la parentèle s’extasièrent devant le luxe du Palais impérial de
Tigrane et l’ostentation manifestée dans sa décoration. Ils admirèrent les
meubles exquis, importés de Chine ou des Indes, les ascenseurs inspirés de
ceux de Samosate, des marbres innombrables, des peintures ravissantes, des
cascades artificielles et toutes les merveilles que la richesse d’un Empire
pouvait amasser.
Après les fêtes, qui s’étendirent sur toute une semaine, le Prince Orode se
rendit chez son grand père, le Roi de Commagène. Pyréis fit remarquer à
Antiochos l’intérêt que semblait porter son neveu Orode à Laodicée, l’aînée
des filles d’Antiochos. L’héritier de l’Empire des Parthes passa de longues
heures sur la terrasse surplombant le Château de Samosate, franchement
admiratif devant les ouvrages, les monuments et les fortifications édifiés par
son grand père. Les jardins et les serres retinrent l’attention du Prince Parthe,
particulièrement intrigué par des milliers de plants de fraisiers qui
occupaient à eux seuls toute une serre.
Avant de retourner chez son père, dans sa Capitale de Séleucie, en
Babylonie, Orode étendit sa visite à la Syrie, chez son oncle Antiochos et
résida dans l’oasis de Pyréis en banlieue d’Antioche, ce qui lui permit de
faire la cour à sa cousine et d’inviter Antiochos à la Cour du Roi des Rois,
pour le couronnement officiel de son père Phraatès, beau-frère d’Antiochos,
l’année suivante. Le Roi de Syrie répondit que, s’il ne pouvait se rendre lui77
même à Ctésiphon, il comptait y déléguer son Chancelier Philippe et sa fille,
Laodicée, qui n’avait encore jamais visité la Mésopotamie.
Vers la fin de l’automne, Lucullus leur apprit la chute de Cabira et la fuite
du Basileus du Pont :
-La prise de leur Capitale aura coûté au moins trente mille morts chez les
défenseurs. La ville contenait une partie des dépouilles arrachées à nos
Provinces asiatiques, un immense trésor de guerre que mes soldats
apprécieront, ainsi que le Sénat et le Peuple de Rome. Seules la Crimée et la
Colchide demeurent fidèles à Mithridate. Le Basileus a fui vers l’est, vers
l’Arménie de son gendre Tigrane, et mes légionnaires l’ont talonné de près
jusqu’à la frontière arménienne.
Lucullus avait dépêché son beau-frère, Appius Claudius Pulcher, auprès de
Tigrane d’Arménie pour exiger qu’il remette le Basileus vaincu aux
Romains. Le Proconsul racontait à Médonje :
-J’ai décrit au Sénat la situation et expliqué que cette guerre durera tant que
le Roi du Pont pourra reconstituer ses troupes. Et j’ai demandé l’autorisation
de le poursuivre en Arménie, même au prix d’une guerre contre Tigrane.
Médonje rappela à Lucullus que la Route de la Soie passait sur les domaines
de Tigrane et demanda au Proconsul des sauf-conduits pour les caravanes de
la Commagène, si les légions de Rome occupaient l’Arménie. Le Chancelier
aborda le sujet préoccupant de la piraterie qui atteignait des sommets en
Méditerranée:
-Les corsaires n’hésitent pas à s’attaquer aux navires de commerce, même
les convois escortés par les galères de Rome. Les pirates affichent
ouvertement leur opulence en recouvrant d’or le bout des mâts de leurs
navires, en plaquant d’argent leurs rames et en déployant des voiles de
pourpre. Ils ont pillé le Temple de Délos, et ceux de Claros, Didyme,
Samothrace, Hermione, Épidaure, Isthmus, Taenarus, Calauria, Actium,
Leucas, Samos, Argos et Lacinium. Ces brigands sacrilèges ont même
l’outrecuidance de proposer aux Acolytes du Nympheum d’acheter ces
dépouilles pour notre Musée, sachant que nous nous plierons à leur
chantage, en voulant éviter la destruction d’œuvres d’art uniques.
78
-Nous sommes à préparer nos marchandises destinées au marché romain le
printemps prochain. Une arrivée importante d’ambre gris des Mers du Sud
nous a permis de manufacturer une énorme quantité de parfums de toute
première qualité. Nous y joindrons aussi trente tonnes de poivre que la flotte
du Sri Lanka a livré au port de Charax, en Parthie. Et autant de poisson
séché qu’il en faudra pour nourrir Rome un bon moment. Antiochos prévoit
charger six navires à son port de Séleucie, près d’Antioche, pour une valeur
de plusieurs milliards de sesterces. Nous aimerions, Excellent Lucullus que
vous assigniez au moins dix galères, basées à Tarse ou à Rhodes, pour
protéger nos marchandises pendant l’aller-retour jusqu’à Rome.
Dans une des serres des jardins royaux de Samosate, cinq mille fraisiers,
divisés en cent variétés génétiques, portaient leurs fruits, la plupart rouges et
sucrés. Parmi ces dernières, les Huulus rejetèrent les formes les plus
extravagantes ou les plants les moins prolifiques. Aidé de la Cour, ils
identifièrent les plus savoureux et retinrent parmi ceux-ci les fraisiers
produisant les plus gros fruits. Tous les autres plants, et même la terre mêlée
de leurs racines, furent brûlés par les jardiniers. Puis, à partir de ces
cinquante plants, les Cyborgs créèrent une nouvelle espèce qui fit la joie de
tous les palais et contribua à la prospérité des Paysans de la Commagène, et
de leur Souverain.
79
80
Chapitre VI Pompée et Crassus, Consuls (70 avant JC)
Au début du printemps, un petit groupe de Romains, encadrés par des
cavaliers arméniens, se présenta à la frontière de la Commagène. L’un d’eux
affirmait être le beau-frère de Lucullus et Légat de Rome dépêché auprès du
Basileus Tigrane d’Arménie. Prévenu de cette arrivée imprévue, le
Chancelier Médonje se porta à la rencontre des Envoyés romains dans un
somptueux carrosse plaqué de scorpions d’or. Le Cyborg reconnut Appius
Claudius Pulcher et quelques-uns des officiers romains de sa suite, tous en
piteux état et recouverts de poussière.
Le visage de Pulcher s’épanouit quand il aperçut Médonje :
-Salvé Chancelier! Nos guides nous ont fait zigzaguer à travers l’Arménie
sur des centaines de lieues, par des chemins à peine praticables, dans la
neige et la boue, à manger de l’herbe comme nos chevaux. Depuis deux
mois, nos guides arméniens nous font tourner en rond, plutôt que de nous
amener au Basileus Tigrane à qui je dois livrer un ultimatum de Rome.
Aussi quand j’ai appris la proximité de la Commagène, nous nous y sommes
dirigés, malgré les admonestations des Arméniens. Lucullus décrit votre
Royaume comme le plus civilisé d’Asie et Allié de Rome. De grâce, tireznous des mains de ces barbares qui se jouent de nous et aidez-moi à
contacter Tigrane.
Le Chancelier fit distribuer des jus de fruits et des gâteaux aux envoyés de
Rome et à leur escorte, qui les avalèrent goulûment. Puis il offrit un siège
dans son carrosse au Légat du Proconsul. Appius Claudius Pulcher, héritier
d’une grande fortune du Latium, avec son frère Clodius, de très mauvaise
réputation, et leur sœur l’excentrique épouse débauchée de Lucullus, ne
jouissait pas de l’entière confiance du Proconsul qui avait prévenu les
Huulus de se méfier de son Légat :
-Il mène cette guerre pour son propre compte, guidé par sa soif insatiable de
richesses, sans pitié et sans considération pour les victimes qu’il dérobe.
Méfiez-vous de mon beau-frère et ne lui montrez ni vos secrets, ni vos
trésors.
Médonje mena les Romains à Samosate, où ils s’installèrent et se reposèrent
quelques jours dans les aménagements du caravansérail. Il leur fut cependant
81
interdit d’entrer dans la vieille ville où s’élevaient le Château et la Tour
Carrée. Trois jours après son arrivée, Claudius fut convoqué, seul, à la Cour.
Pour l’occasion, les cinq cents Huns de la garde personnelle royale, dans
leurs rutilantes armures d’écailles rouges, une arbalète à l’épaule,
présentèrent leurs armes d’acier tranchant au Légat de Rome dans la cour du
Château. Dans la salle d’apparat du Palais Royal, les cinq Grands Prêtres
encadraient le Roi Kallinikos et tous portaient les attributs de leurs hautes
fonctions.
Médonje, affichait sur sa poitrine le rubis des Séleucides et l’émeraude
globulaire de Kheops. Sa longue barbe blanche, saupoudrée de poussière de
diamant brillait d’un éclat surnaturel. Des centaines d’orchidées disposées
par tout le Palais, embaumaient l’air de leur parfum suave et d’énormes
lustres de cristal de roche éclairaient la scène de mille feux. Le Roi avait fait
parvenir à Claudius de riches tuniques et des robes de soie chinoise, pour
remplacer ses vêtements salis et souillés par son dur périple arménien, et où
ses guides avaient perdu ses bagages lors du passage d’une rivière en crue.
Kallinikos, portant couronne et tenant le mirifique Sceptre de Commagène,
surmonté par un scorpion figé dans une énorme goutte d’ambre transparent,
souhaita la bienvenue à Claudius, en latin, que le Roi possédait mieux que
bien des Romains analphabètes :
-Salvé Claudius! Vous avez parcouru un bien étrange itinéraire pour aboutir
dans mon Royaume. Mais si, en Italie, tous les chemins mènent à Rome, en
Asie ils mènent à Samosate, ma Capitale. Sachant la mission que notre ami
Lucullus vous a confiée, nous vous escorterons jusqu’à la ville d’Antioche,
pour y rencontrer mon fils Antiochos, Roi de la Syrie vassale du Basileus
Tigrane que vous désirez contacter. Le Grand Écuyer de Syrie, et aussi un
des Grands Prêtres du Culte de Commagène, Pyréis que voici, vous y
accompagnera dans son propre carrosse.
-Par ailleurs, les quatre esclaves de votre suite ont cherché asile dans une de
nos églises et nous leur avons accordé leur liberté. Notre religion d’État
prohibe l’esclavage, sous toutes ses formes, dans notre Royaume, composé
uniquement d’hommes et de femmes libres. Mais nous tenons à vous
dédommager pour votre perte, en vous offrant un talent d’or. Cela vous
convient-il?
82
Claudius semblait se liquéfier dans le fauteuil qu’on lui avait offert et des
gouttelettes de sueur perlèrent abondamment de son front. Devant lui, sur
l’épaule de Médonje se dressaient trois diablotins, habillés de la même soie
bleue parsemée de scorpions dorés que les Grands Prêtres portaient. Le
Romain cala le verre d’eau glacée placé devant lui. Il remercia le Roi pour
son offre qu’il accepta, tout en ne lâchant pas les lémuriens du regard. Il
quitta ensuite la Salle du Trône, à reculons, se pourfendant en courbettes,
d’une manière fort peu protocolaire pour un Légat romain.
En traversant la Commagène, Claudius et sa suite d’officiers croisèrent les
éléphants de l’armée royale, portant des cuirasses d’acier faites à leurs
mesures. Trois des officiers de Claudius, pourtant Vétérans des guerres
d’Afrique, ne se rappelaient pas avoir jamais vus d’éléphants blindés. Les
autres Romains n’avaient jamais aperçu d’éléphant, sauf dans l’arène du
Cirque. Interrogé, Pyréis leur apprit que la Commagène disposait d’au moins
cinquante de ces bêtes, habituellement assignées aux grands chantiers ou à
l’industrie forestière.
Quelques minutes plus tard, un nuage de poussière s’éleva, d’où surgit la
cavalerie lourde du Royaume, trois cents cataphractes, des chevaux géants
de la race du Fergana, blindés d’acier noir. Leur passage au galop dans la
plaine proche, provoqua un tintamarre épouvantable de métal entrechoqué et
le sol vibra comme dans un tremblement de terre. Quand les cavaliers
parvinrent à leur hauteur, ils lancèrent un cri guerrier et saluèrent Pyréis en
brandissant leurs épées. Le Cyborg expliqua à Claudius qu’il avait été Grand
Écuyer de Commagène avant de devenir celui de Syrie. Le Légat romain
n’en croyait pas ses yeux :
-Mais ces chevaux pèsent aussi lourd que les pachydermes que nous venons
de croiser!
Pyréis confirma que le poids de plusieurs étalons dépassait deux tonnes, sans
compter celui du blindage et du cavalier en armure.
Le Cyborg constata la crainte qui envahissait l’esprit du Légat :
-Non, Claudius, le Basileus Tigrane ne dispose pas d’une cavalerie lourde
comme celle de Commagène. Mais sa cavalerie légère pourrait dépasser le
million d’hommes.
83
Claudius se tassa sur lui-même, dans le coin du carrosse le plus éloigné du
sorcier qui semblait lire ses pensées et demeura prostré et muet jusqu’à
Antioche.
Le Chancelier de Syrie, Philippe le Jeune, surnommé Barypos12, se précipita
à leur rencontre sur les marches du Palais Impérial d’Antioche. L’Initié
embrassa Pyréis sur la bouche et salua en latin le Légat de Lucullus :
-Hélas, notre Roi Antiochos assiège les Égyptiens dans le port fortifié de
Ptolémaïs avec l’armée arménienne et la flotte de Tigrane, et ne pourra vous
accorder audience. Mais le Gouverneur de la Province romaine de Cilicie,
notre bon voisin, et aux ordres du Proconsul Lucullus, pourrait peut-être
vous fournir quelques galères, basées à Tarse, afin de vous transporter à
Ptolémaïs où vous pourrez remettre en mains propres votre message au
Basileus Tigrane.
Claudius, voulant s’éviter un autre long voyage poussiéreux dans le désert
de Syrie et s’éloigner de ces Sorciers télépathes, accepta avec soulagement
la proposition de Philippe. Le même jour, des pigeons voyageurs portaient à
Tarse, Capitale de la Cilicie romaine, la demande du Légat de Lucullus. La
réponse du Gouverneur parvint le lendemain :
-Trois galères accosteront à Séleucie dans la journée.
Le beau-frère de Lucullus s’embarqua, salué par les trompettes, et se dirigea
vers la côte phénicienne qu’il devait longer jusqu’à Ptolémaïs. Mais, après
avoir rencontré le Basileus Tigrane, en retournant vers le port d’Antioche,
ses navires furent interceptés par une flotte de pirates et le Légat devint leur
prisonnier.
Quand le Proconsul Lucullus apprit le sort de son beau-frère et la demande
de rançon des pirates, il fulmina :
-Je me fiche du beau-frère, ce fat incapable! Mais je ne peux attendre plus
longtemps une réponse de Tigrane à l’ultimatum de Rome. Ses manœuvres
dilatoires le rendent coupables de complicité avec l’archi-ennemi de la
République. Je forcerai le Basileus à venir lui-même me rencontrer. Dès
12
Aux pieds lourds
84
aujourd’hui, mes légions pénétreront en Arménie et que le sang versé
retombe sur Tigrane.
Philippe Barypos, en accord avec la Cour de Samosate et leur Initié Lucullus
offrit aux pirates le talent d’or que Claudius avait laissé à Antioche, pour
éviter de le perdre dans un naufrage éventuel.
-Mais seulement si vous gardez le Légat prisonnier pendant un an. Traitez-le
avec égard et prenez aussi ces bourses pour votre peine.
En Asie mineure, toutes les grandes Cités avaient organisé des Jeux en
l’honneur de Lucullus qui les avait délivrées des abus fiscaux de ses
prédécesseurs et débarrassées des percepteurs gloutons, en plus de mettre en
fuite le Basileus du Pont qui concoctait toujours le massacre de toutes les
colonies italiennes implantées en Ionie et en Anatolie. Dans le Pont, avec la
chute de Cabira, la Capitale, seules quelques places fortes résistaient encore
aux Romains. Lucullus laissa son Lieutenant Triarus réorganiser le Royaume
vaincu et s’enfonça en Arménie à la tête de deux légions, suivies par des
éléments de cavalerie d’Alliés anciens et nouveaux, dont trente mille
porteurs Galates.
Lucullus n’eut à livrer qu’une seule bataille rangée aux troupes qui
entravèrent sa marche vers Tigranocerte et qui habituellement fuyaient
devant les légions, se contentant de les arroser d’une pluie de missiles
presque sans effet sur les Légionnaires en armure et qui se protégeaient de
leurs larges boucliers. Après avoir pratiquement annihilé les troupes
ennemies, les Romains firent main-basse sur le campement et les bagages
des vaincus et y trouvèrent des couronnes et des tiares appartenant au
Basileus du Pont, toujours en fuite, malgré quelques blessures reçues au
combat.
Quelques jours après ce sanglant affrontement, le Basileus du Pont,
chevauchant son immense étalon, se présentait devant le pont de Samosate
réclamant des soins médicaux du Mage Opys, seul capable de le guérir d’une
plaie purulente à la cuisse.
Kallinikos accueillit affectueusement son cousin et sa suite, durement
éprouvée par la bataille, et la fuite interminable qu’ils enduraient depuis
l’arrivée de Lucullus en Asie. Opys reçut le Basileus blessé à l’hôpital de
Samosate et diagnostiqua un début de gangrène.
85
-La pointe empoisonnée13 n’a eu aucun effet sur vous, Majesté. Mais les
conditions insalubres des champs de bataille ont infecté votre blessure, que
mes Acolytes ont nettoyée et pansée. Mais, une journée de plus et nous
aurions dû amputer le membre malade.
Théla, à la demande du Basileus du Pont, se rendit quotidiennement à son
chevet pendant la semaine qu’il passa alité au Château de son cousin. Le
Basileus désirait réentendre les ballades envoûtantes que la Grande Prêtresse
chantait si admirablement et qui, selon lui, hâteraient sa guérison. Le Roi de
Commagène et les Huulus tentèrent de le convaincre de terminer ces
hostilités sans fin avec Rome, mais Mithridate du Pont refusa d’entendre
raison et de même considérer des pourparlers de trêve avec les Romains. Il
avait tout perdu, armées et Royaumes et son obstination relevait du
fanatisme et d’une xénophobie viscérale. Et lorsque le Basileus du Pont
quitta Samosate, sur ses deux jambes, ce fut pour poursuivre « la chasse aux
Romains. »
Le Basileus d’Arménie, lorsqu’il avait connu défaite de son beau-père du
Pont, avait fait la soude oreille à toutes ses demandes d’assistance et de
renforts. Et pour mieux ignorer ses appels pressants, Tigrane s’était éloigné
de sa Capitale pour se rendre assiéger les Égyptiens à Ptolémaïs, à la tête
d’une armée de cinq cent mille hommes provenant d’une dizaine de
Royaumes vassaux. Quand Tigrane apprit l’invasion de l’Arménie par les
légions romaines qui se dirigeaient vers Tigranocerte, il offrit des primes
pharamineuses « aux cent premiers hommes qui pénétreront dans
Ptolémaïs. » Puis il ordonna l’assaut des murailles de la ville jugée
imprenable, faisant fi des pertes énormes subies par les vagues successives
de soldats qu’il faisait déferler sur les assiégés.
Au prix de grandes pertes de vies, les Arméniens prirent la ville et se
saisirent de Cléopâtre Séléné, la Pharaonne déchue qui se prenait pour la
réincarnation d’Isis et qui avait soudoyé le Sénat de Rome pour qu’il
accorde le Trône de Syrie à son fils Démétrios Asiaticus. La vieille chipie
n’arrêta pas de crier à la lèse-Majesté et abreuva d’injures et de malédictions
les gardes qui l’amenèrent en captivité. Un trésor formidable fut découvert
dans les cryptes de la forteresse, dont Antiochos de Syrie reçut la plus
13
Mithridate du Pont, colosse de forte constitution, consommait régulièrement des poisons pour acquérir
une immunité.
86
grande partie, afin de reconstruire Ptolémaïs, dernière ville côtière de
Phénicie qui échappait encore jusque-là à son contrôle.
Alors même qu’il s’apprêtait à retourner défendre son Royaume menacé par
Lucullus, Tigrane reçut une Ambassade des Juifs qui, craignant une invasion
arménienne, venaient spontanément lui présenter des présents importants
afin de tenter de gagner son amitié. L’immense armée d’un demi-million
d’hommes et de presque autant de chevaux, traversa le désert syrien jusqu’à
l’Euphrate, pour ensuite remonter le fleuve vers le nord et le traverser au
pont qui reliait Zeugma, ville de Commagène, à Apamée, ville vassale du
Basileus. C’est à Zeugma que Tigrane, excédé par les mauvaises nouvelles
et les récriminations incessantes de sa prisonnière, fit étrangler l’Immortelle
Réincarnation d’Isis, Cléopâtre Séléné, « semeuse de zizanie devant
l’Éternel qu’elle irait maintenant ennuyer! », clama Tigrane pendant
l’exécution.
Sur la route de la Soie, la caravane provenant de Chine avait été protégée par
cinq mille Sarmates, guerriers Amazones des deux sexes, et avait croisé,
chemin faisant, les Légions amicales du Proconsul Lucullus se rendant
assiéger Tigranocerte.
L’Empereur de Chine écrivait aux Sorciers de Samosate qu’existaient aussi
en Chine des noix identiques à celles que les Huulus utilisaient pour
concocter leur élixir de longue vie.
-Dans les jungles humides de l’Île de Hainan, au sud de mon Empire,
l’endroit même où Myryis a tué le dragon pour sauver la vie de mon
vénérable père, le Prince Impérial Xuan-Liu, il y a plus de vingt-cinq ans.
Les Chinois leur avaient expédié quelques noix, intactes, de la pâte
d’amandes, des feuilles et une fine section du tronc d’un arbre de fer.
-Découper cette tranche dans un grain aussi dense a dû exiger des jours de
travail pénible. L’arbre de fer croît très lentement, ce tronc d’une coudée de
diamètre avait pris quatre mille ans à se former. L’œil nu peut difficilement
déceler les cercles de croissance annuelle, tellement leur nombre est élevé.
L’Empereur se montre désolé de la rareté de ces arbres et qui ne se
retrouvent que dans la grande île tropicale de Hainan, mais il nous remercie
vivement d’avoir permis à ses Mandarins de les découvrir, grâce aux
reproductions de nos propres dessins.
87
Myryis terminait sa traduction du message :
-L’Empereur nous remercie aussi pour les plants d’asperges, inconnues en
Chine et dont il raffole personnellement. Il fait parvenir à notre vénérable
Aïeul Médonje un coffret des plus belles pierres précieuses provenant du
tribut annuel versé par la Birmanie à la Chine.
Médonje ouvrit le coffre d’ivoire en se servant d’une clef de bronze doré
accompagnant la lettre cachetée par le sceau impérial. Son regard plongea
sur une masse étincelante d’un million d’éclats multicolores. Mû par le
plaisir d’un tel cadeau, le Chancelier força Myryis à danser avec lui en
chantant une comptine chinoise souvent fredonnée par ses épouses Li et LiLing.
Le lendemain, Lucullus apprenait aux Grands Prêtres une nouvelle
particulièrement horrible. Le Roi du Pont avait ordonné à deux de ses sœurs
et à ses concubines de se suicider.
-Et l’eunuque chargé de leur transmettre l’ordre s’est aussi chargé des
hésitations de certaines et les a occises de sa main. Ce Mithridate est un
pervers et, s’il tombe entre mes mains, je le ferai exécuter comme une bête
malfaisante.
À Rome, Crassus et Pompée, élus Consuls suite à leurs victoires contre les
esclaves rebelles et les rebelles espagnols, essayaient tant bien que mal de se
supporter l’un et l’autre. Pompée avait ravi à Crassus son Triomphe sur
Spartacus, ce qui avait contrarié le richissime Patron des Chevaliers, tandis
que Pompée jalousait Crassus pour sa grande popularité auprès d’une
nombreuse Clientèle romaine. Crassus se rendait toujours accessible, même
aux plus humbles des démarcheurs, par souci d’engranger des voix et
d’augmenter encore son influence et sa colossale fortune personnelle bâtie
sur le vol et le chantage, les dénonciations et le meurtre, les proscriptions et
les confiscations.
Rome faisait face à d’innombrables pénuries, entre autres frumentaire. Les
approvisionnements de l’Italie et de l’Empire tombaient une fois sur deux
dans les mains des pirates. Unanimement, le Sénat, les Chevaliers et le
Peuple de Rome avaient octroyé au Général Metellus les troupes et les
ressources nécessaires pour venir à bout des pirates crétois. Mais la piraterie,
88
devenue un fléau méditerranéen, renaissait sitôt les légions reparties et
sévissait dans toutes les Provinces romaines. Les pirates poussaient l’audace
jusqu’à enlever, pour les rançonner, des Sénateurs ou leurs épouses, même
en banlieue de Rome.
89
90
Chapitre VII La chute de Tigranocerte (69 avant JC)
Cette année-là, Cicéron, élu Édile de Rome, organisait les jeux, qu’il voulut
sobres, pour refléter les sacrifices que la République devait consentir dans
ces temps de difficiles pénuries. L’avocat remerciait le Chancelier de
Commagène pour l’exemplaire du ‘Traité sur les dieux’ écrit par le
Philosophe Antiochos de Samosate et où l’auteur taisait sa qualité de Roi de
Syrie et Héritier de la Commagène.
-Des idées inspirantes, qu’une République digne de ce nom devrait intégrer
dans ses Institutions. J’en tiendrai compte dans l’ouvrage que j’achève, ‘Sur
la République’ et que votre éditeur Sosius me réclame toutes les semaines.
Dans leurs échanges quotidiens avec leur Évêque de Rome, les Cyborgs
apprirent, le jour même de son décès, la mort de Dame Julia Caesaris, veuve
du Dictateur Marius, et que Théla avait fréquentée près de six mois à
Pergame et en Ionie, pendant les campagnes asiatiques de son époux. Julia,
fille du chef du Sénat, dotée d’une parfaite éducation et d’une grande
érudition, parlant grec sans défaut et un latin aristocratique, avait conquis
Théla par sa gentillesse et son esprit. Aussi, les Huulus résolurent-ils
d’envoyer aux funérailles présidées par Gaius Julius César, le neveu de
Dame Julia, un agencement floral, composée d’orchidées et une plaque de
marbre gravée.
Le message inscrit dans la pierre par des Acolytes de Rome se lisait :
-De la part de la Théocratie de Commagène, à une grande et vénérable
Romaine qui a illuminé son époque.
En voyant les orchidées, fleurs qu’il n’avait aperçues qu’au Château de
Samosate, César devina, avant même la lecture de la plaque de marbre,
qu’elles provenaient de la Cour de Commagène. Les Acolytes qui portaient
le message laissèrent à César suffisamment d’encens pour distribuer à la
foule lors des grandioses funérailles qu’on tint sur le Forum et qui
surpassèrent en faste les Jeux modestes offerts par l’Édile Cicéron. Pour la
procession funèbre de la veuve de Marius, et tante de Jules César, des statues
et des effigies du Dictateur furent promenées en public, pour la première fois
depuis la chute du Parti Populaire, et César se prévalut de cette illustre
parenté pour mousser sa propre popularité.
91
Grâce à leur télescope en orbite, les Huulus assistèrent en direct à
l’événement et virent César livrer l’éloge funèbre de sa tante Julia, un
discours magistral que Cicéron, sincèrement admiratif du style de son
collègue, se proposait déjà d’inclure dans une prochaine publication, un
‘Recueil de Belles Lettres’, la plupart siennes. Leur satellite enregistra aussi
le couronnement du Roi des Rois Phraatès, dans sa Capitale de Séleucie et
Antiochos put reconnaître sa fille, Laodicée, chaperonnée par son secrétaire
Philippe, Chancelier de Syrie, dans la foule des Notables invités qui suivait
la litière impériale.
Tigrane, revenu dans sa Capitale, avait fait exécuter le messager lui
apportant la nouvelle de la défaite de ses troupes face à Lucullus. Aussi
personne ne voulut avertir le Basileus de l’imminence de l’arrivée des
Légions sous les murs de Tigranocerte. Tigrane n’eut que le temps de
confier la défense de la ville à un de ses généraux et fuit sa Capitale sur le
point d’être encerclée par les Romains. Le Basileus espérait réunir une
immense armée pour coincer les troupes de Lucullus entre les murailles
imprenables de sa Capitale et la multitude de ses guerriers.
La semaine suivante, des foules compactes d’Arméniens, fuyant l’avancée
des légions de Lucullus qui saccageaient leur pays, encombrèrent tous les
défilés du nord de la Commagène. Leur nombre dépassa rapidement cent,
puis deux cent mille. Deux semaines plus tard, d’autres vagues de réfugiés
affluaient de l’est, puis du sud. On les dirigea vers les trois vallées qui
entouraient le Nympheum où ils furent pris en charge par les Acolytes.
Alors que, du haut de la Tour Carrée, Médonje regardait s’éloigner, sur la
Route des Épices, la caravane à destination du Golfe Persique, le
tremblement de terre frappa. Pendant une minute, qui sembla une éternité,
tout le paysage, les arbres, les maisons, les murailles parurent s’animer
d’une vie propre. Plusieurs dizaines de toitures s’effondrèrent dans les rues
de la vieille ville. La roue de la grande noria s’abattit avec fracas dans le
fleuve. Quand le tintamarre cessa, des cris fusèrent de toutes parts. À
première vue, la Tour Carrée et le Château paraissaient n’avoir subi aucun
dommage important, ni les nouvelles murailles de Samosate. Médonje se
précipita dans la navette spatiale pour consulter leurs instruments. Il y fut
bientôt rejoint par le Roi Kallinikos.
92
-Sire, l’épicentre se situe en Syrie, à cent cinquante kilomètres au sud
d’Antioche. Et à plus de quatre cents kilomètres de nous. La secousse a dû
être particulièrement destructrice pour le Royaume de votre fils.
Des lamentations parvinrent jusqu’à l’habitacle de la navette dont trois
Acolytes interdisaient l’accès. Des gardes royaux, de la suite de la Reine
Laodicée, se tordaient les mains, le visage en larmes et les vêtements
blanchis par la poussière :
-Sire la Reine Laodicée est morte, tuée par la chute de débris à l’entrée de la
vieille ville. Nous n’avons rien pu faire.
Le reste de ses paroles fut étranglé par un sanglot et le garde s’aplatit au sol
pour marmonner des prières et implorer le pardon du Roi.
Kallinikos faisait peine à voir, surtout quand il revint au Palais en portant
lui-même le corps inerte de sa bien-aimée Laodicée, la fille aînée de
l’Empereur Grypus, descendante d’Alexandre le Grand, mère et Reine
dévouée. Opys accourut au Château mais ne put que constater le décès :
-Majesté, la Reine n’a subi aucune lésion grave, mais son cœur a lâché. La
peur l’a tuée. Nous connaissions tous sa peur des tremblements de terre
depuis celui qui suivit de peu la mort de son père Grypus.
Samosate ne comptait qu’une dizaine de décès, une centaine dans toute la
Commagène. L’aqueduc et beaucoup d’autres infrastructures avaient subi
des dommages importants. Mais en Syrie, l’ampleur des dégâts rappelait la
catastrophe qui avait failli anéantir Antioche, vingt-six ans plus tôt. La
Capitale avait mieux résisté cette fois, mais les Cités comme Apamée ou
Damas ressemblaient à des monticules de débris informes, calcinés par les
incendies et d’où se dégageait une épouvantable odeur de chairs brûlées. En
quelques jours, des épidémies éclatèrent à Palmyre, Damas, Apamée et en
Phénicie.
Pour venir en aide aux villes de Syrie, la Commagène mobilisa ses milliers
d’Acolytes, puisa dans les greniers royaux et dans les réserves de l’hôpital,
et réquisitionna ses cinquante éléphants.
93
-Apportez le réconfort, mais aussi l’espoir en un monde meilleur. Montrez
l’exemple de la fraternité universelle que nous prêchons et soulagez nos
frères Syriens., disaient les Grands Prêtres aux secouristes.
Deux légions romaines, appuyées par quelques milliers de cavaliers avaient
encerclé la Capitale du Basileus de l’Empire arménien. Assistés de trente
mille Gallogrecs, des Galates qui avaient toujours rejeté le joug du Pont, les
légionnaires creusaient des retranchements fortifiés isolant Tigranocerte. Les
puissantes murailles, précédées d’un profond canal inondé, ne pouvaient être
sapées par des mines. L’épaisseur du double rempart de briques, tellement
massif qu’il renfermait des écuries, rendait vain l’effet des catapultes.
Quelques cohortes parvenues au pied des murailles, furent arrosées
d’asphalte et de goudron brûlant et subirent de légères pertes, dont de
nombreux brûlés que soulagea le Commagenum, ce baume fabriqué à
Samosate.
Tigranocerte, imprenable, et amplement pourvue en provisions de toutes
sortes, pouvait résister des années aux assiégeants. Aussi Lucullus confia-t-il
le siège à son Lieutenant Murena et s’engagea à la poursuite de Tigrane, qui
avait dans sa fuite retrouvé son beau-père, l’insaisissable Roi du Pont, pour
lui confier la direction de la lutte contre l’envahisseur romain qu’il
combattait depuis trente ans. Au nord de Tigranocerte, les forces de Lucullus
affrontèrent, à vingt contre un, les trois cent mille hommes des deux
Basileus. Les Légionnaires restèrent inébranlables, conservant la cohésion
de leurs rangs, protégés des myriades de missiles par leurs longs boucliers
formant des murs d’acier. Les Asiatiques ne possédaient que des cavaliers
légers, armés d’arcs, sans bouclier et revêtus de cuirasses de cuir. Parmi les
fantassins, des archers et des frondeurs dépourvus d’armures. Le talon
d’Achille des cataphractes arméniens se révéla être les cuisses des
Chevaliers que leur blindage laissait à découvert.
L’immense masse des Arméniens gêna leurs propres mouvements et les
légionnaires se livrèrent à un carnage qui laissa cinquante mille Asiatiques
morts sur le champ de bataille. Seulement une dizaine de Romains avaient
péri, mais de très nombreux Légionnaires avaient subi des blessures légères,
malgré leurs armures et leurs cottes de mailles. Les dépouilles livrèrent un
riche butin dont la couronne et la tiare de Tigrane, remises à Lucullus.
Cependant, les deux Basileus avaient pu s’enfuir, s’enfonçant toujours plus
à l’est dans leurs Royaumes d’Orient.
94
Un courrier de Murena apprit au Proconsul Lucullus la prise de Tigranocerte
par les Romains. Les colons grecs que Tigrane avait implantés par la force
dans sa nouvelle Capitale avaient ouvert les portes de la Cité après avoir pris
les gardes d’assaut. Murena avait, suivant fidèlement les ordres de Lucullus,
interdit tout viol ou meurtre des habitants. Mais, sauf pour les biens des
Grecs qui avaient ouvert les portes, il permit à ses légionnaires de piller la
ville, ne conservant que les trésors des palais de Tigrane pour le Sénat et le
Peuple de Rome, et aussi, bien sûr, pour Lucullus et ses Lieutenants.
À cette nouvelle, Lucullus retourna à Tigranocerte avec une de ses légions.
À un jour de marche de la Capitale vaincue, une dizaine de cavaliers
somptueusement vêtus se présentèrent à Lucullus qui les reconnut de loin à
leurs armoiries.
-Le Roi de Syrie et son Chancelier Pyréis! Bienvenue Messeigneurs et amis.
Médonje m’avait prévenu de cette heureuse rencontre, sans toutefois
consentir à me confier la raison de votre hâte à me voir.
Antiochos retira de la sacoche accrochée à sa selle une lourde couronne d’or
sertie de rubis.
-Salvé, Proconsul Lucullus, je vous remets la Couronne de Syrie. Désormais,
je ne suis plus qu’Antiochos le Philosophe, Prince de Commagène et la
Commagène a déclaré la guerre à Tigrane pour avoir tenté de me tuer.
Prié de le faire, Antiochos s’expliqua, tout en adaptant le trot de son cheval
sur celui de Lucullus :
-Premièrement, mon père le Roi de Commagène, abattu par le décès de ma
mère, désire se retirer dans sa Capitale d’été, près du Sanctuaire de
Nymphée et me laisser sa Couronne. Ensuite, devant le retrait des troupes
arméniennes, et leurs défaites successives, les villes de Phénicie proclament
tour à tour leur indépendance vis-à-vis la Syrie vassale de Tigrane.
-Enfin, j’ai opposé un refus catégorique à l’ordre impératif de Tigrane de
rallier ses troupes contre Rome. Suite à ma réponse, le Basileus a envoyé
quatre sbires pour m’occire, qui ont préféré tout m’avouer de leur mission
plutôt que de l’accomplir. Je crois que Tigrane a perdu l’esprit. Sa folie des
grandeurs l’a fait basculer dans la démence lorsqu’il a vu son Empire
s’effriter devant vos Légions.
95
-J’offre le Royaume de Syrie à Rome, pour le propre bien de mes Sujets car,
à la suite de ce tremblement de terre, les réserves du Trésor sont à sec. Déjà
malmenées par la guerre qui paralyse le commerce régional, les ressources
du Royaume seront obérées pendant des années par les coûts de
reconstruction. Les Juifs tentent de s’emparer d’une partie de la Damascène.
De plus, les tribus arabes pensent que toutes les villes du Monde sont en
ruines et se ruent comme des nuages de sauterelles pour piller les cités dont
les murailles se sont écroulées. Dans le contexte actuel, seule Rome possède
les ressources et les soldats nécessaires afin de policer la Syrie et de la
protéger contre ses voisins belliqueux qui sèment la désolation dans un pays
déjà durement éprouvé.
Lucullus demanda qu’on lui apporte « La carte d’Asie, celle dessinée à
Samosate! » Après y avoir jeté un long coup d’œil, il laissa fuser un long
sifflement admiratif :
-Nous en ferons la plus prospère des Provinces romaines, mais vous
conserverez la Couronne de Syrie, Antiochos, au nom du Peuple de Rome et
vous pourrez ainsi aider nos légions à rétablir l’ordre et conseiller nos Légats
dans l’administration du Royaume.
Antiochos persista dans son refus de porter à nouveau la couronne de Syrie :
-Je désire me consacrer à la promotion de notre Évangile, enseigner la Voie
indiquée par les Envoyés Célestes et faire de la Commagène une Théocratie
connue, respectée et aimée par tous les Peuples.
Lucullus, leur Initié, et fin diplomate, suggéra alors qu’Antiochos, lors de sa
prochaine accession au Trône de Commagène, se proclame aussi Basileus,
ou Roi des Rois, et donne le Trône de Syrie à un Vassal de confiance,
comme son cousin et meilleur ami, Philippe le Jeune, actuel Chancelier de
Syrie, fils du Roi Philippe et petit-fils de l’Empereur Grypus.
-De plus, c’est le cousin de ce Démétrios Asiaticus que mon rival à Rome, le
Consul Pompée, vient de proclamer Roi de Syrie contre l’argent de sa mère
égyptienne. Et Philippe est, comme vous le savez bien, un Initié qui partage
nos aspirations à améliorer ce Monde.
Antiochos poursuivit :
96
-Pour l’instant, Tigrane constitue la plus grande menace pesant sur la
Commagène. Aussi mon père vous offre-t-il l’assistance de sa Cavalerie
légère et d’autant d’ânes et de porteurs qu’il vous en faudra. La Commagène
accordera libre passage et nourriture aux troupes romaines et aux réfugiés
qui désireraient franchir l’Euphrate sur les ponts de Zeugma ou de Samosate.
Finalement, Pyréis et moi-même désirons vous aider à débusquer Tigrane et
nous nous proposons pour vous guider à travers l’Arménie et à gagner ses
Rois à votre cause. Nous devons nous assurer que Tigrane, ce Tyran
insensible à la souffrance de ses Sujets, ne sera jamais en mesure de dévaster
la Commagène avec un million de ses Vassaux coalisés.
Lucullus reçut avec joie cette proposition d’assistance et conserva près de
lui, pour le reste de la campagne, Antiochos le Philosophe et son Grand
Écuyer, le Cyborg Pyréis.
Antiochos et Pyréis accompagnèrent le Proconsul jusque dans la métropole
de Tigranocerte, que le saccage avait rendue méconnaissable. Les troupes
romaines firent un accueil triomphant à Lucullus, que son Lieutenant
Murena conduisit aux chambres fortes de la Trésorerie du Palais de Tigrane.
Lucullus, encadré par Antiochos et Pyréis, contempla les masses de
richesses accumulées par un mégalomane excentrique qui mêlait des
originaux de Platon à des piles de dariques d’or, ou qui recouvrait des
marbres d’Aphrodite de joyaux, de soieries et de bijoux.
Murena renchérit :
-Le Vice-Roi capturé m’assure que ceci ne constitue qu’une partie des
bijoux de famille de Tigrane, qui possède bien d’autres forteresses et qu’un
grand Trésor monétaire est conservé à Nisibis, sous la garde du frère de
Tigrane, à seulement cent kilomètres d’ici.
Lucullus procéda lui-même au partage du butin, se réservant les marbres et
les collections de la Bibliothèque Royale, entre bien d’autres choses. En
faisant l’inventaire des merveilles saisies, ils tombèrent sur une
extraordinaire collection de monnaies, disposées dans un meuble possédant
des centaines de tiroirs et qui constituait lui-même un chef-d’œuvre
d’orfèvrerie. Lucullus en fit cadeau au Chancelier de Commagène : « Pour le
Musée du Nympheum! »
97
Lucullus confia ses préoccupations à Antiochos :
-Nous devons évacuer un énorme volume de dépouilles vers les ports de
Syrie. J’ai aussi promis aux populations déracinées par Tigrane de les aider à
regagner leurs terres, en Cappadoce et en Cilicie. Tous ces réfugiés
passeront par la Commagène et la Syrie. D’autre part, je suis disposé à baser
une de mes légions en Syrie, à la disposition de son Roi, et à y fonder
quelques colonies italiennes pour mes Vétérans.
Pendant plusieurs semaines, un convoi parti de Tigranocerte s’étira sur tout
le nord de la Mésopotamie pour atteindre Samosate et Zeugma, puis se
disperser à travers l’Anatolie et l’Ionie en empruntant les nombreuses voies
caravanières qui convergeaient en Commagène. Beaucoup des expatriés
participant à cet exode acceptèrent l’offre d’Antiochos de s’arrêter dans son
Royaume pour y refaire leurs forces et reprendre leur voyage au printemps.
La Cour de Samosate mit la main sur le plus grand trésor de Tigranocerte :
les artistes, grammairiens, philosophes, dramaturges, architectes, et maîtres
artisans réputés dont s’était entouré Tigrane, souvent par la force.
98
Chapitre VIII Canons contre légions (68 avant JC)
Dès que fut connue à Rome l’immense butin réalisé par Lucullus dans sa
campagne en Asie, Pompée, sous prétexte qu’on n’avait pas encore capturé
le Roi du Pont après toutes ces années de campagnes, incita le Sénat à retirer
la conduite de la guerre à son rival et à la confier à un de ses hommes de
main qu’il venait de faire élire Consul de Rome, Q. Marcius Rex. Le Consul
Rex recruta une légion d’Italiens et s’embarqua pour la Cilicie aux premiers
jours de sa magistrature, début janvier, afin d’y relever Lucullus de ses
fonctions et le remplacer pour la curée.
En Asie, le Proconsul Lucullus avait créé une légion avec ses effectifs
blessés, malades ou ayant accompli vingt ans de service, et les avait chargés
de charroyer l’énorme butin jusqu’au port de Tarse, puis de protéger le sud
syrien et d’y établir des garnisons romaines permanentes qui deviendraient
des colonies romaines. Comme ces soldats passaient par Samosate, une foule
d’entre eux se présentèrent à l’hôpital où Opys posait des diagnostics et
coordonnait les soins apportés par ses centaines d’Acolytes. Les
légionnaires, désinfectés et pansés, guéris d’affections parfois anciennes,
munis de prothèses adaptées, criaient au miracle. Nombre d’entre eux se
convertirent au Culte de Commagène. Et tous laissaient une part congrue de
leurs butins au Temple de la Nouvelle Alliance.
Lucullus avait confié l’occupation du Pont à ses Généraux, Sorniatus et
Triarius. Laissant à son Lieutenant, Murena le soin de terminer le pillage de
Tigranocerte, puis de raser totalement le site, le Proconsul se mit lui-même à
la poursuite des Basileus qui tentaient de reconstituer leurs armées dans les
montagnes d’Arménie. Antiochos le Philosophe et Pyréis, Grand Écuyer de
Commagène commandaient cinq cents cavaliers légers, tous munis
d’arbalètes et d’arcs et qui seuls bénéficiaient de la stabilité qu’offraient
leurs étriers, inconnus des cavaleries ennemies.
À Tarse, Capitale de la Province romaine de Cilicie, la flotte de Q. Rex avait
déposé la légion du Consul en exercice, ainsi que leurs auxiliaires, quelques
centaines de frondeurs des Baléares et autant de cavaliers Gaulois. Le
Consul retrouva à Tarse Appius Claudius Pulcher, beau-frère de Lucullus
mais aussi beau-frère du Consul Rex. Claudius venait de passer plus d’un an
aux mains des pirates avant d’être libéré contre une forte rançon versée par
le Roi de Syrie. Claudius avait développé un fort sentiment de jalousie
99
envers Lucullus devenu richissime au delà du concevable, tandis que lui
pourrissait dans un cachot.
Aussi Claudius, ce notoire semeur de zizanie et de scandales, proposa au
Consul Rex, un fidèle admirateur de Crassus le détrousseur, de s’emparer
d’un fabuleux butin : l’or de la Commagène. Claudius décrivit au Consul les
richesses du petit Royaume, de sa Capitale et de son Temple. Il fit valoir que
la Commagène était submergée de réfugiés, que nombre de ses Acolytes
s’étaient rendus en Syrie, que sa Cavalerie et le Prince héritier
accompagnaient Lucullus en Arménie. Puis il présenta au Consul le
témoignage d’un de ses esclaves, qui avait passé un an en Commagène, et
qui leur raconta comment le Basileus Mithridate du Pont, le plus grand
ennemi de Rome, blessé, avait été soigné par les Commagénois :
-Ce qui prouve leur forfaiture. Ils trahiront Lucullus à la première occasion.
Emparons-nous par surprise de leur Capitale, Samosate, et nous ferons un
colossal butin.
Sans divulguer les buts de cette campagne, le Consul Rex réquisitionna les
troupes de la Cilicie qu’il joignit aux siennes. Puis les légions romaines se
présentèrent à la frontière de la Commagène. Le Consul, prétextant se rendre
à Zeugma pour y franchir l’Euphrate et rejoindre Tigranocerte, obtint libre
passage pour ses deux légions et ses auxiliaires. Mais, arrivés devant le
fleuve, les Romains ne s’engagèrent pas sur le pont de bateaux, poursuivant
plutôt leur route vers Samosate, malgré l’opposition du Comte de Zeugma,
qui fut enchaîné.
Samosate ne disposa que d’une dizaine d’heures avant que les légions ne
campent sous ses murs. Les deux émissaires dépêchés par le Conseil Royal
avaient été faits prisonniers par les Romains. Toute la population des
alentours avait cherché refuge à l’intérieur des murailles et des messagers
envoyés à travers le Royaume proclamaient la mobilisation générale, rédigée
par le Chancelier Médonje :
-Des Généraux félons assiègent Samosate. Toutes les forces de la défense
civile doivent se rapporter au combat avec leurs équipements. Nos milices
doivent interdire tout réapprovisionnement aux forces romaines, rebelles à
Lucullus, et que Rome elle-même désavouerait.
100
Le lendemain à l’aube, les deux légions du Consul Rex encerclèrent
totalement Samosate et entreprirent d’entourer la ville d’une palissade. Muni
d’un porte-voix, Médonje se présenta sur les remparts et lança un ultimatum
aux assaillants :
-Soldats, la Commagène a toujours été l’amie de Rome. Vos officiers se
rendent coupables de félonie et de forfaiture en nous attaquant. Si vous
n’avez pas retraité avant midi, ce jour sera votre dernier!
Le Consul Rex, ne tenant aucun compte de l’avertissement, ordonna à deux
de ses cohortes de capturer le pont de Samosate. Mal leur en prit, car c’était
le point le mieux défendu des fortifications. Dès que les douze cent
légionnaires se furent placés entre le pont-levis de la vieille ville et les deux
fortins qui gardaient l’entrée nord du pont, Médonje donna le signal aux
milliers d’archers rassemblés derrière la protection des hautes murailles :
-Visez haut! À mon commandement, TIREZ!
La population de Samosate, hommes, femmes, enfants et vieillards, qui
s’exerçaient au tir à l’arc tous les dimanches, décocha avec un ensemble
parfait leurs milliers de traits qui s’abattirent sur les Romains. Ceux-ci se
formèrent en tortues, se servant de leurs longs boucliers incurvés pour se
protéger efficacement de cette pluie d’acier. Médonje cria :
-Grenadiers! Prêts! Lancez! Archers, Tirez!
Plusieurs centaines de grenades, faites de poudre noire, provoquèrent de
larges trouées dans les boucliers romains et les milliers de traits acérés
purent s’enfoncer dans la chair des légionnaires. Mais l’esprit de corps
admirable des soldats de Rome les fit resserrer leurs rangs et, malgré la mort
qui pleuvait sur leurs dos, ils approchèrent de lourds béliers pour démolir les
portes d’acier des tours qui gardaient le pont.
Médonje signala :
-Barils! Prêts! Lancez. Archers! Tirez à volonté!
Une vingtaine de barils de poudre et de naphte, ce pétrole raffiné dont les
Huulus se servaient pour produire le Feu Grégeois, s’élevèrent en de longues
paraboles pour exploser au milieu des Romains. Suivit une grêle nourrie de
101
flèches munies de pointes d’acier effilées et pénétrantes. Les deux tiers des
assaillants périrent, la plupart brûlés vifs ou noyés dans le Fleuve où ils
avaient tenté d’éteindre les flammes inextinguibles qui collaient à leur peau,
à leurs armures et à leurs armes.
Ceux qui le purent encore, s’enfuirent en hurlant. Le Consul Rex, furieux,
ordonna l’emploi de ses machines de siège qu’il fit déployer devant une
porte fortifiée, dotée d’un pont-levis, qui donnait sur le caravansérail de la
nouvelle ville. Médonje monta sur la terrasse du Château, fit pointer les
canons des deux donjons et ceux de la Tour Carrée sur les engins de siège
des Romains. Et il ordonna de détruire les catapultes, les balistes et les
scorpions avant même qu’ils ne soient utilisés.
-Canonniers! Feu!
Les boulets survolèrent toute la nouvelle ville, puis les remparts, et
fracassèrent les immenses structures mobiles des Romains. Trois salves
suffirent pour annihiler tout l’équipement de siège des attaquants.
Pour la première fois, dans l’Histoire de l’Humanité des canons avaient
tonné sur un champ de bataille. Le Consul Rex et son État-major discutaient
fébrilement des parades à employer contre cette arme nouvelle. Après
seulement deux heures de siège, la moitié des Centurions recommandaient la
retraite. Claudius fit miroiter le butin colossal qui s’offrait à eux, à portée de
la main et le Consul Rex ordonna un assaut contre la porte principale de
Samosate :
-Nous utiliserons toute une légion, s’il le faut, en formation de tortue, et pardessus nos boucliers nous étendrons des matelas de fourrage mouillé.
Les assiégés laissèrent s’approcher les six mille légionnaires de métier
jusque sous leurs murs. Alors, des deux tours de garde du pont, et des
remparts de Samosate, six longs serpents de feu grégeois léchèrent la
formation des légionnaires. Au même instant des grenades et des barils de
naphte s’abattaient sur eux, suivis d’une volée ininterrompue de flèches et de
traits d’arbalètes. Un horrible carnage s’ensuivit, comme n’en avait jamais
éprouvé aucune des légions de Rome jusqu’à ce jour. Les trois-quarts des
assaillants italiens avaient péri, carbonisés dans des poses grotesques, ou
blessés hurlant de douleur sous les flammes et qui se précipitaient dans le
fleuve pour s’y noyer.
102
Médonje fit descendre le pont-levis et la moitié de la population de la
Capitale traversa au pas de course le pont enjambant l’Euphrate. Ils se
positionnèrent sur la rive opposée, face aux Romains, mais hors de portée
des frondeurs espagnols. Médonje fit sonner les trompettes, signalant
l’assaut des milliers de volontaires accourus de tout le Royaume et appuyés
par la Cavalerie lourde. Un volontaire sur cent possédait un lance-flammes
pouvant projeter un jet de feu grégeois à cinquante mètres. Les
Cataphractaires blindés décimèrent facilement les frondeurs et les quelques
archers des auxiliaires romains, permettant ainsi aux lance-flammes de se
rapprocher des troupes du Consul et de les acculer peu à peu au fleuve, à
portée de trait de la Population de Samosate occupant la rive opposée.
Quand tous les Romains survivants furent réduits à patauger dans
l’Euphrate, Médonje apparut sur la berge avec son porte-voix :
-Consul Rex! Rendez-vous, déposez vos armes et ôtez vos armures et nous
vous accorderons la vie sauve, à vous et à vos hommes!
Ils réunirent les cinq mille Romains survivants dans l’arène de
l’amphithéâtre, pieds nus et en sous-vêtements. Puis Médonje apparut,
monté sur un immense éléphant mâle caparaçonné comme un Cataphractaire
gigantesque et suivi par les Huns de la garde royale, en armures d’écailles
rouge vif. Du haut de sa monture, il s’adressa au Consul vaincu et aux
légionnaires encore éberlués par leur totale déconfiture.
-La Commagène, Amie de Rome, vous souhaite la bienvenue! Vous avez
tous été victimes d’une félonie, de la concupiscence du Consul Rex et de son
beau-frère Claudius. Notre Prince combat aux côtés de Lucullus, nous avons
hébergé, soigné et nourri des milliers d’Italiens victimes du Roi du Pont et
beaucoup d’entre eux ont choisi de demeurer en Commagène, terre bénie des
dieux. Nous vous offrons de vous intégrer à l’armée de Lucullus, pour une
durée de quatre ans, avec une solde encore meilleure que celle que Rome
vous verse et la possibilité de vous établir en Syrie ou en Commagène à la
fin de votre service, ou même de retourner à Rome. Vous pourrez ainsi
combattre sous les ordres du Proconsul Lucullus et de notre Souverain,
Antiochos, Dieu, fils de Dieu, Sauveur et aimé de tous les hommes.
Seuls, quelques dizaines de Romains restèrent fidèles au Consul Rex. Parmi
ceux-ci, Claudius et les dix licteurs qui accompagnaient toujours un Consul
103
de Rome en exercice. Les captifs reçurent vêtements et nourriture, les
blessés furent conduits à l’hôpital, leur bagage confisqué et tous les esclaves
de leur suite libérés. Puis l’on dispersa les survivants à travers les garnisons
de Commagène.
Pieds nus, en caleçon, mais toujours précédé par ses dix licteurs, le Consul
de Rome fut amené au Château, sous les huées de la Population. Là, le Roi
Kallinikos, vieilli, rappelé d’urgence du Mont Nymphée, ôta sa magnifique
cape pour en revêtir le Consul Rex et lui offrit à boire et à manger.
-Consul, admettez votre erreur, reconnaissez avoir été victime de la
fourberie de mauvais conseillers. Nous passerons sous silence la défaite de
vos deux légions et votre capture, si vous consentez à combattre sous les
ordres de Lucullus.
-Nous pourrions même vous remettre votre commandement et vos hommes,
après les avoir soignés et instruits des préceptes de notre Culte, pour aller
assiéger et prendre la ville de Nisibis, près de Tigranocerte. Cette ville, que
gouverne le frère du Basileus Tigrane, renferme les réserves monétaires de
l’Empire arménien. Nous vous proposons donc d’assister au couronnement
de mon fils Antiochos, au milieu de l’été, puis avec votre légion reconstituée
et la cavalerie de Commagène, nous irons nous joindre à celle du Lieutenant
Murena pour investir Nisibis. Votre parole nous suffira et nous vous
donnerons personnellement deux cent talents pour sceller notre pacte. Si
vous refusez notre offre, le Monde entier apprendra la capture d’un Consul
de Rome en exercice, une première dans l’Histoire de la République, ce qui
vous fera passer pour un incapable aux yeux de tous vos Concitoyens et de
la Postérité.
Kallinikos laissa la parole à son Chancelier, qu’il présenta comme un envoyé
des dieux. Le Grand Prêtre Médonje, utilisa un latin châtié, rappelant celui
de Cicéron :
-Consul, nous exigeons que vous taisiez à jamais votre attaque contre
Samosate. Personne ne doit apprendre l’existence d’armes aussi diaboliques,
provenant de la lointaine Chine et qui parviennent en Commagène au
compte-goutte. Nous conserverons Claudius Pulcher au cachot jusqu’à
l’arrivée de Lucullus. D’ici-là vous serez traité, Cher Consul, avec tous les
égards dus à votre rang de Premier Citoyen de la République de Rome, notre
Amie et vous habiterez la suite d’honneur du Château.
104
-Un tout dernier conseil, Consul : la Commagène n’a utilisé qu’une fraction
de ses moyens militaires. Et nous n’avons pas eu encore recours à la magie,
ni à aucune des forces surnaturelles que les Dieux nous ont confiées.
Méditez sur vos fautes, Consul et cessez de maudire intérieurement
Claudius. Maudissez plutôt Crassus, celui qui a instillé en vous cette soif de
pillages.
Kallinikos ordonna la tenue de cérémonies à la mémoire des victimes,
commagénoises et romaines. Il demanda à tous les dieux de pardonner ce
sang versé en légitime défense, et à tous ses Sujets de ne jamais évoquer
cette bataille pour ne pas offenser Mithra qui considère tous les hommes,
même les Romains, comme ses enfants. L’État-Major du Consul partagèrent
avec lui les luxueuses accommodations du Château.
Myryis et Médonje avaient sondé un à un les légionnaires capturés et avaient
isolé les éléments qu’ils jugeaient irrécupérables, les factieux et les
psychopathes. Les autres, confiés aux Acolytes de toutes leurs paroisses,
s’activaient aux champs, sur les routes ou les chantiers et apprenaient à
aimer le Peuple de Commagène et son Roi qui annonçait la venue d’un
monde meilleur basé sur la fraternité universelle et l’amour du prochain.
Les Huulus avaient offert au Consul Rex une garde-robe de soieries
pourpres, couleur réservée aux Empereurs, et une garde d’honneur lui avait
été attribuée pour tous ses déplacements dans le Royaume. On lui fit visiter
les aciéries de Maras, le Sanctuaire du Mont Nymphée avec son Musée, la
Bibliothèque, l’Hôpital, les moulins à vent et à eau, les serres et les
nouvelles cultures, le colombier et les écuries royales. Le Consul put
discuter avec des centaines de ses Concitoyens, devenus heureux Sujets de la
Commagène et Q. Rex put ainsi apprendre d’eux la bonté du Roi de
Commagène qui les avait sauvés.
Ainsi, le statut du Consul de Rome, après sa défaite honteuse, passa de
prisonnier à hôte d’honneur du petit Royaume de Tauride. Rex avait été reçu
à la Tour Carrée des Cyborgs, où il admira certaines des collections du
Chancelier et put constater la richesse et l’étendue du savoir des sorciers de
la Commagène et la puissance de leur magie. Médonje avait échangé
longuement avec le Consul Rex, qui lui témoignait maintenant estime et
respect.
105
Au début juillet, Antiochos le Philosophe revint en Commagène pour s’y
faire couronner Roi. Avec lui son Écuyer Pyréis et le Proconsul Lucullus
accompagné de sa légion la plus dévouée. Lucullus avait pris une dizaine de
forteresses arméniennes et y avait trouvé des réserves d’argent et de blé.
Presque tous les vassaux des deux Basileus poursuivis avaient contacté
Lucullus pour offrir leur soumission à Rome. Un des fils du Basileus du
Pont, celui qui régnait sur le Bospore14 proposa son alliance aux Romains
contre son père. Les Empires du Pont et d’Arménie s’écroulaient devant
l’avancée des légions de Lucullus, mais leurs deux souverains restaient
insaisissables.
Néanmoins, Lucullus et ses soldats rayonnaient de satisfaction, et vénéraient
Antiochos et son Grand Écuyer qui, à eux seuls avaient obtenu la soumission
de la plupart des villes conquises. Les Romains n’y commirent aucun
massacre, et aucun outrage n’y fut fait aux femmes. Lucullus offrait aux
prisonniers arméniens le pardon, la vie et la liberté, contre la promesse de
retourner à leurs champs. Mais un immense butin s’entassait derrière les
légions, répartis sur des milliers d’ânes, de chevaux et de chameaux, à perte
de vue. La légion de Lucullus, précédée par Antiochos et la cavalerie de la
Commagène, marcha triomphalement le long de l’Euphrate, acclamée par
des dizaines de milliers de Sujets enthousiastes. Lucullus fit établir son
campement près de l’amphithéâtre de Samosate où des Jeux en l’honneur du
Consul et du Proconsul se déroulèrent pendant trois jours.
Plus de soixante mille spectateurs pouvaient s’entasser dans l’amphithéâtre,
mais il ne suffisait pas devant l’affluence venue de tous les coins du
Royaume. Parmi l’assistance se trouvaient les six mille légionnaires capturés
qui acclamèrent l’arrivée triomphale de Lucullus, sur un éléphant
caparaçonné d’or et de gemmes, aux côtés du Consul Q. Rex. Mais la palme
revint à Médonje qui fit son entrée en chevauchant un dragon d’une
longueur de cinquante pieds et doté de crocs longs comme des sabres et de
griffes terrifiantes. Le Cyborg jouissait des réactions de la foule incrédule
devant le lézard géant que Myryis avait rapporté du sud de la Chine, il y
avait vingt-deux ans. Les deux dragonneaux ramenés avaient grandi dans
une caverne possédant une source d’eau chaude, dans la vallée tenue secrète
où l’on extrayait le souffre et où l’on fabriquait la poudre utilisée dans le
Royaume.
14
Le Bospore Cimmérien, en Crimée. Ne pas confondre avec le Bosphore en Propontide, près de Byzance
106
Les Acolytes fixèrent solidement le collier d’acier de l’énorme bête à des
anneaux et Médonje descendit de sa gigantesque monture sans relâcher son
contrôle télépathique sur le cervelet du saurien. Sur un signe du Chancelier,
des dizaines de charrettes apportèrent au centre de l’arène les armes et les
armures des légionnaires capturés et ceux-ci, présents dans la foule, furent
conviés à s’en revêtir et à former les rangs sous les acclamations de la
Population. Le Consul Rex s’adressa ensuite à sa légion ressuscitée, faisant
l’éloge de la Commagène, reconnaissant avoir été mal conseillé d’avoir ainsi
attaqué un Allié aussi éminent et gouverné par un Roi aussi sage, clément et
miséricordieux.
Le Proconsul Lucullus souleva la foule en annonçant une importante
donation au Nympheum et l’assurance de la protection romaine contre tout
ennemi de la Commagène. Puis il inaugura les Jeux et présida aux
nombreuses compétitions qui perdurèrent trois jours durant et qui scellèrent
l’amitié entre Rome et Samosate. Puis les légions participèrent au cortège
qui accompagna Antiochos jusqu’au Mont Nymphée pour son couronnement
comme Roi de Commagène, Roi des Rois et Dieu vivant, cérémonie où se fit
aussi le couronnement de Philippe Barypos comme Roi de Syrie, se
reconnaissant vassal d’Antiochos. Le Consul de Rome, Q. Marcius Rex, prit
la parole et remit à Antiochos les villes côtières d’Issus et d’Épiphanea,
ainsi que la plaine fertile de la rivière Pyrames qui communiquait avec la
Commagène, donnant ainsi au petit Royaume un accès direct à la
Méditerranée.
En ce quatorze juillet mémorable, les Anges Célestes firent un accroc à leur
réserve habituelle et, devant cinq cent mille Fidèles dont deux légions et le
Consul de Rome en personne, leur navette spatiale s’éleva doucement du toit
du Sanctuaire puis exécuta plusieurs cercles autour de la montagne sacrée
avant de prendre de la vitesse pour provoquer plusieurs boums
supersoniques et disparaître dans le ciel dans une traînée de vapeurs et
d’étincelles du plus bel effet. Les conversions parmi les légionnaires se
multiplièrent et tous quittèrent la Commagène en chantant des hymnes à
Mithra, sous les vivats de la Population et la bénédiction des Souverains
déifiés.
107
108
Chapitre IX Les collections du Roi Nemrod de Ninive (67 avant JC)
Pendant son séjour doré à Samosate, le Consul Q. Rex écrivit au Sénat qu’il
avait rejoint les légions de Lucullus pour occuper l’Assyrie et assister ce
grand Général dans sa conquête de l’Asie. Il promettait au Sénat et au
Peuple de Rome une campagne qui se payerait avec les deniers pris à
l’ennemi, se ferait avec l’aide des recrues asiatiques et presque sans perte de
vie romaine. Rex avait demandé, et obtenu, la Cilicie pour y exercer son
Proconsulat.
Les Cyborgs avaient pu sonder à loisirs le Consul pendant les quatre mois
qu’il passa en Commagène. Rex appartenait au cercle des intimes de
Crassus, à qui il devait son Consulat, et aussi sa chemise. L’esprit du Consul
livra de noires intrigues où complotaient Crassus, Pompée et César, prêts à
égorger le Sénat pour se déclarer Dictateurs de la République et qui avaient
passé à deux doigts d’exécuter leur coup d’État, Crassus ayant préféré rester
chez lui le jour où il devait donner le signal déclenchant le bain de sang.
Sans révéler sa source, Médonje dévoila les détails du complot avorté dans
sa correspondance avec Cicéron, devenu Préteur, et un des chefs de file des
Républicains, avec le bouillant orateur, et incorruptible, Caton.
Dans le Golfe Persique, l’Athénaïs et la Pythadoris, revenus à Charax avec
la flotte cinghalaise, avaient ramené dans leurs cales une fortune colossale
en épices, en aromates et en ambre gris. L’arrivée de la caravane de Charax
coïncida avec celle de Chine, et pendant quelques jours, le caravansérail de
Samosate ne suffit plus et déborda hors des nouvelles murailles. Des milliers
d’Amazones avaient encore une fois escorté le convoi d’Orient à travers
l’Arménie en guerre, protégeant ainsi leurs propres exportations de poisson
séché et de caviar d’Aral et de la Caspienne.
Antiochos et Pyréis, avec la cavalerie légère de Commagène, précédaient les
légions des Proconsuls Lucullus et Rex dans leur marche sur la ville de
Nisibis. Antiochos s’adressait aux Mésopotamiens en araméen, décrivant la
forfaiture et l’inhumanité du Basileus Tigrane. Il obtint, sans combat, la
soumission de tout le nord de la Mésopotamie, hormis la forteresse de
Nisibis, que Tigrane avait si amplement pourvue que sa garnison pouvait
soutenir un siège de plusieurs années sans ressentir de pénurie. Le Basileus
avait confié à son frère la défense de la ville et du trésor impérial. Après
avoir établi le blocus de la cité, laissant ses légions au siège de Nisibis,
109
Lucullus, à la tête de la cavalerie, s’enfonça encore plus vers l’est, jusqu’en
Assyrie.
Alors que leur troupe de cavaliers atteignait l’antique Voie Royale des
Achéménides, qui traversait tout le sous-continent, Antiochos aperçut le
carrosse de Médonje, aussi imposant que les magnifiques chevaux qui le
tiraient. Le Grand Prêtre les attendait, attablé devant un pavillon de soie,
portant, comme le carrosse les écussons de Commagène.
-Un thé au jasmin, votre Majesté? J’ai décidé de me joindre à vous pendant
quelques jours et de revoir Ninive, située trente kilomètres plus loin sur la
route où nous nous tenons.
Lucullus fit établir le camp pour la nuit et se joignit ensuite à Antiochos et
Pyréis qui sirotaient leur thé et riaient en écoutant Médonje raconter son
voyage.
-Trente Chevaliers de Commagène nous escortaient et Sextilius partageait
mon carrosse. Quand les légionnaires nous interdirent le passage, à Amida,
le Légat de Lucullus aplanît toutes les difficultés. Et quand, plus loin, on
rencontra les Arméniens, ils me demandèrent de les bénir et nous donnèrent
même des cerises. Quatorze heures de route avec Sextilius m’ont permis
d’apprendre les noms des champions des dix dernières Olympiades, et tous
les ragots de Rome.
-Quand nous sommes passés à Ninive, la première année de notre arrivée sur
votre planète, la ville possédait encore des habitants, bien qu’elle avait déjà
perdu tout son lustre passé. Nous avions alors remarqué, dans l’immense
tertre de quarante acres, l’accumulation de vestiges de nombreuses
civilisations, des temples et des palais enfouis, des statues et des fresques
enterrées, sous des dizaines de mètres de décombres millénaires. Nous
avions aussi décelé la présence d’objets et d’importants dépôts métalliques,
dans des cryptes paraissant intactes, creusées profondément sous la ville.
Quand j’ai su que vous passiez par Ninive, je n’ai pu résister à l’envie de
mieux évaluer le contenu de ces cryptes.
Le lendemain matin ils parvinrent aux ruines de Ninive, fondée par le
légendaire demi-dieu Nemrod, la fabuleuse Capitale d’un ancien Empire qui
régna sur tout le Monde alors connu. Vingt ans plus tôt, le Roi des Parthes
avait détruit et incendié ce qui restait de l’antique métropole et déplacé ses
110
habitants. Ninive, qui comptait jadis deux cent mille âmes, rendue
maintenant ville morte, élevait son tertre de débris recouvert d’une
végétation rudérale15 au dessus de la plaine mésopotamienne. Quelques
autruches, et des vautours, nidifiaient dans les ruines du ‘Palais sans rival’,
orgueil des Assyriens depuis longtemps disparus.
Pendant toute la journée, Médonje et Pyréis déambulèrent parmi les ruines,
concentrant leurs recherches sur le site même du Palais Sans Rival, dont il
ne restait que les fondations et des vestiges de mosaïques. Alors que les
Cyborgs arpentaient Ninive, Antiochos présidait une cérémonie honorant
Mithra en présence de Paysans accourus de toute la région pour apercevoir
le Dieu vivant de Commagène qui annonçait la venue imminente d’un
Sauveur.
Quand ils redescendirent du tertre qui fut jadis la grande Ninive, les Huulus
demandèrent à Lucullus d’établir son campement au pied des ruines.
-Pour deux ou trois jours. Et interdisez l’accès au site pendant ce temps.
Myryis posera notre navette spatiale dans le Palais Sans Rival cette nuit
même. Il y a sous ce palais une enfilade de cryptes contenant d’importantes
réserves d’or et de métaux et ce qui semble être une bibliothèque intacte. Les
travaux d’excavation commenceront à minuit.
Lucullus assista à l’arrivée silencieuse du vaisseau de l’espace qui, restant
suspendu à un mètre du sol, émit une lueur mauve.
-Restez bien à l’écart, Proconsul, nous utilisons un rayon désintégrant les
liens moléculaires et qui réduit toute matière en ses éléments atomiques.
Sous l’appareil, se formait un trou de plus en plus profond et parfaitement
rond, duquel s’élevait un nuage de poussières fines. Quand le puits atteignit
une vingtaine de mètres, la lueur mauve cessa et Myryis descendit de la
navette.
-Voilà, nous avons atteint le niveau du sol sous le grand palais.
Un escalier apparaissait, encore partiellement encombré de débris qu’ils
dégagèrent rapidement. Une trentaine de marches les menèrent à une grande
15
du latin ‘rudus’ : déblais, décombres, ruines.
111
pièce creusée dans le rocher, probablement la Trésorerie, à en juger par
plusieurs coffres éventrés et calcinés et les quelques pièces de cuivre et d’or,
des Dariques relativement récentes qui avaient échappé aux incendiaires.
Médonje s’empara des deux dariques et les fit miroiter à la lueur de sa
torche.
-Des pièces magnifiques! Ne valaient-elles pas tous ces efforts?
Lucullus se demandait si la sénilité avait finalement gagné le Grand Prêtre,
ou si toute cette mise en scène ne constituait qu’une autre épreuve
initiatique. Médonje rassura le Proconsul :
-Derrière cette pierre, qui bascule sur elle-même, s’amorce un couloir. Il faut
un homme fort pour pousser sur le bas de la pierre. À vous l’honneur de le
faire excellent Lucullus!
Les efforts conjugués d’Antiochos et de Lucullus ne permirent de faire
bouger le lourd rocher que de quelques pouces seulement. Mais l’herculéen
Pyréis s’unit à leurs efforts et un pan du mur dévoila une ouverture où ils
s’engouffrèrent. Leurs pas s’enfonçaient dans un tapis de poussière
accumulée par les siècles. Ils arrivèrent à une salle qui contenait à leur
gauche et à leur droite des rangées de magnifiques vases hauts comme un
homme. Deux des urnes s’étaient fracassées l’une contre l’autre et avaient
répandu leurs contenus sur le sol, de la malachite et du lapis-lazuli. Les
autres contenaient du jade, des perles, du corail, du cristal de roche et des
pépites d’électrum.
Médonje sortit de son ébahissement :
-Ne nous attardons, pas il reste cinq autres salles à découvrir.
La seconde salle, plus vaste, étalait sur son pourtour quarante-cinq idoles,
toutes dissemblables. Sur une douzaine de statues, Myryis reconnut
l’écriture babylonienne.
-Celles-ci ont été volées à Babylone!
Quatre statues, en or massif, provenaient indiscutablement d’Égypte, ainsi
que plusieurs autres en diorite. Des dieux phéniciens, des Déesses-Mères
112
syriennes, des chimères provenant de cultures inconnues s’offraient à leurs
yeux.
-Des prises de guerre sans aucun doute!, commenta Myryis.
Ils durent patauger à travers des amoncellements de lingots d’or et
d’électrum pour traverser la pièce suivante. Les barres de métal précieux,
érigées en hautes piles, s’étaient écroulés sous les secousses sismiques qui
frappaient régulièrement l’Assyrie. Médonje demanda à Lucullus d’évaluer
la valeur de cette seule pièce, à l’œil.
-Deux mille lingots d’électrum de quarante livres. Deux cent millions de
sesterces. Et votre évaluation, Divin Médonje?
Médonje précisa :
-Il y a six mille lingots! »
La salle suivante contenait des dépouilles arrachées à des Temples. Des
autels d’albâtre, d’onyx, de marbre, incrustés de gemmes, d’or et d’argent,
des coffrets d’ivoire pleins de pierres précieuses, des colonnes de jaspe, des
coupes translucides divinement travaillées, et des couronnes
magnifiquement ouvragées, par centaines, étalées pêle-mêle dans
d’immenses vasques en jadéite. Dans un coin de la pièce, encore bien
alignés sur un autel doré, une dizaine de crânes, portant chacun une
couronne, semblaient fixer les visiteurs de leurs orbites sombres. Ils
découvrirent aussi dans cette pièce, des modèles réduits de Ninive,
Babylone, des villes égyptiennes de Memphis et de Thèbes, et une dizaine
d’autres cités minuscules fabriquées avec un soin méticuleux.
Ils pénétrèrent ensuite dans une curieuse bibliothèque qui rassemblait des
assortiments hétéroclites de tablettes gravées en caractères cunéiformes, des
plaques votives en métal noble, des rouleaux de papyrus égyptiens, certains
rédigés dans des alphabets sémitiques. Un coffre renfermait des dizaines de
cartes géographiques. Trois autres meubles contenaient la plus mirifique
collection de sceaux cylindriques qui se puisse imaginer. Chacune des
pierres travaillées constituait un petit chef d’œuvre unique et lorsqu’on
roulait celles-ci sur de l’argile, elles y dessinaient de magnifiques images.
113
Les dernières salles servaient respectivement de salle de torture, de chambre
à coucher et de greniers alimentaires où toutes les denrées avaient été depuis
longtemps réduites en poussière par l’action du temps. Dans la chambre, des
fresques immortalisaient des chasses au lion et des batailles, avec moult
détails atroces indiquant la cruauté des Assyriens. Un lit imposant et trois
baignoires en bronze doré dont une remplie à raz-bord de pierres précieuses.
Près du lit, une tiare et un sceptre dignes d’un Empereur. Les fourrures
couvrant la couche impériale et le plancher de la chambre se désintégraient
au moindre contact. Les Huulus estimèrent que personne n’avait pénétré
dans ces salles souterraines depuis au moins cinq siècles.
Médonje émit une hypothèse :
-Le Roi assyrien, appelons-le provisoirement Nemrod, a probablement péri
avant que de transmettre le secret de ces cryptes à son successeur. Il n’existe
qu’un seul accès à ces lieux, situé lui-même dans la Trésorerie sous le palais.
Le déplacement de tous ces trésors jusqu’au Temple de Nymphée exigera
plusieurs semaines à notre navette en allers-retours nocturnes. Et nos
cavaliers devront interdire l’accès aux ruines de Ninive pendant toute la
durée des opérations.
Myryis se chargea de coordonner le travail des Acolytes et du transfert du
trésor des Assyriens. Lucullus laissa cent cavaliers à la garde du chantier et
Antiochos en laissa le double. Puis ils poursuivirent leur chevauchée vers
l’est et arrivèrent au bourg de Gaugamèle où Alexandre le Grand avait
vaincu l’immense armée de Darius, près de trois siècles plus tôt. Antiochos
fleurit le trophée monumental commémorant la bataille où ses deux illustres
Ancêtres s’étaient affrontés.
Lucullus et ses cavaliers atteignirent ensuite la frontière de la Parthie, à
Arbela. Le Roi Mède de l’Adiabène, quand il connut leur approche s’était
porté au-devant d’Antiochos qu’il vénérait pour son œuvre religieuse, ayant
accompli lui-même plusieurs fois le pèlerinage au Nympheum.
Accompagnant les Perses, le fils du Roi des Rois des Parthes, Orode,
Souverain d’Ectabane et neveu d’Antiochos se détacha du groupe :
-Bienvenue en Parthie, Oncle Antiochos! Ou devrais-je dire ‘Père’?
-Par Mithra! Mon neveu et futur gendre!
114
Les retrouvailles chaleureuses furent suivies par une invitation à banqueter
au Palais d’Arbela, Capitale de l’Adiabène. Le Proconsul Lucullus suscita la
curiosité des foules venues acclamer les fameux visiteurs, et aussi la
présence de ce Sorcier qui chevauchait un dragon dans l’amphithéâtre de
Samosate. Lucullus pendant les trois jours passés dans cette Capitale Parthe,
admira les jardins des Perses, maîtres incontestés en horticulture. Le
Proconsul apprécia particulièrement les épinards, qu’on lui resservit à tous
les repas, à sa demande, et dont il ramena plusieurs plants à Samosate, puis à
Rome.
Le Romain tenta de se concilier l’aide des Parthes contre Tigrane d’Arménie
et le Roi du Pont. Orode proposa de faire escorter un envoyé de Lucullus
auprès de son père Phraatès, le Roi des Rois, à Ctésiphon près de Babylone.
Et Lucullus désigna Sextilius comme Légat de Rome auprès des Parthes,
avec comme deuxième mandat d’espionner les forces des Parthes. Des
courriers leur apprirent la chute de Nisibis, prise par Murena, par une nuit
sans lune où une forte averse avait caché aux défenseurs l’approche des
Romains qui avaient pu escalader les murailles, puis s’emparer de toute la
ville. Seule résistait encore la forteresse où s’était retranché le frère du
Basileus Tigrane. Cette nouvelle déclencha leur retour à Nisibis, où Lucullus
paracheva la prise de la cité et captura le frère et l’immense trésor monétaire
de Tigrane.
À Rome, Crassus et les Chevaliers rageaient contre Rex dont la mission
première était de démettre Lucullus de ses fonctions et de redonner le
contrôle des Provinces d’Asie aux percepteurs de taxes inféodés à ces
ploutocrates. Or, au lieu de le destituer, Q. Rex s’était placé sous le
commandement de Lucullus. Aussi, le tout puissant Crassus avait-il
convaincu le nouveau Consul, Manius Acilius Glabrio, une autre
marionnette à sa solde, de se rendre en Asie pour accomplir ce que Rex
n’avait su réaliser, la destitution de Lucullus et lui signifier son rappel à
Rome.
Dans la Capitale romaine, les pirates avaient pillé le port d’Ostie, en plein
jour, démontrant leur force et leur audace. Le commerce méditerranéen
devenait tellement problématique que l’Édile Gallius ne put trouver aucun
fauve pour les Jeux cette année là. Les pénuries engendrèrent des émeutes et
le Sénat, avec l’appui de Cicéron, donna à Pompée un Imperium Infinitum
sur toute la Méditerranée, pour éradiquer la piraterie, lui accordant cent vingt
mille hommes et le commandement sur toutes les flottes de Rome. Le génial
115
homme de guerre divisa la Mer, et les côtes, entre tous ses Lieutenants et
coordonna magistralement leur action.
À la surprise générale et à son propre étonnement, en quarante jours, et sans
perdre un seul navire romain, Pompée parvint à réduire toutes les flottes des
corsaires de la Méditerranée et à investir leurs repaires Il captura un grand
nombre de pirates, ainsi que leurs biens, mal acquis, et leurs familles. Une
formidable armada romaine, repoussa les restes des flottes pirates jusque sur
l’Asie, les forçant à s’enfermer avec huit cents de leurs navires dans le Golfe
d’Issus, près d’Antioche, port qui avait été concédé à la Commagène par
Lucullus l’année précédente. Dès qu’Antiochos apprit le déferlement massif
des pirates fuyards sur son nouveau domaine, il s’y rendit avec de grandes
provisions de nourriture qu’il mit à la disposition des pirates et de leurs
familles. Opys et Pyréis accompagnaient leur Souverain et plusieurs
Acolytes de l’hôpital qui soignèrent les malades et les blessés, certains se
mourrant de faim ou d’épuisement, ayant ramé pendant des semaines devant
les navires de Pompée.
La légion du Proconsul Rex, devenu Gouverneur de Cilicie, interdisait aux
pirates de franchir la rivière Pyrames, nouvelle frontière de la Commagène.
Au sud, les soldats du Roi Philippe de Syrie, vassal d’Antiochos indiquaient
aux pirates qui voulaient s’échouer sur leurs côtes de se rendre à Issus, où ils
pourraient s’établir sous la protection de son Roi, Antiochos le Pieux. La
cavalerie d’Antiochos patrouillait son Royaume et interceptait tous les
pirates tentant de quitter la région d’Issus ou de s’éloigner de la côte.
Le Roi Antiochos proposa aux pirates de s’établir paisiblement en
Commagène :
-Sur cette riche partie de la Cilicie que m’ont concédée Rome et la Syrie.
Vous pourrez devenir mes Sujets prospères, heureux propriétaires terriens,
ou même marins, pour la flotte de Commagène que nous construirons
ensemble. Contre votre serment d’allégeance à ma Couronne, et la promesse
de respecter nos Lois, en particulier celle de ne jamais posséder aucun
esclave, j’intercéderai auprès des Romains et j’obtiendrai de Pompée vos
vies et votre liberté, grâce aux Dieux qui protègent mon Royaume. Ainsi
soit-il.
Les huit cents équipages pirates provenaient de tous les rivages de la
Méditerranée, d’aussi loin que la Lusitanie, ou les Îles Fortunées, par-delà
116
les Colonnes d’Hercule. Cette foule bigarrée transformait le port d’Issus en
une nouvelle Babylone où se parlaient toutes les langues. Plus de cinquante
mille réfugiés de la mer, de solides gaillards bien souvent sans foi ni âme,
campaient sur les rivages dans des cantonnements de fortune en compagnie
de leurs familles ou de leurs concubines consentantes. Beaucoup d’entre
eux, et les cales de leurs navires, recelaient les fruits les plus précieux de
leurs pillages amassés pendant les nombreuses années où ils écumèrent les
mers.
Les brigands déposèrent leurs armes, et leurs fortunes, aux pieds
d’Antiochos. Un à un, ou avec leurs familles, les pirates prêtèrent serment à
la Commagène. À chacun, Myryis ou Médonje remettait un parchemin
attestant sa Citoyenneté de Néo-Commagénois et la promesse royale de s’y
faire octroyer une terre. Plongeant dans les tréfonds de leurs personnalités,
les Cyborgs interrogeaient habilement leurs nouveaux Sujets et ajoutaient de
mystérieux symboles à leurs parchemins, une évaluation de leurs donations
au Temple et de leurs inclinaisons. Car parmi ces détrousseurs se retrouvait
aussi la lie de l’Humanité, certains au-delà de toute possibilité de
rédemption.
Une longue procession d’Acolytes se chargea de transporter le faramineux
butin et d’escorter la plupart des femmes et des enfants jusqu’au Sanctuaire
de Nymphée, à quelques deux cent kilomètres de la côte. Antiochos avait
fait déposer le tiers de l’or des pirates sur les quais d’Issus. Puis quand leur
Initié Posidonius leur apprit le départ de Pompée de Rhodes pour la Cilicie,
ils guettèrent la quinquérème de l’Empereur romain des Mers. L’Isias,
arborant sur ses voiles le scorpion doré de la Commagène, appareilla pour
accueillir Pompée avant même qu’il n’aborde l’Asie. À son bord prenaient
place le Gouverneur Q. Rex, le Légat Sextilius, revenu de la Cour des
Parthes, Antiochos, le Roi Philippe de Syrie, Pyréis et Médonje, et leurs
suites respectives.
Parvenu à portée de voix, le Proconsul Rex se fit reconnaître du Proconsul
Pompée :
-Salutations et félicitations pour votre prodigieuse victoire sur les pirates,
honorable Pompée! Venez à notre bord pour que je vous présente le Roi
Antiochos et sa suite qui désirent vous entretenir des affaires de l’Asie.
117
Une passerelle fut jetée entre les deux navires et une cohorte de légionnaires
se précipita sur le pont de l’Isias, l’épée à la main. Puis Pompée suivit, avec
trois Questeurs de son État-Major et deux dignes Sénateurs en toges
blanches, bordées de pourpre. Pompée se croyait vraiment au-dessus de tous
les hommes, perçut Médonje en analysant les réactions du Grand Homme,
imbu de lui-même et sensible à la flatterie. Pour parvenir à ses fins, Pompée
avait triché, bafoué les règles et les lois, tué à la guerre mais aussi en temps
de paix.
Après les présentations protocolaires, Antiochos invita ses hôtes à prendre
place à sa table et leur offrit à boire le meilleur vin d’Antioche. Puis il
s’adressa à Pompée :
-Je me considère avant toutes choses comme Antiochos le Philosophe, un
homme choyé des Dieux, qui m’ont fait naître Roi. Mes devoirs d’homme et
de Roi m’obligent à faire appel à la pitié du Grand Pompée envers les pirates
et leurs familles que votre invincible flotte a repoussés jusque sur les rivages
de mon Royaume. La Commagène, fidèle Alliée de Rome, protectrice des
Romains lors des massacres perpétrés par le Roi du Pont, fournisseur des
médicaments des légions romaines d’Asie, nous qui combattons aux côtés du
Proconsul Lucullus les Basileus d’Arménie et du Pont, implorons la
miséricorde du Grand Pompée envers les pirates, qui consentent à vous
remettre tous leurs biens volés encore en leur possession et leurs navires. De
plus, je m’engage à donner au Sénat et au Peuple de Rome la somme de dix
mille talents.
Devant l’énormité du chiffre, le sourcil de Pompée tressauta légèrement et il
se fit répéter la somme par Antiochos. Le Gouverneur Rex crut à propos de
préciser à Pompée que la Commagène contrôlait le commerce de la Route de
la Soie, des Épices et du verre des Indes. Le Questeur Sextilius ajouta
qu’Antiochos était le beau-frère du Roi des Rois de Parthie, avait épousé la
fille du Roi Ariobarzane, le plus fidèle ami des Romains et descendait
d’Alexandre le Grand et de l’Empereur de Perse Darius, qu’il était considéré
un Dieu vivant dans bien des Royaumes d’Asie et qu’il possédait le plus
prospère des Royaumes du continent et un Sanctuaire qui attirait des
millions de pèlerins.
Le Proconsul Rex, qui avait passé près d’un an à la Cour de Samosate
s’inclina devant Antiochos qu’il vénérait comme un bienfaiteur de
l’Humanité :
118
-De plus, c’est un hôte merveilleux qui parle admirablement notre langue et
admire notre République.
Médonje sentit que Pompée, assuré de la supériorité que lui conféraient ses
deux mille navires transportant dix légions, soupesait l’offre d’Antiochos.
Antiochos invita son Chancelier à prendre la parole :
-Glorieux Pompée, les intérêts de Rome et de la Commagène résident dans
la paix et la prospérité qu’elle engendre. Et dans le volumineux commerce
entre l’est et l’ouest, infiniment plus enrichissant pour tous que les prises de
guerre. La Cour de Samosate reçoit les Ambassades de Chine, des Indes, de
l’Île aux Épices, de l’Arabie et de toute la Parthie. Même le Consul de Rome
en exercice, l’Honorable Rex, ici présent pourra témoigner du savoir-faire et
de la richesse de la Commagène.
Le Cyborg décroisa les bras, révélant plusieurs bagues de grand prix à
chaque doigt, mais surtout, accrochés au cou du Grand-Prêtre, l’énorme
rubis de l’Empereur Grypus et une émeraude globulaire sans pareille.
Médonje profita de la surprise de Pompée pour poursuivre :
-Le butin des pirates vous attend sur les quais d’Issus. Et les dix mille talents
offerts par le Divin Antiochos pourraient parvenir en trois jours à la
résidence du Gouverneur Rex à Tarse, sur la côte proche. Vous avez souvent
répété au Sénat que pour faire une armée, il faut des hommes et de l’argent.
Or vous avez des hommes et nous avons besoin de votre armée pour vaincre
définitivement les Basileus du Pont et d’Arménie. Car notre refus de mener
la guerre à Rome, puis le soutien, l’assistance et la participation de la
Commagène aux côtés des légions de Lucullus nous ont mérité la haine de
ces deux Tyrans, qui se soucient fort peu de la vie de leurs Sujets. La
Commagène, pour survivre, doit s’assurer que les Empires du Pont et de
l’Arménie ne retombent plus entre les mains de ces Rois, ennemis jurés de
Rome.
Un rayon de soleil perça les nuages et fit scintiller la longue barbe blanche
du Grand-Prêtre qu’il avait ce jour-là saupoudrée de poussière de rubis et de
diamant. Le Chancelier caressa négligemment sa barbe rosée, ce qui laissa
sur ses doigts une poussière étincelante. Le Grand Pompée sembla hypnotisé
par le discours de Médonje :
119
-À Issus, cinquante mille pirates encore en armes attendent votre réponse,
Magnanime Pompée. Ils sont prêts à jeter au fonds de la Mer leur trésors et à
mourir jusqu’au dernier en tuant le plus de Romains dans ce dernier acte.
Mais les pirates, s’ils sont pardonnés, acceptent de s’établir en Commagène,
et aussi dans votre Province de Cilicie, et à renoncer à jamais au pillage. Ils
participeront ainsi à la prospérité de Rome et à la grandeur de votre nom,
Illustre Pompée, car le Gouverneur Rex a déjà établi les plans d’une ville
nommée Pompéopolis tout près de votre garnison basée à Tarse et qui
pourra, grâce à ces pirates repentis devenir un port très actif et un nouvel
arsenal pour les flottes romaines.
Des Acolytes avaient déroulé une carte détaillée de l’Asie et Antiochos se
servait du Sceptre de Commagène pour pointer le théâtre des opérations des
légions de Lucullus.
-Deux armées convergent présentement sur Artaxata, la Capitale dynastique
de Tigrane d’Arménie. Deux légions du Proconsul Lucullus et une armée de
cavaliers Parthes envoyée par Orode, pour venir en aide à son copain le fils
de Tigrane qui s’est révolté contre son père. D’autre part, le Roi du Pont a
reconstitué une armée et s’attaque aux forces laissées par Lucullus pour
pacifier le Pont. Lucullus prie instamment le Grand Pompée de dépêcher ses
légions en Anatolie pour terminer cette guerre interminable contre
Mithridate du Pont.
Les Cyborgs sentaient l’animosité s’emparer de Pompée à l’évocation du
nom de Lucullus qui, malgré les demandes réitérées du Sénat à se désister de
son commandement, poursuivait sa campagne d’Asie. Le Chancelier
Médonje poursuivit :
-La Syrie, très éprouvée par un récent tremblement de terre dévastateur, est
la proie des Juifs et des Arabes qui y effectuent des razzias et des massacres
de populations. La sécurité et le redressement de la Syrie nécessitent l’envoi
d’au moins trois légions, pour assister celle que Lucullus y a déjà mise en
place.
Après le bref exposé du Chancelier, le Gouverneur Rex offrit à Pompée
l’hospitalité de son Palais de Tarse, afin qu’il y voit les richesses que
Lucullus avait arrachées aux citadelles des Basileus et pour y attendre les dix
mille talents promis par Antiochos en échange de la vie des pirates. Pompée,
qui détestait voir ses plans contrecarrés, admit pourtant en son for intérieur
120
que l’apport de la Commagène assurerait la solde de ses cent mille
légionnaires pour trois ans. Avant que de l’entendre, les Huulus connurent
l’acquiescement de Pompée à l’offre de la Commagène.
L’illustrissime Général signifia son accord à Antiochos :
-Mais prêtez-moi votre Chancelier et cette carte pour les trois prochains
jours. Il nous accompagnera à Tarse et nous pourrions ainsi analyser la
situation de l’Asie en bénéficiant des lumières de votre Grand Prêtre.
Après avoir jeté un regard à son Chancelier, Antiochos consentit volontiers
au vœu de Pompée :
-Connaissant le désir de Médonje de mieux connaître le Grand Pompée,
Triomphateur des Africains, des Espagnols et bientôt des Asiatiques ce qui
fera de vous, Illustre Pompée, le premier Romain à célébrer des Triomphes
sur les trois continents du Monde. Nous vous confions le Divin Médonje,
gavez-le de homard et vous obtiendrez tout de lui.
Quand l’Isias s’approcha des quais d’Issus, une scène surréaliste attendait le
Légat de Pompée embarqué à son bord. À perte de vue, une foule recouvrait
le rivage, une foule étonnamment silencieuse, composée de malfrats bardés
de cuir, poignards à la ceinture et épée au fourreau. Le butin des pirates
faisait un tas immense sur les quais, richesses volées à travers tout le bassin
méditerranéen, et aussi quelques centaines de Notables romains captifs, dont
les pirates avaient espéré obtenir d’importantes rançons, mais qu’Antiochos
avait fait libérer.
Quand, de la proue de son magnifique navire, le Roi de Commagène fit le
signe de la victoire. Le silence pesant fit place à un déferlement de joie
universelle où chacun embrassait son voisin. La liesse populaire s’empara de
la ville d’Issus et ce ne fut qu’au surlendemain que l’on commença à
distribuer les terres aux Corsaires repentis. Les éléments que les Grands
Prêtres avaient jugés indésirables avaient été envoyés dans la Province
romaine de Cilicie, à Soli, renommée Pompeopolis, et à Adana, près de
Tarse. Tous les autres s’installèrent en NéoCommagène, dans les ports
d’Aegeae et d’Issus ou dans la plaine du fleuve Pyrames. Les ex-pirates
échangèrent leurs armes contre des outils aratoires, de bonnes haches, des
pics et des pelles faites de l’excellent acier de Commagène. Ils devinrent
121
presque tous des Sujets irréprochables de la Couronne de Samosate et
adeptes convaincus de la religion d’État, la Nouvelle Alliance.
Alors que Pompée avait quitté la Cilicie depuis un mois, pour se rendre à
Pergame, en passant par les grandes cités d’Ionie qui organisaient des
triomphes en son honneur, Lucullus annonça de mauvaises nouvelles.
-J’ai une mutinerie sur les bras, mes hommes refusent de s’éloigner encore
plus vers l’est. Et aussi l’incapable Triarius a enfreint mes ordres et s’est
emparé du Temple de Comana du Pont, suscitant un soulèvement général de
la Population qui se range passionnément derrière son Roi. Je dois
interrompre ma marche sur la Capitale arménienne pour porter secours à
Triarius.
La situation se révéla encore plus sombre que ce qu’en savait Lucullus. Les
légions les moins disciplinées qu’il avait laissées dans le Pont avaient
attaqué, pris et pillé le célèbre Temple de Cybèle à Pessimus, en Galatie. Un
agent de Crassus, le Sénateur Brogitarus achetait aux légionnaires les
dépouilles sacrées du Temple séculaire. Les trente mille Galates qui
assistaient Lucullus dans sa campagne furent tellement outrés par ce
sacrilège qu’ils délaissèrent le Proconsul pour aller défendre leur Sanctuaire.
À marches forcées, Lucullus regagna le Pont pour y trouver les pitoyables
rescapés, vestiges de la légion de Triarius qui avait subi une sanglante
défaite à Zela, près de Comana. L’arrivée rapide du Proconsul fit fuir le
Basileus et permit de sauver une partie des soldats romains en déroute.
Les forces du Basileus du Pont envahirent la Cappadoce et la Lycaonie,
forçant le Roi Ariobarzane, le Beau-père d’Antiochos, à se réfugier à
Pergame et à se mettre sous la protection des légions de Pompée qui
venaient d’y arriver. À nouveau, l’Anatolie sombrait dans le sang et le
saccage. Mithridate du Pont incendiait tout ce qui pouvait servir ses
ennemis, laissant devant les Romains des terres brûlées, des arbres coupés et
des puits empoisonnés.
Pour se venger de la destruction de la Cité-Temple de Comana du Pont par
les Romains, le Basileus envahit et saccagea la Cité-Temple de Comana de
Cappadoce Dorée, vassale d’Ariobarzane, le très fidèle ami des Romains.
Les derniers Fanatiques de Comana abandonnèrent leur Sanctuaire ruiné et
fuirent au Nympheum. À nouveau, des foules de Cappadociens cherchèrent
122
refuge en Commagène sachant que Mithridate du Pont restait en paix avec
son cousin Kallinikos de Commagène, malgré toutes leurs divergences.
Alors que s’accumulaient toutes ces nouvelles alarmantes, Lucullus apprit
aux Huulus qu’il ne pouvait plus rien obtenir de ses propres légionnaires,
parce que Pompée leur avait interdit d’obéir au Proconsul déchu de son
commandement par le Sénat, sous peine de voir leurs avoirs confisqués.
Malgré la guerre qui ravageait l’Anatolie et le nord de l’Arménie, les
grandes caravanes de Chine et de Parthie parvinrent à Samosate sans
encombre. La Commagène contrôlait maintenant directement toute la Route
de la Soie entre Ninive et la Méditerranée, car Lucullus avait remis à
Antiochos le gouvernement du nord de la Mésopotamie conquise sur
Tigrane.
123
124
Chapitre X Caton et la Comète (66 avant JC)
Philippe apprit à Médonje l’arrivée à Antioche d’un ami de Cicéron :
-Il se nomme Caton et souhaite rencontrer ‘Antiochos le Philosophe’. Le
type ne paie pas de mine, vêtu simplement d’une tunique noire anonyme,
mais accompagné néanmoins par une quinzaine de compagnons et de
serviteurs. Et comme il possède une excellente lettre de recommandation de
Cicéron, j’ai jugé approprié de vous prévenir.
Médonje répondit au Roi de Syrie, son Initié :
-Vous avez fort bien fait, Majesté! Ce Caton, selon Cicéron et d’autres de
mes sources, est le plus grand défenseur de la République de Rome contre
les Tyrans qui la menace. Un orateur redoutable, et d’une bravoure qui
relève du fanatisme. Il n’a pas hésité à s’opposer au Sénat, et à Pompée, en
maintes occasions. Sans lui préciser nos titres, dites à Caton que Médonje de
Samosate le mènera à Antiochos demain.
Les Acolytes manifestèrent leur surprise de voir le Grand Prêtre de
Commagène quitter son carrosse, vêtu de la même tunique de lin brune
qu’ils portaient, et s’engouffrer dans les marches du Palais Impérial
d’Antioche. Il fut reçu par Philippe qui lui présenta Caton :
-Voici le vénérable Médonje, un ami d’Antiochos qui vous conduira à lui.
Le Cyborg scruta Caton, qui avait une longue cicatrice au visage, était
habillé sans recherche et ne portait aucun bijou.
-Je suis le secrétaire d’Antiochos le Philosophe et celui qui écrit sa
correspondance à Cicéron. Nous nous réjouissons de votre présence en Asie,
Noble Caton et nous tenterons de vous rendre ce voyage agréable et
instructif. Antiochos désire aussi vous rencontrer et vous invite à sa
résidence de Samosate, située à deux cents kilomètres d’ici. Le Roi de
Commagène, un grand admirateur des Romains a mis un carrosse et son
équipage à votre disposition.
Médonje sentit Caton se crisper :
125
-Le carrosse sera pour vous, Vénérable Prêtre. Je ferai le trajet à vos côtés,
mais à pied, pour mieux apprécier les beautés et la réalité de l’Asie. Partons
sur le champ. Et donnez-moi des nouvelles du Philosophe Antiochos dont le
livre ‘Sur la Nature des Dieux’ a profondément marqué mes réflexions et
déterminé ma démarche politique.
À la sortie d’Antioche, ils remarquèrent une foule animée. Deux groupes
s’apostrophaient mutuellement, séparés par quelques miliciens qui calmaient
vigoureusement les esprits les plus échauffés. Rassemblés autour d’une
couronne dorée, une centaine de partisans de Démétrios, proclamé Roi de
Syrie par le Sénat romain, attendaient l’arrivée annoncée de leur nouveau
Souverain. L’autre groupe, plus nombreux, conspuait copieusement le
premier. Démétrios, après avoir passé de longues années à Rome, y versant
abondamment l’argent de sa mère égyptienne pour obtenir l’appui des
Romains, avait abordé à Séleucie, le grand port situé à vingt kilomètres
d’Antioche.
Quand on eût expliqué la raison de cet attroupement à Caton, il s’exclama :
-Pauvre ville! Ce Démétrios s’est comporté à Rome comme un esclave de
Pompée pendant ces dernières années. Un être retors, hypocrite et détestable,
ce Démétrios! Pauvre Syrie!
Médonje répliqua au Questeur :
-Quelques instants avant de vous rencontrer, le Roi Philippe m’informait que
des cavaliers Arabes avaient kidnappé Démétrios entre Séleucie et Antioche.
Ces bandits exigent une rançon déraisonnable pour la libération de leur
captif. Je crains que les tractations ne durent plusieurs années.
Le prodigieux orateur et l’Extraterrestre quittèrent à pied la grande
Métropole et traversèrent la ville de tentes qui formait un caravansérail
gigantesque autour de la Capitale de la Syrie. Médonje, qui marchait au
rythme énergique de Caton, demanda des nouvelles d’Italie.
-Les Tyrans resserrent leurs liens. César vient d’épouser la fille de Pompée.
Et puis, Cnaius Aufidius, ancien Gouverneur de Pergame vend maintenant
de la volaille de luxe au marché de Rome, de magnifiques oiseaux provenant
de Perse, délicieux à regarder mais aussi à déguster dans l’assiette. Ce sont
des ‘paons’, je crois.
126
Ils s’arrêtèrent à l’oasis de Daphné et y burent quelques coupes du fameux
vin d’Antioche. Caton raconta que, pendant son voyage en mer, il avait
assisté à la naissance d’un nouvel îlot, près de l’Île de Thera, non loin de la
Crète. Médonje affirma au Romain que, selon certains, Thera avait jadis
abrité le légendaire Royaume d’Atlantide, qui aurait été pulvérisé par une
explosion volcanique. Ils marchèrent à bonne allure tout l’avant-midi et
Caton, encore dans sa trentaine et habitué à de longues marches à la tête de
la légion qu’il commandait en Thrace, s’étonna de la vigueur du vieux Prêtre
à barbe blanche.
Médonje louangea Caton pour avoir élevé l’éthique de ses légionnaires, qu’il
haranguait sur la façon polie de se comporter avec les populations, et aussi
pour ses mises en garde interdisant de faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas
qu’autrui nous fasse.
-Et, bien entendu ces légionnaires disciplinés adhèrent aujourd’hui presque
tous aux principes et au Parti républicains.
Quand ils approchèrent de la Commagène, les gens croisés sur la route
s’agenouillaient devant leur passage. Beaucoup se prosternaient dans la
poussière du chemin et tous réclamaient la bénédiction de Médonje. Caton
observa avec curiosité ces démonstrations typiquement orientales :
-Écartons-nous de ce carrosse aux armoiries royales. J’insiste pour vaquer
comme un simple voyageur et pouvoir ainsi observer les habitants dans leur
naturel.
Mais les paysans, et même les soldats qu’ils croisaient, s’arrêtaient pour
saluer le carrosse et répétaient encore leur geste quand ils reconnaissaient
Médonje qui expliqua :
-Les Commagénois constituent un Peuple très religieux qui vénère
particulièrement ses Prêtres.
Vers midi, Caton, à la grande joie de sa suite, se décida à poursuivre sa route
en carrosse. Ils parcoururent la solide voie pavée à la romaine le long de
l’Euphrate, s’arrêtant souvent pour mieux apprécier le paysage et les
réalisations technologiques comme les moulins à vent et à eau. Quand
127
Samosate se profila à l’horizon, Médonje descendit de leur confortable
carrosse plaqué de scorpions d’or et présenta à Caton :
-La ville d’Antiochos le Philosophe qui a voulu taire sa qualité de Roi de
Commagène afin de vous accueillir, Noble Caton, comme un frère dans
notre combat contre les Tyrannies. Sa Majesté Antiochos vous supplie
d’accepter de vous rendre à son Château pour discuter avec les Conseillers
de sa Cour. Pour ma part, je suis vraiment le secrétaire d’Antiochos, mais
avec les titres de Chancelier et de Grand-Prêtre de Commagène, et un de vos
admirateurs. Si vous ne voulez pas habiter au Château, vous pourriez loger à
l’auberge de Prokos à quelques pas de la Cour.
Le Cyborg n’eut pas à influer sur la décision de Caton, soucieux de ne
jamais laisser prise à des accusations de concussion et qui n’acceptait aucun
pot-de-vin, ni même aucun cadeau, et portait fièrement son surnom,
‘l’Incorruptible’. Il opta pour l’auberge, tenue maintenant par les petitesfilles de Prokos, et tint à payer lui-même la note. Les occupants de l’étage
qu’on réserva à la suite de Caton, s’étonnèrent de se voir offrir d’habiter au
Château pour pallier aux inconvénients de ce déménagement forcé, que tous
acceptèrent avec joie. Laissant sa suite s’installer dans leurs chambres,
Caton accompagna Médonje jusqu’au pont-levis du Château-fort. Tout au
long de ce court trajet, une foule compacte de suppliants, de curieux, de
Fidèles et de Marchands tentait d’attirer l’attention du Chancelier mais une
dizaine d’Acolytes se chargeaient diligemment de cueillir chaque requête, ce
qui permettait au Grand Prêtre d’avancer tout en distribuant de bonnes
paroles et sa bénédiction, et en apposant la main sur quelques fronts.
Caton n’avait jamais vu pareil luxe, ni semblables commodités, ni même
imaginé qu’il existât des ascenseurs, des calorifères et des tubulures
permettant de communiquer entre les étages. Ils circulèrent entre deux
rangées d’Ambassadeurs, dissemblablement bariolés d’étoffes et de bijoux
de grand prix, et qui s’inclinèrent poliment au passage du Grand-Prêtre.
Dans la salle du Trône, éclairée par de somptueux lustres en cristal de roche,
le Roi Antiochos, à la vue de Caton, ôta sa couronne et descendit de
l’estrade où il prenait place sur un trône d’ivoire sculpté représentant des
Nymphes dansant devant le Temple du Mont Nymphée.
-Médonje et Caton! Un Dieu et un cadeau des Dieux! Allons sur la terrasse,
nous y rejoindrons Posidonius qui a hâte de faire la connaissance de Caton.
128
Répondant à l’interrogation du Romain, Antiochos reprit :
-Oui Posidonius, d’Apamée, en face de notre forteresse de Zeugma, mais
établi depuis fort longtemps à Rhodes où il enseigne la Philosophie et
compose des ouvrages que nous copions, traduisons et publions, ici, et à
Rome. Caton se montra enchanté et ravi par cette première des nombreuses
discussions quotidiennes qui émaillèrent son séjour en Commagène. Dès le
départ, Antiochos avait prié Caton d’oublier ses titres et ses richesses,
-qui me permettraient sans doute d’acheter tous les Crassus de Rome, mais
qui m’éloignent de l’Incorruptible Caton, défenseur émérite des principes
républicains et un des Chefs du Parti Populaire qui s’oppose aux pouvoirs
excessifs des Sénateurs et des Chevaliers. Or, nous considérons le modèle
républicain supérieur à tous les autres régimes, Monarchies, Théocraties,
Dictatures que connaît notre Monde.
Médonje s’amusa à constater les efforts de Caton pour conserver son flegme
en toutes circonstances. Mais à plusieurs reprises il ne put retenir des
exclamations admiratives, à la ménagerie royale, à l’hôpital et surtout à la
Bibliothèque de Samosate où s’activaient une centaine de copistes.
-Et autant à notre Temple de Nymphée., précisa Médonje.
Mais ce qui frappa le plus l’imaginaire et, par la suite, la personnalité de
Caton, fut sa visite à la Tour Carrée des Grands-Prêtres, pour y souper avec
Médonje. L’Extraterrestre, que Caton considérait maintenant comme l’un
des plus grands penseurs de l’Humanité, pu aborder sans plus craindre de
fâcher le Tribun, son passe-temps favori.
-Ma position de Chancelier de Commagène, plaque tournante du commerce
mondial, fait passer entre mes mains les plus belles pierres d’Orient et aussi
d’Occident. Je m’amuse à les tailler, à calculer la forme avantageant le
mieux chaque cristal. Je pense que ma collection de monnaies et de
médailles saura vous intéresser, Noble Caton. Surtout cette toute dernière
médaille, seule copie de l’originale que j’ai offerte à Pompée au début du
mois.
Une pièce d’électrum, grosse comme une statère, représentait le profil de
Pompée, tout à fait reconnaissable à son front plissé et aux rides de ses yeux.
Un Pompée figurant Neptune, dieu des mers, Triomphateur des pirates. Sur
129
l’avers, une galère où l’on distinguait les têtes des rameurs, un homme à la
proue indiquant le ciel et un autre, à la barre, au dessus duquel apparaissait
une grosse étoile. On pouvait lire l’inscription en grands caractères
‘Pompeus Magnus’. Médonje raconta à Caton comment Pompée fut flatté
par cette médaille mais interdit qu’on en frappe d’autres à son effigie, afin
de ne pas donner de munitions au Parti Populaire qui l’accuse de vouloir le
trône de Rome.
Médonje insista sur la présence de cette étoile sur la médaille
commémorative et ajouta :
-Pompée connaîtra bientôt la signification de cette étoile, mais à vous, mon
ami Caton, qui vous dites féru d’astrologie, je vais vous montrer l’astre qui
s’approche de la Terre. Le ciel dégagé de cette nuit sans Lune nous
permettra de bien observer ce phénomène.
Sur la terrasse de la Tour, Médonje fit asseoir Caton devant le télescope
pivotant sur les murs crénelés.
-Un simple tube de cuivre, avec un cristal de roche poli à chaque extrémité.
Ce mécanisme sert à rapprocher l’image des objets lointains, les caravanes,
les légions, mais aussi les étoiles. Déjà on peut distinguer à l’œil nu une
comète. Voyez ce point dans le ciel et maintenant, observez-le avec le
télescope.
Caton perdit tout à fait sa réserve habituelle et se mit à échafauder ses
théories sur l’astrologie appliquée à l’Histoire, ses tentatives d’établir
l’horoscope de Romulus et Remus, celui de son propre arrière grand-père,
l’Illustre Caton, afin d’expliquer leurs grandes destinées et le cours des
choses de ce Monde. Le Cyborg émit de grands doutes sur la validité de
cette approche et l’idée que ces phénomènes naturels puissent déterminer le
destin d’un individu. Médonje expliqua son point de vue :
-D’innombrables Traités ont été consacrés à l’Astrologie, des sommes de
supputations, sans fondement logique, ni approche scientifique, et sans
grande valeur autre que celle de pouvoir servir à l’analyse des langues dans
lesquelles ces sommes de nullités ont été écrites.
-Selon notre estimation, cet astre nomade, qui possède une orbite de
soixante-six ans, sera visible de jour dès la semaine prochaine et illuminera
130
le ciel pendant dix semaines. C’est pourquoi nous l’avons fait figurer sur la
médaille remise à Pompée.
Fidèle à sa propre image, Caton avait refusé tous les magnifiques cadeaux
que la Cour de Commagène lui avait fait parvenir, sous les geignements des
compagnons de sa suite qui s’en tordaient les mains de désespoir. Tous les
cadeaux, sauf deux barils de chêne du meilleur vin d’Antioche, qu’il
affectionnait particulièrement, et que les propriétaires de l’auberge lui
avaient offert, contre la permission du fameux Tribun d’apposer la pancarte
« Caton a dormi ici. » devant leur hostellerie.
Quand Caton quitta Samosate, la comète perçait déjà de son éclat le ciel
diurne et grossissait de jour en jour. Médonje et Antiochos avaient dissuadé
le Tribun de visiter le Roi Dieotarus, la Galatie n’étant plus recommandable
aux Romains après leur saccage du Temple de Pessimus, l’année précédente.
Aussi Caton décida-t-il de parcourir les grandes Cités de la côte d’Ionie et se
rendit en compagnie de Théla à Éphèse, où il rencontra Pompée qui
interrompit ses activités pour offrir un accueil chaleureux à cet ennemi
politique honnête, un des meneurs du Parti Populaire qui pouvait s’opposer
au Sénat et qui, par le passé, avait déjà appuyé certaines propositions de
Pompée. Le banquet en l’honneur de Caton fut somptueux, mais Pompée ne
fit rien pour retenir le célèbre touriste plus longtemps. Et Caton poursuivit
son chemin jusqu’à Pergame, reçu comme un Roi par les populations
voulant plaire au tout-puissant Pompée qui avait manifesté une telle
importance au Tribun romain.
La Grande Prêtresse de Commagène, et sa mignonne fillette, l’adorable
Marie, demeurèrent à Éphèse jusqu’au début juillet, pour y superviser la
construction d’une basilique et la réfection de plusieurs ouvrages ruinés par
la guerre. Son apparition aux cérémonies dominicales produisit de grands
rassemblements de Fidèles venus entendre la voix merveilleuse de
l’Extraterrestre et ses paroles d’espoir en des lendemains meilleurs. Déjà
importante, la Communauté d’Éphèse gagna de nouveaux adeptes, par
milliers, qui adhéraient aux principes de la Nouvelle Alliance prônant la
fraternité et l’amour universels, et l’égalité de tous devant la Divinité. Un
enseignement qui avait conservé le meilleur de toutes les religions d’Asie et
qui charmait nombre de Légionnaires.
Lorsque Pompée eût remarqué que Théla portait la même robe de soie bleue
ornée de scorpions d’or que le Chancelier de Commagène, il traita la Grande
131
Prêtresse et sa délicieuse bambine avec les plus grandes attentions, leur
réservant une place à sa propre table, afin de connaître l’opinion de la
Commagène sur les questions d’Asie et les mystères célestes. Car l’étoile
prédite par Médonje à Pompée emplissait le tiers de la voûte étoilée et
devenait tellement brillante qu’elle permettait même de naviguer la nuit.
Pompée demanda à Théla de le suivre jusqu’à un balcon donnant côté Mer et
où ils apercevaient les centaines de navires de la flotte romaine, à l’ancre en
rade d’Éphèse, ou échoués sur le rivage. Pompée sortit un médaillon qu’il
portait sous sa tunique et montra l’image prophétique.
-Un portrait réussi, mais qui ne rend pas votre charme, Consul. Quant à cette
étoile, les Prêtres de Babylone avaient remarqué son apparition il y a six
mois et l’avaient signalée à notre Temple de Nymphée. Il n’y a aucune
sorcellerie là-dessous! Croyez-vous en la Magie, Grand Pompée? Si pour
faire une armée il suffit d’hommes et d’argent, nous croyons que le vrai
combat sera gagné par la Connaissance des mystères de notre Univers.
Connaissant le cycle de la comète, les astrologues de Babylone guettaient sa
venue. Voilà sur quoi le Divin Médonje avait basé sa prédiction.
Quelques jours plus tard Pompée se rendit auprès de Théla pour connaître
son opinion sur la situation syrienne.
-Des bandits arabes qui ont capturé Démétrios, que le Sénat avait nommé
Roi de Syrie, exigent cent millions de sesterces pour sa libération.
Théla apaisa la fureur de Pompée :
-Selon Caton, à Antioche, il y avait une plus grande foule pour conspuer
Démétrios que pour fêter son arrivée. Le Roi actuel, Philippe, peut encore
mieux que Démétrios, continuer à régner sur la Syrie au nom de Rome, et je
le sais prêt à vous remettre les clés de toutes les villes de son Royaume,
incluant celles de Phénicie. Temporisez avec les bandits, ils baisseront leurs
exigences, mais de grâce, envoyez des légions policer la Syrie. Un des deux
frères qui revendiquent la Judée, Hyrcan le Grand Prêtre de Jérusalem, s’est
enfui chez Arétas, le Roi des Arabes Nabatéens et leurs troupes coalisées
ravagent le sud syrien.
Pompée se décida donc à conserver Philippe sur le Trône de Syrie où il
dépêcha deux légions. Avant le départ de Pompée d’Éphèse, Théla lui
132
annonça la décision de la Commagène de lui offrir, le monopole sur la
distribution, très profitable, du Commagenum en Italie.
-Nous avions laissé ce commerce à la veuve du Grand Marius, mais Dame
Julia, la tante de César nous a quittés il y a quelques temps.
Avec huit de ses légions, Pompée se dirigea vers le Pont, bien décidé à y
relever Lucullus par tous les moyens. Les deux Généralissimes se
rencontrèrent en Galicie et la réunion dégénéra rapidement, tellement que
leurs États-majors durent retenir physiquement Pompée et Lucullus pour les
empêcher de se sauter mutuellement à la gorge. L’inimitié entre les deux
grands militaires romains monta encore d’un cran. Cette animosité régnait
entre eux depuis que le Dictateur Sylla avait préféré Lucullus à Pompée
comme bras droit, qu’il lui eut dédié ses Mémoires et en eut fait son
exécuteur testamentaire.
Lucullus reprocha à Pompée d’avoir triomphé en Espagne grâce à la perfidie
d’un traître qui poignarda Sertorius dans le dos. Et que son triomphe pour sa
victoire sur les esclaves avait été volé à Crassus qui avait déjà vaincu le gros
des troupes de Spartacus. Et que Pompée s’apprêtait à priver Lucullus d’un
triomphe sur les Empires du Pont et d’Arménie, alors que leurs Rois, aux
abois, se livreraient bientôt à Rome. Les plus vilains épithètes fusèrent de
part et d’autre et le Proconsul Lucullus fut reconduit hors du Camp de
Pompée, manu militari.
Médonje qui avait pu suivre la houleuse rencontre grâce au cristal accroché
au chapelet que Lucullus portait en permanence à la ceinture, contacta son
Initié pour lui signifier l’intention meurtrière détectée dans la voix de
Pompée.
-Je suggère que vous laissiez les champs de bataille à Pompée et à ses
légions fraîches. Poursuivez notre œuvre à Rome qui a bien besoin d’un
contrepoids à Crassus. Commencez d’abord ce repos du guerrier bien mérité
à notre Château et soyez notre hôte pour les célébrations estivales.
Sous la lueur blafarde de la comète, Lucullus et sa suite galopèrent toute la
nuit sur l’ancienne Voie Royale des Achéménides, changeant plusieurs fois
de montures, et parcourant plus de trois cents kilomètres avant de rencontrer
la Cavalerie blindée de Commagène, commandée par Antiochos et Pyréis.
133
-Myryis vous attend dans votre carrosse, Proconsul. Il vous décrira tout ce
que l’on a trouvé dans le trésor de ce Nemrod de Ninive, et vous le dira avec
des cerises et des fraises, sur des coussins confortables après cette longue
chevauchée. Nous avons croisé une troupe d’Arméniens qui a fait un long
crochet pour nous éviter et nous prévoyons revenir à Samosate sans
mauvaise rencontre. Notre plus grande crainte est de suivre une des
caravanes de poissons séchés du cousin de Philippe.
Pendant plusieurs semaines, Lucullus vécut à la Cour de Samosate. Il
participa aux cérémonies de juillet au Nympheum qui se déroulèrent alors
que l’intensité de la comète décroissait dans le ciel. Le phénomène céleste
avait remué la fibre religieuse de l’Humanité qui y voyait toujours un signe
annonciateur de calamités ou de grands bouleversements. Antiochos
s’adressa à plus d’un million de Fidèles et, pour être entendu de tous, son
discours fut répété par des dizaines de crieurs du Temple.
Le Roi divinisé y disait :
-La guerre cédera bientôt à la paix, Tigrane d’Arménie et Mithridate du
Pont, pour sauver des vies inutilement perdues, devraient se soumettre à la
République de Rome. Pendant cette dernière guerre les deux Temples de
Comana et celui des Galates furent détruits. Nous ne pourrons redonner leur
ancienne splendeur à ces vénérables Sanctuaires, mais la Commagène aidera
les habitants à reprendre une vie normale. Nos Acolytes replanteront des
arbres fruitiers, apporteront des semences et des instruments aratoires, des
chevaux, des chèvres et des moutons pour reconstituer les troupeaux.
N’oublions jamais, nous sommes tous frères, nous ne différons que par la
naissance ou par le destin. Construisons ensemble un Monde meilleur, sans
guerres ni tyrannies, et partageons-le fraternellement. Semons notre amour
du prochain afin de créer les conditions de la venue d’un Sauveur. Mes
frères et mes sœurs, remercions la Divinité pour notre pain quotidien et
implorons le Seigneur de nous délivrer du Mal. Chantons ensemble!
Des feux d’artifices, provenant de la Cour impériale chinoise firent la joie
des Fidèles rassemblés sur la montagne sacrée pour entendre le discours de
leur Souverain bien-aimé des dieux.
Lucullus, habillé comme un Acolyte, avait pu visiter les nouvelles salles
creusées sous le Sanctuaire du Mont Nymphée. Avec celle d’Alexandre le
Grand, la salle égyptienne, ouverte au public, faisait sensation. Celle
134
consacrée au Roi Nemrod de Ninive fut inaugurée par le Proconsul. La pièce
contenant les plus beaux chefs-d’œuvre de l’Atlantide, n’était vue que par
des privilégiés, dont l’Initié Lucullus. Mais le Généralissime s’intéressa le
plus à la chambre forte portant son nom et qui contenait une partie des
dépôts qu’il avait confiés au Temple pendant les sept dernières années.
Médonje indiqua les piles de lingots :
-Tout cela est à vous Lucullus, et vous en possédez autant dans les cryptes
du Palais d’été et à la Trésorerie de Samosate. Nous n’avons conservé que
votre or, le reste de vos possessions vous attend à Antioche, plusieurs
centaines de marbres, des tableaux, des porcelaines, et même des colonnes
cerclées d’argent. Pour les prochains dix ans, nous pourrions déduire nos
livraisons de soie et d’épices de votre compte chez nous. Et si vous désirez
encaisser rapidement votre avoir, en tout ou en partie, adressez-vous en tout
temps à notre Évêque de Rome qui gère aussi les finances de nos comptoirs
en Occident.
En Anatolie, les légions de Pompée, combinées à celle de Lucullus,
écrasaient l’armée du Pont. Mithridate avait bien tenté de réformer ses
troupes, d’interdire les armures dorées et les bijoux qui ne faisaient
qu’attiser la concupiscence des Romains. Il n’avait conservé que soixantedix mille fantassins, organisés en phalanges, sur le modèle romain, et une
cavalerie modeste, et avait renvoyé le reste de ses hommes. Mais la valeur et
la discipline des soldats de métier de Pompée prévalurent dans toutes les
batailles. Pour commémorer une victoire particulièrement sanglante, Pompée
fonda Nicopolis près de Dastira dans le Pont. Mithridate, vaincu, fut
repoussé par son gendre Tigrane, et trouva refuge dans l’extrême est de son
Empire, dans le Royaume de Colchide.
Aussitôt connu l’anéantissement de l’armée du Pont, la Cour de Commagène
avait décidé d’une Ambassade auprès de Pompée. Trois semaines après le
massacre qui avait fait cinquante mille morts chez les Coalisés d’Asie, les
sentinelles prévinrent Pompée qu’une importante caravane approchait de
leur camp fortifié. Pompée se porta à la palissade et reconnut, en tête de
cortège, un carrosse aux armoiries de la Commagène. Derrière l’attelage de
seize chevaux, un convoi s’étirant jusqu’à la rivière, deux kilomètres plus
bas, une vingtaine de chariots bâchés, des ânes lourdement chargés, mais
aussi des chameaux et des yacks, un troupeau de mouton et un chargement
de fourrage.
135
Trente Huns en armures d’écailles laquées se tenaient au garde-à-vous à côté
de leurs montures, pendant que se précipitaient des laquais avec un
marchepied permettant de descendre sans effort de l’imposant carrosse.
Vêtu de magnifiques soieries, un Grand Prêtre et deux femmes aux yeux
bridés sortirent de leur véhicule doré et saluèrent Pompée de plusieurs
élégantes courbettes.
-Salve Grand Pompée! Je suis Myryis, un des Grands Prêtres de
Commagène. Mon Roi, le Dieu Antiochos, m’a envoyé auprès de votre ÉtatMajor pour le conseiller dans cette campagne à finir contre les Basileus.
Myryis s’exprimait dans un latin châtié, digne de Cicéron.
-Je connais aussi le grec et l’araméen et suis familier avec tous les dialectes
d’Asie, de la Méditerranée jusqu’à la Chine d’où proviennent mes épouses,
les charmantes Dame Lin et Dame Li-Ling. Ma connaissance de l’Asie et de
la Route de la Soie, que j’ai parcourue en entier, m’a désigné pour cette
mission. Je vous apporte des cartes détaillées de l’Arménie, du blé et du
fourrage pour vos hommes et vos bêtes. Et les amitiés de mon oncle, le
Chancelier Médonje.
La qualité des cartes étonna Pompée. Gués et points d’eau y figuraient, ainsi
que les nouvelles voies construites récemment par la Commagène et
Tigrane. Trois axes d’invasion avaient même été suggérés aux légions
romaines. L’Ambassadeur Myryis établit son camp près de celui des
Romains qui assiégeaient la dernière citadelle encore aux mains des forces
du Pont. Lorsque la forteresse de Domana tomba, elle livra les entrepôts
royaux. L’inventaire du Trésor de Mithridate du Pont prit trente journées,
tellement énorme était la prise.
Pompée et ses Généraux se rendaient tous les jours au pavillon de Myryis,
toujours étonnés par les rituels mystérieux dont semblait s’entourer le Grand
Prêtre et particulièrement par l’aspect des Mandarins chinois qui suivaient
Myryis dans tous ses déplacements, peignaient avec un réalisme inégalé les
scènes les plus panoramiques, les visages et les uniformes de l’État-Major, et
prenaient notes des moindres propos du Grand Prêtre. Les légionnaires
s’agglutinaient aux remparts pour voir déambuler Myryis et ses épouses lors
de leurs promenades matinales autour de la ville, protégés par des parasols
136
dorés et suivis par une cinquantaine de laquais en livrée de la Commagène,
portant tables, vaisselle et nourritures pour un petit déjeuner champêtre.
Myryis demanda et obtint de Pompée de visiter l’immense entrepôt
regorgeant des trésors du Basileus du Pont.
-Pour faire plaisir à mes épouses qui raffolent des belles choses.
Ils en ressortirent plutôt déçus par la grossièreté artistique des objets
entrevus.
-Beaucoup d’or et d’argent et des centaines de caisses de monnaies de cuivre
et de bronze, mais peu de chef-d’œuvres intéressants, à l’exception d’un
merveilleux assortiment de deux mille six cents coupes d’onyx et d’or,
provenant vraisemblablement du Palais des Achéménides de Persépolis,
jadis pillé par le Grand Alexandre.
Maria signala son désir de s’approprier ces coupes pour les utiliser lors des
cérémonies au Nympheum. Aussi Myryis offrit de les acheter au Proconsul
Pompée.
-Contre dix talents d’or pur qui traînent dans ma diligence.
Le marché fut rapidement conclu et quelques jours plus tard, les légions de
Pompée s’aventuraient dans les montagnes d’Arménie pour y prendre la
Capitale ancestrale de Tigrane et ses trésors qu’on présumait encore plus
riches que ceux du Royaume du Pont.
Lorsque Pompée s’approcha d’Artaxata, plutôt que de voir détruite l’antique
Capitale d’Arménie, le Basileus Tigrane offrit sa soumission et se jeta aux
pieds de Pompée. Ne laissant à Tigrane que son Royaume ancestral
d’Arménie, Pompée donna la Gordyène et la Sophène à son fils, Tigrane le
Jeune, qui avait épousé la cause de Pompée. Pompée confirma aussi à
Antiochos de Commagène sa propriété sur l’Assyrie et le nord de la
Mésopotamie, et conserva la Syrie pour en faire une Province de Rome. Puis
il se dirigea sur la Colchide, afin d’en terminer avec l’irréductible Basileus
du Pont.
137
138
Chapitre XI L’île aux topazes (65 avant JC)
-Majesté, nous allons nous reposer à la pêche quelques jours en Mer
Rouge. Et nous prendrons la Reine et la Grande Prêtresse Maria avec nous,
car nous pêcherons des topazes.
Théla, sur la suggestion de Médonje, avait braqué les instruments de leur
satellite sur l’îlot de Topazos, connue et exploitée par les Égyptiens depuis le
Pharaon Kheops. Les Cyborgs avaient découvert trois autres îlots, sousmarins, possédant la même morphologie géologique, et qui laissaient
apparaître à leurs surfaces de riches gisements cristallins jamais encore
exploités par l’Homme.
On fit déposer dans la navette tout le nécessaire, et le superflu, pour un
pique-nique extraordinaire sur une plage des mers du sud et leur véhicule
prit son envol de la Tour Carrée en pleine tempête de neige. En moins de
vingt minutes, ils parvenaient à la verticale de leur premier objectif situé à
cinquante mètres sous la surface de la Mer. L’appareil d’exploration spatiale
de la Civilisation des Huulus possédait un outillage hyper-sophistiqué,
emprunté aux deux millions de Cultures du centre galactique. Ils purent ainsi
observer les fonds marins comme sous un Soleil éclatant et admirer la
richesse de la faune aquatique qui les entourait.
Leurs écrans indiquaient les concentrations de cristaux et les systèmesexperts décidaient de la méthode appropriée pour dégager les topazes de
leurs gaines de pierre. Se servant d’ultrasons, de faisceaux de particules
dissolutives, de champs de forces, leur vaisseau cueillit tous les bouquets de
cristaux qui affleuraient la surface des fonds marins. Puis leur appareil
creusa une dizaine de mètres sous la roche et extirpa du sous-sol marin un
bloc massif qui révéla contenir des cristaux d’olivines géants, faisant plus
d’un pied de long.
Pendant que leur appareil se déplaçait, sous la mer, jusqu’au second site
choisi, les passagers purent s’extasier devant la quantité et la qualité des
gemmes ramassées en quelques heures, passées rapidement, à admirer les
coraux colorés et l’étrange vie des fonds océaniques. Après une deuxième
cueillette tout aussi miraculeuse, Antiochos suggéra de préserver le dernier
site pour une prochaine expédition et que l’on se dirige plutôt sur une île
139
tropicale pour y voir se lever le Soleil, sentir les embruns et respirer le
parfum des fleurs.
Ils tuèrent la journée à se dorer au soleil, puis à se reposer à l’ombre des
cocotiers, à se préparer des jus de fruits frais, et à plonger dans le lagon
quand le sable blanc leur collait trop à la peau. Sur la plage, la Reine Isias
trouva un gros morceau d’ambre gris et ils surprirent une immense tortue de
mer pondant ses œufs. Pendant qu’ils se prélassaient ainsi, bercés par le
vent, ses amis questionnèrent le Huulu sur les sociétés et les gouvernements
des autres Mondes de notre Univers.
Médonje voulut bien décrire son Monde natal :
-Notre Civilisation n’a visité que sept des galaxies voisines, sept poussières
dans l’Univers quasi infini. Partout, le scénario est le même : la vie apparaît
sur toutes les planètes bleues éclairés par une étoile jaune. Souvent cette vie
prend des formes intelligentes et crée des Cultures uniques, certaines viables
et d’autres qui ont une vie éphémère et qui souvent causent la perte de leur
propre Monde. La Loi de la Jungle domine le monde du vivant et toutes les
Sociétés en émergent. Les Espèces les plus sages, chez les Hominiens, sont
celles qui ont su respecter et valoriser leur environnement. Celles entres
autres qui ont suivi la voie républicaine et communautaire.
Isias demanda :
-Et vous, Divin Médonje, avez-vous vu de ces planètes détruites par des
hommes?
-Majesté, ces images comptent parmi les plus mauvais souvenirs de ma
longue existence. À douze reprises, j’ai foulé le sol de telles planètes, jadis
semblables à la Terre, mais que les autochtones, par leur démographie
incontrôlée, le gaspillage des ressources et la pollution de leurs industries,
ont transformées en champs de ruines. Imaginez les décombres de Ninive,
mais s’étalant sur toute la surface d’une planète, sans aucun oiseau dans le
ciel, ni aucune vie animale plus développée que des insectes. Les deux-tiers
des Hominidés périssent ainsi, détruisant leur planète avec eux. Mais il y a
des Espèces non-humaines qui font encore pire figure que les Hommes.
Devinant la question venue à l’esprit des ses trois compagnons, Médonje
reprit :
140
-La démographie ne pose pas encore problème sur Terre, pour les prochains
siècles du moins. Mais, d’ici quelques millénaires, vos descendants devront
avoir atteint une perception globale et réalisé qu’ils ne forment qu’une seule
et même grande tribu, qu’ils s’abreuvent et se nourrissent tous à la même
fragile source et qu’ils ne peuvent se reproduire inconsidérément.
-Des poissons volants! Ramassez du bois mort et méfiez-vous des bestioles
qui s’y cachent souvent. Je vais à la pêche, chercher notre repas.
Cuite à l’étuvée, sous les cendres chaudes et enveloppée de feuilles vertes, la
chair du poisson-volant, arrosée d’un peu de citron, fit leur régal et participa
à la magie de l’instant. Fumant du haschisch de Baalbek, ils rêvèrent à voix
haute devant la féerie de la voûte céleste australe, beaucoup plus densément
peuplée d’étoiles que le ciel nordique qu’ils connaissaient. Dans un moment
d’exaltation, Médonje indiqua de son bras la Voie Lactée et se tourna vers
Antiochos :
-Sire, voici le Royaume des Huulus, les routes entre les Étoiles, en somme
tout ce qui ne brille pas.
Revenu à Samosate, Antiochos remercia le Cyborg pour la randonnée dans
son « carrosse céleste » qui l’avait soustrait pour un bref moment aux soucis
du Trône. Une bonne nouvelle attendait Antiochos : Tigrane le Jeune avait
fomenté l’assassinat de son père et le complot avait été éventé par Pompée
qui avait déchu le fils indigne de ses titres et de ses Royaumes de Sophène et
de Gordyène, voisins de la Commagène. Myryis, promptement, dans un têteà-tête avec Pompée, offrit au Généralissime quarante talents d’or, soit plus
de dix millions de sesterces, pour qu’il donne ces Royaumes à son Allié
Antiochos.
-Cette somme peut être remise ici ou à Rome, à votre épouse, en or, en
argent, en soieries, parfum, épices ou verre soufflé.
Pompée préféra confier la somme à sa fidèle épouse et accorda la
souveraineté sur les deux Royaumes à Antiochos de Commagène.
Myryis demeura plus d’un mois à la Cour de Tigrane. L’ancien Basileus
déchu, toujours escorté par un détachement de Légionnaires romains,
demeurait libre de parcourir son Royaume d’Arménie. Les Romains avaient
141
confisqué tout le Trésor de sa Capitale au nom du Sénat et du Peuple de
Rome et Tigrane s’était engagé à verser six mille talents supplémentaires à
Pompée et à distribuer une prime à chacun de ses Légionnaires. Le Prince
Artavazdès, héritier d’Arménie demanda au Huulu d’accompagner son
épouse, fille d’Antiochos de Commagène jusqu’à Samosate, « Le temps que
cessent les combats et les pénuries, les épidémies et les outrages des
vainqueurs. »
Allant prendre congé de Pompée, Myryis sentit le Proconsul envahi par un
sentiment de suspicion. Le Cyborg guida par son discours les pensées du
Romain et finit par découvrir la cause de ce trouble.
-Noble Pompée, ma mission auprès de vous s’achève, vous avez soumis
Tigrane, toutes les villes du Pont, et détruit l’armée de son Roi en fuite en
Colchide, où il tente à nouveau de reconstituer ses troupes pour reprendre sa
lutte contre Rome. Il ne vous reste plus qu’à vous rendre maître de sa royale
personne, et pour vous inciter à aller le débusquer dans sa cachette, voici une
carte de la Colchide, indiquant les routes caravanières, les cols, les gués, les
villes et villages. Les trois croix rouges sont des gisements non encore
découverts d’or, d’argent et d’étain.
Pompée, devant les exquises manières de Myryis qui lui rappelaient celles
du détesté Lucullus, laissa éclater sa colère retenue :
-Sorcier, quand allez-vous retourner votre magie contre moi? Clodius vient
de m’apprendre comment vous avez calciné une des légions du Consul Rex
et capturé l’autre! Selon Clodius vous chevauchez des dragons et
commandez au vent et à la pluie. Si la Commagène a vraiment répandu le
sang de Citoyens italiens combattant dans les Légions de Rome, je ne saurais
tolérer que cette action demeure impunie.
Médonje, qui assistait à la conversation grâce à leurs relais cybernétiques, ne
put qu’admirer la grâce avec laquelle le Grand Mandarin se tira de cette
situation.
-L’esprit de Clodius a chaviré pendant sa longue détention par les pirates où
il a trop fumé d’opium. Il voit des dragons et aussi probablement des Lutins
ou des Diablotins dans nos vêtements. Le Proconsul Rex, converti au
Mithraïsme, a décidé de s’établir un temps en Néo-Commagène, ce qui
démontre suffisamment la vacuité de ces accusations, portées par un bavard
142
inconscient, ce qui a valu la mort au Roi de Sophène parce que Tigrane avait
eu vent de ses contacts avec Clodius, ce dangereux semeur de zizanie.
-À de nombreuses reprises, la Commagène a démontré à Rome son
indéfectible amitié. Une telle accusation est ridicule. À votre retour de
Colchide, vous viendrez vous reposer quelque temps à la Cour de Samosate
et prier à notre Sanctuaire du Mont Nymphée. Vous pourrez ainsi mieux
juger de la qualité de notre amitié et verrez que nous ne mangeons pas de
Romains rôtis. Cependant, puisque vous soulevez la question de crimes et de
châtiments, sachez que les Dieux ont résolu de punir Rome pour la
destruction de leurs Sanctuaires d’Asie. Vous vous rappellerez mes paroles,
Grand Pompée, quand vous apprendrez ce qu’il est advenu des statues de
vos dieux sur le Capitole de Rome.
La même nuit, la foudre s’abattait sur Rome, faisant fondre en partie la
statue de Jupiter et aussi celle de la Louve allaitant Romulus et Remus. De
plus, sur les colonnes où s’inscrivaient les Lois de Rome, les lettres de
bronze semblaient s’être volatilisées. Ce prodige de mauvais augure alarma
les Citoyens qui se précipitèrent au Capitole pour exiger des sacrifices
propitiatoires.
Le cortège de Myryis quitta la Capitale arménienne et se dirigea vers le sud,
jusqu’au grand lac de Van, maintenant en partie propriété de la Commagène.
Leur caravane devint une procession, acclamée par les nouveaux Sujets
d’Antiochos, à travers toute la Gordyène et puis la Sophène. Leur retour à
Samosate, avec la proclamation de Pompée qui confirmait la possession des
deux nouveaux Royaumes, donna lieu à des festivités qui se prolongèrent
pendant trois jours.
Durant l’un de ces banquets se déroulant au Château, on aborda l’épineux
sujet des prostituées sacrées. Plusieurs milliers de ces femmes avaient été
mises au chômage dans la destruction des Temples d’Anatolie par les
Romains et beaucoup d’entre elles avaient gagné la Commagène dans
l’espoir d’exercer leur vieux métier au Nympheum, ou encore au très actif
Caravansérail de Samosate. Opys suggéra qu’elles se constituent en un
Collège d’Acolytes spécialisées, associées au Temple et formées pour
détecter les principales affections, maladies, infestations, et pour enseigner
les règles de l’hygiène chez leurs clients.
143
-L’Hôpital peut leur apprendre les massages thérapeutiques et de plus elles
pourraient mousser formidablement les ventes des savons parfumés que nous
fabriquons dans nos ateliers et même empocher une commission sur les
ventes.
Antiochos se mêla à la discussion :
-Nous devrions coordonner cette action avec la construction
d’établissements de bains publics. Des Thermes, ici à Samosate, entre
l’Amphithéâtre et le Caravansérail. Et aussi au pied du Mont Nymphée, nous
pourrions imposer une baignade rituelle aux Fidèles avant qu’ils
n’entreprennent l’ascension de la Montagne. Et ceux qui en redescendront se
précipiteront dans les piscines pour se reposer de leur effort. Les Prostituées
du Temple pourraient y recevoir leur clientèle.
Médonje fit remarquer :
-Il m’apparaîtrait contre-productif d’associer la prostitution sacrée aux rites
de notre Temple. Notre message religieux s’adresse aussi à des Peuples que
cette pratique sexuelle heurterait et pas seulement aux Cappadociens,
habitués à ces mœurs. Appelons-les pudiquement les purificatrices du
Temple, sans préciser plus avant leurs talents. Cela permettra en plus
d’engranger de substantiels bénéfices pour payer les non moins
substantielles dépenses de réorganisation de tous ces Royaumes qui ont échu
à la Couronne de Samosate.
Il n’y avait pas que les prostituées sacrées qui avaient abandonné les ruines
de leurs Temples. Archélaüs, le Grand-Prêtre de Comana de Cappadoce
Dorée vint offrir ses services à Antiochos.
-Depuis d’innombrables générations, mes ancêtres régnaient sur la CitéTemple dont il ne reste rien. Heureusement le Temple de Nymphée
conservait sous sa garde l’épée sacrée d’Iphigénie et la statue de la Grande
Déesse! Majesté, le nom prestigieux des Archélaüs, associé au nouveau
Culte de Commagène, auquel je souscrit de tout cœur, pourrait encore plus
en rehausser la renommée.
Antiochos admit sur-le-champ le Grand Prêtre Archélaüs, en conservant son
rang et accueillit en même temps deux mille nouveaux Acolytes provenant
du Temple disparu.
144
Sur ces entrefaites, arriva à la Cour d’Antiochos le nouveau Roi d’Osroène,
voisine de Commagène et qui partageait avec elle les droits sur les ponts
franchissant l’Euphrate à Zeugma et à Samosate. Abgar, fils et petit-fils
d’Abgar, désirait offrir son hommage à Antiochos et lui faire part d’une bien
étrange proposition :
-Divin Antiochos, vos Domaines encerclent pratiquement l’Osroène, ce dont
je ne peux que me féliciter par ailleurs. Aussi je vous propose de vous
reconnaître comme mon Suzerain, en échange de votre reconnaissance de
ma nature divine. Je désire que l’on me connaisse comme le ‘Divin Abgar’
et transformer l’antique Acropole d’Édesse en Temple qui accueillera des
Pèlerins en route vers le Nympheum. Et je désire être adoré comme Dieu
vivant, à vos côtés, lors des cérémonies du quatorze juillet à votre
Sanctuaire.
Antiochos consentit volontiers à la demande du Divin Abgar qui souscrivait
depuis toujours aux prescriptions de la Nouvelle Alliance. Les habitants de
l’Osroène, descendants directs des Assyriens, comptaient parmi les meilleurs
archers du Monde, et excellaient à cet art encore plus depuis que leurs
cavaliers avaient adopté les étriers vendus par la Commagène. Médonje fut
chargé de parcourir les domaines du nouveau vassal d’Antiochos et de
dresser une liste de recommandations sur les besoins et les ressources de
l’Osroène. Pendant deux mois, le Chancelier sillonna le pays aux côtés
d’Abgar, le Divin. Le Cyborg visita la Montagne dite ‘de Nemrod’ qui
s’élevait près d’Édesse, et les ruines d’un palais que les autochtones
attribuaient au fondateur légendaire d’Édesse, mais aussi de Ninive et même
de Babylone.
Pendant son exploration de l’Osroène, Médonje apprit l’existence d’un
important tertre sur la rive ouest de l’Euphrate, appelé Karkemish, nom que
Myryis avait déjà invoqué devant lui comme étant l’une des villes mythiques
d’Orient, disparue quelque part sous les sables. Il communiqua l’information
à son collègue afin qu’il braque les instruments de leur satellite sur la colline
désertique.
Myryis contactait le Chancelier moins d’une heure plus tard, et lui dit d’un
ton excité :
145
-Nos machines ont détecté les structures d’un immense complexe religieux
qui correspond à une des maquettes trouvées sous les ruines du Palais sans
Rival de Ninive. L’Osroène est le berceau des Assyriens et aussi leur
cercueil. Ils y sont nés, ont conquis le Monde, puis s’y sont réfugiés lorsque
leur immense Empire s’écroula. Mais la ville de Karkemish existait semblet-il depuis bien avant les Assyriens. Font mention de Karkemish les archives
du Pharaon Kheops, celles des Atlantes, des Troyens, des Sumériens et des
Babyloniens. Divin Patron, je demande congé pour me rendre sur ce Tell de
Karkemish.
Médonje lui répondit :
-Pas sans moi! Il faudra attendre l’automne, après mon Ambassade chez
Abgar.
Les Amazones protégeant le convoi de Chine firent savoir au Château
qu’elles ne pourraient revenir en Commagène l’année suivante :
-Nous allons défendre la riche Colchide envahie par Pompée, la solde est
réglée en or.
Antiochos écrivit à la Reine des Amazones pour lui demander de
reconsidérer son appui à une Coalition dirigée par Mithridate du Pont :
-L’obsession de ce Roi, de détruire Rome, le conduira à sa perte et à celle de
ses Alliés. Aucune cavalerie ne peut vaincre les légions romaines. Au nom
de Mithra, évitez ce bain de sang et exploitez plutôt les immenses ressources
de votre Royaume.
L’escorte des Amazones s’avérait superflue depuis que la Commagène
contrôlait maintenant elle-même la Route de la Soie, du moins la portion
allant de la Méditerranée à la région de la Mer Caspienne.
Le reste de la Route jusqu’à Samarkand appartenait au beau-frère
d’Antiochos, Phraatès, le Roi des Rois de la Parthie qui tirait une fortune
colossale du trafic caravanier, surtout depuis la création d’une flotte
cinghalaise qui ralliait le port de Charax et le Sri Lanka. Cette liaison
maritime directe entre la Parthie et le sud des Indes avait décuplé le
commerce transitant par Charax, et bien entendu tous les revenus afférents.
Ainsi la Route des Épices générait maintenant beaucoup plus de revenus que
146
la Route de la Soie. En outre, les Indiens achetaient les instruments d’acier
de Commagène et presque tous les produits d’Occident qui passaient par
Samosate, alors que les Chinois n’importaient que de l’or, ou presque.
À Rome, le Tribun Gaius Papius fit voter l’expulsion des résidents étrangers
non-Italiens, les accusant de mœurs non-conformes à la dignité de Rome.
Parmi ces étrangers, beaucoup de Syriens et de Juifs, dont de nombreux
Fidèles de la Nouvelle Alliance enseignée en Commagène. Médonje
contacta Lucullus, redevenu simple Citoyen, mais réputé et influent
milliardaire, et demanda d’intervenir énergiquement pour protéger les
intérêts de l’Église de Rome.
-Utilisez toutes les ressources du Temple, forgez de fausses déclarations de
citoyenneté s’il le faut, adoptez certains de nos membres, soudoyez les
Tribuns. Et demandez à Cicéron et à Caton d’intercéder auprès du Sénat.
Lucullus leur apprit que César, Édile pour l’année, avait restauré les
monuments commémorant les victoires de son oncle Marius que Sylla avait
démantibulés.
-César a aussi offert des Jeux somptueux au Peuple, pour se gagner l’appui
populaire dans sa tentative de se voir attribuer la tâche de transformer
l’Égypte en Province de Rome, projet cher au Censeur Crassus qui jalouse
mes succès d’Asie et surtout le formidable butin que j’en ai rapporté.
Pendant ce temps, Pompée infligeait défaite sur défaite aux Ibériens et aux
Albaniens de Colchide, les forçant à se soumettre à Rome. Mithridate avait
fui jusqu’en Crimée et caressait maintenant le projet de rassembler les tribus
des Scythes et des Thraces et d’aller envahir l’Italie elle-même en passant
par la Pannonie.
147
148
Chapitre XII Pompée au Nympheum (64 avant JC)
Médonje avait suggéré que l’on irrigue intensément la rive de l’Euphrate
appartenant à l’Osroène, qui venait de jurer allégeance à la Couronne de
Commagène.
-Quelques dizaines de grandes norias transformeraient cette berge désertique
en jardins.
Mais l’attention des Conseillers du Roi se tournait sur les grands travaux qui
bouleversaient les paysages du Royaume. Antiochos avait convaincu
Posidonius d’accepter de gouverner Issus et ses dépendances. Le port
d’Issus, le seul appartenant en propre à la Commagène, était le théâtre d’une
intense activité. On y construisait un arsenal et de nouvelles jetées, des
thermes et un hôpital.
Le Philosophe Posidonius de Rhodes, natif d’Apamée près de Zeugma, et
surnommé l’Athlète par ses contemporains, remua ciel et terre pour obtenir
deux mille socs de charrue en bon acier de Commagène. Il enrôla et dépêcha
aux mines et aux aciéries de Maras mille cinq cents ex-pirates pour y
accélérer la production du métal. Tous les jours, Posidonius parcourait les
chantiers, les champs, le port, et les bourgs sous sa juridiction, s’enquérait
des besoins et acheminait provisions et outils aux colons qui s’établissaient
dans la plaine fertile du fleuve Pyrames.
Le Roi Antiochos de Commagène, devenu Basileus, avait embauché les
trente mille jardiniers de Tigrane et les employait à ensemencer les champs
abandonnés et à replanter les forêts détruites par la guerre. La cavalerie de
Commagène, grossie par celles des Peuples d’Arménie vassaux de sa
Couronne, poliçait ses immenses domaines et donnait un coup de main aux
Paysans. Les Acolytes du Temple de Nymphée apportaient provisions et
médicaments, mais aussi la Bonne Parole de leur Divin Souverain, aux
Peuples qui émergeaient de dures années de guerres et de tyrannie. Et les
Huulus passaient leur temps à coordonner cette titanesque activité, tout en
surveillant le mouvement des légions de Pompée.
Après le départ de Myryis du camp de Pompée, la Commagène avait fourni
à ses légions le blé et le fourrage nécessaires à leur campagne en Colchide.
Car Mithridate, suivant sa tactique de terre brûlée devant l’ennemi, avait
transformé la région en un désert inhospitalier, n’hésitant pas à raser villes et
149
villages, pour ne laisser aucun abri aux Romains, ni rien à se mettre sous la
dent. Pompée, après qu’il eût soumis toute cette partie de la Mer Noire, fut
confronté au même dilemme que Lucullus : poursuivre le Roi fuyard à
travers l’infinie vastitude de l’Asie ou bien consolider les acquis de cette
campagne. Pompée fit le même choix que son prédécesseur et décida
d’établir des Royaumes-Clients de Rome et de faire de la Syrie une Province
romaine.
Pompée ordonna à ses Questeurs Gabinius et Afranius de se diriger avec
deux légions vers le sud, de traverser la Corduëne que Lucullus avait donnée
à Antiochos, de sonder les forces des Parthes sans initier d’hostilités, et de
regagner la Syrie à travers le nord de la Mésopotamie, maintenant
possession de la Commagène. En Corduëne, les soldats romains furent
salués par la cavalerie de Commagène et coiffés de couronnes de laurier par
la Population vassale d’Antiochos qui les remerciait de les avoir délivrés du
joug de Tigrane, le mégalomane égoïste. Malgré les intempéries et le froid
hivernal, les Romains dépassèrent les ruines de Ninive et parvinrent en vue
d’Arbela.
La frontière des Royaumes de Parthie était occupée par une force d’au moins
cent mille cavaliers qui barrait le passage aux Légions, sans toutefois
témoigner aucun signe d’hostilité. Le Roi des Rois, Phraatès, beau-frère et
disciple d’Antiochos, ne désirait pas entrer en guerre avec Rome. Son fils, le
Prince héritier Orodès, fiancé à la fille d’Antiochos, rencontra Gabinius et
Afranius, se montra affable, et leur signifia qu’ils ne pouvaient s’avancer
plus au sud sans l’assentiment préalable de son père le Roi des vingt-huit
Royaumes qui formaient la Parthie et qui pouvait rassembler cinq millions
de guerriers à son appel. Orodès indiqua aux Romains le Soleil se couchant
dans les étendues désertiques et leur dit en grec :
-La Syrie où vous dites vouloir vous rendre se situe plein ouest. Mais ne
vous écartez pas de votre but car vous empièteriez sur les Royaumes du Roi
des Rois. Que Mithra vous conserve en sa protection!
Les deux légions franchirent péniblement le fleuve Tigre et sans carte ni
guide fiable, empruntèrent de mauvaises pistes désertiques. Ils zigzaguèrent
sur plus de cinq cents kilomètres, souffrant de la faim et de la soif. Des
tempêtes de sable et de neige les obligèrent à plusieurs reprises à suspendre
leur marche difficile. La majorité des Légionnaires souffraient de dysenterie,
150
imputable aux eaux saumâtres qu’ils buvaient et beaucoup de soldats
devaient soutenir les plus faibles de leurs camarades.
À Samosate, grâce à leur satellite, les Cyborgs suivaient le déplacement
pathétique des légions à travers la partie la plus inhospitalière de la
Mésopotamie. Ils se décidèrent de se porter au secours des troupes romaines
qu’on pensait destinées à occuper puis à défendre la Syrie contre les razzias
des Juifs et des Arabes. Ainsi, Pyréis parut-il comme un Sauveur aux yeux
des troupes romaines lorsqu’il surgit du désert accompagné de vingt lourds
chariots chargés de barriques d’une eau limpide qui sembla de l’hydromel
aux légionnaires accablés par la soif.
Pyréis offrit aux Questeurs de Pompée de conduire leurs soldats malades à
l’hôpital de Samosate, pour qu’ils s’y refassent une santé. Et il leur annonça
que des provisions les attendaient dans la ville de Carrhae, à cinquante
kilomètres de là.
-Mon Maître, Antiochos de Commagène, avec le concours du Dieu Abgar
d’Osrhoëne, a envoyé tout le nécessaire pour nourrir et soigner vos hommes,
après cette dure marche dans le désert.
Pyréis s’interrompit net. Il avait perçu de la honte dans les esprits des
Généraux de Pompée. Il répéta :
-La Commagène est la meilleure amie de Rome dans cette partie du Monde.
Et les images qu’il lut dans leurs cerveaux confirma sa première impression.
Il ajouta :
-Nos Acolytes du Temple de Nymphée prendront grand soin de vos malades.
Et le Cyborg acquit la certitude d’un odieux complot de Pompée contre la
Commagène. Pyréis prétexta un besoin naturel pour s’isoler quelques
instants et il communiqua sa découverte à ses collègues :
-Pompée s’apprête à attaquer la Commagène et à piller le Sanctuaire de
Nymphée. Les ordres de Gabinius et d’Afranius étaient de contourner la
Commagène et de s’en approcher par le sud, pendant que les autres légions
de Pompée envahiraient le Royaume par le nord.
151
À Samosate, la consternation fit rapidement place à des préparatifs
militaires. Les Huulus identifièrent quatre légions en marche qui
convergeaient vers Mélitène, à quatre-vingts kilomètres de leur Capitale.
Antiochos ordonna à toutes ses troupes de rallier la Commagène, toutes
affaires cessantes. Pendant que les piteux restes de ses deux légions
s’affaissaient de soulagement en arrivant à Carrhae, un des carrosses des
Grands Prêtres ramena à toute allure le Questeur Gabinius jusqu’à Samosate,
en compagnie de Pyréis, dépassant chemin faisant le convoi plus lent qui
conduisait les légionnaires les plus souffrants vers l’hôpital.
Ils ne firent halte à Samosate que le temps de changer les seize chevaux de
leur attelage. Théla se joignit à eux pour poursuivre leur galop jusqu’à
Arsamée, au pied du Sanctuaire de Nymphée où ils changèrent à nouveau
leurs montures. À la tombée de la nuit, ils émergèrent des montagnes
surplombant la plaine de Mélitène, antique ville caravanière située sur
l’ancienne Voie Royale des Achéménides. Sous les murs de la ville, l’armée
de Pompée avait aménagé son campement. Vingt mille légionnaires et autant
d’Auxiliaires se reposaient devant des centaines de feux de camp sous les
étoiles.
Ils retrouvèrent Antiochos et Médonje installés dans un des caravansérails
qui bordaient la Route de la Soie à intervalles réguliers. Le Roi, après l’avoir
salué et invité à partager son repas, interrogea lui-même le Questeur
Gabinius. Antiochos posait des questions au Général de Pompée, mais
semblait plus intéressé par les commentaires de ses Grands Prêtres qu’aux
explications fournies par le Romain. Bien que les Huulus utilisaient
l’Araméen pour communiquer leurs réponses, Gabinius réalisa avec horreur
que ces sorciers lisaient sa pensée. À la fin du repas, Antiochos conseilla à
toute sa suite de se coucher tôt,
-Pour un réveil avant l’aube. Nous irons tous déjeuner avec Pompée demain
matin.
À l’aube, les sentinelles du camp de Pompée sonnèrent l’alarme en
apercevant une dizaine d’éléphants et plusieurs carrosses descendre de la
montagne et se diriger vers les Romains. Les éléphants, revêtus de cuirasses
de cuir épais, clouté, et blindés de fines plaques d’acier paraissaient de
monstrueux cataphractaires dirigés par des cornacs en armure. Précédant
cette vision cauchemardesque, Antiochos, vêtu de soieries d’un jaune
éclatant, couleur réservée en Chine à l’Empereur. Coiffé d’une mitre,
152
apanage des Rois des Rois, et des Basileus, Antiochos chevauchait aux côtés
du Général Gabienus et de trois des Grands Prêtres de Commagène.
Entendant Gabienus le héler du geste et de la voix, Pompée se présenta
devant cette étrange Ambassade, tout en jetant régulièrement des coups
d’œils aux pachydermes caparaçonnés d’acier qui s’étaient immobilisés à
quelque distance du camp. Antiochos et sa suite descendirent de leurs
montures. Pompée remarqua que les trois sorciers avaient semblé flotter plus
que sauter de leurs selles, mais mit cette impression sur l’éclat de la soie qui
reflétait celui du Soleil levant. Antiochos salua le Grand Pompée :
-La journée s’annonce belle, Glorieux Pompée! Laissez-moi vous offrir à
déjeuner, nous pourrons ainsi converser en toute tranquillité de nos
destinées.
Une cohorte de serviteurs en livrées du Palais de Samosate émergèrent des
carrosses et montèrent en quelques minutes un confortable pavillon chauffé
par un fourneau en céramique et pourvu de tables et de fauteuils sculptés
dans des bois rares. Des fruits frais et des viandes délicieuses, présentées sur
de la vaisselle de porcelaine et d’or, furent disposés autour des convives.
Des parfums suaves se dégageaient de vases placés aux quatre coins de la
pièce, constituée de soieries reproduisant à l’infini l’image du scorpion de
Commagène.
Dès qu’il le put, Pompée interrogea Gabinius sur sa présence inattendue à
Mélitène. Les trois Cyborgs guettaient les réactions de Pompée.
-Nos deux légions ne seront pas en état de servir avant plusieurs mois. J’ai
laissé les rescapés les moins malades sous le commandement d’Afranius.
Les plus atteints sont à l’Hôpital de Samosate.
Pompée devint rouge :
-Me dites-vous que la Commagène a détruit deux autres légions romaines?
Antiochos leva la main, interdisant à Gabienus de poursuivre son
témoignage et permettant à ses Conseillers extraterrestres de fouiller dans le
cerveau de Pompée. Antiochos indiqua à Médonje de prendre la parole.
153
-Inestimable Pompée, vous connaissez l’exactitude de mes prédictions. Et
bien je vous prédis une grande colère, suivie du bonheur de voir se
concrétiser vos rêves.
Le Chancelier regardait Pompée dans les yeux. Une étrange lueur rouge
brillait dans l’iris gauche du Cyborg.
-Nous connaissons votre plan de conquérir la Commagène et de piller le
Nympheum. Les deux légions de Gabinius, supposées nous attaquer par le
sud, ont été mises hors de combat par le désert et l’hiver. Une légion
provenant de Cilicie se heurtera d’ici quelques minutes à cette même foudre
céleste qui a détruit les statues des dieux de Rome et qui s’abattra devant vos
hommes pour leur interdire le passage. Il ne reste que vos quatre légions ici
présentes qui seront assaillies par vos propres troupes auxiliaires, formées de
Galates et de Cappadociens, lorsqu’elles apprendront que vous vous
apprêtez à attaquer le Sanctuaire de Nymphée et le Royaume du Christ
Antiochos. En vérité, je vous le dis, si tel était notre désir, le feu du ciel
pourrait calciner vos quatre légions en moins de temps qu’il n’en faut pour
faire cuire des asperges16!
Le Huulu sentit la fureur de Pompée atteindre un paroxysme, aussi après le
bâton, lui présenta-t-il les carottes :
-Les richesses de la Commagène et de son Sanctuaire universellement
connu, sont tout simplement incommensurables. Mais notre puissance
repose plus sur la Foi que sur l’argent. Une Foi qui unit tous nos Sujets et
une grande partie des Peuples voisins. Une Foi qui, pour l’instant, réunit une
partie de l’Asie mais qui rassemblera un jour l’Humanité autour de concepts
tels que l’amour, la fraternité, la pitié, le pardon, la solidarité, la
commisération, l’honnêteté et l’égalité de chacun devant la Divinité qui
gouverne l’Univers. Pour accomplir cette mission sacrée, les Dieux ont
conclu un Traité avec la Commagène, lui accordant prospérité et protection,
afin de faire connaître à tous la volonté manifeste de la Divinité.
-Voulant éviter de répandre le sang de nos frères romains, nous vous
pardonnons votre forfaiture, continuerons à approvisionner vos légions qui
occuperont la Syrie, et qui a bien besoin de leur présence. En plus de notre
pardon, nous vous accorderons deux mille talents et la cape d’Alexandre le
16
Expression chère à l’Empereur Octave-Auguste.
154
Macédonien, le plus grand des conquérants, pour vous en revêtir lors de
votre Triomphe à Rome. Et permettez que je glisse dans le creux de votre
oreille la dernière surprise que les dieux de Commagène vous proposent.
Le Chancelier approcha sa barbe de l’oreille de Pompée et lui souffla :
-Un élixir de longue vie qui guérira tous vos maux, mais dont l’existence
doit être tenue strictement secrète.
Médonje s’assura que Pompée avait assimilé l’information et réalisé les
perspectives que lui ouvrait un tel élixir. L’Ange Céleste reprit son discours
à voix haute :
-Il n’y a que trois heures de route jusqu’au Sanctuaire de Nymphée, nous
vous y invitons, mais sans vos légions. Pyréis et Théla resteront à votre
camp pour démontrer nos bonnes intentions. Mais, s’il leur arrivait malheur,
Rome elle-même disparaîtrait de la surface de votre planète.
Pompée ne put qu’acquiescer à l’invitation et prit place dans le carrosse
d’Antiochos, mais se fit escorter par deux cohortes, l’élite de ses cavaliers
romains. Arrivés au pied du Mont Nymphée, Pompée refusa la litière portée
par des Acolytes et préféra monter la pente de la montagne sacrée à pied,
imité par Antiochos et sa suite rutilante.
Le Grand Pompée s’étonna de la beauté du site et du calme serein qui se
dégageait du Sanctuaire entouré par une forêt entretenue de grands arbres,
qui couvraient la montagne, sauf le sommet. Les couronnes qui coiffaient la
vingtaine de gigantesques statues des dieux impressionnèrent Pompée que
l’on fit pénétrer à l’intérieur du Sanctuaire, par l’unique entrée, un escalier
s’enfonçant sous le roc, protégée par de massives portes d’acier. On
conduisit Pompée à travers un dédale souterrain jusqu’à la pièce consacrée à
Alexandre, le plus glorieux ancêtre d’Antiochos.
Là, parmi des statues du grand homme et les souvenirs de ses exploits,
reposait sur un bloc de marbre sculpté le sarcophage d’Alexandre volé à
Alexandrie par le Pharaon sacrilège qui avait péri avec son navire au large
de Chypre. Antiochos ne dit pas comment les Cyborgs avaient repêché le
sarcophage d’or massif, mais ordonna à ses Acolytes d’ouvrir le précieux
cercueil. Sur la momie reposait une cape pourpre tissée d’or qui avait
conservé presque tout son lustre, malgré les siècles. Antiochos explique :
155
-Certains éléments de l’iconographie représentée sur la cape laissent croire
qu’elle appartint d’abord à Darius, un autre de mes ancêtres, mais vaincu par
Alexandre.
Antiochos déplia délicatement le vêtement et le présenta à Pompée :
-La cape d’Alexandre le Grand! Vos innombrables victoires, Grand Pompée
font de vous le seul homme digne de la porter. Permettez que je vous en
revête.
Les Huulus sentirent qu’ils avaient vu juste en flattant l’ego démesuré de
Pompée. Pompée exprima sa joie d’un tel cadeau et remercia Antiochos. On
ne fit pas visiter au Proconsul le reste du Sanctuaire, ni non plus le Palais
d’Arsamée où résidait Kallinikos, à la santé déclinante malgré les soins
prodigués par Opys. On conduisit Pompée à Samosate, lui montrant des
dizaines de lions, de tigres, de panthères et d’ours destinés à Rome,
-pour orner votre Triomphe, lorsque le Roi du Pont sera définitivement mis
hors d’état de nuire.
On reçut Pompée au Château, provoquant son émerveillement devant tant de
nouveautés, l’exotisme et la richesse du mobilier. On lui fit visiter l’hôpital,
où des centaines de légionnaires de Gabienus se remettaient de leur terrible
traversée de la Mésopotamie. Pompée discuta avec des dizaines de ses
soldats convalescents qui ne tarissaient pas d’éloges envers la bonté
manifestée par les Commagénois, qui les avaient sauvés du désert et guéris
de leurs miasmes. Médonje sentit la honte s’emparer de Pompée quand le
Proconsul réalisa qu’il se préparait à détruire d’authentiques amis de Rome,
une oasis de civilisation avancée dans un continent peuplé de Barbares.
À partir de ce moment, et avant même qu’il ne rencontre Opys, le seul des
Grands Prêtres qu’il ne connaissait pas encore, le Grand Pompée résolut de
faire oublier sa forfaiture et d’accorder sa protection et son appui à la
Commagène. Opys ausculta Pompée, lui prescrivit quelques potions, lui
prodigua quelques conseils et lui remit une boîte contenant une dizaine de
fioles.
-Voici un élixir de longue vie qui fortifiera votre système immunitaire et
réparera certains des outrages du temps et les séquelles de vos blessures au
156
combat. N’en utilisez qu’une cuillerée par semaine et vous pourrez éviter
toutes les visites des médecins pour le reste de votre longue vie. Ces stocks,
suffiront pour un an et nous vous les renouvellerons dans douze mois. Cette
substance provient de Chine, au compte-goutte et seuls quelques dizaines de
privilégiés peuvent en bénéficier dont l’Empereur de Chine, notre Souverain
Antiochos et son divin père Mithridate qui, sans cet élixir, serait mort depuis
plusieurs années déjà.
Après un banquet digne des Dieux, où l’on servit abondamment de ce caviar
que Pompée avait découvert sur les bords de la Caspienne, et dont il
raffolait, Antiochos convia son illustre hôte à prendre des digestifs sur la
terrasse du Château. Il attira l’attention du Généralissime sur un ponton
qu’on avait ancré au milieu du fleuve et qui servit de cible aux canons
surmontant les tours de sa Capitale. Pompée s’enthousiasma devant cette
démonstration mais Antiochos tempéra le Proconsul :
-La Commagène ne révèlera jamais le secret de cette arme, afin d’éviter sa
diffusion dans un Monde déjà perclus de violences. Nous ne l’utiliserons que
pour la défense de notre Royaume.
Lorsque les dernières lueurs du jour s’effacèrent du ciel, Antiochos invita
Pompée à regarder vers le nord-est :
-Regardez-bien la flamme éternelle qui illumine notre Sanctuaire de
Nymphée.
Le Mont Sacré parut exploser. Pendant plusieurs minutes, des flammes
gigantesques embrasèrent tout le sommet de la montagne, s’élevant à des
centaines de mètres.
Antiochos proposa un toast :
-À vos soldats, qui ne sont pas morts calcinés en tentant de perpétrer un
sacrilège contre le Sanctuaire du Nympheum!
À cet instant, Pompée prit conscience que les deux légions du Consul Rex
avaient bel et bien été détruites par le feu dans un assaut contre Samosate,
comme le répétait l’odieux Clodius. Médonje intervint :
157
-Ces deux légions ne représentaient plus Rome et n’agissaient pas sur ordre
du Sénat. C’était des malfrats guidés par le lucre et la soif de pillages. Nous
avons pris soin des survivants et en avons fait des Fidèles convertis à la
Nouvelle Alliance.
Pompée retourna le lendemain auprès de ses légions qui traversèrent
pacifiquement la Commagène, suivant les carrosses d’Antiochos et ceux de
Médonje et de Pyréis, pour entrer en Syrie et y prendre possession des restes
de l’Empire des Séleucides au nom de la République de Rome.
Philippe le Jeune, Roi de Syrie, cousin et ami d’enfance d’Antiochos,
suivant parfaitement un scénario convenu, proclama qu’il ne pouvait
abandonner l’héritage de ses ancêtres aux Romains et s’enfuit auprès des
tribus arabes vassales d’Arétas, le Roi des Nabatéens. La mission, périlleuse,
de Philippe consistait à sonder les forces et les intentions de l’Arabe qui
guerroyait pour l’heure contre les Juifs. Pour infiltrer la Cour de Pétra,
Philippe comptait sur sa parfaite connaissance de l’arabe et ses nombreux
contacts parmi les marchands de la Route de l’Encens. Il devait revenir à
Antioche dans les trois prochains mois avec toute l’information qu’il
pourrait glaner.
Pompée s’installa princièrement à Antioche. En fait il habita l’oasis que
possédait Pyréis près de la Fontaine de Daphné, laissant le Palais Impérial à
son État-Major. Pompée jubilait, et la pâte miraculeuse, cet élixir de longue
vie des Sorciers de Commagène, n’était pas étrangère à sa bonne humeur et
à sa forme splendide. Pompée retourna à deux reprises à Samosate, en
revenant chaque fois, littéralement enchanté. On lui fit visiter les serres et la
ménagerie royales, la bibliothèque et les thermes fabriqués dans le plus beau
marbre d’Égée. Il visita les colonies constituées par les pirates à qui il avait
laissé la vie sauve et qui déjà engrangeaient leurs premières récoltes.
Pompée, séduit par les réalisations du petit Royaume et son rayonnement
bienfaisant sur toute l’Asie Mineure, gratifia la Commagène de nouveaux
territoires. Pompée confirma à Antiochos sa suzeraineté sur la Mésopotamie,
la Sophène et la Corduëne et lui donna tout le nord de la Syrie jouxtant la
Commagène.
-Rome vous reconnaît aussi la propriété de la ville d’Antioche et de son port
de Séleucie.
158
Le même jour, Antiochos nommait Médonje ‘Comte de Karkemish’, à la
plus grande joie de son Chancelier et au grand étonnement de Pompée qui
croyait que ce Tell Karkemish n’était qu’une énorme butte de poussière dans
un endroit tout à fait aride. Antiochos sourit au Grand Pompée et lui confia
que Médonje raffolait des grands défis que les Dieux mettaient sur son
chemin. Le Romain ressentait en présence des Grands Prêtres une aura qu’il
associa finalement à des forces magiques bienfaisantes. Et le Grand Pompée
s’ouvrit à la parole de l’Évangile du nouveau culte, très populaire chez ses
soldats, qui se rendaient au Temple de Nymphée à chacune de leurs
permissions, attirés en partie par les prostituées sacrées, faut-il bien
l’admettre.
Pompée, souvent en compagnie d’Antiochos ou d’un de ses Grands Prêtres,
inspecta la nouvelle Province qu’il apportait à la République. À cheval, à
dos de chameau, ou même d’éléphant, Pompée entra triomphalement dans
les villes de Syrie pacifiquement soumises à l’ordre romain et qui voyaient, à
juste titre, dans les soldats de Rome leurs protecteurs contre les perpétuelles
attaques des Bédouins arabes. Par mille marques d’affection, les populations
syriennes firent comprendre à Pompée leur attachement aux valeurs et aux
modèles helléniques, proches de la civilisation romaine. Gagné par toutes
ces démonstrations amicales et ayant retrouvé la vigueur de sa jeunesse,
Pompée résolut de faire de la Syrie la plus prospère et la plus heureuse des
Provinces de Rome.
Au milieu de l’été, Philippe reparut à Antioche, la peau cuivrée par le désert.
Antiochos lui sauta dans les bras :
-Nous t’attendions avec impatience, mon ami!
Antiochos se tourna vers Pompée, avec qui il devisait sur la Condition de
l’Homme :
-Grand Pompée, vous vous rappelez mon ami Philippe, à qui je remets
volontiers la gouvernance d’Antioche, sa juste propriété par droit d’héritage,
et le titre de Roi d’Antiochène, s’il le désire.
Philippe, après moult politesses, parla de sa mission chez les Arabes :
-Je me suis dirigé directement sur Pétra, la Capitale des Nabatéens. En
l’absence du Roi Arétas, je contactai un de ses fils pour lui dire que les
159
Romains m’avaient volé la Syrie pour en faire une de leurs Provinces, avec
l’assentiment d’Antiochos de Commagène. Le fils, devant l’importance de
l’information, me fit escorter auprès de son père qui guerroie en Judée.
Arétas, que je connaissais déjà, me reçut et écouta attentivement ma
description des forces romaines qui s’apprêtaient à s’implanter en Syrie. Son
premier commentaire me surprit, mais est très révélateur de ces gens. Il me
dit « Excellente nouvelle! On capturera des femmes aux yeux bleus dans ces
nouvelles colonies romaines! »
-En parcourant le Royaume d’Arétas, j’ai souvent croisé des Arabes
conduisant leurs troupeaux de moutons, mais aussi les troupeaux constitués
de leurs nombreuses épouses. Il n’y a aucune limite. J’ai connu plusieurs des
sept cent dix fils d’Hérotimus, qui avec sa seule famille, s’est taillé un
Royaume, vassal d’Arétas. Arétas dut me prendre pour un fou quand je lui
demandai cinq cent mille hommes pour m’aider à reprendre mes Domaines
envahis par les légions de l’invincible Pompée, lui offrant en paiement toute
la Syrie, sauf Antioche. J’ai ensuite proposé à Arétas de retourner en Syrie
pour y amasser quelques milliers de talents auprès de mes Sujets encore
fidèles et revenir à Pétra pour y embaucher ses guerriers. Cette offre me
permit d’échapper aux griffes du Nabatéen.
-Arétas a aussi signifié à un de ses très nombreux beaux-frères que mon
cousin Démétrios, nommé Roi de Syrie par le Sénat de Rome, contre potsde-vin, n’avait plus aucune valeur commerciale comme otage et qu’on
pouvait en disposer. Arétas spécifia même que son beau-frère prendrait un
réel plaisir à égorger cet énergumène.
Pompée adorait la ville d’Antioche et son agréable climat. Il ordonna au
Gouverneur de Cilicie d’affecter une légion pour déblayer les vestiges du
tremblement de terre qui avait frappé la Métropole. Le Grand Pompée
autorisa que Philippe frappe monnaie à sa propre effigie, mais au nom de
Rome et avec l’aval du Gouverneur romain de Syrie. En honneur de son
bienfaiteur, la ville d’Antioche célébra des fêtes grandioses, à la démesure
du Grand Pompée. À l’hippodrome d’Antioche, Pyréis s’illustra dans
quelques courses, sous l’œil attentif du Proconsul qui reconnaissait la nature
très exceptionnelle des Sorciers de Samosate, et qu’il imputait à leur passage
chez les magiciens de Babylone et de Chine.
À la mi-été, Antiochos se rendit au Nympheum, pour diriger les cérémonies
du grand pèlerinage annuel. Le Questeur Gabinius y représentait Rome, car
160
Pompée faisait route vers Damas accompagné de Philippe qui familiarisait
les Romains avec les lieux, les habitants, et leurs us et coutumes. Sur le
Mont Nymphée, participèrent en plus du Dieu Abgar et du Théocrate
Archélaüs de l’ex-Comana, Orode le Parthe, Artavazdès d’Arménie, et aussi
le beau-père d’Antiochos, Ariobarzane, Roi de Lycaonie dont Pompée avait
agrandi le Royaume, en lui donnant la Cappadoce jusqu’à Comana. Parmi le
million de pèlerins, quelques dizaines, dont l’Évêque de Rome lui-même,
avaient fait le voyage d’Italie.
Kallinikos, le père d’Antiochos, ne voulut pour rien au Monde manquer les
cérémonies et exigea d’y être porté en litière, pour y mourir près de ses
Dieux, avait-il affirmé à la Grande Prêtresse Maria qui se tenait à son chevet
et veillait sur le Roi. Ainsi le Roi Kallinikos prophétisa sa propre mort, assis
sur son trône d’or, aux côtés de son fils, et en présence des cinq Cyborgs qui
changèrent son destin et devinrent ses meilleurs amis et conseillers. Les
Huulus, tous présents, sentirent le cœur du vieux Roi s’arrêter et purent
connaître la dernière pensée de Mithridate Kallinikos, un « merci à vous,
pour toutes ces joies et … »
Théla ne put retenir ses sanglots, et aucun des autres Grands Prêtres de
Commagène ne put cacher des larmes, alors que rien n’indiquait encore que
le vieux Roi somnolant était en fait passé doucement ad Patres. Antiochos
vit la détresse des Huulus, qui avaient partagé en direct la mort de leur ami
et protecteur, et qui avaient recueilli sa dernière pensée. Médonje se ressaisit
suffisamment longtemps pour dire à Antiochos, d’une voix brisée :
-Le Divin Mithridate Kallinikos est mort et nous avons vécu son départ.
Antiochos réalisa l’état mental des Cyborgs et se leva de son trône, imposant
le silence. Il se prosterna devant son père, toujours assis sur son trône, puis il
s’adressa à la foule, d’une voix forte et d’une pensée forte qui réconforta ses
amis les Grands Prêtres :
-Mon père Mithridate Kallinikos a voulu être ici aujourd’hui, avec vous tous,
qu’il aimait tant. Son âme nous regarde maintenant du Paradis et il compte
maintenant sur nous tous pour poursuivre son œuvre et répandre son divin
message d’espoir aux Peuples de la Terre. Puisons notre force en nous
rappelant sa vie, son sourire, son rire entraînant, sa piété et toutes ces vertus
qui en faisaient un homme bon, un grand Roi, l’ami et le père de tous ses
Sujets.
161
Antiochos poursuivit son eulogie, rappelant les hauts faits et les
accomplissements de son père, que sa verve faisait revivre dans l’esprit de
ses auditeurs. Puis il promulgua un deuil d’une semaine dans tout le
Royaume et fit l’annonce que le sarcophage de son divin père serait placé
dans le Sanctuaire de Nymphée, afin que les Fidèles puissent venir s’y
recueillir et honorer sa mémoire. Puis Antiochos signala au chœur
d’entonner un Gloria et aux Acolytes de placer le corps du Roi Kallinikos
dans sa litière. Mais, Théla s’interposa devant les Acolytes, pendant que les
quatre Grands Prêtres soulevaient, apparemment sans effort, le trône de
Mithridate Kallinikos pourtant d’or massif.
Et c’est ainsi que fut descendu du sommet du Mont Nymphée le corps du
Roi de Commagène, assis droit sur son trône, un sourire aux lèvres, précédé
et porté par les Dieux avec qui il avait pactisé, et qui fut sincèrement pleuré
par tous ceux qui avaient eu le bonheur de le connaître.
Pour les Huulus, la perte de Mithridate de Commagène fut durement
ressentie. Malgré son deuil, Antiochos passa tous les jours de longues heures
en leur compagnie, pleurant ou riant avec les Amis de la Cour qui
évoquaient leurs aventures vécues avec son père. Ils tirèrent beaucoup de
joie de la présence de la petite Marie, une véritable fée qui semait
l’adoration dans son sillage. Puis ils se remirent à échafauder des plans de
voyages, et reprirent goût à leurs ministères et à leur Mission.
Au Château de Samosate, le Chancelier donna audience à une Ambassade
des Citoyens d’Alexandrie, Métropole cosmopolite d’Égypte, et qui attendait
de rencontrer le Roi de Commagène depuis trois semaines. Les Égyptiens
venaient supplier le Basileus Antiochos d’accepter la Couronne des
Pharaons. Une délégation composée du Juif Menelaüs, du Prêtre d’Amon
Lampon et de Callimandre, un riche armateur grec, avait navigué
d’Alexandrie au port d’Issus,
-Pour offrir le Trône d’Égypte au plus digne des Rois. Un Souverain qui a
démontré sa sagesse et sa bonté par ses réalisations et qui est perçu par
beaucoup comme favorisé des Dieux et un Dieu lui-même.
Le vénérable Lampon enchaîna :
162
-L’Égypte espère un tel Sauveur. Notre pays vit depuis trop de générations le
pillage éhonté et sacrilège que les Ptolémées font subir à notre Peuple, à nos
Temples, et aux tombes de nos ancêtres, allant même jusqu’à voler le
cercueil d’or d’Alexandre à Alexandrie. Ces dernières années, un cycle de
soulèvements contre les abus du Régime de Ptolémée, suivis de répressions
sanglantes de la part du Pharaon, a rendu l’Égypte exsangue. Des flottes
pirates ont pillé les quais et les entrepôts d’Alexandrie, incendié des
quartiers, paralysant pendant de longues années le port et les flottes de notre
ville. Les Arabes et les Juifs envahissent impunément des parties du Delta et
le Sinaï. Nos voisines, la Cyrénaïque et la Syrie deviennent Provinces
romaines et, à Rome on parle ouvertement d’annexer l’Égypte et d’en faire
aussi une Province.
-Ainsi, Majesté, le Conseil d’Alexandrie, et les besoins du Peuple égyptien
vous réclament. Pour régner sur le Nil, comme vous le faites sur l’Euphrate.
-Et sur le Tigre aussi, précisa Médonje qui répondit aux Égyptiens :
-Mes amis, la Commagène pourra vous aider, de nombreuses façons, mais
pas de la manière que vous nous proposez et qui dégénérerait à coup sûr en
une confrontation avec l’Empire des Romains. Et à des pertes encore plus
insupportables pour l’Orient tout entier. Premièrement, pour donner un coup
de fouet à votre économie, nous vous révélerons la technique de fabrication
du verre soufflé. Ensuite, nous nous assurerons que ce Pharaon, que son
propre Peuple a chassé de son Royaume, ne sera pas remis sur le Trône, sans
la supervision de sages Romains qui seront eux-mêmes surveillés et, en cas
d’abus, dénoncés par nous auprès des plus hautes instances de leur
République.
Le Chancelier quitta sa chaise d’ivoire sculpté et rembourrée de soie de
Chine représentant des dragons. Médonje prit amicalement les Égyptiens par
les épaules.
-J’ai appris que vous séjourniez à l’auberge de Prokos, à deux pas d’ici.
Permettez que je vous y raccompagne en bavardant. Je me découvre un
soudain appétit pour la fameuse bouillabaisse de l’endroit.
Médonje voulait surtout évaluer l’ambiance de l’auberge, suite à l’embauche
des nouvelles serveuses, ex-prostituées sacrées du Temple de Pessimus, et
dont les Ambassadeurs avaient amplement joui pendant leur séjour.
163
L’arrivée inopinée du Chancelier causa toute une commotion chez les clients
et les tenanciers de la vieille auberge, fameuse pour sa soupe aux poissons.
Médonje remarqua qu’on avait fait apposer une nouvelle plaque sous celle
de Caton :
-Le Grand Pompée a mangé chez Prokos.
Médonje salua la salle :
-Messieurs, Dames, je vous en prie, poursuivez vos occupations, à moins
que vous n’aimiez me voir manger ma soupe. Mais il y a ici d’autres visions
sûrement plus agréables.
On offrit au Grand Prêtre la table située sous les plaques de Caton et de
Pompée et des musiciens jouèrent des airs folkloriques qui se prêtaient bien
au baladi exécuté par les danseuses du ventre, deuxième spécialité de
l’endroit.
Attablé avec les Ambassadeurs d’Alexandrie, le Chancelier badina avec les
tenancières, petites-filles de Prokos, et semblait jeter des regards
appréciateurs sur les contorsions des danseuses. En fait, le Huulu
s’intéressait aux clients qui habitaient l’auberge. Seuls les mieux nantis des
voyageurs de passage à Samosate pouvaient s’offrir une chambre chez
Prokos. Médonje reconnut plusieurs des convives, caravaniers, marchands,
barons, un sculpteur de la Cour, et l’Acolyte responsable de la Bibliothèque
de Samosate qu’il présenta à Lampon d’Alexandrie :
-Décrivez au Vénérable Lampon les textes égyptiens de notre Bibliothèque.
Le Prêtre d’Amon ne termina pas son repas, pressé de voir les rouleaux de
papyrus qui remontaient jusqu’au légendaire Pharaon Kheops. Médonje
discuta avec Callimandre, l’armateur, sur le trafic maritime de la Mer Rouge
et l’activité du port de Suez. Puis le Huulu décrivit :
-La Commagène possède quelques navires de haute mer qui relient nos
comptoirs commerciaux de l’Île aux Épices et de la côte des Indes jusqu’au
port de Charax à l’embouchure de l’Euphrate. Nous aimerions, par prudence,
doubler ce lien avec les Indes, en établissant un autre trajet, partant de Suez.
Nous croyons les temps propices pour établir cette nouvelle route maritime,
164
car d’ici quelques années, Rome aura mis fin aux brigandages des Arabes et
des Juifs et policé toute la région.
-Ainsi, la Commagène vous propose-t-elle de construire à Suez cinq grands
vaisseaux de haute mer qui, grâce à notre connaissance des vents et à une
ingénieuse invention chinoise, permettront à nos Capitaines de gagner les
Indes et d’en revenir tous les ans. Ce qui décuplera la valeur des
marchandises transitant par Suez et nous assurera de doubler les contacts
avec nos Communautés et nos Comptoirs établis au Sri Lanka et en Inde.
Callimandre ne touchait plus à sa coupe de vin, ne voulant pas altérer
l’ivresse produite par les paroles du Chancelier.
Médonje se tourna vers le Juif Menelaüs :
-Dix de nos souffleurs de verre de confession juive, et leurs familles, s’ils le
désirent, vous accompagneront à Alexandrie pour transmettre leur savoirfaire à vos artisans. Essayez de conserver secrète cette recette le plus
longtemps possible, pour en partager le monopole avec nous. Nous vous
demandons de permettre l’agrandissement de notre Temple d’Alexandrie et
d’ignorer l’avis du Sanhédrin de Jérusalem à ne pas le faire. Vous savez, les
Juifs et les Fidèles de la Nouvelle Alliance partagent essentiellement les
mêmes valeurs, et que bien de nos Adeptes sont nés Juifs. Et que nous avons
accueilli en frères beaucoup de vos parents de Judée fuyant les atrocités de
leurs Grands Prêtres.
Après avoir vidé deux grands plats de fraises et de cerises, créé une nouvelle
Route des Épices et sauvé Alexandrie, le Chancelier décida de rejoindre la
Grande Prêtresse Maria dans ses appartements. Il souhaita bonne route à ses
hôtes et remit une coquette bourse aux danseuses et à l’orchestre.
Le lendemain, Myryis apprenait à Médonje que :
-L’Empereur de Chine désire construire une ‘tour de pierre’ pour abriter un
avant-poste, une garnison et entreposer sécuritairement les cargaisons de
plusieurs caravanes. Il propose deux sites, à l’ouest de Kachgar, et nous
demande notre préférence. Voici les plans de cette tour. L’Empereur nous
prie d’améliorer et d’approuver le projet de ses architectes. Et il mentionne
l’érection d’un colombier afin de pouvoir correspondre avec Samosate en
quelques semaines et non plus attendre nos réponses pendant deux ans.
165
Tous les jours, leur Initié le plus éminent de Rome, le Citoyen Lucullus,
communiquait avec les Grands Prêtres, leur décrivant son appui financier à
la campagne de Cicéron qui briguait le Consulat. Lucullus se montra très
intéressé à participer à une mise de fonds dans une flotte sur la Mer Rouge.
-Cicéron m’a présenté sa première édition de ses Traités sur ‘l’harmonie de
l’Ordre romain’ et sur ‘l’harmonie entre les Ordres17’. On y sent l’influence
de Caton, et l’odeur de sainteté que dégage ce Philosophe qu’il ramena
d’Asie, un certain Athénodore le Cordial qui cite abondamment l’œuvre et
l’Évangile de notre Divin Antiochos. Et mes fermes d’Italie ont commencé
à produire des fraises et des épinards, pour le plus grand plaisir des mes
Compatriotes.
Peu après, parvenait à la Cour d’Antiochos des copies dédicacées par
l’Auteur, de plusieurs Traités de Cicéron. Le grand orateur y avait joint une
longue lettre pour Médonje, y décrivant comment Caton, devenu Questeur
de la ville de Rome y avait secoué la bureaucratie. Mais, ajoutait Cicéron : «
Caton agit comme s’il vivait dans l’idéale République de Platon, plutôt que
dans la merde de Romulus! »
17
Sénatorial, Équestre et Populaire
166
Chapitre XIII Pompée capture le Temple de Jérusalem (63 avant JC)
Il pleuvait depuis trois jours, ce qui constituait une bénédiction pour ces
terres arides. La rivière habituellement presque à sec, gonflée par ces pluies
exceptionnelles, charriait le sable arraché à ses rives et prenait une
coloration brunâtre avant que de se jeter dans l’Euphrate. Médonje, abrité
sous un grand parapluie ciré, regardait les flots déverser limon, souches et
branches et ne pouvait écarter de son esprit ses visions de Mondes rendus
désertiques par l’incurie de leurs habitants.
Il avait fait monter son campement sur la colline de Karkemish, un tell aussi
colossal que celui de Ninive. Pompée avait remis cette portion de la Syrie à
la Commagène et Antiochos avait fait de son Chancelier le Comte de
Karkemish. Toute la semaine, Médonje avait arpenté la montagne de ruines,
que l’Humanité avait accumulées sur ce site depuis au moins dix millénaires.
Le Cyborg semblait passer de longues heures à méditer devant une simple
pierre, alors qu’en fait il établissait virtuellement la cartographie des dizaines
de strates historiques qui s’étageaient sous ses pieds. Il avait bien détecté, ça
et là, la présence d’objets d’or ou d’argent, mais le Huulu recherchait, et
trouva, des trésors d’une autre nature.
Plusieurs bibliothèques, archives appartenant à diverses époques, avaient
survécu à la destruction des temples et des palais. Enterrées sous des
dizaines de mètres de décombres et de poussière, ces dépôts du Savoir de
l’Espèce humaine jetteraient un éclairage sur l’évolution des Peuples, des
langues, des religions et du commerce de tout le sous-Continent. Médonje
avait aussi détecté une collection de statuettes de la Grande Déesse, aux
attributs sexuels fortement exagérés et qu’il se promettait d’excaver pour les
exposer au Nympheum.
La voix de Myryis parvint à son oreille interne :
-Un pigeon d’un de nos comptoirs de la Mer Noire nous apprend la mort du
Basileus Mithridate du Pont, particulièrement lente et pénible. Le poison
restait sans effet sur un type de sa stature qui se gavait de la pâte d’amande
de Madagascar que nous lui procurions. Aussi il se trancha les veines et
tenta de s’égorger, mais il reçut finalement le coup de grâce des mains des
deux escouades d’assassins qu’il avait envoyés tuer son fils Pharnace, mais
qui s’étaient rebellés contre ce dernier d’une longue série de forfaits.
167
Médonje décida d’annoncer la mort du plus grand ennemi de Rome à
Pompée, qui avait entrepris la tournée de la Syrie, et coordonnait la marche
de ses légions à travers la nouvelle Province romaine. Malgré la pluie qui
continuait à tomber dru et qui transformait les routes boueuses en bourbiers,
le Chancelier fit préparer son carrosse et une escorte d’une dizaine de
cavaliers. Le lourd véhicule sembla flotter par-dessus les flaques et les
ornières, et les seize chevaux de l’attelage tiraient sans peine leur fardeau
d’acier doré. Après deux jours et cinq cents kilomètres de route, Médonje
parvint à Baalbek, connue par les Grecs sous le nom d’Héliopolis, la Cité du
Dieu solaire.
Baalbek surplombait une immense vallée, étroite, arrosée par les deux
chaînes de montagnes du Liban et de l’Anti-Liban. Les champs irrigués
produisant du cannabis constituaient une grande partie de la verdure,
concentrée autour des sources du fleuve Oronte, cet immense cours d’eau
qui baignait Antioche, trois cents kilomètres en aval, et que longeaient les
caravanes depuis l’aube des temps. Médonje rattrapa Pompée et ses
légionnaires quelques kilomètres avant leur arrivée dans la fameuse Capitale
du haschisch. Le grand Général, ayant reconnu les armoiries de
Commagène, avait galopé à la rencontre du carrosse, accompagné de son
État-Major et d’une nombreuse suite.
Médonje descendit de son véhicule, ôta son long bonnet de soie bleue bordé
d’hermine, et salua cérémonieusement le Grand Pompée qui s’exclama
d’une voix forte, pour le présenter à ceux de sa suite qui ne connaissaient pas
encore le visiteur en robe de soie constellée d’étoiles :
-Saluons le Divin Médonje, Grand Prêtre du Nympheum. Et remercions-le
pour ce tremblement de terre qui vient de frapper le Pont et la Mer Noire, ce
qui a incité les populations à rejeter leur sanglant Basileus Mithridate et à
collaborer avec l’Ordre romain.
Se relevant de sa courbette, Médonje remit un pli à Pompée :
-Un autre cadeau que les Dieux accordent au Grand Pompée.
Le Romain, après avoir pris connaissance du message, fit arrêter la marche
de ses légions à qui il annonça la mort du Roi du Pont, le plus grand ennemi
de Rome, qu’il avait combattue pendant près de quarante années. Les soldats
ovationnèrent Pompée qui décida d’une halte de quelques jours à Baalbek.
168
Le Cyborg perçut l’intention première de Pompée, d’obtenir de
l’information du Sorcier de Samosate, et se prêta volontiers à l’exercice.
Médonje partageait la table du Généralissime lors des banquets offerts par
les habitants de Baalbek et qui furent repris chaque soir pendant toute une
semaine. Plusieurs de ses connaissances abordaient le Chancelier :
caravaniers, marchands, Fidèles des Monts du Liban qui accomplissaient le
pèlerinage au Sanctuaire de Nymphée. Médonje se délecta de l’excellent
haschisch rouge qui faisait la renommée, et la fortune, de la vallée de
Baalbek, et qui représentait une fraction notable du commerce transitant par
Samosate. Aussi le ton des conversations qu’il tint à Pompée, lui-même sous
l’effet de la pâte au miel et au haschisch, fut très badin. Et les deux hommes
ricanèrent à plusieurs reprises comme larrons en foire, mais sans provoquer
l’indignation d’aucun des Nobles Sénateurs, participant aux agapes, et eux
aussi d’humeur fort espiègle.
Médonje apprit à Pompée comment, à Rome, le Consul Cicéron avait
repoussé une loi qui proposait la confiscation et la vente des territoires que
Pompée avait libérés, la Paphlagonie, la Cappadoce et le Pont.
-On proposait de livrer vos conquêtes à dix percepteurs d’impôts, les
Décemvirs, tout-puissants et qui auraient pu trop facilement abuser des
Alliés de Rome, et des Populations soumises avec espoir à l’Ordre romain.
Cicéron vous a rendu un fier service en reconduisant votre imperium sur
l’Asie, Grand Pompée. Et un grand service à l’Asie d’avoir empêché le
retour des vautours et autres percepteurs de taxes, abusant de pays qui
essaient de se relever de décennies de guerres.
Pompée tenta d’apprendre du Grand Prêtre l’origine de la pâte miraculeuse
qui lui avait redonné les forces de sa jeunesse.
-Les noix dont on extrait cette substance miraculeuse poussent sur des îles
lointaines de la Mer du Sud et transitent par le port de Charax sur le Golfe
Persique, par où passe aussi l’essentiel des épices.
Lisant dans l’esprit du Romain, le Cyborg orienta la conversation sur un
sujet qui lui tenait à cœur :
-Oui, la Mer Rouge pourrait aussi accéder à ces marchés et bénéficier de
cette manne, avec des navires de haute mer, que nous sommes déjà à
169
construire, en fait, et qui feront de Suez le carrefour maritime de trois
continents. D’ailleurs, mon Roi, le Divin Antiochos m’a autorisé à vous
offrir une participation dans cette entreprise commerciale.
-Nous avons déjà les ressources financières, les chantiers de l’arsenal de
Suez, les équipages, les contacts, les connaissances géographiques. Il ne
manque qu’un seul élément pour qu’un tel projet réussisse : la neutralisation
des Arabes et des Juifs qui menacent les caravanes d’Égypte et de Syrie
depuis des siècles. Et cela, Grand Pompée, vous seul pouvez le réaliser.
Idéalement une voie caravanière devra relier Suez à l’extrémité de la Judée
sous contrôle romain. Les Égyptiens rejetteraient toute mainmise juive, et
encore plus arabe, sur le port de Suez, mais accepteraient volontiers de
commercer avec les Romains.
Pompée présenta au Grand Prêtre un Centurion de son État-Major, Cornelius
Faustus, fils du Dictateur Sylla :
-Mon père m’a souvent parlé de vous comme de Sages à la magie
redoutable. Il vous décrivait comme les meilleurs amis ou les pires ennemis
que Rome pouvait se faire. Et mon tuteur, Lucullus, ne tarit pas d’éloges
envers votre Royaume et le degré de civilisation que vous avez atteint.
À l’énoncé du nom de Lucullus, le visage de Pompée se rembrunit, mais seul
le Cyborg remarqua sa réaction. Médonje révéla que Lucullus et son cousin
Lucullus préparaient ensemble leurs triomphes respectifs sur le Pont et la
Thrace et que la Commagène leur avait procuré des dizaines de fauves pour
des Jeux mémorables.
-Mais pour votre propre triomphe sur l’Asie, Grand Pompée, nous nous
surpasserons et la Commagène vous dénichera des bêtes qui feront frémir les
Citoyens de Rome.
Quand ils se retrouvèrent à nouveau seuls, Pompée demanda à
Médonje pourquoi ils avaient laissé mourir Sylla de la goutte.
-Nous ne connaissions pas les propriétés de cette noix des Mers du Sud, ni
même son existence. Les médications prescrites par Opys avaient soulagé
Sylla, et même accordé un sursis au Dictateur, qui avait trop abusé de sa
santé sous la Légion.
170
Vers la fin de cette semaine, parvinrent de la côte de Phénicie des courriers
couverts de poussière, qui venaient annoncer à Pompée la mort du Basileus
Mithridate du Pont, et qui furent tout à fait surpris d’avoir été devancés.
Pompée convainquit le Chancelier de le suivre jusqu’à Damas, à seulement
cinquante kilomètres de Baalbek, lui faisant valoir la présence annoncée des
deux Princes juifs, les fils du tristement célèbre tyran Alexandre Jannée, qui
se disputaient la Couronne de Judée dans une guerre fratricide.
Sur la route de Damas, Pompée, qui partageait le carrosse du Cyborg, se
confia :
-Il y a déjà quelque temps, j’ai confié deux légions à mes Lieutenants,
Metellus et Lollius, et le mandat d’investir la Damascène et d’y protéger ses
habitants et leurs propriétés. Ils m’ont écrit y avoir fait fuir des hordes de
Bédouins arabes qui terrorisaient la Cité et l’avaient vidé de toutes ses
femmes nubiles, tranchant toutes les objections à leurs desseins. Puis ils se
sont rendus déloger les Juifs de citadelles syriennes qu’ils avaient
récemment conquises et occupées. Mon premier émissaire reçut des Juifs
cent talents et des promesses d’évacuation. Mon deuxième envoyé fut
gratifié de quatre cents talents, et des mêmes vaines promesses.
-Mon Questeur, Scaurus, avec une autre légion doit nous avoir précédés à
Damas. Avec quatre légions, je pourrai facilement m’emparer du Royaume
arabe des Nabatéens et les soumettre à la Loi de Rome.
Médonje crut bon de répliquer :
-Leur soumission durera aussi longtemps que la présence de vos garnisons.
Ces Arabes sont des nomades, vivant de leurs troupeaux et de maigres
cueillettes dans des environnements arides ou désertiques. Dans la culture
arabe, les villes d’Égypte, de Palestine, de Syrie et même de Parthie,
constituent des réserves de vivres et d’esclaves bonnes à piller au cours de
razzias qui rassemblent plusieurs tribus et des milliers de pillards à dos de
chameaux. Quelques colonies italiennes fortifiées, placées sur le pourtour de
la Syrie suffiraient à contenir les Bédouins, surtout si votre campagne
permet de les désarmer et de les sédentariser.
Le joyau de l’Orient que constituait naguère la fière Damas faisait peine à
voir. Ses remparts écroulés, ses quartiers incendiés, ses monuments et ses
palais dépouillés de leurs ornements. Même les massives portes de bronze
171
avaient été arrachées des murailles et emportées par les brigands du désert.
Ce jour-là, Médonje rencontra Hyrcan et Aristobule, les Princes qui se
disputaient la Théocratie juive et put sonder les remugles de leurs esprits. Il
reconnut en eux des fanatiques, totalement assurés de leur bon droit, et prêts
à mourir, mais surtout à tuer, pour imposer leurs causes respectives, mais
mutuellement exclusives.
Ne voulant pas retarder sa campagne contre Arétas, le Roi des arabes
Nabatéens, Pompée à qui les Princes juifs avaient demandé d’arbitrer leur
litige, avec moult promesses de bakchichs, renvoya dans leurs fiefs les deux
frères ennemis avec la promesse d’y attendre pacifiquement son retour de
cette campagne contre les Arabes. Puis Pompée demanda au Sorcier de
Samosate lequel des deux Princes hébreux ferait le meilleur instrument de
Rome.
-Les deux partagent la même hérédité et proviennent du même nid de
serpents. Jugez-les selon leurs actes. Mais je crains qu’il ne faille rabaisser
leur orgueil. Hyrcan, un pleutre, semble capable de toutes les
compromissions pour conserver son Trône. Aristobule possède un
tempérament rebelle mais respecterait néanmoins une promesse faite à
Rome.
Médonje prit congé de Pompée et le regarda s’éloigner avec ses quatre
légions vers l’est et s’enfoncer dans le grand désert de Syrie. Puis le
Chancelier dut regagner Samosate, où l’attendait la tâche de réorganiser les
nouveaux territoires échus à la Couronne de Commagène. Antiochos offrit à
son ami Philippe de régner sur ses nouveaux domaines en tant que Roi de
Mésopotamie, de Sophène et de Corduëne.
-Et tu pourras conserver ta ville ancestrale d’Antioche.
On décida de fonder une nouvelle Capitale pour Philippe, qu’on nomma
Arsamosate, ou la Samosate de l’est. Située à cent cinquante kilomètres de
Samosate, sur un affluent important de l’Euphrate, la nouvelle ville
permettrait de contrôler effectivement à la fois le trafic de l’antique Voie
Royale des Achéménides et celui de la nouvelle Route de la Soie. Les
Huulus dessinèrent les plans et suggérèrent les aménagements de la future
ville caravanière, garantissant à Philippe qu’ils rendraient son Suzerain et
ami, Antiochos, jaloux de ses installations.
172
Exactement à mi-chemin de l’ancienne et de la nouvelle Samosate, se
situaient le Sanctuaire du Nympheum et la ville royale d’Arsamée, la
capitale estivale de la Commagène, sur la rivière des Nymphes. À Arsamée,
une armée d’Acolytes creusait de nouveaux tunnels et de nouvelles salles
dans la paroi montagneuse truffée d’habitations troglodytes. Plusieurs des
profonds souterrains serviraient aux cérémonies du Culte mais d’autres, qui
jouxtaient le Palais, lui aussi sculpté dans la paroi rocheuse et la montagne
elle-même, masquaient l’accès à une succession de vastes cryptes
amplement pourvues, permettant d’y soutenir un siège pendant une
génération.
Antiochos, devenu un Roi des Rois presque à son corps défendant,
s’efforçait de déléguer ses tâches à des Vassaux fiables, pour mieux se
consacrer à sa mission première, la diffusion de son Évangile. Il résidait
souvent à Arsamée, au pied du Sanctuaire de Nymphée, formant lui-même
les futurs missionnaires aux dogmes de la Nouvelle Alliance ou composant
des Épîtres. Autour du Palais d’été, habitaient des Philosophes, des Sages,
des Mages, des Rabbins, des Moines, des Prêtres représentant toutes les
parties de la Terre. Un Collège liturgique siégeait tous les jours, dirigé par
douze Acolytes, nommés par Antiochos Amis de la Cour et Pères de
l’Église. Le Collège administrait les trois vallées appartenant au Temple, les
quinze mille Acolytes qui y vivaient, et coordonnait l’activité des Évêques et
des Communautés établies à travers l’Orient et l’Occident.
Antiochos se confiait toujours à son Chancelier :
-Nous devons exporter nos nouvelles technologies tout autant que la Bonne
Parole. Ventre affamé n’a pas d’oreille! Pour augmenter l’Éthique chez
l’Homme encore faut-il le libérer de la famine et de la misère.
Médonje donna raison à son Souverain :
-Mais il faut d’abord assurer la prospérité de vos nouveaux Domaines, Sire.
Et la menace Romaine peut ressurgir à nos portes à tout moment. Il suffirait
que Pompée, qui nous est maintenant acquis, disparaisse et que la faction de
Crassus s’empare du pouvoir à Rome et déclare toute l’Asie bonne à
piller. Le Consul Cicéron m’écrit que l’inquiétude règne à Rome. La
nouvelle statue de Jupiter sur le Capitole regarde vers l’est, vers l’Asie, pour
prévenir les maux qu’on soupçonne en parvenir. Les Romains s’attendent à
ce que Pompée s’empare du pouvoir à son retour en Italie, et se proclame
173
Dictateur comme l’ont fait avant lui Marius et Sylla. Tous encensent le
Grand Pompée, aussi bien Caton, au nom du Peuple, que César, au nom du
Sénat.
Aussitôt amorcée la campagne de Pompée contre les Arabes, les combats
fratricides entre les Princes juifs reprirent. Pompée fit demi-tour et entra en
Palestine pour faire cesser cette guerre civile. Après s’être joué de Pompée
une fois de trop, Aristobule fut enchaîné et emprisonné par les Romains. Les
habitants de Jérusalem refusèrent d’ouvrir leurs portes au Questeur Gabinius
et Pompée décida d’investir la ville fortifiée. Le siège du Temple de
Jérusalem dura trois mois entiers et ne put être remporté que parce que les
Juifs ne combattaient pas les jours de Sabbat.
Et c’est un jour de Sabbat qu’eut lieu l’assaut final et le massacre des Juifs,
priant dans leur Temple, et qui offraient leurs gorges à la lame des
légionnaires plutôt que de se défendre. Le Questeur Piso s’empara du Palais
royal et de ses richesses et on récompensa pour leur bravoure au combat les
Centurions Furius et Cornelius Faustus, le fils de Sylla. Pompée se rendit
dans le Temple, baignant dans le sang de dix mille Juifs, et pénétra dans le
Saint des Saints, interdit à quiconque sauf au Grand Prêtre une fois l’an.
Les Romains retirèrent du Temple de Jérusalem une table en or, de massifs
chandeliers d’argent, de la vaisselle d’argent et une grande quantité d’épices
qui tenaient lieu de monnaie d’échange dans une bonne partie de l’Orient. Il
se saisirent aussi d’une vigne d’or massif, un chef-d’œuvre d’orfèvrerie qui
couvrait tout un des murs d’une salle. Mais Pompée ne toucha point aux
deux mille talents de monnaies, offrandes des communautés juives à leur
Temple. Il nomma Hyrcan Grand Prêtre, qui consentit à payer un tribut
annuel à Rome et à évacuer plusieurs villes de Damascène et de Phénicie
que Pompée annexa à la Province de Syrie. En tout, Pompée tira plus de dix
mille talents des Juifs.
Au cours de l’été, Pompée avait écrit à Antiochos, le priant d’intercéder
entre les Parthes et les Arméniens et d’arbitrer leurs litiges territoriaux.
Pompée ne désirait pas, pour défendre l’Arménie, entraîner Rome dans une
guerre contre l’Empire des Parthes.
-Aidez-moi ici et je vous aiderai à Rome, terminait-il dans son style
succinct.
174
Antiochos mena lui-même les pourparlers de paix entre les deux Empires
d’Orient. Et ce fut une tâche extrêmement agréable puisqu’elle se déroula en
marge du mariage de sa fille aînée. Dans son carrosse doré, Antiochos et son
gendre, Artavazdès, fils de Tigrane et héritier d’Arménie, accompagnaient
Laodicée, la jeune fiancée. Les épousailles eurent lieu à Arbela, Capitale de
l’Adiabène, près de la frontière de l’immense Empire parthe. Orode, le
nouvel époux attendait le convoi de Commagène, revêtu de ses plus beaux
atours, atours très remarquables d’ailleurs puisqu’il était l’Héritier de
l’Empire des Parthes connu pour son amour des bijoux et des parures
rutilantes.
Le père du marié, nul autre que le Roi des Rois, et lui aussi beau-frère
d’Antiochos, reçut les voyageurs avec une pompe extraordinaire. Il embrassa
chaleureusement son ennemi arménien, le gendre de son beau-frère, et dit
espérer que l’esprit de ce jour joyeux se poursuive à travers les relations
futures entre leurs deux Empires, « au nom de Mithra et dans un esprit
fraternel » ajouta-t-il en regardant Antiochos. On liquida en moins d’une
heure tout le contentieux qui divisait Parthes et Arméniens. Antiochos
concéda quelques parcelles de la Gordiène aux Parthes « ce sera une partie
de la dot de ma fille. » Les Souverains s’entendirent sur les frontières
précises, grâce aux cartes dessinées par les Huulus et les noces scellèrent
cette nouvelle ère de bonne entente, de paix et de prospérité.
Le nouveau gendre d’Antiochos, Orode, régnait déjà sur la Médie, de sa
fabuleuse Capitale d’Ectabane, et il contrôlait ainsi toute l’Atropatène, et
une portion de la Route de la Soie qui enrichissait considérablement son
Trésor. Ainsi Antiochos supervisait dorénavant le trafic entre la Mer
Caspienne et la Méditerranée, n’ayant plus à craindre ni les aléas des
guerres, ni les bandes de brigands.
À la fin de l’année, Pompée donna rendez-vous à Antioche au Roi de
Commagène et à son Chancelier pour une dernière rencontre avant son
retour à Rome. Lourdement chargées du butin fait chez les Juifs, les légions
surgirent du désert syrien et campèrent sous les murs d’Antioche. Un
Pompée radieux, portant quelques jolies parures qu’on ne lui connaissait pas,
provoqua un délire d’acclamations chez les habitants d’Antioche, pour avoir
délivré les villes de Syrie des Juifs et des Arabes.
Dans l’antique Palais impérial des Séleucides, qui avait retrouvé une partie
de ses dorures et de sa splendeur d’antan, le Roi Philippe accueillit un
175
Pompée couronné de lauriers et qui bavardait à tout rompre avec Antiochos
et Médonje. Pour honorer le plus grand des Généraux de Rome, ils ôtèrent
leurs couronne, tiare et mitre devant le triomphateur qui apportait enfin
l’ordre et annonçait la fin des hostilités qui ravageaient l’Asie depuis des
générations.
Pompée écouta avec satisfaction comment Antiochos avait réconcilié
Arméniens et Parthes. Son contentement atteignit son comble lorsque
Antiochos remit au Romain la cape d’Alexandre le Grand et lui montra les
cages renfermant des centaines de fauves destinés à éblouir les foules lors de
son triomphe prochain. Pompée, s’adressant directement au Chancelier
Médonje, aborda un sujet qui préoccupait le nouveau maître de Rome :
-Les Juifs ne poseront plus de problème au trafic caravanier entre Suez et
Péluse. Quant au Arabes, Scaurus, mon Lieutenant que je laisse en charge de
la Syrie, prépare une campagne contre eux.
Médonje coupa court aux explications de Pompée et rassura le Romain :
-Vous avez rempli votre part du marché et vous aurez le cinquième convenu
de tous les bénéfices générés par notre flotte en Mer Rouge. Les navires
partiront dans quelques mois et reviendront près d’un an plus tard. Les
profits, mirobolants, se chiffreront annuellement en milliards de sesterces et
seront versés à votre compte, cher Pompée.
Le Chancelier prit un ton grave pour annoncer :
-Je dois vous entretenir de la situation explosive qui a éclaté à Rome. Le
Sénat et le Peuple ont condamné à mort un groupe de Citoyens, dont des
Sénateurs, pour avoir tenté un coup d’État. Le Consul en exercice, Cicéron,
a accompagné lui-même chacun des condamnés jusqu’au bourreau. Le
complot fut dénoncé par Crassus, lui-même prévenu par une lettre anonyme.
César a été accusé, puis disculpé par Cicéron. Les forces du Parti Populaire
exultent, d’avoir pu déjouer ce complot contre la République et ont nommé
Cicéron ‘Père de la Patrie’.
Pompée semblait incrédule :
-On a exécuté des Sénateurs?
176
Médonje le confirma :
-Et le seul à vouloir leur éviter la mort était le Proconsul Lucullus, celui que
vous traitez d’efféminé et qui n’a pas hésité à plaider contre tous, sans
toutefois parvenir à épargner la vie des conjurés.
Pompée sembla perdu un moment dans ses réflexions, puis reprit :
-J’oubliais presque de vous demander de me prêter un homme de confiance
qui a connu le Basileus Mithridate du Pont, pour identifier ses restes à
Amisus, un des grands ports de la Mer Noire. Je prévois m’y rendre, le
temps de certifier que cet ennemi de Rome n’est plus qu’un mauvais
souvenir, puis je ferai route vers Rome, avec une majestueuse lenteur.
Philippe se proposa :
-Vous savez mon goût des voyages! Cette croisière me reposera de toutes
ces années passées à combattre dans le désert. Et peut-être m’invitera-t-on à
Rome pour y voir le Triomphe du Grand Pompée.
-Mieux, Majesté, vous pourrez y participer, répondit le Romain.
177
178
Chapitre XIV Le Gouffre des Dieux (62 avant JC)
Opys profita d’un rare moment où les cinq Extraterrestres se retrouvaient
ensemble à la Tour Carrée pour les entretenir de leur santé :
-Votre médecin a de bonnes et de mauvaises nouvelles. D’abord les
mauvaises. Certains de nos nombreux éléments cybernétiques, comme vous
le savez, doivent être remplacés ou alimentés en énergie tous les ans. Or il y
a maintenant presque quarante ans que nous avons perdu contact avec notre
Civilisation. Les implants qui assuraient la régénérescence de nos tissus ont
cessé de fonctionner. Notre espérance de vie passe de quatre siècles à
environ cent vingt ans, années terrestres. Et comme nous avons tous, très
largement dépassé le siècle, sauf notre jeune amie Théla, nous devons
anticiper une rapide dégénérescence et la mort en vingt ou trente ans.
-La bonne nouvelle : les noix de l’arbre de fer de Madagascar peuvent palier
en partie l’absence de la fontaine de Jouvence de notre Vaisseau-Monde. Et
aussi le fait que notre forme physique exceptionnelle servait de critère pour
devenir un explorateur Huulu.
Pyréis, l’ingénieur du groupe, crut bon préciser :
-Parmi nos équipements cybernétiques, les générateurs d’antigravité nous
survivront. Mais tous les autres instruments de nos corps peuvent cesser de
fonctionner à tout instant. J’ai pu parvenir jusqu’ici à réparer tant bien que
mal certaines défectuosités mineures, mais en l’absence de pièces de
rechange et de salles de chirurgie, nous sommes à la merci du hasard. Seule,
notre navette spatiale, avec ses quadruples redondances sécuritaires, peut
espérer fonctionner encore parfaitement dans quelques millénaires.
Médonje s’éclaircit la gorge et intervint à son tour :
-Mes amis, il ne sert à rien de nous apitoyer sur notre sort. La vie que nous
avons vécue sur ce Monde barbare a été plus exaltante que les destinées de
bien des Huulus. Et nous avons accompli ici une grande Œuvre, semant les
germes d’un monde meilleur. Assurons-nous que, lorsque nos pouvoirs
cybernétiques auront disparu, nous resterons vénérés et protégés par cette
Humanité que nous avons adoptée. Et que Mithra nous vienne en aide!
Et les Cyborgs, pourtant tous Athées, reprirent d’une voix unanime :
179
-Que Mithra nous vienne en aide!
Puis la conversation aborda des sujets plus gais. D’abord, Pyréis annonça
que son épouse Dravidienne l’accompagnera aux Indes et au Sri Lanka dans
cette expédition inaugurale de leur nouvelle flotte en partance de Suez, dans
la Mer Rouge.
-Actuellement, les navires sont terminés et on achemine leurs cargaisons :
pics, pelles, socs de charrue, épées, tous faits de notre excellent acier de
Commagène. Si on échange nos produits contre leur poids en poivre, les
bénéfices se chiffreront en milliards. Je quitterai Samosate la semaine
prochaine vers Péluse, pour une croisière de deux ans sur les Mers du Sud.
Myryis annonça aussi son départ :
-Pour un voyage de trois ou quatre ans. Je retourne visiter la Chine, avec
mes deux épouses chinoises. Nous nous arrêterons en route, à l’aller comme
au retour, sur le site où les Chinois veulent construire leur Tour de Pierre. Je
me ferai accompagner de quelques colombophiles et des dizaines de couples
de pigeons voyageurs pour créer un pigeonnier au dernier étage de cette
Tour de Pierre. Nous partirons dès la fonte des neiges.
Théla se dit quant à elle fort occupée, à parcourir les Royaumes que Philippe
lui avait confiés avant de se rendre en Italie avec Pompée.
-Nous y exploiterons bientôt des dépôts de mercure, de souffre et de pétrole
ainsi que de nouvelles mines d’or, d’argent et de cuivre. Mais je mets
l’accent sur l’agriculture et la qualité des troupeaux. Et Opys passera
l’essentiel de l’année à superviser la construction de l’Hôpital à Arsamosate
et la formation de nouveaux Acolytes pour y servir.
Ils se tournèrent vers Médonje :
-Je pense m’intéresser à notre port d’Issus, à son arsenal et à ses
infrastructures. Ainsi qu’au salut des âmes de nos nouveaux Sujets, jadis
écumeurs des mers, qui se sont reconvertis dans les travaux des champs. Je
passerai aussi tout un mois à Karkemish, à creuser la poussière des siècles et
je pense me rendre à Rome pour assister au Triomphe de Pompée et y
renouer certaines importantes relations.
180
En rade de Suez, Gilia, l’épouse Dravidienne de Pyréis, avait baptisé leurs
cinq imposants navires le Jésus, le Nemrod, l’Atlas, le Bouddha et
l’Archélaüs. Jésus avait fondé, plus de trois siècles auparavant, la dynastie
des Grands Prêtres de Jérusalem qui régnait toujours sur les Juifs en la
personne d’Hyrcan 2, l’actuel Jésus de Jérusalem. Archélaüs avait lui aussi
fondé une Théocratie, Atlas, l’Empire des Atlantes et Nemrod, la moitié des
villes de Mésopotamie. Tous les navires procédaient d’un même modèle,
mais Pyréis et Gilia choisirent leur cabine sur l’Atlas, qui devint leur navireamiral.
Avant d’appareiller, Pyréis avait distribué aux Capitaines des cinq navires
des cartes marines détaillant les côtes, les havres, ou les villes à éviter, les
récifs et les courants qu’ils rencontreraient le long de leur voyage. Il leur
remit aussi des cartes du ciel et des boussoles, et des instructions pour le cas
où une tempête disperserait leur flotte. Puis par bons vent et marée, l’Atlas et
ses sœurs firent cap vers les mers du sud.
Ils naviguèrent pendant trois semaines plein sud, évitant des centaines
d’écueils, îlots ou récifs coralliens. Ils croisèrent plusieurs convois de
felouques arabes, des négriers qui allaient vendre leurs victimes enchaînées à
Médine. La masse imposante de leurs nefs, leur nombre et la présence sur
leurs ponts de soldats en cottes de mailles et armés d’arbalètes, leur valurent
de ne pas être inquiétés par ces vendeurs de chair humaine. Surtout, pour se
familiariser avec les lieux, plus que par besoin, ils refirent leurs réserves
d’eau dans deux ports situés sur la côte égyptienne et occupés par des
garnisons du Pharaon. Puis ils dépassèrent l’Île aux Topazes, dernier poste
avancé égyptien.
Pyréis, penché au dessus du bastingage, scrutait la mer au large de l’île,
fameuse pour l’abondance de ses pierres précieuses. Soudain, il se dévêtit,
confia tous ses bijoux à sa femme et plongea dans les flots. Gilia parut la
moins alarmée parmi l’équipage qui avait abaissé les voiles et guettait la mer
avec une inquiétude qui se mua en désespoir après dix minutes. Le Cyborg
reparut, à la onzième minute d’apnée, limite permise par ses implants, à
quelques mètres de l’Atlas. Il tenait deux énormes bouquets de cristaux, faits
de longues topazes qui brillaient au soleil. Et Gilia se sentit rougir de plaisir
à se voir offrir de telles gerbes de gemmes, mais sa peau d’ébène n’en laissa
rien paraître. Seul son éclatant sourire, le plus beau diamant du Monde selon
son mari, révéla son plaisir d’un tel cadeau.
181
Pyréis avertit les équipages et leurs Capitaines que, s’ils s’échouaient, il
valait mieux que ce soit sur la côte d’Égypte.
-Certes vous y mouriez de soif, si vous ne rencontrez pas les Égyptiens.
Mais, sur la côte d’Arabie, les plus chanceux périraient par la soif et les
rescapés finiraient sacrifiés sur les autels des comptoirs d’esclaves que les
Arabes appèlent leurs villes. Au mieux, on vous couperait les deux pieds
pour prévenir toute fuite et vous passeriez le reste de vos jours à casser du
quartz dans le désert pour en tirer de la poussière d’or.
Un mois après leur départ de Suez, ils atteignirent un détroit resserré, le
passage entre la Mer Rouge et le Golfe d’Aden, du nom du principal port de
la côte arabe. Une flotte de quarante unités de divers tonnages les y
attendaient, leur barrant ostensiblement le passage. L’Atlas, seule, s’avança
vers la flotte des Yéménites qui agitaient leurs sabres. Pyréis, parvenu à
portée de voix s’adressa à eux en arabe :
-Nous sommes de pacifiques marchands ne désirant que le passage vers la
grande Mer du Sud. Dites au Cheik d’Aden que nous lui achèterons une
importante cargaison d’encens et de myrrhe, à notre retour l’an prochain.
Pyréis, pour toute réponse, n’obtint qu’une volée de flèches qui restèrent
sans effet contre son armure d’acier. Le Cyborg s’attendait à cette réaction et
avait fait préparer les cinq canons et les projecteurs de feu grégeois qui
équipaient chacun de leurs navires. Leur première salve, tirée à bout portant
sur les équipages de deux des navires ennemis les transforma en charpie. À
ce signal, les canons des quatre autres vaisseaux visèrent la flotte arabe et en
coula la moitié. Les Arabes furent d’abord pétrifiés par la stupeur et
l’incompréhension. Le Jésus réussit un tir miraculeux qui coula avec un
même boulet deux des nefs pirates. Puis quand les Arabes tentèrent de
s’écarter des grands vaisseaux, il se présentèrent au feu grégeois de l’Atlas.
Les équipages des deux seules felouques subsistant sur les quarante
d’origine, offrirent leur soumission et jetèrent leurs armes à la mer. Pyréis
les aborda et les chargea de porter un message au Cheik d’Aden. :
-Je lis dans votre esprit que vous aviez médité ce coupe-gorge de longue
date. Depuis que vous connaissiez la construction de nos nefs marchandes,
vous aviez décidé de vous en emparer à la première occasion. Avertissez
182
votre Cheik que nous serons dans le port d’Aden l’année prochaine pour lui
acheter à bon prix des cargaisons d’aromates. Et dites aussi au Cheik que
nous détruirons sa ville, sans même débarquer de nos navires, s’il s’avisait
de nous tendre un nouveau piège.
Cette même nuit, Pyréis fit l’amour à sa femme avec une vigueur qui surprit
le Huulu et il se demanda s’il n’avait pris goût au sang, si ces Terriens
barbares n’avaient pas finalement influé sur son âme. Une semaine plus tard,
ils contournaient la dernière île qui marquait le début de la grande Mer du
Sud. À la grande surprise des Capitaines, Pyréis les fit s’éloigner des côtes et
se diriger plein sud à travers l’infini océanique, dans une région que ne
couvrait aucune des cartes du Huulu. Pyréis leur révéla alors que le trajet
vers les Indes, indiqué sur leurs cartes, ne valait qu’entre septembre et
décembre, sinon des vents défavorables le rendait impraticable.
-Aussi irons-nous cueillir des noix en attendant la mousson, et de l’ambre
gris, dans des îles que bien peu d’hommes ont foulées. Et où les oiseaux
mangent les éléphants.
Pendant que voguait Pyréis vers l’hémisphère sud, les embruns du large lui
fouettant le visage, Médonje, lui, balayait délicatement la poussière d’objets
que ses assistants dessinaient avec soin. La tranchée qui se découpait sur le
Tell de Karkemish avait permis d’atteindre la première des bibliothèques
qu’avaient identifiées le Cyborg, à travers les couches de débris accumulés,
formant sur la rive de l’Euphrate ce monticule artificiel. Ils trouvèrent des
milliers de tablettes d’argile, et aussi des centaines de rouleaux de papyrus,
totalement rendus illisibles ou désagrégés par le temps. La plus intéressante
des découvertes du Comte de Karkemish était un message du Pharaon
Néchao, adressé à son frère, régnant sur Karkemish, et inscrit sur dix feuilles
d’or pur, en démotique, la langue encore parlée en Égypte.
Les tablettes d’argile reproduisaient des textes en cunéiformes de Babylonie,
mais plusieurs portaient des signes rappelant l’araméen encore utilisé en
Syrie. Médonje vérifia soigneusement qu’on avait sauvé tout ce qui pouvait
l’être dans cette strate, ordonna de recouvrir la tranchée et fit transporter son
nouveau trésor à la Bibliothèque de Samosate. Trois jours passèrent et les
Acolytes égyptiens de la Bibliothèque royale remirent au Chancelier la
traduction des dix feuillets d’or écrits en Démotique. Le Pharaon Néchao,
celui qui avait commandé aux Phéniciens la première circumnavigation du
continent africain, y remerciait son frère, Gouverneur de Karkemish, pour
183
les chevaux et les esclaves de son dernier envoi. Mais, à travers un
salmigondis auto-congratulatoire sans aucun intérêt, le Cyborg retint une
phrase : « et tu sacrifieras en mon nom dans le Puits Sacré de Karkemish
…»
Médonje se servit du télescope orbital pour tenter de découvrir les restes
d’un puits près du Tell de Karkemish. En moins de quinze minutes, le Huulu
avait résolu l’énigme posée par ce texte vieux de presque cinq siècles.
À huit kilomètres à l’ouest de Karkemish, au pied d’une falaise, une large et
très profonde crevasse s’ouvrait dans le désert. L’analyse spectrographique
du sol indiqua qu’une route de terre battue avait déjà relié ce site à celui de
Karkemish. Médonje sauta dans son carrosse et roula rapidement jusqu’à la
falaise désertique, au pied de laquelle il découvrit la fissure tellurique, large
d’une vingtaine de mètres d’une profondeur abyssale dépassant cinq cents
mètres. Médonje remarqua coup sur coup, à peine visibles, les vestiges d’un
temple sur la falaise d’en face et les restes de deux points d’ancrage d’une
passerelle qui jadis enjambait le gouffre, mais dont il ne subsistait rien
d’autre.
Médonje questionna des bergers qui menaient leurs troupeaux :
-Connaissiez-vous l’existence de ce gouffre?
Et l’aîné d’entre eux de répondre :
-Ce trou nous vole régulièrement des brebis. Nous l’appelons le Gouffre des
Dieux et il possède la réputation maléfique de contenir les âmes des
Damnés.
Médonje contempla l’à-pic vertigineux, qui se perdait dans les ténèbres, et
qui n’offrait aucune prise pour pouvoir y descendre. Après le départ des
bergers, il ordonna à ses Acolytes d’écarter les intrus qui s’approcheraient
des lieux. Puis il plongea dans le vide, soutenu par son générateur de gravité.
La descente prit plusieurs minutes, dans une obscurité de plus en plus
prononcée, et le Cyborg prit pied à plus de six cents mètres de l’ouverture. Il
régnait au fonds du gouffre une nuit perpétuelle qui n’entrava nullement la
vision de l’explorateur extraterrestre. Médonje distingua les corps de
quelques bêtes pourrissant sur un amoncellement de débris et d’ossements
blanchis. Le Cyborg ne prêta pas attention à l’odeur infecte des lieux, ses
184
yeux s’agrandissaient comme des soucoupes devant le spectacle qui s’offrait
à lui, probablement le premier humain à marcher au fonds de ce ravin
insondable.
Médonje reconnut des crânes et des squelettes humains, en très grand
nombre, parsemés de milliers et de milliers de fragments de poteries, de
pointes de lances, de petites idoles de terre cuite ou en pierre, des branches
d’encens et de myrrhe, des bijoux corrodés par les siècles et, ça et là, l’éclat
de l’or et de gemmes colorées. L’ossuaire, d’une épaisseur de trente mètres,
devait contenir les restes de dizaines de milliers de victimes sacrifiées aux
dieux des sanglants Assyriens et de leurs prédécesseurs. Devant l’ampleur et
l’inaccessibilité des objets votifs et des offrandes, le Cyborg se résolut à
utiliser leur navette spatiale pour remonter toutes ces reliques hors du
gouffre dès la nuit suivante.
Théla et sa fille, Marie, qui fêterait bientôt son dixième anniversaire,
s’envolèrent de la Tour Carrée de Samosate pour se rendre à Arsamosate, et
faire monter à leur bord le Roi. Antiochos, prévenu de cette importante
trouvaille archéologique, survenue en Commagène même, désirait assister à
l’opération de récupération et découvrir les trésors ainsi mis à jour. La
collection de curiosités du cabinet royal rivalisait avec celles de Médonje et
du Musée du Temple de Nymphée. Au milieu de la nuit, l’engin spatial
s’enfonçait dans la profonde crevasse pour en retirer une première moisson.
Trois nuits furent nécessaires pour évacuer les volumineux amas de débris
stratifiés et de plus en plus compacts qui s’étaient accumulés au cours des
âges. Tout au fonds de l’abîme, on retrouva les plus anciennes des offrandes
jetées dans ce puits insondable : des agates, des coquillages, des minéraux
colorés, de l’ambre fossile, des aromates à moitié consumés. Les Acolytes,
mais aussi Antiochos, son Chancelier, Théla et Marie fouillaient les énormes
tas d’ossements et de gravats empilés devant l’ouverture du ravin. On
retrouva plusieurs milliers de statuettes de la Déesse-Mère, puis d’Ishtar et
même de Cybèle. Les artéfacts se comptaient par myriades, des tessons où
s’inscrivaient des supplications ou des conjurations, des armes et des
armures dont il ne restait pratiquement rien.
Médonje réalisa une formidable moisson de pièces d’or frappées par la
Lydie, les plus anciennes monnaies métalliques de la Terre, et des piécettes
de cuivre et d’argent remontant à la même époque. La plupart des bijoux,
bagues, torques, colliers, pendentifs, brillaient surtout par leur ancienneté,
185
mais plusieurs centaines d’objets avaient appartenu à des Grands de jadis,
dont la chute fut assurément longue et mémorable. Un pectoral et un casque
égyptien fait d’électrum, des coupes d’argent ciselé fabriquées avec des
crânes, des talismans en jade, en ivoire, des pointes d’obsidiennes, des
haches de bronze, des perles, des pépites. Il trouvèrent aussi de nombreux
pieux que les Assyriens utilisaient pour empaler les condamnés.
En tout, Médonje estima qu’on avait précipité dans l’abîme entre deux et
trois cent mille personnes, lors de sacrifices religieux. Pendant des milliers
d’années, un culte morbide s’était perpétué, où l’on jetait dans la faille
géologique des victimes humaines sacrifiées à des dieux sanguinaires.
Quelques tonnes d’ambre, d’or et d’argent, et plusieurs dizaines de tonnes de
statuettes, mais aussi de lourdes idoles, d’amulettes et d’objets hétéroclites
prirent le chemin de Samosate. Le Basileus Antiochos prononça la prière
aux morts, pendant qu’on rejetait les ossements dans le gouffre et qu’ils se
désintégraient au contact de la paroi verticale : « Rabaisses ton orgueil, tu
n’es que poussière et redeviendras poussière … » Puis Antiochos commanda
qu’on fasse construire un muret autour du dangereux orifice pour éviter que
n’y tombent encore des troupeaux ou des imprudents.
Il faisait encore jour quand ils traversèrent le pont de Samosate et Antiochos
suggéra à sa suite une visite aux thermes, pour se débarrasser de toute cette
sueur, et du sable du désert qui les maculait de la tête aux pieds. Théla,
Maria, et leur Dames de compagnie se rendirent dans la section des bains
réservée aux femmes, pour s’y doucher et s’y faire parfumer. Elles
retrouvèrent leurs compagnons une heure plus tard dans la partie du
hammam commune aux deux sexes, la plus vaste, qui pouvait recevoir des
centaines de baigneurs à la fois. Au plus grand amusement de sa suite,
Antiochos que sa nudité et les nuages de vapeur faisaient passer inaperçu,
assis dans la piscine chaude à côté d’un gros marchand phénicien, lui tenait
une longue discussion sur les mérites comparés entre le vin et le haschisch.
Quand on vit arriver, nues, Théla et sa fille Maria, les conversations
s’arrêtèrent. Les chevelures rousses, inconnues en Asie, frappaient
l’imaginaire des Orientaux et si celle de l’Extraterrestre pouvait être
qualifiée de splendide, celle de sa fille Maria illuminait son corps de nacre.
Son visage, son teint, le mauve de ses yeux, le chatoiement de ses cheveux
donnait à l’enfant une beauté surnaturelle, un charme auquel tous
succombaient. La mère et la fille savaient le magnétisme qu’elles
dégageaient et se déplaçaient sans hâte, appréciant l’hommage silencieux
186
des baigneurs. En regardant la grâce éthérée de Maria et la finesse de sa
constitution, Médonje donna raison au Pharaon Kheops qui disait de sa
concubine Atlante qu’elle était la plus belle femme de l’Univers et il se
félicita d’avoir cloné une telle fée.
Après avoir batifolé dans l’eau et effacé tous les miasmes de leur expédition,
le Roi convia ses Conseillers dans les jardins du Château pour un repas sous
les étoiles. Pour l’occasion, des dizaines de valets portant la livrée royale,
avaient placé des massifs d’orchidées autour des convives et préparé des
rôtis apprêtés de différentes épices exotiques. Des musiciens chantaient et
dansaient sur des hymnes folkloriques, pendant que les petites princesses
jouaient avec de minuscules chiots dont les parents venaient de Chine.
Médonje fit le bonheur des enfants de la Cour en faisant apporter quelques
lémuriens, dont des diablotins, et deux tortues géantes qui servirent de
montures aux tout-petits.
Antiochos, réalisant le charme que dégageaient la jeune Marie et sa mère,
demanda à Théla si elle voulait représenter la Commagène lors du triomphe
de Pompée à Rome qui aurait lieu l’année suivante.
-Une occasion idéale pour montrer aux Romains qu’ils ne sont pas entourés
que de Barbares et que la Commagène fut l’Alliée de Lucullus et de Pompée
contre Mithridate du Pont. Vous aurez plus d’un an pour préparer cette
Ambassade et la rendre inoubliable. Philippe, toujours partie de la suite de
Pompée, estime que le Grand Militaire et ses légions victorieuses, fêtés dans
chacune des villes d’Ionie et de Grèce qu’ils traversent, ne retourneront en
Italie qu’à la toute fin de cette année et que les préparatifs du triomphe
prendront encore une bonne part de l’an prochain.
Lucullus leur décrivait régulièrement la situation à Rome. Son argent avait
puissamment aidé à l’élection au Consulat de son ex-Lieutenant, Murena,
converti au Christianisme d’Antiochos après son passage en Asie. L’autre
Consul, Silanus, devait sa nomination à l’éloquence de son beau-frère,
l’illustre Caton, et à celle de son ami Cicéron. César, devenu Préteur et aussi
Grand Pontife de Rome, grâce à l’argent du Ploutocrate Crassus, terminait la
reconstruction du Temple de Jupiter sur le Capitole. Comme aucune guerre
ne menaçait plus l’Empire romain, les Prêtres avaient exceptionnellement
consulté les Oracles Sibyllins. On dut s’y reprendre à deux fois, de sinistres
signes ayant surgi du ciel pendant la première tentative des Prêtres. Mais le
187
verdict des Dieux stupéfia les Romains : « Les armées de Rome ne doivent
pas pénétrer sur les terres de Pharaon. »
Médonje avouait ne pas croire aux coïncidences :
-Le Grand Pontife César aura été soudoyé par Crassus, qui craint que les
légions de Pompée n’envahissent l’Égypte, qu’il aimerait se réserver pour
lui-même.
Myryis, parvenu dans les hautes montagnes du Pamir, dans les contreforts de
l’Himalaya, disait la joie de ses épouses chinoises de rencontrer de nouveaux
Compatriotes.
-Plus de cinq mille ouvriers chinois s’échinent à construire cette Tour de
Pierre, commandée par leur Empereur. Les travaux de terrassement presque
terminés, ils s’activent maintenant à découper des moellons dans la
montagne. L’hiver risque d’être éprouvant pour les travailleurs du chantier et
je pense me rendre au Fergana voisin, à la Cour du Khan, pour y passer
confortablement la saison froide.
188
Chapitre XV Le triomphe de la Commagène (61 avant JC)
-Comment pouvez-vous lire dans les pensées, Divin Médonje? Vous pouvez
expliquer cette prouesse de la technologie galactique à l’élève que vous avez
formé, et maintenant votre Roi.
Antiochos partageait son petit déjeuner avec son Chancelier, comme il le
faisait tous les matins passés au Château.
Médonje se prêta de bonne grâce au désir de son Souverain :
-Premièrement, nos appareils ne perçoivent les champs électriques d’un
cerveau qu’à une dizaine de mètres. Et plus nous nous approchons du cortex
examiné, meilleure devient la perception des détails infinitésimaux et des
variations des champs d’énergie du cerveau étudié. Un appareil reproduit ces
champs dans nos propres cerveaux, utilisant la région de nos lobes fronteaux
comme d’un écran tridimensionnel. Mais ce ne sont pas des images qui y
sont projetées, mais plutôt l’enchevêtrement synaptique dont sont constitués
les souvenirs, les connaissances, les sentiments, l’âme d’un individu. Sur nos
Vaisseaux-Mondes, les Cyborgs ne portent pas ce genre d’équipements,
réservés aux explorateurs, et seulement pour le temps de leurs missions sur
des planètes inconnues.
-Ces facultés télépathiques expliquent, bien sûr, notre facilité pour apprendre
une langue. De plus, ces données s’archivent immédiatement dans les
mémoires quasi-illimitées des systèmes-experts de notre navette spatiale. Si
bien que, dans des millénaires d’ici, ces informations pourraient faire revivre
un fragment de la conscience des individus que nous avons sondés lors de
notre mission sur Terre.
Antiochos, sourcils froncés, semblait prostré dans sa réflexion et hasarda une
autre question à son Maître à penser :
-Et ces âmes prisonnières ont-elles conscience de leur état?
Médonje se permit de plonger dans l’esprit de celui qu’il considérait comme
un fils :
-Aucunement, Majesté! Nous ne conservons pas ces données dans des
cristaux où ces consciences revivraient éternellement le même instant. C’est
189
le cerveau de celui qui consulte ces informations, conservées en langagemachine, qui possède la conscience, sauf qu’il peut accéder à de nouveaux
souvenirs, certains vieux de plusieurs siècles, voire millénaires.
Antiochos mastiqua ses dattes plus longtemps que de coutume et se mordit
la langue tellement sa concentration l’avait absorbé.
-Par tous les Dieux, mes Aïeux! Ça fait mal!
La blessure, bénigne guérirait en quelques jours, mais suffit pour couper
l’appétit d’Antiochos, qui se résolut à demander au Huulu s’il pouvait
consulter lui-même cette collection d’âmes synthétiques. Médonje déçut et
soulagea en même temps Antiochos par sa réponse, qu’il n’existait sur Terre
que cinq appareils permettant de le faire, tous greffés dans les cerveaux des
cinq Cyborgs.
-Ces mécanismes nous permettent de projeter, grossièrement, certaines de
nos pensées, mais pas de relayer des âmes archivées à votre cerveau, Sire.
-Permettez que je vous donne des nouvelles de Pyréis qui a abordé au Sri
Lanka. Le Prince Tazim a reçu avec enthousiasme notre Ambassade et la
cargaison d’instruments d’acier de nos cinq vaisseaux. Tazim estime qu’il
doublera sa production minière et qu’il mettra en valeur beaucoup plus
rapidement les terres agricoles très fertiles dans le sud de son Île, et qu’il lui
faut ravir constamment à une jungle impénétrable et omniprésente. Nos
navires ramèneront, en plus d’une quantité de poivre jamais vue en
Occident, des troncs de bois durs exotiques, une vingtaine de tigres, des
éléphants, et deux oiseaux-rocs, capturés par nos équipages sur une île très
isolée de la grande Mer du Sud. Nos marins ont déjà collecté plusieurs
tonnes d’ambre, de corail, de nacre, et une substantielle récolte de noix de
l’arbre de fer de Madagascar.
-Des éléphants sur des vaisseaux de haute mer, pour un voyage de plusieurs
mois sans escale! Est-ce bien sage?
Médonje rassura le Monarque :
-On les conservera avec leurs cornacs sur le navire de Pyréis qui pourra
facilement endormir les pachydermes s’ils devenaient turbulents, pendant
190
une forte houle, par exemple. Autrement, vous connaissez la docilité et
l’intelligence de ces grands animaux.
-Pyréis ne désire demeurer qu’un mois dans l’Île aux Épices et faire halte à
quelques ports des Indes, puis remonter la côte d’Arabie. Son épouse Gilia,
originaire de Trivandrum, Capitale d’un des Royaumes dravidiens, désire
visiter sa ville natale et Pyréis en profitera pour y conduire en même temps
une Ambassade du Sri Lanka proposant la paix aux Dravidiens, leurs
ennemis de toujours.
-Depuis le retour de notre Initié Lucullus à Rome, nous y disposions avec
l’Évêque de la Cité de deux antennes. Voici qu’un troisième porteur de
cristal, notre dévoué Philippe, y séjourne pour plus d’un an. Tous les ragots
de la République parviennent à mes oreilles. Quand Pompée mit le pied en
Italie, au sommet de sa gloire et de sa puissance, à la tête de légions acquises
et disciplinées, il aurait pu s’emparer du Pouvoir. Mais deux choses l’avaient
retenu. Le Grand Pompée, soucieux de sa renommée, ne voulait pas être
maudit par la postérité comme un autre tyran sanguinaire, comme Marius et
Sylla. Et il avait aussi médité sur les condamnations récentes de Citoyens
réputés, exécutés par le Consul Cicéron pour avoir comploté contre la
République.
-Aussi, Pompée dissout-il ses légions quand il mit pied en Italie et Crassus,
qui avait, par prévention, fui Rome dans une de ses propriétés, revint
accueillir le héros à Rome. César prit prétexte d’une frasque de l’infâme
Clodius pour répudier son épouse, qui affichait ouvertement des sentiments
anti-Pompée et qui ne connaissait que trop les secrets des relations politiques
inavouables de son mari bien plus qu’elle ne menaçait son honneur. Puis
César jugea prudent de s’éloigner de Rome, cette République qui avait failli
l’identifier comme un des conjurés exécutés et où Pompée s’apprêtait à
atterrir avec son armée victorieuse. Aussi, le Préteur César se fit-il accorder
par le Sénat, et grâce à l’argent de Crassus, un mandat comme Propréteur
d’Espagne et de Lusitanie, ainsi qu’une légion recrutée et équipée par
Crassus et ses sbires.
Médonje causa une surprise à Antiochos en lui annonçant qu’il préparait une
excursion de quelques jours à Rome, pour assister aux Triomphes de
Pompée :
191
-Nous pourrions, vous, Sire et votre humble serviteur, y atterrir de nuit, dans
la propriété que Philippe fait ériger à grands frais en plein cœur de Rome.
Nous parcourions Rome, incognitos, et pourrions assister au défilé de Théla
et de Pompée, et participer aux festivités. Et puis, vous devez visiter notre
Communauté chrétienne de Rome, la plus importante après celle d’Antioche
et d’Alexandrie.
Au début mai, la flotte commandée par Pyréis s’ancra en rade d’Aden,
principal port de la côte d’Arabie, repaire de pirates écumant l’Afrique aussi
loin que l’Île aux Esclaves 18et plaque tournante de l’esclavage, surtout des
nègres. Pyréis fit tirer une salve de dix boulets sur la plage devant la ville
pour annoncer ses intentions provisoirement pacifiques et obtenir l’oreille
attentive des envoyés du Cheik. Il échangea avec les Arabes une cargaison
de verre soufflé, de savons et de parfums contre de l’encens, de la myrrhe et
du baume de qualité supérieure à celui produit à Jéricho par les Juifs. Il
laissa savoir que ses navires reviendraient deux fois l’an, à l’aller et au
retour des Indes, et qu’il espérait toujours trouver les habitants d’Aden dans
d’aussi bonnes dispositions.
Milieu juin, la flotte déchargeait ses précieuses cargaisons à Suez, à
l’émerveillement des Égyptiens. Callimandre, l’armateur d’Alexandrie,
roucoulait entre le Gouverneur du Sinaï et le Vice-Roi du Delta et se frottait
les mains d’aise. En moins d’une semaine, la caravane avait atteint Péluse
sur la Méditerranée, où les attendaient Théla et Marie, mais aussi la Grande
Prêtresse Maria, embarquées sur la flotte de Commagène construite à Issus
et se dirigeant vers le port de Rome avec tous les présents que la
Commagène offrait au Grand Pompée. Pyréis et son épouse se joignirent à
cette joyeuse et soyeuse croisière jusqu’à Ostie qui réquisitionnait huit
vaisseaux d’Antiochos et autant affrétés par leurs partenaires commerciaux
d’Alexandrie.
De mémoire d’Italien, jamais sur les quais de l’actif port d’Ostie n’avait-on
aperçu plus riches arrivages. Lucullus avait accueilli en personne les Huulus
et leurs suites considérables, réparties sur leurs cinq navires battant pavillon
de Commagène, un scorpion doré sur fonds bleu. On laissa aux Capitaines le
soin de remettre leurs cargos aux marchands à qui Lucullus avait déjà vendu
les cargaisons. À Pompée, les Huulus firent livrer plusieurs tonnes de
18
Zanzibar
192
Commagenum, cet onguent médicinal fameux, destiné aux Légions
romaines.
Les quatre cents personnes participant à l’Ambassade de Commagène furent
dirigées sur un des grands domaines qu’avait achetés Lucullus en banlieue
de Rome. Mais Pyréis, Théla et sa fille Marie se rendirent à la somptueuse
villa que le Roi Philippe d’Antioche avait fait ériger à Rome même. Dès son
arrivée en Italie en compagnie de Pompée, Philippe s’était rendu à Rome et
avait acquis tout un quartier de la Capitale. Crassus, qui possédait quelquesuns des immeubles, avait consenti à les céder à un prix raisonnable quand il
sut que l’acheteur était ce Roi de Syrie protégé de Pompée depuis dix ans.
Pour conforter Crassus dans cette méprise, Philippe nomma sa nouvelle
propriété ‘Les jardins de Démétrios’, du nom de son cousin de la branche
ennemie, cet infatué que les Arabes avaient égorgé avec plaisir l’année
précédente. Philippe avait largement dédommagé les anciens propriétaires
des lieux, situés au pied de la colline du Vatican, mais aussi les anciens
locataires, leur offrant même de nouvelles habitations, plus modernes. Puis il
avait fait raser le tout, transporter une montagne de terre noire, planter des
arbres et des bosquets, et construire un petit palais de marbre entouré d’une
double rangée de colonnes de gypse torsadées. Un mur, haut et solide,
encerclait la propriété, sauf sur un coté, clôturé par un ouvrage en fer forgé,
une excentricité orientale aux yeux des Romains, mais qui leur permettait de
jeter un coup d’œil appréciateur sur les jardins de Démétrios.
Philippe leur fit les honneurs des lieux. Il y avait, devant la somptueuse
demeure, aux allures de temple grec, un vaste étang où flottaient des
nénuphars et nageaient des carpes, alimenté par une cascade artificielle qui
traversait un parc. La jeune Marie s’approcha des canards et délogea d’un
bosquet un couple de faisans. Les jardiniers avaient fleuri d’imposantes
statues, originaux grecs ou copies exécutées de main de maître, et déjà les
oiseaux habitaient la forêt recréée par les hommes. Philippe leur confia,
hilare :
-Les Romains m’ont surnommé Barypos19, après m’avoir vu botter le cul de
quelques fripouilles qui avaient tenté de me voler.
19
Au pied lourd
193
Pyréis, Théla, Marie et la Grande Prêtresse Maria s’installèrent dans des
appartements meublés avec raffinement, ornés de fresques joyeuses
rappelant le style des Atlantes. D’énormes vases de Chine où s’enroulaient
des dragons multicolores, une profusion de porcelaines et de soieries, des
tapis et tapisseries de grand prix, tout évoquait l’Orient. Philippe leur avoua
avoir, suivant en cela leurs recommandations, dépensé sans limite, mais en
négociant chaque achat à sa juste valeur.
-Et comme j’ai dû faire effectuer les travaux de nuit comme de jour, pour
que tout soit prêt pour votre visite, la facture, comme les poissons de mon
cousin Séleukos Kybiosaktès, est très salée.
Pyréis apaisa la conscience de son Initié :
-Cette année, seize vaisseaux ont porté à Ostie les cargaisons d’Orient,
propriétés de notre Divin Antiochos, provenant des routes de la soie, de la
route de l’encens, de celle des épices, de la grande Mer du Sud et de
l’Afrique. Nous avons rapporté du Sri Lanka plus de trois cent tonnes de
poivre et le profit que nous tirons de ce seul produit cette année suffirait à
payer cent palais comme celui-ci.
Philippe, qui avait pris part à la première expédition dans l’Île de Lanka,
interrogea Gilia et Pyréis sur leur voyage et sur l’état du fabuleux Royaume
insulaire. Il se fit présenter à une dizaine de Cinghalais qui constituaient la
première Ambassade de ce Royaume à Rome et put pratiquer cette langue
qu’il ne parlait habituellement qu’avec Gilia, l’épouse dravidienne de Pyréis.
La double mission des Ambassadeurs du Sri Lanka consistait à remettre au
Sénat une merveilleuse couronne sertie de joyaux et un message de leur
Empereur qui tenait en une phrase : « Puisse Rome aider la Commagène à
constituer une Route maritime entre nos Empires. »
À la fin septembre, deux jours avant l’entrée triomphale de Pompée dans la
ville éternelle, les invités de Philippe trouvèrent à leur réveil le Roi des Rois
Antiochos et son Chancelier Médonje attablés devant une profusion de
gâteaux et de fruits frais. Sous une bâche, la préservant des regards, au
milieu d’un bosquet particulièrement touffu, reposait la navette spatiale des
Extraterrestres. Antiochos embrassa son ami d’enfance :
194
-Philippe Barypos! Les Romains t’auraient plutôt surnommé ‘varicus’ 20 que
ça ne m’étonnerait pas. Nous apportons, pour garnir les festivités, une tonne
de fraises, une autre de cerises et deux de caviar frais, le meilleur, celui de la
Mer Caspienne dont raffole le Grand Pompée.
Les deux nouveaux arrivants portaient de sobres vêtements de cuir,
semblables à ceux de leurs Capitaines et de belles capes de lin rouges.
-N’ébruitez pas notre présence à Rome. Médonje et moi n’y passerons que
trois jours, mêlés à l’immense foule, pour mieux connaître l’âme des Latins.
Nous dormirons toutes les nuits dans la navette où les lits, immatériels,
offrent un confort divin. Et si on vous pose la question, nous sommes le
Comte de Karkemish et son fils, Ali Baba.
Le 28 septembre eût lieu le Triomphe de Pompée sur les Pirates et le
lendemain un second Triomphe pour ses victoires en Orient contre les
Basileus du Pont et d’Arménie. D’interminables défilés, des légionnaires
victorieux, des dépouilles, du butin, des captifs, des chars allégoriques,
traversèrent la Capitale de l’Occident jusqu’au Temple de Jupiter. Les
somptueux défilés et les banquets fastueux offerts au Peuple par Pompée
drainèrent les populations des villes et des campagnes voisines, faisant
passer temporairement la population de la Capitale de un à deux millions
d’habitants.
La Commagène s’illustra particulièrement lors du deuxième Triomphe et fit
grande impression sur les foules agglutinées au passage de la longue
procession. D’abord venaient les Vétérans de Pompée, puis deux cents
captifs prestigieux, portant des chaînes d’or et d’argent, Aristobule ex-Roi
des Juifs, son épouse, deux de ses filles et son plus jeune fils AntigoneMattathias21, ainsi que trois des filles et deux des fils du Basileus du Pont.
Tigrane le Jeune, le fils aîné du Basileus d’Arménie, fut précipité du haut de
la Roche Tarpéienne. Ce fut le seul à périr parmi les prisonniers de renom et
son royal cadavre se mêla à ceux des pirates exécutés la veille.
Puis défilèrent les trésors saisis aux vaincus, idoles, statues, parements de
marbre des palais, bijoux, meubles, couronnes, et des dizaines de chariots de
pièces d’or et d’argent. Ensuite, les Alliés de Rome présentèrent leurs
20
21
‘qui écarte les jambes’ , prononcer baricus
Dont la vie inspira les auteurs du Nouveau-Testament qui en firent Jésus-Christ.
195
cavaleries, leurs archers et leurs frondeurs. Le dernier de ces Alliés à paraître
dans la longue procession, la Commagène, le fit avec éclat. Quatre éléphants
tenant deux immenses pancartes ‘La Commagène’ et ‘Amie de Rome’,
précédaient trois mille Acolytes, des Chrétiens de Rome portant soutanes et
chapelets et balançant des encensoirs dégageant des volutes se répandant sur
la foule. Les fidèles de la Nouvelle Alliance chantaient, en latin, des
psaumes de leur Évangile : « Nous sommes tous frères! Aimons-nous les uns
les autres! »
Puis parut, dans toute sa gloire d’antan, la Prophétesse Martha, sur une
litière dorée soutenue par vingt costauds portant l’uniforme des soldats de
Marius. Resplendissante dans son costume de soie pourpre, la Prophétesse
bénissait les Romains de son bâton enrubanné muni de grelots d’argent.
Tous les Citoyens de plus de cinquante ans, et particulièrement les Vétérans
de Marius, furent estomaqués de voir Martha encore plus belle que dans
leurs souvenirs, vieux de quarante ans et d’entendre sa voix, perçante, à
l’accent syrien proclamer l’arrivée des Dieux en Commagène ou s’adresser
directement à l’un d’eux : «Salvé Marcus, ça boume? » ou « Sylvius où est
ton frère jumeau? »
Cette vision de la Prophétesse Martha, mascotte des Légions qui avaient
jadis vaincu les Cimbres et les Teutons, sortie tout droit des Enfers, rajeunie
et embellie, sema un vent de magie chez les spectateurs. Parurent ensuite
une cinquantaine de guerrières Amazones, enveloppées de peaux de lions, et
suivies par deux solides cages d’acier renfermant chacune un oiseau-roc de
la Mer du Sud. Ces volatiles, hauts de douze pieds, aux becs capables de
sectionner un homme émettaient des cris métalliques à glacer d’effroi les
plus courageux. Puis seize hommes portaient à bout de bras au-dessus de
leurs têtes une carapace énorme d’une tortue terrestre de Madagascar.
Deux cent minuscules chiens, tenus en laisse par les jeunes fils et fillettes de
la Cour de Samosate, chavirèrent tous les cœurs, surtout ceux des enfants,
émerveillés par les bêtes lilliputiennes. Debout sur un chariot allégorique où
il incarnait Hercule, Pyréis exposait son large torse et sa carrure athlétique, il
tenait par le cou un immense dragon vivant, en fait un gros varan, provenant
de Chine et pensionnaire habituel de la ménagerie de Samosate. De temps en
temps, le Cyborg ordonnait au lézard d’émettre un sifflement à glacer le
sang, mais devait veiller à ne pas relâcher son emprise sur la bête, carnivore,
qui pesait plus de mille livres.
196
Derrière Pyréis, une centaine de cages de fauves, ours, lions, tigres,
panthères, qui, énervés par la foule, rugissaient de colère. Une dizaine
d’éléphants d’où des Prêtresses de Nymphée faisaient pleuvoir des pétales
de rose et de lys, marchaient devant une estrade dorée, tractée par des
chevaux géants, où trônait la Divine Théla, vêtue de voiles diaphanes et de
rangées de perles. Au-dessus d’elle flottait sa fille Maria, habillée d’un court
pagne immaculé et de sa longue chevelure rousse semblant animée par un
vent pourtant imperceptible. De ses bras, la jeune fille agitait deux longues
ailes de plumes blanches et entre ses seins naissant pendait l’émeraude
globulaire du Pharaon Kheops, l’amant de la femme dont elle était le clone.
Derrière les deux femmes, véritables Déesses vivantes, des volières d’osier
laissaient admirer des oiseaux-lyre et des oiseaux du Paradis.
Autour de leur estrade, la chorale de Samosate chantait le bonheur de vivre
en Commagène. Des chargements de fruits, de légumes, de céréales, d’acier,
de verre, de soie, d’épices, d’aromates et de parfums, et aussi des modèles
réduits de moulins à vent et à eau, de norias, de voiliers, se succédèrent,
illustrant l’apport de la Commagène au commerce international. Puis vint
l’Ambassade du Sri Lanka présentant une couronne offerte au Peuple de
Rome et une pancarte, tenue par Gilia, remerciant la Commagène pour avoir
ouvert deux routes maritimes reliant l’Île aux Épices à Rome. Une
délégation de Mandarins chinois, et une autre de l’Empire des Parthes
répétaient le même remerciement.
Dans une musique endiablée, soixante danseuses du ventre s’agitaient et se
déhanchaient devant le carrosse du Roi de Syrie, Philippe Barypos, coiffé de
sa couronne et tenant par la taille deux magnifiques bayadères à l’opulente
poitrine dénudée. Un détachement de cent Huns de la garde personnelle
d’Antiochos, en armures d’écailles laquées rouges marchait au pas devant le
carrosse d’Antiochos, vide, mais qui présentait la couronne et le sceptre de
Commagène. Alors, Antiochos et Médonje sortirent de la foule et prirent
place dans le carrosse du Roi. « Maintenant que nous avons vu la parade,
regardons la foule. »
Derrière le carrosse d’Antiochos, ses deux cents Sujets d’origine italienne,
venus témoigner leur attachement à ce Roi qui les avait sauvés de la vindicte
des armées du Pont, reconnurent le Monarque et lui firent une ovation
monstre. Peu après, paraissait le Grand Pompée lui-même couronné de
lauriers, et portant fièrement la cape d’Alexandre le Conquérant. Et pendant
qu’un esclave soufflait à l’oreille du triomphateur ‘tu es mortel, reste
197
humble’, Pompée songeait qu’il avait éclipsé les accomplissements
d’Alexandre. En vérité, Pompée demeura le seul Romain à triompher pour
ses victoires sur trois continents, en Europe, en Afrique, et maintenant en
Asie.
Théla tenta de réconforter l’ex-Roi des Juifs, Aristobule, maintenant
perpétuellement enchaîné, qui avait jadis démontré tolérance et bonnes
dispositions envers les Disciples de la Nouvelle Alliance en Judée.
Antiochos obtint de Pompée la garde et l’éducation du jeune fils de quatorze
ans du Grand Prêtre de Jérusalem prisonnier des Romains.
-Le Prince Antigone-Mattathias fréquentera nos Académies d’Antioche et de
Tarse où nos Sujets juifs accueilleront avec respect ce descendant du Roi
David. Et cette bonne action, Noble Pompée, vous méritera la considération
des Dieux et vous conservera la faveur de Mithra.
198
Chapitre XVI L’ancêtre de Lucien de Samosate (60 avant JC)
Se servant d’une plume d’oie et d’encre de Chine22, le Roi de Commagène
griffonnait des notes sur un parchemin. Assis devant la console principale de
la navette spatiale, reposant dans son hangar sur le toit de la Tour Carrée,
Antiochos écoutait les conversations que Médonje, Théla et Pyréis avaient
enregistrées pendant leur séjour à Rome. Après les triomphes de Pompée,
Antiochos avait rencontré la Noblesse et l’Intelligentsia de Rome, d’abord
devant le Capitole, en pleine apothéose, et puis le lendemain, dans les
pavillons de marbre des jardins de Démétrios au Vatican.
Accompagnés des Proconsuls Rex et Lucullus, convertis au Christianisme
d’Antiochos, les deux Consuls en exercice, Afranius et Celer, se présentèrent
au banquet organisé par la Commagène. Afranius, qui avait combattu en
Asie sous Lucullus puis sous Pompée, connaissait, pour les avoir éprouvés,
la magie et la sagesse des Sorciers de Commagène et leur vouait un infini
respect, teinté de superstition. Son collègue, Q. Caecilius Metellus Celer
donnait le bras à sa scandaleuse et richissime épouse, Clodia, qui goûtait
indifféremment aux plaisirs des deux sexes. Clodia, qui possédait aussi des
talents d’horticultrice, avait fait une autre scène de ménage à son mari
Consul pour qu’elle l’accompagne aux Jardins de Démétrios.
Clodia y avait bien sûr convié son infâme frère, Clodius, l’ex-beau-frère,
détesté, de Lucullus. Ce même Clodius qui avait été emprisonné par les
pirates et ensuite par Antiochos qui avait calciné une de ses légions. Clodia
ne voulait pas tellement de la présence de son polisson de frère, mais surtout,
elle espérait celle de son épouse Fulvia, la plus riche des Matrones de Rome,
et avec qui Clodia rivalisait dans le lucre et l’excès. Lucullus ne prêtait
aucune attention à Clodius, tout comme la moitié des invités qui
s’éclipsaient poliment à son approche. Antiochos repassa l’enregistrement
que l’œil cybernétique de Médonje avait filmé de sa rencontre avec les deux
Romains associés avec la Commagène pour créer la flotte basée à Suez.
Médonje avait prié Lucullus de le suivre dans un pavillon à l’écart de la
foule des invités, pour y rencontrer leur partenaire commercial dans cette
mirifique entreprise de la Mer Rouge. Avant d’entrer, le Chancelier rappela
à son Initié que l’heure était à la réconciliation et il écarta les rideaux pour
laisser passer le Proconsul. Dans la pièce les attendait le Grand Pompée,
22
j’ai appris à écrire avec une plume d’oie et de l’encre de Chine, il y a bien longtemps. (Note de l’Auteur)
199
dont le visage devint cramoisi lorsqu’il aperçut celui qu’il avait le plus
combattu, hors des champs de bataille. Pompée se leva, s’apprêtant à quitter
le pavillon. Mais Médonje lui remit une lettre de change :
-Voici deux cent millions de sesterces, cher Associé, et autant pour vous
Lucullus. Je vous prie, Messieurs, de taire vos querelles passées et de
constater combien profitable peut devenir notre alliance. Vous devez penser
à l’Empire et non pas vous entredéchirer en vaines querelles. Rappelez-vous,
et nous ne le répéterons jamais assez : nous sommes tous frères.
Pendant dix minutes, les frères d’armes ennemis mirent de côté leur vindicte
mutuelle pour discuter de la situation égyptienne et de la construction de
nouveaux vaisseaux à Suez. Puis Médonje tendit la main, paume ouverte :
-Puissent les deux plus grands rejetons de la République s’unir pour la
sauvegarde de leur Patrie et la prospérité de nos Royaumes.
Les deux Proconsuls placèrent leurs mains dans celles de l’Extraterrestre qui
ajouta :
-Et puisse Mithra continuer à vous remettre son élixir de longue vie!
Les deux Romains sursautèrent en apprenant qu’ils bénéficiaient tous deux
du traitement réservé à l’Empereur de Chine et à quelques rarissimes élus de
Commagène. Voyant la puérilité de leur conflit d’orgueil, Pompée et
Lucullus se sourirent et se donnèrent une franche poignée de main.
Antiochos fut tiré de sa concentration par le bruit d’une gorge qu’on
éclaircit. Derrière le Roi, se tenait, l’air penaud, le Conservateur de la
Bibliothèque Royale, qui avait pénétré sans être vu dans la navette spatiale
pour y trouver le Roi, figé devant des miroirs magiques où se déroulaient des
scènes incompréhensibles. Antiochos apostropha son Acolyte :
-Lucien! Vous ne connaissez pas l’interdit de pénétrer en ces lieux? Mes
gardes vous ont laissé passer? Sortons d’ici et allons voir Médonje.
Le Chancelier écouta le péché de son Acolyte et commenta :
-Sire, c’est moi le fautif, je vous ai laissé seul dans notre navire spatial sans
m’assurer d’en bien fermer l’accès. Et j’ai ordonné aux gardiens de porter
200
quelques spécimens dans mes appartements. Lucien a pu entrer dans le Saint
des Saints sans aucun obstacle.
Puis le Cyborg se tourna vers le Bibliothécaire royal :
-Lucien, j’ai connu votre grand-père du même nom, le scribe public de
Samosate, à l’époque de notre arrivée en Commagène. Et aussi votre père,
loyal et cultivé, comme vous d’ailleurs dont nous n’avons qu’à nous
féliciter. Mais vous devez faire un serment solennel, devant votre Roi et
Dieu, de ne jamais divulguer à quiconque ce que vous avez vu en haut de la
Tour Carrée. Il y a des secrets que les Dieux ne partagent qu’avec les rois.
Médonje sentit que Lucien n’osait pas prendre la parole et le convia à le
faire :
-Majesté, nous venons de recevoir de Rome la nouvelle édition de ‘l’Esprit
des Lois’ de Cicéron. Et sachant votre hâte de le lire, je m’empressais de
vous l’apporter.
Antiochos remercia son dévoué Acolyte et, avec l’assentiment de son
Chancelier, lui conféra le titre d’Initié, ainsi que tous les avantages, et les
devoirs de réserve qu’il entraînait.
Antiochos ne put reprendre sa consultation des archives des Extraterrestres
que la semaine suivante. La scène qui retint son attention représentait le
repas qui réunissait Cicéron, Caton, Philippe de Syrie, Antiochos et
Médonje, dans ce même pavillon où Pompée et Lucullus s’étaient
réconciliés. Philippe menait la discussion, qui touchait à l’éthique naturelle
et aux valeurs républicaines.
-Comme la civilisation ne peut s’édifier dans la jungle de l’anarchie ou le
chaos des guerres, l’ordre social doit s’établir et se maintenir avant même de
songer à améliorer le sort des Peuples. Et Rome demeure la seule Puissance
à pouvoir remplir ce rôle. Mais la République reste très fragile et à la merci
d’un coup d’État ou d’un Tyran. La Commagène appuie sans réserve
l’action des Républicains et leurs dénonciations des dangers encourus à
remettre trop de pouvoirs entre les mains d’un seul homme.
Médonje poursuivait :
201
-Oui, Rome doit apporter l’Ordre et même les bienfaits de la Civilisation
gréco-romaine à des Royaumes perclus par l’Obscurantisme le plus obtus,
des rites de mutilations, des punitions indignes de l’Humanité et même des
sacrifices humains.
Le Chancelier évoqua l’Histoire des Assyriens.
-Un Peuple qui avait conquis le Monde par la terreur et la monstruosité des
supplices que ses armées faisaient subir aux vaincus. Aujourd’hui leur nom
reste maudit sur toutes les lèvres et leurs fresques à la gloire de leurs forfaits
ont été martelées par les Paysans.
Médonje parla de l’abysse près de Karkemish, où blanchissaient les
ossements de générations de victimes, démontrant l’antiquité des royaumes
barbares. Mais Caton l’interrompit :
-À Athènes, on précipite encore des condamnés à mort dans un gouffre
voisin, le Barathrum. Les Grecs ne sont tout de même pas des Barbares?
On convint que l’Homme demeurait plus près de la Bête que de l’Ange et
qu’il y avait place pour un immense progrès éthique chez le genre humain.
« Ainsi qu’à l’intérieur de la République d’ailleurs. »
Antiochos vit et entendit sa propre image, telle que l’œil de Médonje l’avait
archivée :
-Notre Église de Rome dispose de nombreux scribes et copistes qui
travaillent aussi dans notre maison d’édition. Grâce à nos colombiers, nous
pouvons diffuser rapidement un mot d’ordre du Parti Républicain. Et en
nous servant d’encre de Chine, nous pouvons imprimer des milliers de
pamphlets en un temps record. Toutes ces ressources, notre or et l’appui de
puissants Citoyens convertis à notre Culte messianique, et vous seriez
surpris de connaître leurs identités, demeureront à la disposition de votre
Parti Républicain.
Antiochos interrompit son visionnement des archives Huulus. Des larmes
coulaient sur les joues du Monarque. Médonje percevait la cause de son
trouble et tenta de calmer son Roi :
202
-Sire, un jour, l’Humanité disposera de toutes ces merveilles technologiques.
Nous savons tous deux la longueur du chemin qu’il lui faudra parcourir.
Mais nous ne pouvons remettre nos connaissances dans des mains
immatures. Il faut d’abord que règne l’Ordre social, puis remplacer la
Barbarie par une Éthique évoluée. Et seulement ensuite pourra-t-on
inaugurer une Route des Connaissances et une Route des Étoiles. Mais je
crains fort de ne jamais voir ces étapes, dussions-nous vivre encore mille
ans.
-Opys suggère au Roi et à son vieux Chancelier de prendre des vacances loin
du Pouvoir. Théla nous propose d’explorer une rivière aurifère située sur une
île aux Antipodes de notre position, une terre où aucun homme n’a jamais
posé pied, ni même un Huulu de notre équipe. Allons y passer dix jours à la
belle étoile, avec votre épouse, la Reine Isias, et ma tendre amie, la Grande
Prêtresse Maria. Le soleil de l’été austral et deux semaines de beau temps
prévisibles, nous permettront d’aborder les problèmes du Monde à tête
reposée.
Médonje utilisa leur télescope orbital pour glaner le plus d’informations sur
l’île où ils se proposaient d’atterrir. Il y détecta des formes de vie
monstrueuses, semblables aux habitants des jungles insulaires déjà
rencontrés dans les Mers du Sud et aux Îles Fortunées. Aussi s’entourèrentils d’une garde composée de deux guerrières Amazones et du Capitaine du
régiment des Huns. Le Huulu choisit de s’adjoindre leur nouvel Initié,
Lucien de Samosate, afin d’établir un compte-rendu des vacances royales et
d’utiliser les talents de dessinateur du bibliothécaire pour illustrer ces
moments de détente. Dans la navette spatiale, le Hun et les Amazones, qui
avaient déjà participé à certaines des excursions de Pyréis et de Théla, ne
paraissaient pas outre mesure paniqués par l’expérience. Mais Lucien, crispé
à son siège, évitait de cligner des paupières, pour ne rien manquer du
spectacle de la planète Terre, de ses océans et de ses continents qui défilaient
sous ses yeux. Ce jour là, Lucien comprit que la puissance des cinq Grands
Prêtres de Commagène ne reposait pas sur la magie de Babylone ou de
Chine, mais sur des forces extraterrestres. Et qu’ils étaient vraiment des
envoyés du Ciel.
Lucien, les jambes flageolantes, sortit le dernier de la navette et se retourna
pour étudier l’appareil, le char des Dieux, qui semblait construit de mercure
mordoré. Quand il sortit de sa contemplation, les autres passagers avaient
enlevé leurs sandales et pataugeaient dans le ressac de la marée descendante.
203
À leur gauche comme à leur droite, une plage dorée s’étendait, infinie,
étroite bande assaillie à la fois par la Mer et par la végétation. Devant eux,
une large rivière sinuait jusqu’au pied des montagnes qui s’élevaient à
quelques kilomètres de la côte.
Antiochos découvrit dans le lit caillouteux de la rivière une pépite d’or, en
fait de l’électrum, et il reprocha avec un grand sourire à son Chancelier de
lui avoir laissé gagner ce premier trophée. Le Cyborg avait indiqué à ses
compagnons de se tenir éloignés des hautes herbes de la berge :
-Je crois qu’il y a des oiseaux-rocs sur cette île. Restons sur notre garde.
Lucien demanda des précisions à Médonje sur ce qu’il entendait par oiseauroc et jeta des regards effrayés vers le ciel. Médonje essaya de rassurer le
Bibliothécaire royal :
-Ce sont de gros oiseaux, certes mais nous portons des cottes de mailles et
ces bêtes ne possèdent que de courtes ailes ne leur permettant pas de voler.
Le visage de Lucien devint mauve et il pointa le bras vers le ciel, en laissant
passer un pitoyable croassement à travers ses mâchoires crispées. Seul le
réflexe de Médonje le sauva de graves blessures. L’Extraterrestre, mu par
une intuition et une longue expérience, déclencha son système
antigravitation et exécuta un saut prodigieux d’une dizaine de mètres. Ce
faisant, Médonje ressentit un impact violent contre sa jambe droite qui lui
arracha sa jambière de feutre et le fit virevolter trois ou quatre fois sur luimême.
Quand il parvint à se stabiliser, une scène surréaliste s’offrit au yeux de
l’explorateur galactique. Entre les jambes de Lucien, assis dans l’eau peu
profonde de la rivière, un aigle d’une envergure de quatre mètres battait
frénétiquement ses ailes, provoquant de grandes éclaboussures d’eau et de
sang. Lucien s’agrippait désespérément au cou de l’animal, ne réalisant pas
que celui-ci avait déjà été tranché du reste du volatile géant par l’épée du
Capitaine de la Garde. Plus loin, un autre aigle presque aussi imposant que le
premier gisait agonisant dans la rivière, embroché par l’épée d’Antiochos et
percé par deux traits d’acier des arbalétrières Amazones. Derrière le Roi, son
épouse et la Grande Prêtresse se tenaient mutuellement dans les bras et
semblaient terrifiées mais indemnes.
204
Médonje descendit jusqu’à Lucien et l’examina, palpant ses jambes rougies
par le sang de l’aigle qui coulait toujours du corps de l’animal. Ils durent
forcer Lucien à lâcher prise et à remettre la tête de l’aigle à Antiochos. La
belle tunique du Bibliothécaire pendait en lambeaux mais il ne portait
aucune trace de blessure et il reprit progressivement l’usage de la parole.
Médonje portait à la cuisse une longue éraflure, très superficielle, mais son
épaisse botte de feutre avait été découpée en deux par des griffes
monstrueuses qui faisaient de ces aigles géants de redoutables prédateurs. La
femelle qui avait attaqué Médonje et s’était abattue aux pieds de Lucien
pesait plus de soixante livres et son mâle environ cinquante.
Ils allèrent déposer les oiseaux dans le placard des échantillons biologiques
de la navette, en surveillant constamment le ciel et les berges de la rivière.
Puis Médonje suggéra que l’on fasse le lendemain une nouvelle cueillette de
pépites,
-Sans danger, maintenant que nous connaissons l’existence de tels aigles. De
plus, il nous faut retrouver leur nid et rapporter à Samosate les rejetons de ce
couple. Imaginez, Sire, ce qu’accompliraient de tels aigles, apprivoisés, lors
des chasses royales!
Lucien semblait plongé dans un univers intérieur et tentait vainement de
comprendre :
-Monseigneur, comment pouvez-vous découvrir un nid dans toute cette forêt
et ces montagnes escarpées, surtout un nid d’aigle, qui doit se trouver sur un
sommet inaccessible.
Bon prince, Médonje lui expliqua :
-Notre satellite a enregistré l’agression des aigles. Je n’ai qu’à regarder d’où
ils se sont envolés. Et c’est ce que je viens de faire, tout en vous parlant, cher
Initié. Quant à l’inaccessibilité, elle ne tient pas devant un des Grands
Prêtres de Commagène.
Sur ces derniers mots, le Cyborg quitta le sol, recommanda à Antiochos de
demeurer près de la navette pendant sa courte absence et flotta à grande
vitesse vers la canopée.
205
Vingt minutes plus tard Médonje rapportait avec lui trois œufs, sur le point
d’éclore, et qu’il déposa sous un champs de stase afin de les conserver
intacts jusqu’à Samosate.
-Pyréis se chargera de contacter le meilleur de vos fauconniers pour élever
les aiglons.
Ils passèrent les deux jours suivants à la chasse aux oiseaux, devant veiller à
ne pas devenir eux-mêmes les proies des volatiles. Ils devaient se méfier non
seulement des aigles géants qui régnaient sur cette île mais aussi d’oiseaux
semblables à des autruches de cinq cents livres, dépourvus d’ailes mais dotés
de griffes démesurées et qu’ils nommèrent l’oiseau-baleine23.
La forêt vierge de cette île perdue sur la Mer Australe regorgeait d’oiseaux
inconnus des hommes, dont une douzaine d’espèces d’oiseaux terrestres,
lourds et imposants, certains se regroupant en troupeaux, comme des
ruminants. Mais les voyageurs chassaient, à la demande de la Reine Isias et
de Maria, des volatiles possédant de magnifiques plumages, encore plus
beaux que ceux de l’oiseau-lyre, et qu’ils nommèrent des oiseaux du Paradis.
Isias et Maria, mais aussi les deux guerrières Amazones, se partagèrent les
plumes avec un ravissement indicible et les hommes de leur petit groupe se
prêtèrent de bonne grâce à cette nouvelle activité. À plusieurs reprises, ils
surprirent des aigles géants déchiquetant les restes des plus gros parmi les
oiseaux terrestres, ce qui ravivait l’inquiétude des voyageurs qui utilisaient
de larges parasols pour se prémunir contre de telles attaques.
Médonje profitait de toutes les occasions pour glaner des œufs dans les nids
et des pousses de certaines plantes inconnues, des noix, des fruits, des fleurs
et même des insectes, qui atteignaient une taille impensable. La nuit, le ciel
austral offrait un spectacle féerique, avec la Voix Lactée étalée, dans toute sa
splendeur. Assis les pieds dans le sable fin, devant un feu crépitant, Médonje
racontait des légendes de Mondes lointains qu’il avait connus et maintenant
à jamais inaccessibles. Ils se baignèrent, ramassèrent des coquillages
colorés, goûtèrent à des fruits succulents, humèrent des parfums suaves,
rirent et firent la fête pendant quatre jours. Mais l’estafilade que Médonje
avait subie à la cuisse s’était infectée et cela hâta leur retour en Commagène.
23
Le Moa, exterminé par les Maoris de Nouvelle-Zélande.
206
Dans la Tour Carrée, Opys et Antiochos embrassèrent Médonje, cloué au lit,
en proie à une vilaine fièvre. Le médecin avait constaté une défaillance
grave des implants assurant l’immunisation universelle de l’explorateur
galactique.
-Nous te gaverons de sylphium et de purée de noix de Madagascar et tu
pourras retourner chasser des aigles géants la semaine prochaine.
Antiochos fit bien rire son Chancelier alité en racontant la réaction des
fauconniers venus chercher les œufs au Château :
-Quand je leur ai montré les dépouilles des deux grands aigles, ils n’en
crurent pas leurs yeux. Ces oiseaux faisaient plus du double des aigles les
plus gros qu’ils avaient aperçus, dans l’Himalaya. Mes fauconniers
m’assurent pouvoir apprivoiser ces bêtes, si ce sont bien des aigles. En plus
de différentes espèces de faucons, de hiboux, de vautours, ils dressent depuis
des générations des aigles dorés, qu’ils utilisent pour la chasse au gros gibier
comme les loups et les daims. Je leur ai demandé de s’établir près de la
Capitale, le temps de dresser les aiglons et de prévenir Opys de leur
éclosion.
-Alors que je donnais ces directives aux fauconniers, mes valets déposèrent
sur mon bureau les autres couvées ramenées de l’Île aux Aigles. Les
oiseleurs parurent défaillir à la vue des œufs de l’oiseau-baleine, trois fois
plus volumineux que ceux d’une autruche et dix fois plus gros que ceux de
l’aigle géant. Ils ne furent qu’à demi-rassurés d’apprendre qu’il s’agissait
des œufs d’une grosse autruche, habituellement frugivore. Ils devinrent tout
à fait rassurés de savoir qu’ils n’auraient qu’à dresser les aiglons.
La maladie qui avait frappé Médonje rappelait durement aux Cyborgs leur
nouvelle vulnérabilité, suite aux défaillances de leurs implants, et Opys
s’inquiéta des risques que les Extraterrestres périssent d’une affection,
bénigne pour un Terrien, mais mortelle pour un Huulu non immunisé. Aussi
décida-t-il de doubler leurs doses quotidiennes d’élixir de Madagascar. On
prévint Myryis, résidant à la Cour de Chine, d’augmenter la posologie,
même si cela obligeait un réapprovisionnement par leur navette spatiale.
Myryis affichait une grande forme, disant avoir été reçu par l’Empire du
Milieu avec un mélange de respect et de craintes superstitieuses.
207
-Seuls une poignée de Ministres et de Mandarins, en plus de l’Empereur
Wao et de son père, Xuan-Liu, mon ancien élève, savent que notre richesse
repose sur nos connaissances appliquées, mais les autres Chinois de la
Noblesse me perçoivent comme un Magicien, reconnu tel par leur divin
Empereur qui m’a donné une résidence palatiale. Médonje, tu dois venir voir
les jardins du Palais de Changan ou, encore mieux, ceux de la Capitale
estivale. Ah oui, Janus vous salue tous. Il a bien vieilli, entouré de soins, et
de sa ménagerie, et parle maintenant couramment le mandarin. Il a épousé,
comme moi, deux Chinoises et habite un des palais voisins. Je lui avais
donné une bonne partie de ma pâte d’amande de Madagascar, pour lui
refaire une santé, et je crains que le prochain arrivage de Commagène ne
suffira pas pour l’année.
Médonje répliqua :
-Myryis, si tu penses passer encore deux ou trois ans à la Cour de Chine,
sans éveiller plus de soupçons de sorcellerie, nous n’y ferons pas atterrir
notre navette. Nous ravitaillerons plutôt la caravane déjà rendue dans les
Monts Pamir, près de la nouvelle Tour de Pierre. Donnes de gros baisers à Li
et Li-Ling de notre part et envoies-nous quelques dizaines de princesses
chinoises désireuses d’épouser des officiers Huns de notre Garde Royale.
De Rome, ils apprirent la mort du Consul Metellus, probablement
empoisonné par son épouse la richissime et scandaleuse Clodia, sœur de
l’infâme Clodius. D’Espagne, où il matait une rébellion de manière
sanglante, César s’était fait octroyer par le Sénat le proconsulat du défunt
Consul sur la Gaule. Le Sénat avait nommé Marcius Philippus premier
Gouverneur de la Province romaine de Syrie pour y remplacer Scaurus, le
Lieutenant de Pompée qui en avait plein les bras avec la grogne juive.
Scaurus avait mené campagne contre les Arabes et avait envahi le Royaume
des Nabatéens, au prix de marches pénibles à travers des régions désertiques
et inhospitalières. Le Cheik Aretas promit de faire cesser les razzias sur les
villes de ses voisins et paya quatre cent talents aux Romains pour qu’ils se
retirent loin de sa Capitale de Pétra. Et l’Arabe avait accepté de libérer les
captives syriennes qui n’avaient pas encore été écoulées sur les marchés
d’Arabie, mais bien peu furent ainsi sauvées.
Lucullus leur narrait comment Caton, l’ultra républicain, avait refusé au
Grand Pompée le droit de porter en tout temps la couronne de lauriers des
Triomphateurs. Leur Initié Lucullus leur décrivait aussi qu’il s’apprêtait à se
208
faire construire, au centre de Rome, une résidence palatiale qui éclipserait en
faste et en confort les aménagements des Jardins de Démétrios.
-Les jardins de Lucullus accueilleront tous ceux qui désireront accéder à mes
parcs et à ma bibliothèque.
Par ailleurs, leur Évêque de Rome rapportait que Lucullus s’opposait avec
véhémence à la requête de Pompée qui demandait au Sénat de ratifier d’un
bloc toutes ses actions en Asie. Lucullus voulait que l’on épluchât une à une
toutes les décisions de Pompée en Asie, surtout celles qui invalidaient les
actes de son prédécesseur, Lucullus. L’Évêque se félicitait du nombre
important de conversions parmi les Romains, suite à la visite d’Antiochos à
Rome et à la majestueuse performance de la Commagène lors du triomphe
de Pompée. Il remerciait Antiochos d’avoir cédé à l’Église de Rome les
jardins de Démétrios, adossés à la colline du Vatican, pour en faire un lieu
de culte et la résidence de l’Évêque.
Antiochos consacrait l’essentiel de son temps à parcourir ses Royaumes,
presque toujours accompagné d’un des Grands Prêtres et d’une partie de sa
Cour. Cartes ou plans à la main, il arpentait les champs, les forêts, les
chantiers, descendait dans les étroits couloirs des mines, visitait les ateliers
enfumés, ou les jardins parfumés et se mêlait volontiers aux paysans et aux
ouvriers. Le Basileus ne se formalisait pas du titre qu’on lui donnait comme
‘Sire’ ou ‘Votre Sainteté’, mais il abordait tous ses Sujets humblement par
un ‘Mon frère’ ou ‘Mon ami’. Antiochos palabrait interminablement avec
ses Gouverneurs, Satrapes, Vice-Rois, Comtes et Barons, soucieux de
maintenir la paix avec tous ses voisins et parents couronnés, attentif à créer
un ordre social excluant l’esclavage, la torture et l’exploitation honteuse, à y
insuffler une Économie prospère et productrice de richesses et à y répandre
son message évangélique.
Antiochos fit de la ville d’Issus un port très achalandé et un chantier
maritime de première importance, bénéficiant des grandes ressources
forestières et de l’acier de Commagène. Il avait doté la ville d’Antioche
d’une Université inspirée du modèle chinois et redonné tout son lustre au
magnifique hippodrome, durement touché par le dernier tremblement de
terre. Des dizaines de milliers de fermiers tiraient maintenant leur
subsistance de terres irriguées de part et d’autre de l’Euphrate, de
Nicephorium à Arsamosate, sur plus de cinq cents kilomètres. Et des
millions d’arbres avaient été plantés en Cilicie, en Cappadoce, en
209
Mésopotamie, jusqu’à Ninive, pour remplacer ceux sciemment détruits par
les guerres, ou abattus avec insouciance par d’innombrables générations de
bûcherons.
Philippe, le cousin d’Antiochos, terminait la construction de sa nouvelle
Capitale d’Arsamosate, mettant la dernière main au Château-fort qui
surplombait la nouvelle ville au double rempart crénelé. Comme Vassal
d’Antiochos, Philippe régnait sur la Sophène, la Corduëne et le nord de la
Mésopotamie, en plus de conserver Antioche, la grande métropole fondée
par ses ancêtres Séleucides. Comme un Roi des Rois, il avait divisé ses
domaines en satrapies, et rallié les noblesses locales d’autant plus facilement
que presque toutes ces populations adoraient Mithra et fréquentaient le
Sanctuaire de Nymphée, fondé par le Divin père d’Antiochos. Philippe se
proposait d’édifier une Capitale d’été sur les rives du grand Lac Thospitis24,
d’y faire construire une flottille de pêche et d’y exploiter commercialement
ses poissons et son caviar.
Médonje prit finalement plusieurs mois à se rétablir entièrement de sa
blessure à la jambe. Il profita de cette mobilité réduite pour passer de longs
moments avec Lucien et les Acolytes de la Bibliothèque de Samosate, qui
occupait plus d’une centaine de copistes, traducteurs et archivistes. On y
avait mis en place des sections chinoise, égyptienne, babylonienne, juive,
romaine, grecque et araméenne qui entretenaient une correspondance suivie
avec tout le Monde connu.
Cicéron écrivait régulièrement à Médonje, lui décrivant cette fois comment
César, revenant d’une brève campagne militaire en Lusitanie désirait à la
fois obtenir un Triomphe et poser sa candidature au Consulat. Or, un
Général aspirant à un Triomphe ne pouvait mettre les pieds dans la Capitale
italienne avant son entrée triomphale. Et César avait demandé au Sénat la
permission de poser sa candidature sans perdre son droit au triomphe. Caton,
craignant que le neveu du Dictateur Marius ne s’inspire de son oncle,
empêcha le vote du Sénat en prononçant des discours interminables. Aussi, à
la surprise de Caton lui-même, César renonça-t-il à son Triomphe, entra à
Rome pour poser sa candidature, et fut élu Consul pour l’année suivante.
24
Le Lac de Van.
210
Chapitre XVII Le cinabre de Socotra (59 avant JC)
Au Nympheum, les cérémonies estivales revêtirent cette année-là un
caractère exceptionnel. Après cinq ans de travail, le sarcophage du Roi
Kallinikos de Commagène, enfin terminé, occupait la crypte principale du
Sanctuaire et pouvait être admiré par les Pèlerins. Tous ceux qui virent ce
tombeau affirmèrent unanimement qu’il était le plus bel objet, le plus
splendide ouvrage, la plus magnifique œuvre d’art de la Terre. Sculpté dans
le meilleur marbre, ses cinq surfaces faisaient surgir en relief des scènes de
chasses, de courses hippiques, la rencontre avec les cinq envoyés des Dieux
et la création du Temple sur le Mont Nymphée. Les protagonistes de pierre
tenaient de minuscules arcs et des lances en or ou en argent et le rendu des
chevaux marmoréens les faisaient paraître animés d’une vie propre.
Dans une autre salle, on avait exposé les deux aigles géants empaillés, les
ailes déployées. Des panonceaux indiquaient qu’un de ces monstres avait été
tué par Antiochos et l’autre par son garde du corps. Dans la même pièce, les
dépouilles empaillées d’oiseaux du paradis, d’oiseaux-lyres, et même celles
d’un oiseau-roc et d’un oiseau-éléphant suscitaient crainte et
émerveillement. Malgré ses quatre-vingt ans, le Roi Tigrane d’Arménie
participait encore au pèlerinage, disant vouloir se faire pardonner ses fautes
passées, qu’il regrettait amèrement.
Mais les Huulus perçurent plutôt l’intérêt marqué de l’Arménien pour les
aiglons ramenés des Mers du Sud et qu’Antiochos, Opys et Pyréis portaient
au poing pendant leur ascension de la Montagne Sacrée. Les oisillons
avaient déjà dépassé les dimensions habituelles d’un aigle adulte et
obéissaient à leurs maîtres au doigt et à l’œil. Les Cyborgs transmettaient
l’image de leur cible aux oiseaux de proie qu’ils récompensaient de pensées
apaisantes et de steaks d’autruche. Antiochos se servait de mots-clés pour
obtenir les mêmes résultats des trois imposants volatiles. Tous les
Souverains d’Asie possédaient des oiseaux de chasse, signe ostensible de
richesse, car leur dressage, et leur affaitage, requéraient des soins constants
et coûteux.
Ainsi, début août, une réunion familiale au Château de Samosate donna-telle lieu à des chasses mémorables avec Tigrane d’Arménie et son fils et
héritier, Artavazdès, Roi d’Atropatène et gendre d’Antiochos. Participait
aussi à la chasse un autre beau-frère d’Antiochos, Ariobarzane, nouveau Roi
de Lycaonie, succédant de son vivant à son souverain père du même nom et
211
dont le Royaume avait été augmenté par Pompée de larges pans de la
Cappadoce et touchait maintenant aux frontières de la Commagène. Chassait
aussi avec la Cour de Commagène le gendre d’Antiochos, Orode, Roi des
Mèdes et héritier de l’Empire Parthe et qui avait lui-même apporté à
Samosate la nouvelle de la naissance d’un fils, le premier petit-fils de la
lignée d’Antiochos et qu’on nomma Pacorus.
Avec eux, Philippe, cousin, vassal et ami de toujours d’Antiochos, Roi
d’Antiochène, de Sophène et de Corduëne. Il y avait aussi le Dieu Abgar,
Roi d’Osroène et Archélaüs, Grand Prêtre héréditaire de Comana, eux aussi
Vassaux de la Commagène. Leurs suites, et celles des Grands Prêtres Opys
et Pyréis, totalisaient plus d’un millier d’individus et s’étiraient
interminablement en un flamboyant cortège de soieries, de parures, de
plumes et de fanions colorés. Pendant toute une semaine ils s’exercèrent à la
chasse sur les contreforts boisés des Monts de la Tauride au nord de
Samosate.
Le sixième jour, des gardes protégeant la vallée où ils chassaient prévinrent
Antiochos qu’ils retenaient une légation romaine désirant le rencontrer. Il
s’agissait du Propréteur Marcius Philippus, le nouveau Gouverneur de la
Province de Syrie nommé par le Sénat de Rome et de quelques membres de
son État-Major. Antiochos réserva un bon accueil aux Romains :
-Bienvenue en Commagène, Optimates! Joignez-vous à notre réunion de
famille. Permettez que je vous présente mon gendre et mes beau-frères, mon
cousin et mes Vassaux, tous en paix avec votre République et désirant
partager avec elle leur prospérité.
Au fur et à mesure qu’on lui énumérait les titres et les domaines de ses
hôtes, les Cyborgs décelaient la perplexité croissante du Propréteur. On
déroula une grande carte d’Asie pour situer les Royaumes de chacun.
Antiochos commenta :
-Mes parents ici présents et moi-même, contrôlons une Population
comparable à celle de la Méditerranée. Les Routes de la Soie, de l’Encens,
des Épices, les flottes de la Mer Rouge et du Golfe Persique et nos domaines
s’étendent de la Méditerranée à l’Himalaya et du Caucase jusqu’aux Indes.
Nous célébrons joyeusement la naissance de mon premier petit-fils, Pacorus,
et je vous convie à vous joindre à notre chasse.
212
Opys prêta son aigle au Légat et toute la galerie ria du désarroi de Marcius
quand Antiochos fit la démonstration des capacités de ses oiseaux de proie.
Il fit porter le cimier du Gouverneur sur une éminence à l’autre bout de la
vallée, glissa quelques mots aux oreilles de son aigle, ôta le capuchon
recouvrant la tête du volatile et indiqua du bras gauche la direction de sa
cible. L’imposant rapace prit son envol, fonça directement sur le casque du
Propréteur, s’en empara sans même cesser son vol et le laissa choir aux
pieds d’Antiochos, avant de se poser sur son bras en émettant un cri
saisissant.
-À votre tour, honorable Marcius! Dites votre préférence : canard, renard,
lièvre, faisan, perdrix, daim, loup, sanglier?
Les Romains dormirent à l’auberge de Prokos, sauf le Légat Marcius
Philippus qui passa trois nuitées au dernier étage de la Tour Carrée. Marcius
Philippus avait épousé la nièce favorite du Consul César, veuve du Préteur
Octavius et mère du petit Octave25, très cher à César. Marcius faisait partie
du cercle des intimes de Jules César et aussi, par le fait même, de Crassus.
L’esprit du Gouverneur révélait aux Cyborgs de surprenantes informations.
Et le Chancelier Médonje, au cours des banquets offerts en son honneur, et
aussi de ses tête-à-tête avec le Légat de Rome, amenait habilement son
interlocuteur à aborder et à évoquer la situation politique en Italie.
-Gouverneur, l’oncle de votre nouvelle épouse, l’actuel Consul Jules César,
a assisté au mariage de notre Roi Antiochos, il y a près de vingt ans de cela.
J’avais alors décelé en César la même ambition qui habitait son oncle, le
Dictateur Marius, que j’ai aussi bien connu. Ainsi, César a-t-il réalisé son
désir de régner sur Rome.
Le Cyborg scrutait les images qui parvenaient au cortex du Romain et qui
confirmaient le complot contre la République ourdi par César, Pompée et
Crassus.
Le Chancelier leva son verre à la santé de son invité :
-Vous savez peut-être que Pompée possède des intérêts dans notre flotte
basée à Suez, en Égypte. Son prédécesseur, notre ami Lucullus, bénéficie du
monopole de la soie, du verre soufflé et du parfum transitant par nos
25
Le fondateur de l’Empire Romain, l’Empereur Octave-Auguste.
213
Royaumes. Jadis, l’approvisionnement des Légions en Commagenum, cet
onguent médicinal universellement connu, passait par l’épouse du Grand
Marius, Dame Julia, tante de César, décédée il y a peu. Nous songeons à
reprendre cet hommage de la Commagène à une éminente Citoyenne
romaine et remettre à la nièce de César l’apanage de la tante de César.
-Ce qui rapportera à votre Noble épouse, un à deux millions de sesterces par
année de paix et le quintuple en temps de guerre, Cher Gouverneur.
Marcius s’assura de leur intimité et demanda :
-Et quelles faveurs attendez-vous de moi en échange, Divin Médonje?
Le Huulu le rassura :
-Aucune, votre Excellence, nous pensons que César saura apprécier ce
cadeau de la part de vieux amis de sa famille. En fait, loin de vous demander
quoi que ce soit, la Commagène met à votre disposition ses ressources pour
vous aider à pacifier et à irriguer la Syrie. Nous estimons qu’une bonne
gouvernance de votre Province servira notre prospérité mutuelle. Nous
pensons à la sécurité de nos marchandises provenant de Suez et d’Afrique,
mais aussi des villes et villages réduits en ruines par les razzias cycliques des
tribus arabes. Aussi je bois à notre succès, et à celui de Rome!
Médonje vida sa coupe, et ajouta :
-Et à celui de Pompée, César et Crassus! Ainsi vous aussi connaissez leur
accord à trois?
Le Cyborg avait puisé le concept dans le cerveau de Marcius qui précisa :
-Ils appèlent leur entente un Triumvirat. L’influence de chacun mise au
service des deux autres. Pompée domine les partisans de Sylla, César ceux
de Marius et Crassus contrôle la puissante classe des Chevaliers, les
banquiers de Rome. En mai, Pompée a épousé Julia, la fille de César. Puis
César a fait ratifier en bloc par le Sénat les actions de Pompée en Asie et a
distribué des terres de Campanie à ses vétérans. Puis, pour satisfaire aux
214
amis de Crassus, le Consul César a réduit du tiers la dette des Publicains26
d’Asie envers la République.
Médonje laissa parler Marcius, se contentant de remplir la coupe du
Gouverneur et d’opiner devant la longue énumération des coups de force du
Consul César, qui exerçait à Rome son Consulat de façon musclée.
S’appuyant sur ses Légions, bien supérieures aux petites armées privées dont
s’entouraient Caton, Cicéron, et d’autres éminents politiciens, César
imposait sa volonté à la République. César avait permis que l’on verse un
sac de fumier en plein forum sur son collègue Bibulus, l’autre Consul en
exercice, et gendre de Caton. Bibulus en fut tellement outré qu’il ne parut
plus en public depuis. On parlait maintenant à Rome du Consulat de César et
de Jules.
Médonje sortit deux sesterces d’un des nombreux tiroirs de son bureau de
bois laqué.
-Voyez Gouverneur ces deux pièces qu’a fait frapper votre prédécesseur,
Scaurus, pour commémorer sa victoire sur les Arabes. D’un côté, on voit un
chameau et le Cheik Arétas à genoux, et de l’autre un quadrige de chevaux
piétinant un scorpion, censé représenter les sables du désert. Quant nous
fîmes remarquer à l’excellent Scaurus que le scorpion constituait l’emblème
de la Commagène, il fit disparaître celui-ci des frappes ultérieures, comme
vous le constaterez sur ce deuxième exemplaire que Scaurus nous a envoyé
de Rome.
Le Chancelier jouait négligemment avec son énorme émeraude globulaire
qu’il portait au cou ce soir-là :
-La Commagène désire entretenir ses liens d’amitié avec la République de
Rome qui protège le commerce de Méditerranée et nos caravanes d’Égypte
et de Syrie. Aussi notre Roi, le Divin Basileus Antiochos, cherche-t-il à
donner à ses enfants, Princes et Princesses, et aux autres rejetons de la Cour,
une éducation gréco-romaine. Nous avons fondé à Antioche une Académie,
sur le modèle chinois, et l’avons largement pourvue. Le fameux Posidonius
de Rhodes, et plusieurs de ses éminents confrères d’Athènes, d’Alexandrie
et de Pergame, y enseignent. De même que des précepteurs latins
recommandés par Cicéron, certains d’anciens esclaves domestiques que nous
26
Des percepteurs d’impôts qui avaient acheté à la République les droits d’encaisser l’impôt des Provinces
215
avons rachetés, puis libérés, à prix d’or, à des maîtres récalcitrants à s’en
séparer.
Médonje regarda le Gouverneur Marcius Philippus dans les yeux et
continua :
-Aussi nous incitons quelques Citoyens parmi les plus éminents de Rome à
envoyer leurs enfants étudier à Antioche, avec les Princes de Commagène.
Nous défrayons toutes les dépenses encourues, les frais de voyage et le gîte,
pour ces étudiants et leur suite. Nous espérons que vous inviterez votre
épouse, la Noble Atia Césaris, à s’établir à Antioche, le temps de votre
mandat, et d’y faire éduquer le jeune Octave en compagnie de notre jeune
Prince Polémon qui est du même âge que votre beau-fils. De plus,
l’établissement de votre famille en Syrie prouverait à tous que vous avez
pacifié cette nouvelle Province de Rome.
Le Chancelier hésita mais se décida à révéler à Marcius Philippus un
passage d’une lettre composée par le Consul Jules César et adressée à
Antiochos de Commagène qui demandait au Basileus d’assister le nouveau
Gouverneur de Syrie qu’il qualifiait de juste et pondéré et à la hauteur des
tâches importantes qui l’attendaient en Syrie. César y avouait aussi avoir
influé sur la nomination de Philippus afin qu’Octave qu’il considérait déjà
comme son héritier reçoive la meilleure des éducations, au soins des Mages
de Samosate qu’il considérait comme les plus sages et les plus doctes du
Monde connu.
Quand le Gouverneur Marcius Philippus quitta Samosate pour se rendre en
Judée réprimer d’autres soulèvements des Juifs, Médonje se félicita d’avoir
gagné un nouvel allié du camp de César. Mais, par l’intermédiaire de leur
Initié Lucullus, ils firent connaître à Cicéron et à Caton l’existence de ce
pacte, ce Triumvirat, qui menaçait l’existence de la République. Caton
s’empara de la tribune du Forum et fit un discours incendiaire contre les
Tyrans qui menaçaient Rome et ses Institutions. Le Consul César fit saisir
Caton par ses Légionnaires et le fit jeter en prison. Le Sénat ne put s’opposer
physiquement à ce nouveau coup de force, mais tint ses réunions à coté de la
geôle de Caton afin que le grand orateur puisse participer aux délibérations.
César, dépité, libéra Caton après quelques jours. Mais il se vengea de
Cicéron, en permettant à l’ennemi juré de Cicéron, l’infâme Sénateur
Clodius de se faire adopter par un Plébéien pour qu’il puisse se faire élire
216
Tribun du Peuple. Puis César épousa Calpurnie, la fille du Consul élu pour
l’année suivante, L. Calpurnius Piso Caesoninus. L’autre Consul élu étant
Gabinius, l’ancien Questeur de Pompée, converti au Culte d’Antiochos après
que la Commagène eût sauvé ses légions du désert de Mésopotamie.
César commençait à engranger d’importants revenus provenant des mines
d’or de Lusitanie qu’il avait pacifiée de manière sanglante. Mais l’essentiel
de ses ressources émanait de la vente des centaines de milliers de prisonniers
arrachés à leurs terres par les soldats de César. Et puis le Pharaon Ptolémée
XI Néos Dyonisios, le joueur de flûte insouciant des souffrances de son
Peuple, avait soudoyé César et ses associés en leur versant plusieurs milliers
de talents pour que Rome le rétablisse sur le trône d’Égypte. Les habitants
d’Alexandrie avaient de leur côté dépêché une députation à Rome, suppliant
le Sénat de ne pas appuyer leur Pharaon débauché, mais plutôt une de ses
filles, Cléopâtre ou Bérénice. Mais presque tous les membres de cette
Ambassade furent assassinés par une faction inconnue. De nombreuses
armées privées, regroupées en ‘Collèges’ s’affrontaient régulièrement dans
les rues de la Ville Éternelle et seule la présence des légionnaires prévenait
leurs débordements de dégénérer en émeutes.
Empruntant la nef amirale de leur flotte de Méditerranée, Pyréis et son
épouse dravidienne firent voile jusqu’à Alexandrie et remontèrent le Nil
jusqu’à Memphis, renommée Héliopolis par les Grecs. Là, ils rencontrèrent
la Reine Bérénice, fille du Pharaon déchu et exilé à Rome. La jeune
Souveraine se montra tellement intéressée par les propos de Pyréis qu’elle
les accompagna jusqu’à Suez, afin d’y contempler la flotte des grands
vaisseaux construits par la Commagène, associée à des armateurs
d’Alexandrie. Pyréis commanda aux Capitaines des sept navires de haute
mer de faire tonner une salve de leurs canons pour saluer la Reine d’Égypte.
Bérénice, totalement conquise par les présents somptueux d’Antiochos et par
le projet de cette route maritime reliant directement son Royaume à ceux des
Indes, accepta avec plaisir que l’on nomme un des navires à son nom et
remit à Pyréis des saufs-conduits pour que ses navires puissent relâcher et
faire provision d’eau dans les quelques ports de la Mer Rouge édifiés sur la
côte égyptienne.
Leur traversée se fit sans heurt et les pirates arabes basés à Aden ne tentèrent
pas de les intercepter. Parvenu en haute mer, Pyréis scinda la flotte en deux,
faisant se diriger quatre navires vers l’île de Lanka et menant les trois autres
sur la côte africaine qu’ils longèrent pendant trois mois, y faisant de
217
multiples escales, pour y faire provision d’eau, de fruits et de viande fraîche.
Médonje, un ethnologue de formation, avait eu un trait de génie en faisant
produire en Commagène de longs tubes évidés faits de pâte de verre colorée.
Les cylindres, brisés en morceaux de quelques centimètres, pouvaient
facilement s’enfiler en colliers et devenir de superbes parures aux couleurs
vives, plus éclatantes que tout ce que produisait Dame Nature. Et les
populations africaines qui se laissèrent approcher en raffolèrent
littéralement, n’hésitant pas à échanger plusieurs fois leur poids d’ivoire
contre la verroterie colorée fabriquée à Samosate. Leurs lames d’acier,
poignards et coutelas s’écoulèrent à prix d’or, et de pierres précieuses,
diamants bruts, jade, serpentine et émeraudes.
Au cours de leur voyage, ils croisèrent à quelques reprises des navires
yéménites, des commerçants qui cabotaient le long de la côte d’Afrique,
mais aussi des négriers, qu’ils coulèrent, après avoir libéré leurs cargaisons
humaines. Pyréis interrogea les pirates capturés avant de les déposer, nus,
sur les plages infestées par des populations cannibales. Le Huulu exprima
son dégoût devant les souvenirs qu’il avait lus dans l’esprit des négriers
arabes et s’en ouvrit à Médonje :
-Les Yéménites pratiquent des sacrifices humains. Une partie de leurs captifs
est destinée à périr égorgée sur les autels d’Arabie. Ils maltraitent tellement
leurs esclaves noirs que seulement la moitié survivent au voyage jusqu’au
port d’Aden. Les mutilations qu’ils pratiquent sur leurs captifs et les sévices
qu’ils font subir aux femmes, même aux plus jeunes, en font des êtres
abominables.
Ils parvinrent ainsi en vue de Zanzibar, l’Île aux Esclaves, mais n’y
abordèrent pas. Ils bifurquèrent vers le large et jetèrent l’ancre devant un
village bâti sur une île située à mi-parcours entre Madagascar et la côte du
continent africain. Ils coulèrent systématiquement toutes les pirogues qu’ils
purent trouver, afin de paralyser le trafic d’esclaves qui constituait l’essentiel
de l’activité économique des autochtones, eux-mêmes descendants
d’esclaves en fuite. Ils firent aussi main basse sur de l’ivoire et de l’ambre
gris, pour lesquels ils laissèrent en paiement des instruments d’aciers,
pelles, pics, haches et coutelas, ainsi que plusieurs kilos de verre coloré qui
furent prisés plus que tout le reste par les Insulaires.
Les vaisseaux cabotèrent le long de la côte orientale de Madagascar pendant
les trois mois suivants, pêchant le corail, ramassant l’ambre échouée sur les
218
plages, chassant et piégeant des perroquets et des oiseaux-lyre, attrapant
quelques curieuses formes de vies dont des caméléons et d’autres
minuscules lémuriens, semblables à des oursons miniatures et qui ne
semblaient habiter que le sud de l’île continent. Pour remplir leurs cales des
noix de l’arbre de fer, les équipages durent pénétrer dans la jungle
omniprésente et s’éloigner de plusieurs kilomètres de la côte, en suivant le
cours des rivières ou en se taillant péniblement un sentier à travers l’épaisse
végétation. On captura vivants quelques jeunes oiseaux-éléphants et aussi
deux éléphants nains que Pyréis réussit à amadouer.
Puis les vaisseaux voguèrent vers le nord, dépassant quelques îles isolées
sans s’y arrêter et firent leur jonction avec la flotte revenant du Sri Lanka au
point de rendez-vous convenu, l’île de Socotra, perdue dans l’océan à quatre
cents kilomètres des côtes de la Somalie, au large du Golfe d’Aden. Les
Capitaines se réunirent sur la Bérénice et s’inclinèrent devant Pyréis et son
épouse Gilia, très sensible à ces marques de respect, alors que Pyréis n’en
faisait aucun cas :
-Divin Pyréis, vos cartes et vos boussoles nous ont guidés sans faillir. Nos
cales regorgent des trésors de l’Île aux Épices et nous avons ramené une
Ambassade du Royaume dravidien désirant rencontrer Antiochos. Et cette
île de Socotra où nous avons mouillé il y a quatre jours ressemble au Paradis
Terrestre des Perses. Il faut absolument que vous y descendiez pour vous en
convaincre. Il y pousse une dizaine d’espèces différentes d’arbrisseaux
d’encens et de myrrhe, et la végétation autochtone semble provenir d’un
autre Monde.
Pyréis décida d’une relâche de quelques semaines à Socotra, pour y prélever
des échantillons de sa flore exceptionnelle qui rappelait un peu celle des Îles
Fortunées, au-delà des Colonnes d’Hercule. La population, clairsemée,
parlait un idiome se rapprochant de l’arabe et vivait dans l’abondance. La
mer, extrêmement poissonneuse, permettait aussi une fructueuse pêche de
corail et de perles. Plusieurs espèces d’oiseaux terrestres, aux ailes
atrophiées pouvaient facilement être abattues pour leur chair et leurs plumes.
Et des hordes de lions de mer occupaient presque toutes les plages de l’île.
Dans les estuaires des rivières s’ébattaient des lamantins et des dauphins
d’eau douce, proies d’immenses crocodiles de mer qui n’hésitaient pas à
s’attaquer aux chaloupes des voyageurs.
219
Socotra, inondée par les pluies diluviennes de la Mousson, puis asséchée par
les vents dessicatifs de l’été, possédait un plateau calcaire truffé d’un
labyrinthe de cavernes et de lacs souterrains, souvent seules sources d’eau
douce pour les insulaires de l’intérieur. Par dessus ce plateau, une chaîne de
collines abruptes et déchiquetées qui encadraient des vallées quasi
inaccessibles et vivant en parfaite autarcie. Après une marche éprouvante,
dans un canyon verdoyant, en plein centre de l’île, ils découvrirent une
dizaine d’arbres de fer, tous âgés de plusieurs millénaires et semblant
constituer les derniers représentants de leur espèce sur Socotra.
Des arbres étonnants recouvraient toute la surface de l’île de Socotra.
Comme ces concombres de huit mètres, plantés verticalement dans le sol, et
surmontés par trois dérisoires touffes de feuillage. Ou encore des
dragonniers aux branches tordues. Mais le plus curieux de tous ces végétaux
rarissimes, l’arbre au sang-de-dragon, constituait aussi l’une des plus
grandes richesses de Socotra. L’étonnant végétal évoquait une patte
d’éléphant rose, énorme, dépassant souvent dix mètres, prenant racine dans
les sols les plus désolés, et couronnée à son sommet par quelques feuilles
éparses. Les autochtones incisaient ces troncs et en laissaient suinter, pour le
récolter, un liquide rouge sang, le cinabre végétal qui servait d’encre rouge,
de pigment, de cosmétique et de médicament.
Pyréis fit jeter l’ancre à leurs sept navires, devant l’agglomération la plus
importante, sur la côte nord de Socotra, où de nombreuses felouques arabes
étaient déjà amarrées. Escorté d’une vingtaine de gardes du corps portant
cottes de mailles et épées d’acier, le Cyborg se rendit proposer ses
marchandises, et son or, aux autochtones. Après plusieurs heures
d’hésitations, le Potentat local, un Cheik édenté au teint très sombre, finit par
se résoudre à quitter l’abri de la palissade de bois entourant son village. Les
palabres s’étendirent sur plusieurs journées, menées par Pyréis, qui parlait
maintenant l’idiome de Socotra comme un natif de l’endroit, avec en plus le
même défaut de prononciation que le Cheik. Cette prouesse linguistique
émerveilla les insulaires presque autant que les cargaisons d’acier, de verre,
de parfums, de soie et de verroterie que Pyréis proposait contre le cinabre,
l’encens, la myrrhe et le corail noir produits sur cette île bénie des Dieux.
Plusieurs des marchands arabes, dépités, avaient quitté les lieux, maudissant
ces Étrangers qui court-circuitaient leur commerce, pire, ils rendaient inutile
le grand port yéménite d’Aden où transitaient les marchandises d’Afrique et
d’Orient. Au cours de ces tractations décontractées, Pyréis apprit du Cheik
220
l’histoire et les légendes de son Peuple. Et il ne fut qu’à demi-étonné
d’entendre un conte décrivant des oiseaux-rocs dévorant les premiers
hommes à fouler l’île. Ils remplirent leurs cales et promirent au Cheik de
revenir l’année suivante avec une pleine cargaison d’instruments d’acier.
Puis il reprirent la mer, se dirigeant vers le Golfe d’Aden, leurs vaisseaux
alourdis par leurs charges précieuses mais poussés par un vent favorable.
Leur flotte se présenta devant Aden une semaine plus tard. Le grand port
semblait désert, presque aucun navire n’y était amarré et personne ne
déambulait sur les jetées. Le Huulu subodorait un traquenard depuis
quelques jours déjà, alors que Médonje l’avait prévenu qu’une flotte de
plusieurs centaines de vaisseaux s’assemblait dans le détroit d’Aden à
l’embouchure de la Mer Rouge, pour manifestement leur bloquer le passage.
Le Cyborg indiqua aux canonniers de viser la porte principale de la
forteresse qu’ils pulvérisèrent ainsi que tout un côté des remparts. Puis
Pyréis mena l’assaut avec une centaine de soldats en armure d’acier et
l’appui d’arbalétriers émérites. Ils s’enfoncèrent sans peine jusqu’au Palais
et firent sauter les portes blindées de la trésorerie pour s’emparer du trésor
monétaire de ces esclavagistes.
Avant de quitter la ville, Pyréis fit enterrer un baril de poudre dans le
Temple d’Allah, cette divinité lunaire, où l’on égorgeait indifféremment
animaux et humains, et fit exploser le tout dans une immense déflagration
qui ébranla toute la Capitale yéménite. Puis ils déployèrent leurs voiles et se
préparèrent à affronter la flotte arabe qui s’avançait vers eux, croyant se ruer
à la curée. Pyréis disposa ses sept vaisseaux en une seule ligne, offrant le
flanc à l’ennemi comme pour l’inviter à les éperonner. Les plus grandes des
galères arabes, des trirèmes, foncèrent à toute allure sur ces proies
découvertes. Mais la trentaine de canons des Asiatiques firent éclater un à un
les navires des assaillants sans qu’ils ne puissent s’approcher suffisamment
pour les cribler des traits de leurs arbalètes.
Les navires plus petits furent balayés par les canons chargés de mitraille et
incendiés par le feu grégeois. Bien peu purent fuir, les seuls survivants
durent leur salut au réflexe de leurs Capitaines qui échouèrent leurs navires
sur la plage la plus proche et qui coururent se réfugier à l’intérieur des terres.
Pyréis ordonna qu’on incendiât les bateaux échoués et qu’on recueille les
esclaves rescapés, déposés par la suite sur la côte d’Afrique. En moins d’une
heure, la flotte arabe avait été coulée, et plusieurs milliers d’esclavagistes
noyés ou calcinés. Pyréis s’étonnait toujours de constater à quel point le
221
verni de la Civilisation se révélait mince, même chez un Huulu, et que
l’instinct de tuer lui procurait toujours une ivresse coupable.
222
Chapitre XVIII Le Pharaon Antiochos (58 avant JC)
Antiochos et son Conseil débattaient des moyens de convertir plus de Juifs
au Culte de la Nouvelle Alliance.
-Avant même la conquête de Jérusalem par Pompée, la destruction de ses
murailles, le pillage et le démantèlement partiel du Temple, et les guerres
fratricides dans la famille des Grands-Prêtres, cette Théocratie n’a cessé de
péricliter. Déjà, sous le Consulat de notre ami Cicéron, le Sénat avait interdit
que l’on exporte l’or d’Italie en Asie, ce qui visait expressément la
Communauté juive de Rome, qui faisait parvenir la dîme annuelle à
Jérusalem. L’année dernière, le Gouverneur de la Province d’Asie, Flaccus,
disciple de Cicéron, avait interdit lui aussi aux établissements juifs l’envoi
d’or vers Jérusalem.
-Cette interdiction ne touche pas nos Églises d’Occident, car elles
n’exportent pas leurs dîmes vers notre Temple de Nymphée, mais les
réinvestissent dans les bonnes œuvres locales. Notre Sanctuaire du
Nympheum demeure maintenant la seule Théocratie souveraine d’Asie.
Notre Culte, solidement implanté en Anatolie et dans la moitié des
Royaumes de Parthie, doit séduire aussi les Juifs et être diffusé dans tout
l’Empire de Rome. Je propose que l’on ajoute comme préambule à notre
Évangile, le Livre Sacré des Hébreux. Créons un Ancien Testament et un
Nouveau Testament, tous deux pierres angulaires de notre Foi. Ainsi les
Juifs deviendront enclins à joindre nos rangs, puisque que nous vénérerons
leurs Saintes Écritures.
Le Divin Antiochos, conseillé par les envoyés du Ciel, fit part de sa
décision aux Pères de l’Église, qui siégeaient au Nympheum, et commanda
aux copistes du Temple plusieurs exemplaires de la nouvelle Bible, en grec
et en latin. On expédia les premiers exemplaires à Rome, à leur Évêque,
Pétrus, et à leur Initié, le Proconsul Lucullus, pour qu’ils en fassent faire des
copies. Lucullus communiquait quotidiennement avec les Huulus, mettant
souvent l’emphase sur l’ensemble palatial qu’il se faisait construire au centre
de Rome.
-Les terrains, à eux seuls, ont coûté l’équivalent de plusieurs rançons
royales. Sans parler du transport du marbre de Paros, des colonnes grecques,
des pierres des Baléares, des arbres d’Afrique et d’Asie, des livres de ma
Bibliothèque, ouverte à tous, des architectes, des ouvriers, des Magistrats,
223
des artistes, et j’en passe. J’ai même dû soudoyer le Collège des Augures
pour qu’ils voient mon entreprise du bon œil.
Médonje obtenait du Proconsul et de son Évêque des informations de
premier plan sur les lois votées par le Sénat et le sentiment populaire des
Romains. Le nouveau Tribun du Peuple, l’ex-Sénateur Clodius, l’infâme exbeau-frère de Lucullus, avait obtenu que le Sénat révoque l’abrogation des
Collèges, ces associations privées qui regroupaient les sbires des principaux
Oligarques d’Italie. Et, bien sûr, Clodius dirigeait le plus puissant de ces
Collèges. Le Tribun démagogue, par populisme, fit voter des distributions
mensuelles de blé gratuit au Peuple de Rome, ce qui en fit quasiment un
Dieu parmi la Plèbe qui l’escortait massivement à chacun de ses
déplacements.
Médonje, Théla, et sa fille Marie, se rendirent à Rome, pour remettre en
main propre au Grand Pompée, le cinquième des profits tirés de la flotte de
Suez. Cette rencontre permettrait surtout de jauger des intentions de Pompée
envers la République et de resserrer les liens entre la Commagène et la
Péninsule qui dominait la Méditerranée. Les deux femmes créèrent une
commotion dans la Ville Éternelle, par leurs exquises parures de soies
rehaussées de plumes extraordinaires et de bijoux dignes d’Impératrices. La
beauté de Marie, qui approchait de ses quatorze ans, stupéfiait quiconque la
rencontrait. Cette beauté devenait enchantement, lorsque on entendait la voix
de la jeune fille, sa prononciation parfaite du latin et l’amabilité de ses
propos.
La Grande Prêtresse et sa fille séduisirent l’épouse de Pompée, la fille de
César, autant que le Grand Pompée lui-même, qui insista pour qu’elles
assistent aux Jeux du Cirque dans sa loge personnelle. Le spectacle sanglant
des gladiateurs s’affrontant dans des combats mortels bouleversa Marie et sa
mère. Et quand le vainqueur se tourna vers Pompée, guettant son signal pour
asséner le coup de grâce ou gracier le vaincu, Marie se leva, sa longue
chevelure rousse l’auréolant d’or soyeux. La jeune fille, utilisant la gestuelle
universelle apprise des explorateurs galactiques, se mit à chanter en latin un
extrait souvent pratiqué d’un oratorio créé par sa mère et qu’on chantait dans
toutes les Églises d’Orient :
-Non pitié! Respectons la vie! Mithra commande l’amour du Prochain.
224
Magnanime, et conquis par la prestance de la jeune Marie, Pompée accorda
sa grâce à l’infortuné perdant. Puis la même scène se répéta, amenant la
même réaction de la part de Marie, rejointe dans son chant par Théla qui,
faut-il le rappeler, fut Diva de la scène dans son Vaisseau-Monde d’origine.
Après le cinquième combat, la foule ovationnait les deux chanteuses qui, à
l’invitation de Pompée, se livrèrent à une performance étonnante, acclamée
interminablement par la foule des Romains. Les raccompagnant dans leur
propriété des Jardins de Démétrios sur la colline vaticane, Pompée annonça
à Théla sa décision de construire un théâtre, le premier théâtre érigé à Rome
en pierre de taille, et qui porterait le nom de Pompée, et qu’il inviterait Théla
et sa fille, et le chœur royal de Commagène, pour l’inauguration.
Médonje sondait l’immense ego du Grand Pompée, tout en le questionnant
sur ses projets d’avenir. Le Romain, ayant gagné les plus grands honneurs et
de grandes richesses, ne cherchait plus qu’à rendre sa gloire impérissable, et
à convoler avec sa nouvelle épouse, Julia, la fille de César. Leur union
éminemment politique s’était rapidement transformée en mariage d’amour,
un amour réciproque, auquel Pompée, vieillissant, ne songeait plus qu’à se
consacrer. Le verbeux Pompée devint muet quelques instants, quand il vit les
deux mille talents d’argent qui occupaient les cales d’un des vaisseaux
d’Antiochos, d’imposants trois-mâts arborant sur leurs voiles de magnifiques
scorpions dorés. Médonje lui présenta le manifeste de la cargaison ayant
transité par Suez, sous la protection des légions de Pompée et de ses
Lieutenants.
Le lourd volume détaillait les chargements des sept navires de haute mer et
mentionnait des quantités, des poids, des qualités, et les propriétés des
marchandises, ivoire, poivre, cinabre, gemmes, ambre, corail, encens,
myrrhe, noix, animaux, plantes, bois précieux, épices … L’énumération en
paraissait infinie et le cerveau de Pompée rayonnait de satisfaction. Médonje
le prévint :
-Clarissime Pompée, taisez à Crassus, et à ceux qui peuvent lui en parler,
l’existence de cette nouvelle route maritime qui relie l’Égypte aux Indes.
L’allusion à César semblait évidente et fut comprise par Pompée.
225
Pendant que Julia s’affairait à palper les soieries de Chine en compagnie de
Théla, de Marie et de leurs suivantes, à l’autre bout du navire, le Chancelier
poursuivit :
-Deux cent millions de sesterces aujourd’hui et encore plus l’année
prochaine… si Rome continue de protéger Suez et nos caravanes contre les
entreprises des Bédouins. Et aussi de la menace du Pharaon joueur de flûte,
plus flambeur encore que votre beau-père César. Le Pharaon Ptolémée
aimerait prendre sa revanche sur nos associés, les Alexandrins qui l’ont
expulsé, et songe à s’accaparer notre flotte de la Mer Rouge à la première
occasion. Je crois, Grand Pompée, qu’il serait avisé pour Rome d’appuyer
les revendications des Citoyens d’Alexandrie et de priver ce Pharaon de sa
dernière base, en réclamant pour Rome l’île de Chypre que Ptolémée IX
avait légué à l’Italie, il y a vingt-sept ans.
Pompée intervint :
-Si je me souviens bien, c’est Lucullus, alors chargé de la flotte de Sylla, qui
reçut ce testament du Pharaon.
Médonje confirma d’un clin d’œil complice :
-Exactement! Et je crois qu’il léguait aussi l’Égypte à la République.
Les voyageurs passèrent près de deux mois à Rome et dans une des vastes
propriétés de Lucullus en Campanie voisine où le Proconsul tentait
d’acclimater au climat d’Italie toutes les plantes exotiques que lui expédiait
la Commagène. Presque tous ses ouvriers, car Lucullus ne possédait plus
aucun esclave, adoraient Mithra et célébraient les dimanches le culte de
Commagène.
Au milieu de l’année, peu avant l’arrivée de Médonje et de Théla, César
avait quitté Rome pour prendre la tête de ses légions en Gaule et en Illyrie
qu’il avait obtenues pour un exceptionnel mandat de cinq ans. César
constituait le principal appui au Pharaon Ptolémée qui le soudoyait depuis
des années afin de retrouver son trône perdu. C’était sous le Grand Pontife
César que les Augures avaient clairement indiqué l’opposition du Ciel à
toute tentative d’occuper le Royaume d’Égypte par les légions romaines.
226
Aussi, en l’absence de César, sous la suggestion de Pompée et l’assentiment
de Crassus, l’infâme Tribun du Peuple Clodius, entouré se son armée privée,
fit octroyer le même jour par le Sénat la Syrie au Consul Gabinius, et la
Macédoine au Consul Piso, le beau-frère de Caton. Du même souffle, le
Sénat ordonna à Caton d’aller confisquer Chypre et de transformer cette
possession égyptienne en Province de Rome. Finalement, Clodius obtint sa
vengeance contre Cicéron en faisant promulguer une loi exilant tout Romain
ayant exécuté illégalement un Sénateur. Or, lors de son Consulat, Cicéron
avait, avec l’aval du Sénat, conduit lui-même au bourreau plusieurs
conspirateurs de rang sénatorial. Mais le Sénat n’avait pas juridiction pour
condamner des Citoyens à la peine capitale.
Cicéron fut dévasté devant la réaction des anciens Consuls qui tous, sauf
Lucullus, se rangèrent derrière Clodius et adjurèrent le grand orateur à ne
pas s’opposer par la force au décret du Sénat. Cicéron, protégé par ses
fidèles Clients, se retira du Forum dans un brouhaha indescriptible. Le
Tribun Clodius fit voter une deuxième loi, confirmant l’exil de Cicéron et
édictant la défense formelle d’évoquer à nouveau ce sujet devant le Sénat.
Médonje contacta Cicéron et lui suggéra de se réfugier sur un des grands
vaisseaux d’Antiochos, ancrés dans le port d’Ostie et d’où il put voir le
panache de fumée de sa villa en flammes s’élever dans le ciel de Rome.
Médonje fit disposer des canons bourrés de mitraille pour balayer les quais
advenant une attaque des sbires de Clodius.
Puis, le Chancelier suggéra à Cicéron de s’établir en Macédoine, Province
accordée au Consul Piso pour deux ans et où il serait en relative sécurité. Ils
appareillèrent sans plus attendre et Médonje dut recourir à l’hypnose pour
redonner au Père de la Patrie déchu le goût de vivre, et de combattre encore
pour défendre les principes républicains.
-Nous remplacerons votre bibliothèque perdue. Nous vous ferons parvenir
copie de toute notre correspondance, et vous remettrons des exemplaires de
toutes vos publications. Faites une liste des correspondants que nos
émissaires commerciaux, nos Communautés ou nos missionnaires
contacteront pour en prendre copies. Sachez enfin que chacun des
documents que vous m’avez fait lire peut être fidèlement reproduit, grâce au
Ciel et à quelques techniques connues des Initiés de notre Culte.
Les épaules du Proconsul Cicéron se firent un peu moins voûtées. Médonje
posa tendrement la main sur l’épaule de l’exilé :
227
-Je vous accompagne jusqu’à Thessalonique, en Macédoine, et la
Commagène vous donnera, comme marque de son estime, toutes les
ressources pour vous y établir princièrement jusqu’à votre retour inéluctable
à Rome. J’ai laissé Théla à Rome, pour qu’elle y sème la zizanie entre
Pompée et Clodius.
Thessalonique, une grande métropole de plusieurs centaines de milliers
d’habitants, avait été fondée par Cassandre, le beau-frère d’Alexandre le
Grand, sur un site stratégique qui contrôlait le commerce caravanier entre le
Danube et la Méditerranée, ainsi que la principale voie terrestre reliant
l’Europe et l’Asie. Une très importante communauté juive y prospérait et
son port pouvait accueillir des centaines de navires à la fois. Cicéron se
procura l’une des plus grandes villas de la vieille ville, près de la résidence
du Gouverneur. Désirant encore plus éloigner son fils des assassins que
pourraient lui dépêcher Clodius et son Parti, Cicéron accepta de l’envoyer
étudier à Antioche, en compagnie d’autres enfants d’éminents Romains, tel
Octave, le petit-neveu de César. Médonje profita de sa présence à
Thessalonique pour rencontrer l’Évêque et la Communauté chrétienne de
cette métropole grecque et lui recommander de veiller sur Cicéron, un ami
important de la Commagène et de sa nouvelle religion.
Le navire du Chancelier regagna le port d’Issus en Néo-Commagène, en
même temps que les vaisseaux ramenant d’Italie Théla et Marie, alourdis par
l’or et les produits de l’Empire romain. Autour des deux femmes, habillées à
la romaine, plusieurs Sénateurs, reconnaissables à la bande pourpre qui
bordait leurs toges, et quelques Chevaliers, leurs familles et leurs affranchis,
admiraient les grands navires en construction dans l’Arsenal, le phare, la
longueur des quais du port, la grandeur de ses entrepôts, le nombre des
boutiques et la variété des marchandises exposées.
Le Basileus Antiochos et la Reine Isias, entourés d’une nombreuse suite, de
Nobles, d’Acolytes, de la Garde Royale, et de plusieurs Citoyens romains,
attendaient sur les quais l’appontage de leurs grands vaisseaux. Après moult
effusions et embrassades, et beaucoup de salutations protocolaires, la
Souveraine s’adressa à la douzaine d’enfants venus étudier à l’Académie
d’Antioche, dans la classe des Princes et Princesses de Commagène, dans un
latin impeccable :
228
-Mes Chéris, soyez tous les bienvenus dans notre Royaume béni des Dieux!
Que chacun et chacune nous présente ses parents.
Octave, le premier, se détacha du groupe et salua gracieusement le couple
royal. L’enfant de cinq ans récita un petit compliment avant de prendre la
main de sa mère Atia, la nièce de César, et de la présenter à la Cour comme
l’eût fait un Ambassadeur chevronné. Puis, les autres enfants s’exécutèrent
un à un. Enfin, une charmante petite fille d’environ huit ans, qui tenait Marie
par la main, s’avança à son tour et, s’exprimant tout à fait comme son
célèbre père, charma tout l’auditoire :
-Je suis Tullia, fille du Proconsul Cicéron, le Père de la Patrie! Mes parents
ne pouvaient m’accompagner mais voici mon amie Marie.
Leur cortège se rendit à Antioche et le Roi mit à la disposition des familles
patriciennes des villas édifiées dans l’oasis appartenant à Pyréis et à son
épouse, près du Sanctuaire de Daphné, à quelques kilomètres de la grande
Métropole asiatique. On présenta les enfants royaux et leurs précepteurs aux
nouveaux arrivants :
-Voici les Princes Polémon, Mithridate et Numenius, et la Princesse
Antiochise, qui étudieront avec vous et qui vous inviteront au Château pour
vos vacances d’hiver, mais seulement si vous avez de bons résultats
scolaires!
Dans leur carrosse se rendant à Samosate, Théla fut priée de raconter à la
Reine comment elle avait provoqué la rupture entre Pompée et le Tribun
Clodius. Elle rit, puis :
-Très simplement! À une réception donnée en l’honneur de Pompée, j’ai
identifié l’âme la plus noire des gardes du corps de Clodius. Et lorsque
Pompée s’approcha à son tour pour saluer le Tribun, un poignard tomba avec
vacarme aux pieds de l’esclave de Clodius, causant un froid instantané.
Pompée et son État-Major dégainèrent leurs épées et se retirèrent sur le
champs. Depuis, malgré les assurances de Crassus, Pompée refuse de revoir
Clodius.
Médonje prenait connaissance des plis qu’on lui avait remis à Antioche et
confirma le succès de Théla :
229
-Le Grand Pompée nous demande l’appui du ‘Collège’ des Chrétiens de
Rome pour contrer les hordes dont s’entoure Clodius. Pompée se dit résolu à
attendre la fin du mandat du Tribun du Peuple, Magistrat intouchable, avant
d’opposer tous les autres Collèges à celui assemblé par Fulvia, l’épouse
richissime de Clodius. Je demanderai à notre Évêque de rencontrer Pompée,
accompagné de Vétérans convertis à notre foi, et ils sont maintenant légion à
Rome!
Devant les remparts de Samosate, une étrange Ambassade les attendait, des
Prêtres d’Amon, dans des litières dorées incrustées de pierreries et portées
par quatre énormes éléphants d’Afrique, plus gros que leurs cousins d’Asie.
Une centaine de serviteurs, arborant la livrée des Ptolémées, veillaient aux
bagages et aux bêtes de leur caravane. Tous se prosternèrent à l’arrivée du
carrosse royal. Puis un digne vieillard parcheminé mais à la voix d’airain
remit cérémonieusement au Roi Antiochos un message officiel de la Cour
d’Égypte, libellé en écriture hiéroglyphique aux couleurs vives et aussi en
démotique et en grec.
Antiochos lut la lettre et rougit, puis il tendit la missive à son Chancelier :
-La jeune Reine Bérénice m’offre la Couronne des Pharaons. Elle me
demande en mariage et accepte même de devenir ma deuxième épouse.
Puis il pouffa de rire et se composa un visage sérieux :
-Par chance, ma tendre Isias est demeurée à Antioche. Avant de signifier
notre refus à l’Ambassadeur, écoutons ce qu’il a à dire sur cette proposition
de mariage.
Convoqué à la salle du trône, l’Ambassadeur d’Égypte expliqua que :
-Bérénice, ainsi que les Citoyens d’Alexandrie, Grecs et Juifs confondus,
estimons qu’une telle alliance nous protégerait contre les menaces
d’invasion du joueur de flûte, le père de Bérénice expulsé de son Royaume
par ses Sujets furieux. Ce mariage reconstituerait une partie de l’héritage
d’Alexandre le Grand, le glorieux ancêtre d’Antiochos et de Bérénice, qui
régna à la fois sur l’Asie et l’Égypte. Et, comme la Commagène possède de
solides appuis à Rome, elle empêcherait que la République ne transforme
notre Royaume en une de ses Provinces, comme elle s’apprête à le faire avec
Chypre qui appartient à l’Égypte depuis des générations. Enfin, notre divine
230
Souveraine désire siéger parmi le Panthéon que vous adorez au Sanctuaire
de Nymphée, aux côtés du Basileus Antiochos et de son divin Père.
Antiochos s’éclaircit la gorge :
-Je remercie la Souveraine d’Égypte de sa proposition qui témoigne de
l’amitié entre nos Peuples. Mais notre foi condamne la polygamie, même
pour les Rois, et je ne répudierai pas la mère de mes enfants, ma tendre Isias,
pour des fins politiques. La Commagène exercera son influence auprès de
Rome pour que la République ne soutienne plus les prétentions de Ptolémée
au trône qu’il a perdu par son insouciance.
Invité à le faire, Médonje prit la parole :
-Rien n’empêche la Reine Bérénice de siéger parmi les Dieux à notre
Sanctuaire du Nympheum. Transmettez à votre Souveraine notre invitation à
participer aux grandes cérémonies d’été sur la Montagne Sacrée. D’autre
part, les profits, immenses, générés par notre flotte de Suez pourront aider
l’Égypte à se relever des exactions de son dernier Pharaon. Dites à sa
Majesté Bérénice notre intention de faire de la garnison de Bérénice, du nom
de son auguste Aïeule, une ville portuaire d’importance et qui pourrait même
remplacer Suez, advenant la perte de ce grand port. Pyréis s’y rendra à
nouveau l’an prochain pour étudier les aménagements à y apporter.
Suivit un échange de présents, pour la Souveraine d’Égypte et pour ses
Ambassadeurs. Antiochos reçut les quatre énormes éléphants avec un plaisir
non dissimulé et les affecta aux chantiers de son port d’Issus en NéoCommagène, devenu aussi actif que celui de Tarse, base de la flotte romaine
de Cilicie.
De Chine leur parvint une nouvelle alarmante. Myryis avait été victime
d’une tentative d’assassinat. Une dizaine de spadassins, membres d’une
société secrète de fanatiques spécialisés dans l’assassinat politique, tout de
noir vêtus, avaient investi de nuit le palais du Huulu dans la Capitale de
Changan. Six de ses gardes du corps avaient été tués, son épouse Li-Ling
avait perdu un doigt et Myryis avait reçu un coup de sabre sur le crâne. Le
sabre s’était brisé, mais Myryis faillit être scalpé par le coup.
-Mes femmes s’étonnent de constater que ma calotte crânienne est faite de
titane, mais elles ont recousu elles-mêmes la blessure. Quant aux assaillants,
231
ils ont tous péri dans leur tentative. L’Empereur fulmine contre les
coupables qu’il assimile à des lèse-majestés. Je connais les instigateurs de
cet attentat, trois Ministres de la Cour, qui craignent que j’ensorcèle leur
divin Empereur.
-J’ai fait savoir à ces trois Ministres que je connaissais leur implication dans
cette attaque, mais que je la tairai, pour ne pas avoir leur mort sur la
conscience, une mort longue et horrible s’étalant sur des semaines de
tortures. J’ai aussi demandé à l’Empereur sa permission de retourner en
Commagène, en empruntant la voie maritime. J’ai convaincu le Fils du Ciel
de faire construire une flotte de haute mer pouvant relier la Chine à l’Île aux
Épices, Lanka. Ce fut difficile, car le Divin Gao, désirait me conserver à sa
Cour à perpétuité. Il m’a même offert un palais plaqué d’or massif, la ViceRoyauté sur une Province et une multitude d’esclaves, pour tenter de me
garder près de lui.
232
Chapitre XIX Le Pharaon Kybiosaktès (57 avant JC)
Depuis son retour en Commagène, Pyréis avait consacré l’essentiel de ses
loisirs à la chasse. Mieux, il paraissait en tout lieu portant son aigle au poing.
L’oiseau de proie, une femelle de l’espèce géante atteignait un poids de
soixante-dix livres et pouvait soulever un sanglier adulte. Seule la carrure
herculéenne de l’ingénieur Huulu lui permettait de soutenir longtemps un tel
volatile sur son bras, protégé par un épais mantelet de cuir. Antiochos et
Opys offraient plutôt à leurs aigles de solides perchoirs de bois accrochés
aux selles de leurs montures. Pyréis prenait un réel plaisir à déambuler, le roi
des oiseaux à son poignet, et s’amusait de la stupeur universelle que
causaient leurs apparitions publiques.
Pyréis désirait éprouver les capacités de son aigle apprivoisé et décida de
l’amener avec lui jusqu’à Madagascar. Il passa avec son épouse Gilia à leur
oasis près d’Antioche, rencontrant par la même occasion les jeunes Princes
et leurs précepteurs, ainsi que les autres étudiants de l’Académie, Princes et
Princesses dans leurs propres contrées, tel Mattathias de la dynastie des
Jésus de Judée.
Ils s’embarquèrent et gagnèrent Péluse, puis traversèrent en un jour cent
cinquante kilomètres d’une piste désertique jusqu’à Suez. À huit cents
kilomètres au sud de Suez, le port de Bérénice offrait le meilleur ancrage de
toute la côte égyptienne de la Mer Rouge. Leurs dix navires s’arrêtèrent
quelques jours dans cette rade naturelle qui abritait aussi une petite garnison,
entourée de remparts faits d’un amalgame de blocs de corail fossile et de
briques de sable. Sur la plage, achevaient de pourrir de très vastes barges,
jadis manœuvrées par des centaines d’esclaves et qui servaient au transport
des éléphants d’Afrique capturés en Érythrée et en Éthiopie. Mais, depuis la
fin des guerres opposant les Lagides27 d’Égypte aux Séleucides de Syrie, les
Pharaons avaient cessé d’importer des éléphants pour leurs armées.
Les gemmes de l’Île aux Topazes, située à quelques dizaines de kilomètres,
et aussi les épices, l’encens et la myrrhe s’accumulaient dans les entrepôts de
Bérénice où, deux fois l’an, venaient les ramasser d’immenses caravanes
provenant d’Assouan sur le Nil. Ce comptoir commercial, exploité dès les
premiers Pharaons, occupait une position stratégique, mais l’absence d’eau
douce empêchait que la garnison ne devienne une colonie. La source d’eau
27
Dynastie fondée par Ptolémée, un des Généraux d’Alexandre le Grand.
233
potable la plus proche, distante d’une dizaine de kilomètres, permettait
d’approvisionner l’avant-poste égyptien et de remplir ses citernes pendant la
saison sèche, soit les trois-quarts de l’année. Pyréis apporta des pics et des
pelles en acier de Commagène et indiqua aux Égyptiens six puits à creuser
au pied des montagnes arides qui s’élevaient à trois kilomètres du port. Par
la même occasion, il nota sur une carte les emplacements d’un dépôt de
serpentine, d’un gisement de topaze et d’une riche veine d’or.
Après cette halte de trois jours, ils continuèrent leur voyage vers le sud
lointain. Pyréis passait son temps sur le pont, à pêcher le poisson avec son
aigle géant. Les prises, phénoménales, en grosseur et en nombre,
permettaient de nourrir la moitié de la flotte. Et les marins applaudissaient
l’adresse et la force de l’oiseau de proie à chacune de ses captures. Celui-ci
passait ses journées perché sur les mâts, scrutant l’horizon et les vagues,
prenant son envol pour plonger dans la mer ou se jeter sur un vol d’oiseaux
migrateurs qui agrémentaient ainsi l’ordinaire de l’équipage. À la vue de
leur flotte, les felouques arabes s’échouaient sur la plage et les pirates
détalaient dans le désert. Ils remarquèrent qu’aucun des navires arabes ne
longeait la côte d’Égypte, mais que tous cabotaient le long de la côte
d’Arabie, pour s’y réfugier rapidement lorsque s’approchait la flotte
syrienne, comme l’appelait les Arabes.
Ils parvinrent sans encombre à l’île de Socotra, le paradis des arbustes
d’encens et de la myrrhe, qu’ils échangèrent contre leurs instruments d’acier.
Le Cheik local, encore plus édenté que jamais, se plaignit à Pyréis que les
Yéménites avaient razzié l’île pour punir ses habitants d’avoir transigé avec
les Syriens. Le Huulu décida de laisser sur place, en permanence, une des
canonnières afin de défendre Socotra contre les pillards arabes et obtint du
Cheik la permission d’établir un fortin à l’extrémité orientale de l’île, qui
offrait un mouillage bien abrité et un accès à un lac d’eau douce souterrain.
Puis le Cyborg scinda sa flotte en deux, la moitié se dirigeant vers les Indes
et le Sri Lanka et l’autre moitié sur les côtes d’Afrique et Madagascar.
Encore une fois, la verroterie colorée produite à Samosate fit accourir les
Nègres, heureux d’échanger ivoire et pierres précieuses contre ces colliers
multicolores, devenus nouvelle monnaie d’échange. Ils passèrent deux mois
sur la côte orientale de Madagascar, à glaner des noix de l’arbre de fer, de
plus en plus difficiles à trouver, ce qui les obligea à s’enfoncer dans des
jungles humides et luxuriantes. L’aigle de Pyréis fit merveille et rapporta à
son maître des centaines de volatiles aux plumages enchanteurs, oiseaux234
lyre, oiseaux du paradis, perroquets. À quelques occasions, le Cyborg fit se
jeter son aigle contre des oiseaux-rocs qui avaient eu l’imprudence de quitter
l’abri des frondaisons épaisses.
Ils firent une abondante moisson de corail noir et d’ambre gris et capturèrent
vivantes deux tortues terrestres de dimensions phénoménales, ainsi que des
dizaines de lémuriens et de caméléons pour les ramener à la ménagerie de
Samosate. Enfin les cinq vaisseaux refirent route vers le nord à travers la
vastitude infinie de la Mer du Sud, se fiant à leurs boussoles et aux étoiles,
pour atteindre le point de rendez-vous fixé à leur flotte revenant du Sri
Lanka. Parce qu’il était plus facile de radouber leurs coques et de rénover
leurs armements à Suez, quatre vaisseaux, basés habituellement dans le port
parthe de Charax dans le Golfe Persique avaient rejoint leurs flottes.
Le Capitaine du vaisseau laissé à Socotra raconta que les Arabes avaient à
nouveau pillé et incendié l’île, qu’ils avaient fui dans toutes les directions à
l’arrivée de la canonnière qui ne put couler que quelques embarcations des
pirates. Aussi décida-t-on de punir ces bandits et de détruire leurs
installations portuaires et tout navire rencontré. Ils prirent à leur bord le
Cheik de Socotra et quelques-uns de ses nombreux fils. Leurs quatorze
navires, portant soixante-quinze bouches à feu se dirigèrent plein nord,
jusqu’à Sal-Allah, à l’extrémité sud du Royaume d’Oman.
Pyréis, déterminé à rayer ce fléau des mers, doutait de la pertinence
d’envoyer des sommations avant d’entamer les hostilités. Le port et la plage,
s’étendant en face des remparts massifs de Sal-Allah, ne présentaient âme
qui vive. Aucune felouque n’occupait les nombreux quais, vidés de leurs
marchandises. Derrière les murailles crénelées, seuls quelques visages
pouvaient être brièvement entrevus. Mais, grâce au satellite géostationnaire,
le Cyborg estima à huit mille le nombre des fantassins en armes qui
attendaient en silence le signal de l’assaut.
Le Huulu fit aborder la moitié de ses navires à l’extrémité des quais déserts.
Alors parut sur les remparts un Arabe habillé d’une djellaba et d’un turban
de couleur pourpre, un vieillard, qui se mit à invectiver d’une voix criarde
les nouveaux arrivants. Puis les portes de la ville fortifiée s’ouvrirent et
laissèrent déferler des hordes de spadassins hurleurs, brandissant sabres et
coutelas, et qui se ruèrent au pas de course vers les navires.
235
Pyréis glissa quelques pensées à son aigle qui bondit face au vent et se
dirigea vers la ville des pirates. Puis, comme les milliers d’adorateurs
d’Allah, vociférant, s’engageaient sur les débarcadères, il donna le signal à
ses canonniers. Trente canons tirèrent simultanément leur mitraille à bout
portant sur les Arabes. Une volée de grenades explosives s’abattit sur les
rangs les plus éloignés, tandis que les arbalétriers annihilaient un à un ceux
des survivants qui tentaient de se relever.
C’est alors qu’un cri terrifiant se fit entendre sur les remparts. Surgissant de
nulle part, l’aigle géant de Pyréis s’était emparé du Cheik en habits pourpres,
l’avait soulevé comme un lièvre, et emporté dans les airs. L’Arabe
gesticulait et criait comme un porc qu’on égorge, de longues traînées de sang
maculaient son vêtement, là où s’enfonçaient dans les chairs les serres du
monstre ailé. Pyréis ouvrit la main et l’oiseau laissa choir sa prise qui fit une
interminable chute rectiligne où son turban pourpre se déroula avec le plus
bel effet. Le corps frappa avec un bruit sourd la proue du navire de Pyréis où
il se désarticula et retomba dans la mer.
Le combat cessa et la ville se rendit. Mais quelques trois cents vaisseaux de
tout tonnage, ignorants la chute de la ville et celle, mémorable, de son Cheik,
s’avançaient en deux colonnes pour prendre la flotte des Syriens en tenaille.
Quelques centaines de boulets plus tard, on achevait au feu grégeois les
épaves qui n’avaient pas encore coulé. Le Palais fut vidé de ses richesses, le
Temple de la Déesse lunaire Allah fut démantelé, et les esclaves libérés
ramenés à Socotra, pour travailler à construire leur fortin, sous la protection
d’un des grands vaisseaux de la Commagène.
Pendant cette expédition dirigée par Pyréis, le Palais de Samosate ne cessait
de recevoir les visiteurs les plus éminents, telle une Ambassade de Chine,
escortant une trentaine de Princesses et de Nobles Chinoises pour qu’elles
épousent les Huns de la Garde Royale, pour qui ces mariages constituaient
l’ultime réussite. À son arrivée en Asie, Gabinius, débutant son Proconsulat
de deux ans sur la Syrie et la Judée, vint présenter ses respects à Antiochos
et aux Grands Prêtres de Samosate. Gabinius, converti au Mithraïsme
enseigné en Commagène et Adepte convaincu, pouvait témoigner des
miracles accomplis par les Anges Célestes qui avaient fondé le Nympheum.
Gabinius se rappelait ses deux légions, affamées, malades et se mourant de
soif, sauvées du désert par les secours envoyés par la Commagène et ses
Légionnaires soignés à l’hôpital de Samosate. Il se souvenait, encore
236
honteux, de la bonté de ce Royaume qu’il se rendait alors attaquer sur les
ordres de Pompée.
Depuis, Gabinius usait de toute son influence pour soutenir le Culte de la
Nouvelle Alliance et avait rencontré l’Évêque Pétrus à de nombreuses
reprises pendant son Consulat. Ainsi, espérant un peu les convertir à la
religion du Divin Basileus, le Proconsul arriva au Château avec une partie de
son État-Major qui rassemblait les noms de prestigieuses familles
sénatoriales et équestres. Parmi les jeunes Lieutenants, Servilius, Sisenna et
Marc-Antoine, un bellâtre à la mâchoire carrée et d’une stature
exceptionnelle, remarquable pour sa prestance et la beauté de son armure.
Pendant les festivités, Gabinius, qui avait appris à ses dépens le pouvoir
qu’avaient les Grands Prêtres de lire les pensées, avait présenté un à un ses
assistants à Médonje, s’enquerrant à chaque fois de leur loyauté et de leur
valeur. Le Chancelier rendit volontiers ce petit service au Proconsul dévoué
à la cause de la Commagène. La conversation qu’il tint avec le Lieutenant
Marc-Antoine, révéla un orgueil démesuré, mais un authentique courage.
Marc-Antoine émit quelques commentaires sur la beauté des femmes de la
Commagène et la splendeur de son Château, en lorgnant les Dames de la
Cour les plus resplendissantes. Médonje perçut chez le jeune Centurion un
appétit sexuel démesuré, une soif de culbuter le plus grand nombre de
conquêtes féminines. Le Chancelier avertit le jeune Romain :
-Celle-là est Bérénice, Pharaonne d’Égypte et l’autre, sa sœur Cléopâtre, n’a
pas encore douze ans. Quant à Marie et à Théla, elles se sont vouées à
l’Église. Et toucher à ces trois-là, aux coiffures surmontées de longues
plumes constituerait un lèse-Majesté qui garantirait la perte de vos parties
génitales préférées.
Médonje se pencha pour prendre une coupe de capiteux vin d’Antioche et ce
faisant, sa cape d’hermine révéla à son cou l’énorme rubis de l’Empereur
Grypus et l’émeraude globulaire du Pharaon Kheops. Marc-Antoine
s’exclama :
-Mon grand père, le Préteur Marcus Antonius, m’avait parlé d’un rubis
semblable qu’avait remis l’Empereur Séleucide à un Magicien, suite à un
pari sur une course à l’Hippodrome d’Antioche.
237
Le Chancelier lissa sa longue barbe blanche, saupoudrée de la poussière des
gemmes qu’il s’amusait à couper et à polir :
-Cet événement remonte à quarante-quatre années. Je me souviens bien de
votre Éminent Aïeul et homonyme, dont vous avez les traits et les manières
affables, jeune Centurion. Tiens! Voici Glaphyra, la Reine de Cappadoce,
veuve, riche et encore belle. Et je sais de source sûre le béguin qu’elle
éprouve à votre vue, beau Marc-Antoine. Allez la saluer et n’oubliez pas de
remercier les Dieux de votre bonne fortune, son défunt mari nous décrivait
Glaphyra très lascive au lit.
Dans le cortège prestigieux qui suivait le Divin Antiochos et les Grands
Prêtres lors de l’ascension du Mont Nymphée, Glaphyra donnait fièrement le
Bras à Marc-Antoine qui se complaisait à jouer le rôle d’un trophée.
Bérénice et Cléopâtre participaient aux grandes cérémonies annuelles, ce qui
avait attiré une affluence exceptionnelle. Par courtoisie, et calcul politique,
Antiochos avait fait installer des trônes d’or massif pour les deux
Égyptiennes portant la barbe postiche des Pharaons qui s’étalait
curieusement sur leurs poitrines nues. Elles siégèrent aux côtés d’Antiochos
et du Dieu Abgar d’Osroène, du Divin Archélaüs de Comana, et des Grands
Prêtres, tous présents, sauf Pyréis, qui séjournait à Madagascar.
Le Basileus Antiochos livra un discours aux foules de pèlerins assemblés au
Nympheum, saluant la présence des Souveraines d’Égypte venues partager
avec eux le pain et le vin cérémoniels. Il honora aussi la présence du
Proconsul Gabinius et du Gouverneur Marcius Philippus, le premier
Gouverneur de Syrie et de Judée, accompagné de son épouse, Atia, la nièce
de César et de son fils Octave, qui avait étudié deux années à Antioche avec
les jeunes Princes de Commagène. Le jeune Octave et sa sœur Octavie
n’avaient d’yeux que pour le couple d’aigles géants, perchés de chaque côté
du trône d’Antiochos et qui volèrent autour du sommet de la Montagne,
suscitant à la fois crainte et ravissement, surtout quand ils retournèrent
docilement se poser près du Roi.
Médonje sentit chez Bérénice le désir d’être adorée à l’égal d’Antiochos et
ne s’étonna pas de l’offre de mariage qu’elle proposa au Roi Philippe
Barypos d’Antioche, le cousin et l’ami le plus proche du Basileus. Philippe
s’en ouvrit immédiatement au Chancelier :
238
-Dans l’esprit de Bérénice, une telle union assurerait à l’Égypte, devenue
vassale d’Antiochos, la protection de la puissante Commagène, même face à
Rome qui appuie toujours les prétentions de son père à son trône perdu. La
Reine est jeune et jolie, et le Nil constitue une dot pour le moins
considérable. Néanmoins, j’éprouve une grande réserve face à une telle
aventure. Car les Romains considèrent l’Égypte comme le réservoir à blé de
l’Italie et le Sénat peut en faire une Province romaine aussi facilement qu’ils
l’ont fait avec Chypre l’an dernier.
Médonje opina :
-Effectivement, une telle alliance pourrait précipiter la Commagène dans une
guerre contre Rome. Et même si nous la gagnions, le prix du sang versé
pèserait lourd, et longtemps, sur la conscience et l’économie des survivants.
Vous ne serez pas Pharaon, Philippe Barypos, à moins que Gabinius n’y
consente expressément et au nom de la République, ce dont je doute fort.
Et le Gouverneur Gabinius s’opposa à cette proposition de mariage, comme
tous s’y attendaient. Bérénice, dépitée, n’en laissa rien paraître et retourna à
son Royaume en répétant encore une fois à Antiochos combien elle enviait
la chance de son épouse Isias. Quelques mois plus tard une nouvelle,
stupéfiante, leur parvint d’Alexandrie, annonçant le mariage de la Reine
Bérénice et de Séleukos Kybiosaktès, qu’elle avait rencontré à Antioche.
L’ancien Potentat de Phénicie, qui avait remis son trône à Antiochos contre
le monopole du poisson salé provenant de la Caspienne et destiné aux
marchés de Rome, devenu depuis vingt ans immensément riche, menait un
train de vie digne de ses Ancêtres Séleucides. Il avait proposé et obtenu de
Bérénice le mariage. Celle-ci croyait épouser un riche parent de la famille
d’Antiochos, et nouer ainsi une alliance avec la Commagène.
Bérénice écrivait :
-Quand je sus que ce gros porc n’avait aucun lien de parenté avec le Divin
Basileus, je le fis mettre à mort. Malheureusement, après la nuit de noces, le
pire souvenir de ma vie. L’Égypte prie pour la venue d’un Christ comme
celui qui dirige votre Royaume de miel et de blé.
Médonje dit tout haut ce que tous pensaient :
239
-Peu le pleureront! Séleukos le vendeur de poisson salé ne connaissait aucun
autre ami que ses pièces d’or. Avec lui, s’éteint une des dernières branches
des Séleucides. Et comme il ne laisse aucun héritier, son monopole revient à
la Couronne de Samosate qui le lui avait consenti.
En juin, Médonje se rendit visiter Cicéron à Thessalonique, toujours en exil
dans le nord de la Grèce. Tullia, la fille du grand orateur, ainsi que Marie,
accompagnaient le Chancelier sur un des grands trois mâts de Commagène.
Le Huulu félicita le père d’avoir engendré une telle enfant :
-Tullia possède vos qualités d’esprit, Excellent Cicéron28, et la beauté en
plus. Le Basileus Antiochos, ravi par tant de grâce et de talent, espère que
Tullia poursuivra son éducation à l’Académie d’Antioche en compagnie des
Princes et Princesses de Commagène. Naturellement, Samosate couvrira
toutes ses dépenses, quelles qu’elles soient. Et nous souhaitons qu’un jour,
notre Académie puisse s’enorgueillir de votre présence pour y enseigner l’art
de la rhétorique.
Pendant tout l’hiver, Cicéron avait dicté ses mémoires, souvenirs de
voyages, et sa pensée politique. Les copistes s’étaient affairés sans relâche,
dans un échange intensif de correspondances, en un va-et-vient perpétuel de
courriers provenant de toutes les parties de l’Empire de Rome. Médonje
apportait au Proconsul exilé des centaines de manuscrits qui sauraient
soulever l’intérêt et la curiosité de ce grand esprit. Mais Cicéron ne cessait
de gémir sur son sort et de se plaindre de l’injustice de sa condamnation à
vivre si loin de sa Patrie, en pays barbare.
-La Macédoine, barbare? , s’exclama Médonje. La patrie d’Alexandre? Il y
a, sous vos pieds, Consul, une Histoire aussi ancienne que celle de Rome,
sinon beaucoup plus. Je propose une excursion à l’ancienne capitale de Pella
pour aller nous recueillir sur la tombe de Philippe, le père d’Alexandre dont
la dépouille repose maintenant dans notre Sanctuaire de Nymphée. J’ai
apporté une tonne de cerises et des caisses de fraises et de victuailles, tout ce
qu’il faut pour une promenade dans les campagnes d’alentour.
Cicéron se désola de voir les graffitis et les déprédations que subissait le
tombeau de Philippe de Macédoine. La porte de la tombe avait été forcée et
presque tout le mobilier funéraire pillé. Le Proconsul Piso, Gouverneur de la
28
Cicéron une grosse verrue sur le nez.
240
Macédoine et admirateur de Cicéron, participait à leur randonnée et, sur la
suggestion de Médonje, ordonna à ses légionnaires d’enterrer le tombeau
sous un tumulus de terre et de pierres afin de le mettre définitivement à
l’abri des profanateurs. Puis leur cortège se déplaça jusqu’à Vergina, dont
l’histoire se perdait dans la nuit des temps.
Sur une vaste colline, reconquise en partie par la forêt, des milliers de tertres
boursouflaient le sol herbeux. De nombreux tumulus avaient été éventrés par
les profanateurs et certaines des tentatives paraissaient récentes. Un
Centurion, chargé d’un fortin voisin, construit sur la voie menant d’Asie à
Rome, précisa :
-Les Paysans parlent de trésors et de squelettes de géants enterrés avec leurs
armes. Plusieurs de mes Légionnaires viennent creuser ici pendant leurs
permissions. Mais, s’ils ont trouvé de l’or, ils en ont tu la nouvelle.
Médonje déambulait sous la frondaison des grands arbres, semblant méditer,
le regard plongé vers le sol. Puis il s’arrêta devant un grand chêne et
demanda à Cicéron s’il croyait aux fables d’Homère sur la guerre de Troie,
en ajoutant :
-Il se pourrait qu’un des guerriers ayant participé à l’expédition contre Troie
se trouve sous nos pieds.
Grâce aux cognées d’acier de Commagène, on découpa une partie des
racines du vieux chêne pour creuser un puits qui, après quatre mètres se
heurta à une dalle de pierre. On souleva difficilement ce lourd obstacle,
suffisamment pour que puisse s’y glisser un légionnaire de petite taille muni
d’une torche. Médonje, du rebord du puits, cria au soldat de ne rapporter que
le masque, l’épée et toutes les pointes de flèches qu’il trouvera. Ils
entendirent distinctement un sifflement d’étonnement provenir de la tombe,
puis le légionnaire tendit à un de ses confrères un masque d’or pur qu’on
passa de main en main jusqu’à Cicéron.
L’objet, d’une facture primitive, reproduisait les traits du guerrier dont ont
remonta l’épée, de bronze, fragilisée par le temps, mais dont la garde,
d’ivoire plaqué d’or, présentait des lions s’affrontant. Puis les pointes, de
bronze et de silex furent examinées attentivement par le Chancelier.
241
-Je me suis trompé, il s’agit d’un contemporain de l’Empire des Atlantes.
Parmi les silex, il y a des pointes en orichalque, de l’obsidienne en fait,
provenant de la Capitale de l’Atlantide. Cette tombe précède la guerre contre
Troie de quelques siècles. Mais ce masque, Proconsul vous fera un bon
souvenir de Macédoine.
Le surlendemain, alors qu’il s’apprêtait à retourner à Samosate, Médonje
apprit de Lucullus que le Sénat, sous l’impulsion de Pompée, rappelait
Cicéron à Rome. Le Grand Prêtre apprit lui-même la nouvelle à l’exilé :
-Pompée vous considère, Caton, et vous Cicéron, comme des gardiens de la
République, des garde-fous contre la tyrannie de certains Citoyens
démagogues et mal intentionnés. Pompée a milité activement en votre
faveur, dans une campagne de propagande à travers toute l’Italie. Plus de
trente villes ont décrété vouloir le rappel du Père de la Patrie à Rome. Vous
y serez de retour dans deux semaines, cher Cicéron.
Les Huulus conservaient un contact quotidien avec leurs représentants à
Rome, Lucullus et Pétrus. Leurs Initiés leur décrivaient que des cohortes
infinies de captifs, véritable bétail humain, parvenaient sur les marchés
d’esclaves d’Italie.
-En Gaule, César et ses dix légions ont annihilé plusieurs Nations qui ont
vainement tenté de se coaliser et de résister à la puissance militaire romaine.
Les Helvètes ont perdu les trois-quarts de leur population, captive ou tuée.
Les prisonniers, Germains, Belges, Aquitains inondent les marchés, où on
s’arrache les esclaves blondes et ces hommes costauds. César a écoulé ainsi
quatre cent mille esclaves, seule manière pour lui d’assurer ses frais, de
rembourser ses dettes et de poursuivre son train de vie princier.
Médonje crut remarquer de l’incohérence dans certains des propos de
Lucullus. À tel point qu’il s’enquit de sa santé et en parla avec Théla, la
dernière des Huulus à avoir côtoyé le Proconsul à Rome.
-Il semblait plutôt éméché lors du banquet d’adieu. Je crois qu’il avait abusé
de toutes les substances en même temps, alcools et drogues, que ses
serviteurs distribuaient allègrement aux invités.
242
De l’autre coté de l’Asie, Myryis rapportait que l’Empereur Wao avait
consenti à son départ de Chine, sur une flotte de trois solides navires aux
coques de chêne et qui se rendraient jusqu’au Sri Lanka.
-Finis, le mal des montagnes, les migraines causées par l’altitude et la
mauvaise humeur de mes épouses!
243
244
Chapitre XX Le Pharaon Archélaüs (56 avant JC)
Au début de l’année, César profita de la présence de Pompée dans le nord de
l’Italie pour convoquer une réunion des Triumvirs et tenter de réconcilier ses
deux collègues, brouillés sur la question égyptienne. Crassus et Clodius
voulaient envahir et piller le Royaume du Nil et puis en faire une Province
de Rome. Pompée appuyait le parti de ses associés d’Alexandrie et César
avait été soudoyé par Ptolémée pour l’aider à reprendre son trône aux
Alexandrins. Au cours d’âpres discussions, Pompée révéla l’existence d’une
flotte marchande basée à Suez, qui reliait annuellement les Indes et qui
générait autant de profits que la Route de la Soie.
Ce fut Quintus Cicero, le frère de l’Orateur, un Légat agissant sous Pompée,
qu’on chargea de communiquer les décisions des Triumvirs à Cicéron, qui à
son tour en parla à l’Évêque Pétrus. Grâce au chapelet que portait l’Évêque
de Rome, leur Initié, les Huulus purent assister à l’entretien. Cicéron
rapportait que Crassus avait accepté de s’opposer à Clodius et à sa
richissime épouse, Fulvia. Crassus et Pompée présenteraient leurs
candidatures au Consulat, puis reconduiraient le mandat, très lucratif, de
César sur la Gaule pour un autre quinquennat. Enfin, Pompée obtiendrait par
la suite l’Espagne pour cinq ans et Crassus gouvernerait la Syrie pour la
même période de temps.
Médonje écoutait Cicéron parler à l’Évêque:
-Je me suis adressé à vous, Pétrus, afin que vous préveniez Samosate.
Pompée exige que Caton et moi appuyions toutes ces propositions, en
échange de la mise en échec de Clodius et de son collège d’assassins.
Quelques jours plus tard, des pigeons-voyageurs apportaient un message de
Pompée, adressé au Basileus Antiochos :
-Je vous avais promis de protéger le trafic caravanier entre Suez et Péluse. Je
ferai mieux, en ordonnant à mes Légions de s’emparer des deux ports et d’y
créer des garnisons. Lucullus semblant à l’agonie, pourriez-vous transférer à
Crassus sa participation dans votre flotte de la Mer Rouge? Crassus
obtiendra la Syrie pour cinq ans et achèvera de pacifier l’Orient, pour sa plus
grande prospérité.
245
Médonje s’étonna de la formule ambiguë et soupçonna un double-sens voulu
par Pompée.
La perspective de l’arrivée de Crassus en Syrie fit ressurgir les pires craintes
à la Cour de Samosate. Antiochos en parla à son Conseil :
-Avec un Imperium de cinq ans sur l’Orient, le Patron des Chevaliers de
Rome pourra s’emplir les poches sans vergogne! Nous devons plus que
jamais entraîner notre légion et notre cavalerie, fortifier nos villes, protéger
encore plus notre Capitale et notre Sanctuaire. Je consens à céder à Crassus
la part que possédait Lucullus dans la flotte de la Mer Rouge. Mais j’ai le
sentiment de jeter un os à un chien vicieux pour le tenir éloigné quelques
instants. Essayons d’obtenir contre cette faveur l’engagement de Crassus de
faire campagne contre les Arabes qui profitent des troubles dynastiques de la
Parthie pour attaquer les villes de mon gendre, le Roi des Rois Orode.
Dans son exquise résidence palatiale de Rome, Lucullus délirait depuis
plusieurs semaines. Le Proconsul avait perdu l’esprit et divaguait, veillé par
son frère. L’Évêque de Rome passait prier tous les jours au chevet du
Proconsul et profita d’une de ses visites pour reprendre le chapelet de
l’Initié, un des cinq appareils de communication que possédaient les
Cyborgs. Opys avait diagnostiqué une tumeur au cerveau, fatale.
-Dites à son frère de ne plus administrer à Lucullus notre pâte de noix de
Madagascar, cela ne ferait qu’étirer l’agonie du malade.
Lucullus rendit l’âme sans reprendre conscience et fut pleuré dans toute
l’Asie et par le petit Peuple de Rome.
En Judée, Gabinius veillait à la reconstruction des villes de Samarie, Azotus,
Scythopolis, Anthedon, Raphia, Dora, Marissa et Gaza, pour ne nommer
qu’elles. Mais le Gouverneur romain interdisait toujours au Grand Prêtre
Hyrcan de relever les murailles détruites du Temple de Jérusalem. Confronté
à une perpétuelle fronde populaire, le Proconsul, quand il devait se résoudre
à l’emploi de la force, confiait à son Lieutenant Marc-Antoine l’assaut des
forteresses rebelles et la capture des insurgés, dont beaucoup passèrent le
reste de leur vie aux galères.
Dans l’Empire des Parthes, une guerre fratricide avait éclaté suite à la mort
du Roi des Rois, Phraatès, assassiné par un de ses fils qui tentait de
246
s’emparer de la Couronne impériale. Antiochos reçut la nouvelle de la mort
de son beau-frère avec douleur et appuya sans réserve les prétentions du fils
aîné du disparu, Orode, au titre de Roi des Rois, d’autant plus que son neveu
Orode était aussi le gendre d’Antiochos, et un fidèle adepte de la Nouvelle
Alliance. Antiochos dépêcha auprès de son gendre la cavalerie lourde de
Commagène, quatre cents Cataphractaires blindés du meilleur acier, qui
jouèrent un rôle crucial pour repousser les armées du parricide et provoquer
sa fuite jusqu’en Syrie.
Gabinius, le Gouverneur de Syrie, se laissa tenter par les promesses
alléchantes d’une récompense faramineuse et prépara ses légions à traverser
le fleuve Euphrate et à envahir les Royaumes des Parthes pour y mettre sur
le trône un frère insatisfait de ne pas être le Roi des Rois à la place de son
aîné, Orode. Jusqu’au dernier moment, Gabinius prétendit se préparer à
attaquer le Royaume arabe des Nabatéens. Mais quand les légions
traversèrent l’Euphrate, le Basileus Antiochos se rendit à bride abattue au
devant de l’armée romaine, afin de prévenir un conflit de grande envergure.
Comme Antiochos se préparait à utiliser tout son ascendant sur le
Gouverneur de Syrie, Gabinius lui annonça qu’il renonçait à cette campagne
contre les Parthes et que ses Légions s’apprêtaient à retourner en Syrie,
-Pour aider le vieux Ptolémée à reprendre son Royaume.
S’assurant de ne pas être entendu par son État-Major, le Proconsul Gabinius
confia à Antiochos et à son Chancelier que dix mille talents avaient été
promis, et partiellement versés, par Ptolémée aux trois Triumvirs qui
dirigeaient Rome de facto et qu’il se rendait envahir l’Égypte, sur les ordres
de Pompée.
-Officiellement, nous devons aider les mercenaires du Pharaon à prendre
pied dans la région du Delta. Mais Pompée a insisté sur la nécessité pour
mes légions de s’emparer des ports de Péluse et de Suez et d’y établir des
garnisons romaines permanentes. Ainsi nos Légions sécuriseront le trafic
provenant de la Mer Rouge, contre les Arabes, les Juifs et les soulèvements
perpétuels qui secouent l’Égypte.
Antiochos se fit pensif et se décida à révéler à son tour une nouvelle qu’il
venait de recevoir :
247
-Vous rappelez-vous le Divin Archélaüs, le Grand Prêtre dynastique de
Comana qui siégeait à mon côté lors des cérémonies au Sanctuaire de
Nymphée?
Gabinius demanda :
-Ce Général qui dirigea les armées du Pont contre Sylla à Athènes et en
Grèce, avant de se rallier à Rome?
Antiochos précisa :
-Le fils de celui-là, Proconsul! Archélaüs a renoncé au trône et au titre de
Grand Prêtre de Comana. Il laisse sa couronne à son fils aîné, le dixième
Archélaüs, qui m’a prêté serment de vassalité avant-hier. Archélaüs a épousé
la Reine Bérénice, comme deuxième épouse, et a pris le titre de Pharaon
d’Égypte. Il a aussi entrepris de réorganiser l’armée égyptienne, avec le
support militaire et financier des Citoyens d’Alexandrie qui exècrent ce
Ptolémée, le Joueur de Flûte. Même la jeune Cléopâtre appuie sa sœur
Bérénice dans ses préparatifs visant à repousser les mercenaires de son père
Ptolémée et elle parcoure l’arrière-pays afin d’y recruter des hommes pour
les troupes du Général Archélaüs.
Médonje prit la parole :
-Archélaüs ne s’attendait certes pas à affronter les légions de Rome quand il
accepta la Double Couronne d’Égypte. Et il n’a jamais dévoilé ses intentions
à son Suzerain, Antiochos, qui lui aurait déconseillé l’aventure. Aussi, le
Pharaon Archélaüs ne pourra espérer aucune assistance de la part de la
Commagène. Nous ordonnerons à notre Vassal, le nouveau Souverain de
Comana d’interdire à ses Sujets de répondre à l’appel de son père pour aller
guerroyer en Égypte contre les Romains. Nous ne ferons guère plus pour
vous aider dans cette campagne qu’on vous impose, Proconsul Gabinius,
sauf vous aviser qu’un contingent de quatre mille cavaliers de Cappadoce a
accompagné l’ancien Grand Prêtre jusqu’en Égypte et qu’il est en grande
partie composé de Fanatiques du Temple de Comana, rasé par les Romains.
Alors qu’ils s’apprêtaient à reprendre leurs routes respectives, Gabinius
remit au Basileus un jeune prisonnier qui s’agenouilla devant Antiochos et
Médonje :
248
-Le Jésus Mattathias, le benjamin d’Aristobule qui s’est enfui de Rome et
que mes troupes ont capturé à nouveau. Aristobule vogue vers l’Italie,
solidement enchaîné, mais j’avais promis à la mère de Mattathias de vous
confier son jeune fils, que je connaissais comme un des Acolytes de votre
Grand Prêtre Opys à l’Hôpital de Samosate. Et puis ce Mattathias m’avait
abordé ‘Au nom du Père29, du Fils et des Anges Célestes’ pour implorer ma
clémence envers ses Sujets révoltés. Son frère, Alexandre, parvint à briser
l’encerclement de mes troupes et a repris le maquis avec une poignée de ses
fidèles.
Lorsqu’ils quittèrent le camp de Gabinius, Antiochos confia à son
Chancelier qu’il faudrait prévenir leur flotte de Suez d’adopter Charax dans
le Golfe Persique comme port d’attache pour le futur immédiat. Et le Cyborg
de rétorquer à son Souverain :
-Si je ne l’étais pas, je vous croirais télépathe, Sire!
À Changan, Capitale de la Chine, Myryis, Grand Mandarin du plus haut
niveau, nommé Ministre des Affaires de l’Occident, faisait ses adieux à
l’Empereur Xian-Dao. Le Divin Autocrate avait tout tenté pour retenir à sa
Cour celui qui avait tant enrichi l’Empire par ses conseils, ses inventions, sa
sagesse, et ses connaissances. La Route de la Soie, sécurisée par les Chinois
jusqu’à la Tour de Pierre dans les Monts du Pamir, apportait en Chine, en
plus des talents d’or, tous les produits luxueux, des plantes inconnues, des
techniques nouvelles et l’élixir de longue vie, fabriqué à Samosate à partir de
noix poussant sur une île située aux antipodes de la Chine.
Myryis avait promis à l’Empereur que la Commagène poursuivrait les
échanges réguliers avec la Chine et tenterait d’en accroître le volume. Puis il
jura de protéger et de veiller sur le père de l’Empereur qui avait décidé
d’accompagner Myryis jusqu’au Sri Lanka. Cette décision justifia que l’on
portât de trois à cinq les mastodontes flottants que les Chinois construisirent
pour cette expédition en haute mer. Les coques, doubles, et en chêne laqué
pouvaient résister aux pires des chocs. Insubmersibles, même renversés par
une vague, ils reprendraient leur position. Et ces grandes galères possédaient
rames et voiles.
29
Salutation rituelle des Adeptes de la Nouvelle Alliance. Le Père étant Mithridate Kallinikos et son Fils,
Antiochos, tous deux divinisés.
249
Aussitôt terminée la saison des cyclones, la flotte chinoise appareilla et se
dirigea vers le sud en longeant les côtes et en s’arrêtant aux quelques
comptoirs commerciaux fréquentés par des jonques basées en Chine.
L’Empereur avait désigné les meilleurs Capitaines de la Marine impériale et
des soldats de sa garde d’élite afin de protéger de leurs vies celle de son
père, le petit-fils préféré du Divin Wu-Ti et qui fut longtemps Régent de
Chine. Les passagers, les équipages, et leurs escortes totalisaient plus de
mille cinq cents personnes, dont plusieurs hauts dignitaires de la Cour
Impériale.
Ils atteignirent sans difficulté des terres envahies de jungles tropicales et le
dernier comptoir connu des Chinois, établi à l’entrée d’un détroit qui menait
à la Mer du Bengale et à la grande Mer du Sud. L’endroit, situé exactement
sur l’Équateur, possédait la fort mauvaise réputation de constituer un nid de
pirates et son port d’abriter autant de corsaires que d’honnêtes commerçants.
Myryis y demeura cinq jours, transigeant avec les Capitaines qui
bourlinguaient à travers les nombreux archipels qui les entouraient et qui
recelaient des richesses végétales, animales et minérales incomparables.
Myryis contacta Médonje :
-J’ai engagé deux nouveaux employés pour la Ménagerie de Samosate, deux
autochtones de Sumatra qui savent parler aux oiseaux comme pas un. Ils
peuvent reproduire les cris et les chants des oiseaux-arc-en-ciel, huit
couples, que je ramène avec eux en Commagène. J’ai aussi acheté
différentes espèces de perroquets vivants, des faisans, et des poules
multicolores, et des épices dont nous ne savions rien, aux saveurs
extraordinaires. Et des flagrances divines, exhalées par des plantes et des
fleurs inconnues. Avec de l’ivoire de rhinocéros et d’éléphant, des perles, du
corail, et des épices, j’ai déjà rempli les cales d’une de nos galères. Ses
gardes interdisent au Régent de descendre à terre, prétextant, non sans
raisons, que l’endroit constitue un coupe-gorge. Aussi reprenons-nous la mer
demain matin. Les pirates avec qui j’ai transigé offrent de nous escorter,
contre rétribution, à travers une partie de ce détroit, long d’un millier de
kilomètres. J’ai accepté leur offre et j’espère pouvoir toujours aussi
facilement pacifier les corsaires qu’on dit infester cette portion d’Océan.
Les Mandarins mandatés par la Cour notaient les courants, les vents, les
récifs, les écueils, les silhouettes des montagnes dominant la côte. Ils
traçaient des cartes et peignaient les paysages, les gens et les animaux
250
rencontrés au cours de ce périple héroïque. Le Régent Xuan-Liu apparaissait
sur la plupart des peintures, dans toute sa gloire et légèrement plus grand que
nature. Les côtes et les plaines, s’étendant jusqu’aux montagnes visibles des
navires, avaient été débarrassées de leurs jungles et transformées en rizières
où l’on élevait aussi du poisson.
Une des principales industries d’exportation de ces mangeurs de riz et de
chair humaine s’avéra être des troncs d’arbre de fer, de la même famille que
ceux de Madagascar, et duquel les Huulus tiraient leur élixir de longue vie.
Avant d’incendier la jungle et d’abattre toute la végétation, pour la
remplacer par des rizières, les autochtones coupaient les troncs des essences
précieuses, bois de rose, teck, ébène et aussi les moins gros des arbres de fer.
Myryis fit maudire Médonje en lui apprenant que les indigènes appelaient
ces énormes arbres de fer ‘Rois des mauvaises herbes’ et qu’ils mettaient des
semaines à les abattre, en entretenant des feux sous les arbres gigantesques
et d’une dureté extrême.
251
252
Chapitre XXI Le martyre des éléphants (55 avant JC)
Les élections où Pompée et Crassus se présentaient aux fonctions de Consuls
de Rome, habituellement tenues le septième mois de l’année, pour un
mandat annuel débutant en janvier suivant, avaient été empêchées par
l’obstruction systématique du Tribun du Peuple et celle du Parti des
Républicains qui craignaient que la ‘Res Publica’ ne devienne une propriété
privée ou une Monarchie à peine déguisée. L’arrivée à Rome de quelques
milliers de cavaliers gaulois, des Auxiliaires commandés par le fils de
Crassus, qui s’était distingué comme Légat de César en Gaule, contribua à la
bonne tenue de l’élection de son père et de Pompée au Consulat, formant
équipe pour la deuxième fois, après un intervalle de quinze ans.
Peu d’informations filtraient de l’expédition militaire, illégale, de Gabinius
en Égypte. Les Huulus apprirent qu’Archélaüs tomba aux mains des
Romains, avant même le début de la campagne, mais qu’il fut relâché contre
rançon et aussi, de peur que Ptolémée ne verse pas les dix mille talents
promis devant une victoire aussi facilement acquise. Mais, surtout,
l’impétueux Marc-Antoine voulait se tailler une part de gloire, et de la
récompense promise par Ptolémée pour retrouver son trône. Les quatre
légions détournées de Syrie, pour combattre en Égypte, souffrirent de la soif
dans la région frontalière des Lacs Amers qui séparaient Péluse, port de
Méditerranée, à Suez, sur la Mer Rouge. Les Romains se heurtèrent à de
longues palissades, érigées par les partisans de la Reine Bérénice, et qui
s’appuyaient sur des marécages infranchissables pour une cavalerie.
Les Romains s’emparèrent aisément de Suez qui se rendit sans combattre Ils
purent abattre la palissade sur plusieurs points et assiégèrent le port fortifié
de Péluse, où se retranchaient Archélaüs et ses dévoués Fanatiques du
Temple de Bellone, déesse romaine de la guerre qui était associée au Culte
de la Grande Déesse de Comana. Le siège dut se révéler difficile car il dura
deux mois, malgré le blocus hermétique d’une flotte romaine venue de
Phénicie et de Tarse. Un assaut final sanglant, où se distingua encore MarcAntoine pour son ardeur au combat, vit périr toute la garnison et une partie
de la population, et laissa des tas de cadavres empilés parmi lesquels celui
du Général Archélaüs, qui ceignit pendant six mois la double couronne
d’Égypte.
Le Pharaon Ptolémée ordonna la mise à mort de tous les habitants de la ville
rebelle et de tous les prisonniers aux mains des Romains. Mais Marc253
Antoine s’objecta énergiquement à cette boucherie, allant jusqu’à menacer
de se retirer de la campagne avec ses hommes, si de tels massacres étaient
commis. De plus, Marc-Antoine fit rechercher le corps d’Archélaüs, rendit
les honneurs au défunt et le fit enterrer dans une sépulture digne de son
vaillant ennemi qui avait préféré la mort à la reddition.
Après la chute de Péluse et la défaite de l’armée d’Archélaüs, Bérénice et les
Citoyens d’Alexandrie se soumirent à Ptolémée, qui décapita aussitôt sa
fille, la quatrième et dernière Souveraine d’Égypte à porter ce nom. Les plus
riches Citoyens d’Alexandrie subirent le même sort et leurs biens furent
confisqués par Ptolémée qui avait un pressant besoin de liquidités pour payer
les Légions. Seules quelques cohortes et une partie de la Cavalerie menée
par Marc-Antoine, avaient accompagné Ptolémée à Alexandrie et rejoint
Gabinius en Judée sitôt perçu l’argent promis.
Pendant que Gabinius avait déplacé ses légions en Égypte, la Judée toute
entière, menée par Alexandre le fils aîné d’Aristobule, s’était à nouveau
soulevée contre l’occupant romain. Les Romains vendirent comme esclaves,
destinés aux galères, trente mille opposants juifs capturés les armes à la main
et qui envièrent la mort rapide de ceux des leurs ayant péri sur les champs de
bataille. Les Romains capturèrent aussi le Prince Alexandre, fils du Grand
Prêtre Aristobule toujours prisonnier à Rome. Le Prince juif, sous bonne
escorte, fut conduit à Antioche et jeté dans un cachot.
Le fils de Gabinius, Sisenna, qui n’avait que seize ans, dirigeait les quelques
cohortes laissées en Syrie, pour l’essentiel des vétérans et des malades. Et
les Arabes profitèrent du départ des légions pour recommencer razzias et
pillages, de part et d’autre de l’Euphrate. Antiochos écrivit au Gouverneur
Gabinius pour lui rappeler l’engagement de Rome à protéger la Syrie et à
sécuriser son commerce.
Théla se rendit elle-même à Rome, à l’invitation de Pompée pour assister et
participer à l’inauguration du Théâtre érigé à sa gloire et qui portait son
nom. Elle remit au Grand Pompée, en plus de sa ration annuelle d’élixir de
longue vie, une lettre du Chancelier de Commagène qui annonçait que les
conflits qui avaient frappé Suez et Péluse avaient aussi paralysé leur flotte de
la Mer Rouge.
-La décapitation de nos associés d’Alexandrie et de leurs familles, et la
confiscation de leurs biens par Ptolémée, ainsi que les massacres opérés par
254
ce Pharaon contre son propre Peuple, empêchent la Commagène de le
considérer comme un associé potentiel. La Route de la Mer Rouge ne
générera aucun trafic, ni profit, cette année ni l’année prochaine. Le Divin
Basileus Antiochos insiste pour que l’indigne Ptolémée ne touche pas un
seul denier de ces opérations maritimes. Si Rome annexe Suez et Péluse à sa
Province de Syrie et sécurise les caravanes entre les deux villes, notre flotte
de la Mer Rouge reprendra son service.
Le Consul Pompée tendit la lettre à son Collègue Crassus, en lui
marmonnant à l’oreille, mais Théla lisait ses pensées :
-Voilà les résultats de cette folle expédition en Égypte!
Pendant que Crassus lisait la missive de Médonje, Pompée demanda à
Théla :
-Mais, sans notre intervention, Archélaüs aurait capturé l’Égypte. Il occupait
déjà Péluse!
Théla répondit :
-Archélaüs, un Adepte de notre Culte, aurait fait un meilleur Pharaon que
Ptolémée le Joueur de Flûte. Et il siégeait à notre Temple de Nymphée
depuis des années. Antiochos aurait accepté de commercer avec un de ses
Fidèles converti à notre Église. Mais jamais avec ce Ptolémée Aulète!
Le Consul Crassus intervint à son tour d’une voix mielleuse :
-Et où se cache votre flotte de la Mer Rouge actuellement?
La Grande Prêtresse expliqua aux Maîtres de Rome :
-Les vaisseaux nécessitant réparations ont pu se rendre dans le Golfe
Persique, au port de Charax, appartenant à l’Empire des Parthes gouverné
par le Roi des Rois Orode, le neveu et gendre du Divin Antiochos. Les
autres navires ont fait de notre fortin sur l’île de Socotra leur nouveau port
d’attache, ce qui permet d’effectuer deux fois plus de missions sur les côtes
d’Afrique et d’Arabie, et de remplir nos entrepôts de Socotra de
marchandises d’une valeur colossale qui attendent la réouverture de Suez
pour s’y déverser.
255
Crassus demanda :
-Divine30 Théla, pouvez-vous chiffrer cette ‘valeur colossale’?
La Huulu répondit :
-Richissime31 Crassus, pour ces cargaisons qui s’accumulent à Socotra, les
profits seulement tourneront autour de trente mille talents.
Somme considérable, si l’on considère que le Pharaon d’Égypte, un
Royaume riche, encaissait des revenus estimés à douze mille cinq cents
talents annuellement. Crassus demanda si la Commagène allait lui verser la
part qu’elle remettait au regretté Lucullus. Théla précisa que ces versements
étaient conditionnels à la présence des légions en Syrie, pour assurer l’ordre
dans cette Province. Or, Gabinius avait retiré, sur ordre de Pompée, ses
troupes pour attaquer l’Égypte et les Arabes avaient repris de plus belle leurs
déprédations.
Crassus, de sa voix doucereuse, assura l’Ambassadrice de Commagène :
-Nos légions ont entièrement pacifié Suez et Péluse qu’elles occupent
actuellement. Le commerce peut reprendre dès aujourd’hui en Mer Rouge.
Quant aux Arabes, j’en ferai mon affaire car, dès la fin de l’année en cours,
je gouvernerai nos Provinces d’Orient pour les cinq prochaines années, et je
disposerai d’au moins dix légions et d’une importante cavalerie gauloise
commandée par mon fils.
Les Triumvirs s’enquirent de la date où la flotte de la Mer Rouge
déchargerait à Suez ses cargaisons. Théla expliqua :
-Grâce à notre réseau de pigeons-voyageurs, l’ordre d’Antiochos atteindrait
Socotra d’ici quelques semaines et la flotte pourrait se regrouper et aborder
Suez au début de l’an prochain.
La Cyborg percevait les calculs de Crassus et aussi ses intentions claires de
traiter l’Orient comme son Empire personnel et de s’emparer de toutes ses
30
31
Dives, en latin
Divessimus, en latin
256
richesses. Le même jour, à Samosate, le Roi Antiochos commandait de
décupler la production de pointes d’acier dans les aciéries de Commagène.
L’inauguration du Théâtre de pierre de Pompée, construit en plein centre de
Rome, réunit toute la Noblesse et l’Aristocratie de la Capitale et les plus
éminents parmi les Alliés de Rome. Pompée avait dépensé sans compter
pour faire de l’événement un moment inoubliable, par sa pompe et son faste.
Le Grand Pompée se présenta couronné de lauriers, portant la cape
d’Alexandre le Grand, en compagnie de son collègue, le Consul Crassus. La
jeune épouse du Grand Pompée, et fille unique de César, laissait paraître un
ventre gonflé qui faisait l’orgueil de Pompée, plein de prévenances envers sa
femme enceinte.
Une succession de spectacles suivit le cortège des Augures et des Pontifes de
Rome qui avaient béni les lieux. Suivirent des acrobates, des danseurs, de
tout le bassin méditerranéen, des amuseurs publics, des fanfares, des
concours d’adresse. Le Chœur Royal de Commagène exécuta quelques tours
de chant qui mirent en valeur les voix enchanteresses de Théla et de sa fille
Marie, vivement applaudies par la prestigieuse audience.
On présenta ensuite ce qui devait constituer le clou du spectacle, un combat
entre des gladiateurs et des éléphants. Jamais, dans la longue histoire de
Rome, n’avait-on vu autant d’éléphants réunis : trente-cinq pachydermes,
dont plusieurs éléphanteaux, confisqués par Ptolémée aux riches Citoyens
d’Alexandrie et remis à Marc-Antoine pour solder une partie des dix mille
talents promis. Pompée sembla ravi d’entendre la réaction de la foule qui
s’extasiait de voir autant de ces immenses bêtes sur une même scène. Les
grands animaux, nerveux, s’étaient regroupés au milieu de l’arène, autour
des plus jeunes des leurs. Habitués à la présence de cornacs, les
pachydermes semblaient désemparés et barrissaient pitoyablement pour
appeler leurs maîtres absents. Tous ces éléphants servaient d’animaux
domestiques, pour les déplacements des Alexandrins fortunés, aujourd’hui
décapités par Ptolémée, ou encore travaillaient aux champs en compagnie
des paysans qui les soignaient depuis leur naissance.
Une centaine de gladiateurs, armés de longues lances, entourèrent le
troupeau et se mirent à taillader et à massacrer les grandes bêtes. Les
éléphants se refusèrent à attaquer les hommes, plusieurs se mirent à genoux
et implorèrent avec des barrissements lamentables la pitié des humains.
Aucune de ces bêtes n’avait été dressée à la guerre et elles se laissèrent tuer
257
sans tenter de blesser un seul de leurs tourmenteurs. Quand les bouchers s’en
prirent aux éléphanteaux, leurs mères agonisantes tentèrent de s’interposer et
s’offrirent aux lames des bourreaux pour protéger leur progéniture. Toutes
les bêtes périrent dans d’horribles barrissements qui semblèrent être autant
de supplications émouvantes.
La foule, révulsée par toute cette horreur, manifestait son indignation et son
opprobre devant autant de méchanceté. Des centaines de spectateurs
pleuraient ou vomissaient dans les gradins. La moitié de l’audience quitta les
lieux, maudissant le spectacle et tous ceux qui l’avaient commandé. Pompée,
avait perdu toute sa superbe et se penchait, très alarmé, sur sa jeune épouse
qui avait perdu conscience après avoir hurlé sa souffrance devant une telle
abomination. Les Consuls se retirèrent hâtivement dans la demeure de
Pompée, toute proche, et le spectacle se termina là, qui restera gravé à
jamais dans l’esprit des Romains, mais comme d’un jour d’infamie.
Théla et Marie, ébranlées par cette horreur, appareillèrent le lendemain pour
la Commagène. Par la suite, l’Évêque Pétrus apprit à Médonje la destruction
par la foudre de plusieurs statues des dieux sur l’Acropole cette nuit-là. Peu
après cet événement, une crue exceptionnelle du Tibre inonda Rome et
détruisit plusieurs milliers de maisons. La Plèbe, superstitieuse, blâmait
Gabinius d’avoir choqué les Dieux en envahissant l’Égypte, malgré l’oracle
des Livres Sibyllins qui l’avait expressément interdit. Pressé de le faire par
le Peuple furieux, le Sénat condamna Gabinius, toujours à réprimer un
soulèvement en Judée, pour ses actions en Égypte.
Julia fit une fausse couche dans les jours qui suivirent cette boucherie. La
fille de César et épouse de Pompée ne se releva pas des suites de sa
grossesse interrompue et mourut quelques mois plus tard, plongeant Pompée
dans la plus extrême détresse. Antiochos fit parvenir un message de
condoléances touchant au Grand Pompée, ainsi qu’un exemplaire du
Nouveau et de l’Ancien Testament, en incitant Pompée à répandre l’amour
qui y était enseigné plutôt que le sang. Le Basileus suggéra au Triumvir
d’aller prier Mithra le dimanche matin avec ses nombreux vétérans
assemblés dans les Jardins de Démétrios sur la colline du Vatican, de chanter
les chants liturgiques et d’y chercher l’apaisement dans la Foi en un monde
meilleur.
En Asie, le Roi Tigrane d’Arménie, rendait l’âme à quatre-vingt-cinq ans,
laissant son Royaume à son fils Artavazdès, déjà Roi d’Atropatène et gendre
258
d’Antiochos. En Parthie, Orode avait assiégé et capturé son frère parricide à
Babylone et l’avait fait égorger en sa présence pour son crime. Le gendre
d’Antiochos devenait ainsi seul prétendant au titre de Roi des Rois des
vingt-huit Royaumes qui constituaient l’énorme Empire des Parthes.
Myryis et la flotte chinoise avaient délaissé la côte de Sumatra et mis le cap
vers le grand large, vers un point situé au milieu de l’immensité océanique et
connu du seul Huulu, qui conservait toute la confiance du Régent. Après dix
jours de navigation, ils touchèrent terre sur une des îles de l’archipel des
Nicobar, un paradis, n’eut été des habitudes culinaires des autochtones
cannibales. Ces îles, très écartées des routes maritimes longeant les côtes
d’Asie, regorgeaient d’ambre gris et de corail noir et d’énormes tortues de
mer agrémentèrent l’ordinaire des équipages. Pendant plusieurs semaines, ils
ratissèrent les plages de l’archipel et glanèrent une moisson extraordinaire
d’ambre et de nacre. Ils furent assaillis à plusieurs reprises par les tribus
primitives qui utilisaient des sarbacanes et des dards empoisonnés et qui
tuèrent trois soldats chinois.
Puis les cinq galères cinglèrent plein ouest, à travers un désert liquide
paraissant infini. Ils profitèrent de vents favorables et, après presque un mois
sans avoir aperçu ni terre ni d’autres voiles, ils parvinrent en vue du Sri
Lanka. Le lendemain, les cinq vaisseaux chinois faisaient leur entrée dans la
rade du grand port de Trinkomali. Debout à la proue de leur nef amirale,
revêtu de la robe bleue ornée du scorpion doré, Myryis saluait les Cinghalais
de grands mouvements du bras. Dans le port, la flotte chinoise jeta l’ancre à
coté de huit grands vaisseaux affrétés par la Commagène, provenant de
Charax et de Suez et qui firent tonner vingt-et-un coups de canons quand
leurs Capitaines reconnurent le Grand Prêtre Myryis.
Le Huulu vit descendre de la citadelle un cortège bariolé entourant son ami
le Prince Tazim, devenu Roi du Sri Lanka depuis la mort récente de son
père. Faisant fi de tout protocole, Tazim enserra Myryis dans ses bras et lui
dit quelques phrases de bienvenue en grec, langue qu’il avait apprise lors de
son séjour à Samosate. Le Cyborg présenta le Régent de Chine au Roi :
-J’ai l’immense fierté de vous présenter mon ami Xuan-Liu, petit-fils de
l’Empereur martial Wu-Ti, Régent de Chine et père de l’Empereur actuel, le
Divin Wao.
259
Myryis exécuta un élégante courbette, dans une envolée de soie et s’adressa
au Chinois, dans le plus pur mandarin :
-Divin Xuan, voici mon ami Tazim, Roi du Sri Lanka et ‘Devanampiya’,
Ami des Dieux.
Pendant ce temps, en Italie, Crassus, avant même la fin de son Consulat,
tentait de quitter Rome pour aller exercer son Proconsulat sur l’Orient. Tous
connaissaient l’intention avouée de Crassus d’envahir et de piller l’Empire
des Parthes qu’on croyait toujours en proie à une querelle dynastique. Et
l’opposition populaire à cette invasion appréhendée fut telle que la foule
empêcha Crassus de franchir les portes de Rome. Le Consul Pompée dut
venir à la rescousse de son collègue Triumvir et accompagna Crassus. Mais
le Tribun du Peuple déposa devant les Consuls un trépied rempli de
charbons ardents d’où il fit surgir un nuage d’encens et il se lança dans une
volée d’imprécations contre l’entreprise de Crassus, maudissant le Consul et
les légions s’apprêtant à déclencher une guerre contre un immense Empire.
Pompée ordonna à ses gardes d’écarter gentiment, mais fermement, la
personne sacrée du Tribun du Peuple et Crassus put ainsi se rendre à Brindisi
où l’attendait la flotte qui le mena en Syrie.
260
Chapitre XXII Les pillages de Crassus (54 avant JC)
Gabinius, sachant le tollé général que son expédition en Égypte avait
provoqué à Rome, avait dépouillé la Judée et la Syrie de tout ce qui pouvait
être volé, ne respectant que les Temples, et avait inondé la Ville Éternelle de
présents. Avant même son retour à Rome, le Gouverneur Gabinius avait
soudoyé le jury qui l’attendait. Pompée avait exigé de Cicéron qu’il prenne
la défense de Gabinius, accusé d’avoir outrepassé son mandat en Syrie et en
Judée, en envahissant l’Égypte sans la permission du Sénat et contre la
volonté des Dieux, exprimée par les livres sibyllins de façon étonnamment
claire.
Malgré les preuves l’accablant, les jurés prononcèrent Gabinius innocent de
ce crime, mais il ne put se dérober à d’autres accusations, de malversations,
en tant que Gouverneur de Syrie et, à son grand étonnement, et aussi à celui
de Pompée qui assistait au procès de son Légat, il fut condamné à l’exil par
un autre jury fâché ne pas avoir été suffisamment soudoyé. La coalition des
Triumvirs ne put empêcher non plus l’élection des Consuls Ahenobarbus,
un gendre de Caton et Appius Claudius Pulcher, le frère de Clodius, le
démagogue époux de la richissime et dépravée Fulvia.
Pompée, avait été profondément marqué par les évènements ayant terni
l’inauguration de son Théâtre, provoqué la perte d’un fils mort-né, puis
l’agonie et la mort d’une épouse adorée. Le Grand Pompée avait perdu toute
sa morgue et se consacrait au bien commun, au mieux-être de ses Vétérans,
et aux besoins du Peuple qui criait famine après deux années de mauvaises
récoltes et l’arrêt des livraisons du blé d’Égypte, décimée par la guerre civile
et la vengeance de Ptolémée. Le Sénat avait nommé Pompée à la tête d’une
Commission sur les grains, avec des pouvoirs s’étendant sur toutes les
Provinces romaines, afin de pourvoir leur Capitale en blé et d’éviter des
émeutes sanglantes.
La Commagène, à la demande de Pompée, vendit à Rome tout le blé qu’elle
pouvait produire, soit presque autant que l’Égypte. Car les terres, défrichées
par les pirates repentis établis en Néo-Commagène, se révélaient
extraordinairement fertiles et produisaient deux récoltes de céréales par
année. L’irrigation intensive des rives de l’Euphrate et de certaines portions
de la Mésopotamie, avait aussi permis d’engranger de riches moissons, là où
ne se trouvaient naguère encore que des terres désertiques. Antiochos acquit
261
aussi les récoltes d’Arménie et celles de ses Vassaux, Sophène, Corduëne,
Osroène et Antiochène.
Le Basileus Antiochos dépêcha des convois frumentaires à Pompée qui les
paya en talents d’or, extrait des deux Provinces d’Espagne. Pompée, dans
une lettre de remerciements à Antiochos, assura qu’il avait strictement
défendu à Crassus de s’en prendre aux possessions de la Commagène, le
plus solide ami des Romains en Asie :
-J’ai juré sur Mithra, devant mon Collègue Crassus, que s’il portait ombrage
à la Commagène, je quitterais l’Italie sur-le-champ pour aller l’étrangler de
mes propres mains.
Crassus inaugura son Proconsulat de cinq ans sur l’Orient en confiscant les
deux mille talents en monnaies du Trésor du Temple de Jérusalem que
Pompée n’avait pas saisis. Crassus se rendit à Suez, espérant l’arrivée de la
flotte de la Mer Rouge, mais n’y vit que des quais déserts. Le Proconsul
s’établit ensuite à Damas, organisant systématiquement le pillage des
Provinces, déjà rendues exsangues par les exactions des Gouverneurs
précédents. Crassus recruta des légionnaires parmi les Syriens et assembla
une formidable force d’invasion, renforcée de dizaines de milliers
d’Auxiliaires asiatiques. Puis il parcourut de long en large la Syrie, tel un
vautour cherchant une proie à déchiqueter.
À quelques dizaines de kilomètres de la Commagène, Crassus fit arracher
tous les panneaux d’argent et les dorures du Temple de la Grande Déesse
d’Hiérapolis, pilla son trésor, sa statuaire et son mobilier liturgique. Ceux
des Syriens qui n’avaient pas fui devant leur propre Gouverneur assistaient,
paralysés par l’accablement, au démantèlement de leur Sanctuaire dix fois
séculaire. On y vit le gros Crassus perdre pied sur les marches du Temple,
ainsi que son fils, qui chuta sur son père. Dans la foule, le Comte de
Karkemish riait silencieusement dans sa barbe et promettait au Romain bien
d’autres signes néfastes.
Les scrupules religieux, et l’argent, menaient la plupart des Romains. Mais
Crassus, lui, ne possédait aucun scrupule, seulement une soif insatiable de
richesses. En moins d’un an, il avait, tel une pieuvre, étendu ses tentacules
sur les Provinces d’Asie, détectant et raflant tout ce qui pouvait encore être
volé, monuments, bétails et récoltes. D’Égypte, de Judée et de Syrie
affluaient en Commagène des vagues de réfugiés cherchant asile et
262
protection contre les dépravations des légions commandées par Crassus.
Celui-ci avait rassemblé sept légions sur les bords de l’Euphrate, à la
frontière de la Commagène et avait ordonné aux Gouverneurs des Provinces
d’Asie de lui envoyer toutes leurs légions pour entreprendre la conquête de
l’Empire des Parthes et s’emparer des trésors de l’Orient.
Crassus avait exigé de tous les Alliés de Rome qu’ils contribuent en hommes
et en argent à son entreprise, mais leurs réponses évasives déçurent le
Proconsul. Aussi décida-t-il de se rendre lui-même rencontrer Antiochos à
Samosate, distante de cent cinquante kilomètres d’Hiérapolis. Comme le
Gouverneur adipeux se présentait aux abords de la Commagène, un convoi
de carrosses, suivi de deux cents énormes Cataphractaires, barra la route à la
légion qui l’accompagnait. Crassus saliva de concupiscence à la vue des
carrosses dorés et des armures rutilantes des dignitaires asiatiques.
Du plus imposant des carrosses, sur lequel se perchaient deux aigles de
proportions inimaginables, émergea le Basileus Antiochos et la Grande
Prêtresse Théla, qui saluèrent le Triumvir, mais du bout des lèvres.
-Salve, Richissime! Aucune légion ne peut mettre pied en Commagène sans
mon accord préalable! Ni aucun esclave. Il n’y a que des hommes libres
dans mes Royaumes. Que venez-vous faire en Commagène?
Théla fouillait l’esprit de Crassus et répondit à la place du Gouverneur :
-Il vient évaluer nos richesses et notre défense, Sire. Et il exige de nous un
tribut et sa part sur nos opérations commerciales en Mer Rouge, c’est à dire
celles de Lucullus, des Alexandrins et de Pompée. Et il aimerait voir les
richesses de notre Temple de Nymphée et de notre Château, pour s’en
emparer.
L’échange verbal, en grec, pouvait être compris de Crassus, qui baignait
dans sa sueur, et dont le visage avait pris une coloration mauve. Quand le
Proconsul ouvrit la bouche, il se mit à bégayer, montrant son extrême
désarroi d’avoir été aussi facilement démasqué.
-Jamais je ne m’attaquerais à la Commagène, Majesté! Pompée, et même
César, me désavoueraient. Je viens chercher ici l’aide d’une Nation amie
pour ma prochaine campagne militaire en Orient. Et aussi des explications
quant à l’absence prolongée de vos navires de la Mer Rouge.
263
Antiochos regarda gravement Crassus qui eut le désagréable sentiment que
son âme, mise à nu, était pesée, toutes ses fautes relevées et ses plans
découverts. Le Basileus pointa le ciel, siffla et fit un large geste du bras, et
les deux aigles s’élancèrent dans un impressionnant froissement de plumes.
Les immenses oiseaux filèrent droit sur un vol de canards et s’emparèrent
chacun de deux proies qu’ils laissèrent tomber aux pieds d’Antiochos avant
de reprendre leurs perchoirs sur le carrosse doré portant l’emblème de la
Commagène.
Antiochos s’adressa ensuite à Crassus :
-Vous et deux membres de votre État-Major serez bienvenus au Château,
Richissime Crassus. Mais votre légion et vos esclaves, ainsi que vos blondes
Gauloises, captives de guerre, ne peuvent pénétrer sur mes Domaines. Je
crois salutaire de vous montrer ce à quoi vous songez à vous attaquer.
Pour l’accompagner, Crassus désigna son fils, qui avait combattu
vaillamment sous César en Gaule et aussi le Questeur Caius Cassius
Longinus, fils et petit-fils de Consuls et issu d’une famille de grands
Généraux.
Le Basileus fit monter les trois Romains dans le carrosse royal, non sans
qu’ils eurent jeté des regards craintifs vers les aigles géants, et les installa
face à Théla, qui plongea sans mot dire dans leurs cerveaux tout au long du
trajet de trois heures. Crassus profita de ce tête-à-tête avec Antiochos pour
s’enquérir de la disparition de la flotte de la Mer Rouge dont il avait espéré
de grands revenus. Antiochos répliqua :
-Lucullus assurait l’ordre en Syrie, Pompée celui de la Judée et les
Alexandrins la sécurité de Suez. Et vous, Gouverneur, n’y avez répandu que
le chaos, rendant impossible tout commerce international. Nous savons que
vos Lieutenants ont reçu votre ordre de confisquer nos marchandises si nos
vaisseaux abordent Suez.
Crassus nia maladroitement sa félonie et rappela l'immunité dont bénéficiait
un Proconsul romain, puis il exigea qu’on le ramène à son camp. Antiochos
calma Crassus :
264
-Vous toucherez une part de cette montagne d’or, Crassus, si vous faites
campagne contre les Arabes, devenus aussi nuisibles que des nuées de
sauterelles, depuis que les légions s’intéressent plus à piller l’Égypte qu’à
protéger les habitants de leurs propres Provinces.
En vue de Samosate, leur carrosse s’arrêta sur un promontoire en bordure du
grand fleuve. Le Triumvir, son fils, et son bras droit contemplèrent la
Capitale de ce Royaume heureux, devenue plaque tournante de tous les
commerces continentaux. Antiochos, dans un latin châtié, décrivait le
panorama qui s’offrait à eux :
-Vous remarquerez les trois murailles crénelées et le profond fossé inondé
qui encercle la ville. Les fortins qui surplombent les remparts, à intervalles
réguliers, possèdent des bouches à feu permettant l’utilisation du feu
grégeois, la même arme qui carbonisa en quelques minutes deux des légions
du Consul Rex ici même il y a quatorze ans, alors que mon divin Père
régnait sur la Commagène.
Au signal du Roi, des trompettes retentirent, avertissant les sentinelles de
leur arrivée. Alors, un des ponts-levis se releva et deux colossales langues de
feu balayèrent le sol devant un des fortins. Au même instant débuta une
salve de vingt-et-un coups de canons, tirée du haut des remparts, mais aussi
du Château et de la Tour Carrée. Antiochos, alors que l’écho résonnait
toujours du bruit de la canonnade, précisa :
-Nous n’avions que deux canons à l’époque du Consul Rex, qui détruisirent
les machines de siège des Romains. La Commagène conserve jalousement le
secret de ces armes pour ne pas répandre un nouveau fléau sur notre Monde
barbare, dominé par trop de Tyrans soucieux de richesses.
Sentant que Crassus s’apprêtait à nouveau d’exiger qu’on le ramène à son
camp, Théla s’interposa :
-Richissime Crassus, vous cracheriez sur cent mille talents?
Le chiffre, astronomique, étouffa Crassus par son énormité.
-Une telle richesse n’existe pas!
Théla le détrompa :
265
-C’est pourtant la valeur des marchandises déversées par nos flottes à
Charax cette année seulement. Un arrivage très exceptionnel, représentant
les cargaisons accumulées pendant trois ans par la flotte de la Mer Rouge,
celle du Golfe Persique et la toute première flotte provenant de Chine. Et
encore, ces chiffres ne comprennent aucunement les autres voies
caravanières dont, entre autres, la Route de la Soie. Venez donc au Château,
y contempler certaines de ces marchandises et évaluer celles-ci de vos
propres yeux, Divessissime Crassus.
Pour ne pas paraître un couard devant son propre fils, le Proconsul se fit
conduire au Palais Royal, traversant le pont-levis et les trois remparts garnis
de soldats en armure. Ce faisant, leur carrosse passa devant la Tour Carrée et
Crassus faillit périr d’un arrêt cardiaque lorsque qu’il vit, solidement
enchaîné devant l’entrée de la Tour, un Dragon de vingt mètres, doté de
deux cornes, de mâchoires cauchemardesques et d’une longue queue
dentelée. Antiochos savoura la panique qui s’emparait de Crassus :
-Rassurez-vous Gouverneur, notre Dragon préfère de loin les chèvres aux
Romains.
Crassus, pourtant habitué au luxe le plus débridé, n’avait jamais contemplé
autant de merveilles en un seul lieu. Le Château de Samosate, meublé avec
goût et recherche, sans égard pour la dépense, impressionna les trois
visiteurs qui s’exclamaient devant le mobilier raffiné, les peintures sur soie,
les tapisseries, les dorures, les sculptures qui ornaient les galeries les menant
à la salle du Trône. La grande salle d’apparat, pouvant accueillir des
centaines de Courtisans, semblait vide. Une vingtaine de témoins assistaient
à l’audience. La beauté de leurs bijoux et la richesse de leurs vêtements
indiquaient leur importance.
Antiochos fit les présentations :
-Consul Crassus, permettez-moi de vous présenter Xian-Liu, le Régent de
Chine, et Kutakanna Abhaya, Prince héritier du Sri Lanka, de passage dans
notre Capitale et très curieux de vous rencontrer. Vous connaissez aussi
quelques-uns de nos Grands Prêtres, mon Chancelier Médonje et la Divine
Théla. Voici mon Grand Écuyer, Pyréis qui connut bien Marius et Sylla, le
Divin Opys qui peut ressusciter les morts et le Divin Myryis, de retour d’un
voyage de huit années en Chine.
266
Les cinq Cyborgs, saluèrent le Gouverneur d’un hochement de tête et
Médonje prit la parole.
-Crassus, vous ne croyez pas aux Dieux et les Dieux ne croient pas en vous.
Vous recherchez une vaine gloire à asservir vos semblables, et demeurez
insensible au sang répandu. Si vous attaquez la Commagène, les Dieux vous
détruiront, vous, et vos Légions, aussi nombreuses fussent-elles. Dans un
esprit de conciliation, afin de préserver les vies de vos propres soldats, nous
vous conjurons de ne pas déclencher les hostilités avec les Parthes qui ont
toujours respecté la frontière commune à vos deux Empires, le fleuve
Euphrate qui coule devant nos yeux. Nous vous demandons de faire
campagne contre les Bédouins arabes et les Nabatéens, de sécuriser tout le
Sinaï et d’occuper les deux rivages de la Mer Rouge, jusqu’à l’avant-poste
égyptien de Bérénice, et, sur l’autre rive, jusqu’à Médine, le grand marché
aux esclaves de l’Arabie. En échange, nous vous proposons le tiers des
profits générés par le commerce en Mer Rouge.
Crassus demanda cinq cents talents pour conclure ce pacte. « Accordés! »
s’exclama Antiochos qui se leva de son Trône pour recevoir la Reine Isias et
sa joyeuse suite composée des jeunes Princes et Princesses, de leurs
précepteurs et de plusieurs de leurs camarades de classe. Isias fut présentée à
Crassus. La Reine de Commagène tenait par la main un bambin de cinq ans,
vêtu de soieries dorées et le front ceint d’un bandeau d’or pur :
-Voici la chair de ma chair, notre petit-fils, Pacorus, l’héritier de l’Empire
des Parthes que vous vous proposez d’envahir, Citoyen Crassus. Laissez-moi
vous présenter d’autres de vos jeunes Concitoyens, avides de vous
rencontrer.
La Reine se tourna vers le groupe d’enfants qui l’entouraient :
-Voici les compagnons de classe de mes enfants. Octave, petit-neveu de
Jules César et son inséparable copain, Mécène, petit-fils du plus riche
Chevalier de Rome, après vous bien entendu. Ici, la charmante Tullia, fille
de Cicéron.
L’énumération continua, et Crassus reconnut parmi eux les noms les plus
prestigieux de l’aristocratie italienne. Octave, qui avait dix ans, portait la
toge des Sénateurs et avait préparé un discours, fort bien tourné, pour saluer
267
Crassus. Mais le jeune Mécène suscita autant d’applaudissements qu’Octave
en répétant mot pour mot son discours, grâce à une méthode sténographique
qu’il avait lui-même inventée.
Crassus quitta Samosate le soir même, sans demander à visiter la Tour
Carrée, après avoir assisté au repas du Dragon qui fit l’ébahissement des
jeunes. Ses premiers mots, dans le carrosse mis à sa disposition, alors qu’il
se croyait enfin seul avec son fils et son Questeur, furent pour les lustres, en
diamants, du Basileus Antiochos. Les Cyborgs avaient collé de
microscopiques émetteurs sur les bijoux de Crassus, qui leur permirent de
connaître les actions de celui qu’ils avaient jugé irrémédiablement corrompu
et perfide. Les Huulus purent ainsi constater que les cinq cents talents remis
à Crassus lui servirent à assembler encore plus de légions et que ses projets
de pillages grandioses n’avaient fait que croître.
Crassus se rendit à Damas pour l’hiver, laissant ses légions occuper les villes
bordant les deux rives de l’Euphrate, en prétextant que la frontière ellemême appartenait à la Province de Syrie. Les Romains pénétrèrent sans
effort dans Nicéphore, mais leur garnison établie à Zénobie tomba dans un
coupe-gorge et perdit cent légionnaires. Crassus fit crucifier deux cent
habitants de la ville et vendit le reste comme esclaves.
268
Chapitre XXIII Dix mille Romains en Chine (53 avant JC)
Aux premiers jours de janvier, à la suggestion d’Antiochos, les Monarques
d’Asie se réunirent au Château fort de la nouvelle ville d’Arsamosate, fort
bien pourvue en accommodations. Les suites nombreuses de ces invités
prestigieux, pourtant priés de se déplacer incognitos, remplirent le vaste
caravansérail, heureusement moins fréquenté pendant l’hiver. Dans la plus
haute des cinq tours adossées au Palais, les convives contemplaient par de
larges baies vitrées la vallée bordant la grande rivière Arsanias qui se jetait
dans l’Euphrate et, au-delà, les chaînes montagneuses enneigées de
l’immense Arménie.
Le Roi Philippe Barypos, heureux propriétaire des lieux, leva son verre de
cristal,
-À la santé de mon Suzerain, le Basileus Antiochos, et à toutes ses divines
entreprises!
Puis il se tourna vers Médonje, encadré de Myryis et de Pyréis :
-Et louons Mithra de nous avoir envoyé ses divins émissaires!
Un froissement de soieries et le tintement des bijoux accompagnèrent le
toast.
Le Chancelier Médonje résuma la situation, faisant des pauses pour que
Myryis traduise son discours au Régent de Chine qui assistait à cette
rencontre :
-Manifestement, Crassus attaquera la Parthie ce printemps, avec au moins
dix légions. La Commagène lui a versé cinq cents talents pour qu’il
combatte les Arabes et se détourne de ses idées de guerroyer en
Mésopotamie. Crassus a accepté notre argent, mais il n’a jamais eu
l’intention de tenir cet engagement.
Artavazdès, Roi d’Arménie et d’Atropatène, et gendre d’Antiochos, prit la
parole :
-Le Gouverneur romain a demandé que l’Arménie l’assiste en hommes dans
une campagne contre les Parthes. Il veut que je lui envoie trente mille
269
cavaliers en Osroène au début du printemps. Crassus affirme que mon défunt
père, le Basileus Tigrane, a fait sa soumission à Pompée et que Rome doit
compter sur la participation de ses vassaux dans les conflits régionaux. Mais
je n’ai aucune envie d’entrer en guerre avec l’Empire des Parthes et mon ami
Orode, le Roi des Rois, et lui aussi parent d’Antiochos et fidèle de la
Nouvelle Alliance. De plus Orode et moi partageons le même amour des arts
et des lettres, et l’hellénisme caractérise nos Cours. Je considère que
l’Arménie ne pourrait que souffrir d’un tel conflit.
Le Roi des Rois se leva à son tour :
-Nous avons écrit au Sénat romain, pour réitérer notre désir de paix, notre
respect de la frontière qu’est l’Euphrate et avons exigé que Rome respecte
les traités de non agression déjà signés entre mes Ancêtres et Sylla, Lucullus
et Pompée. Nous ne désirons plus recommencer le cycle des guerres
fratricides qui ont opposé la Parthie à l’Arménie de Tigrane et de ses
prédécesseurs. Afin de consolider les liens entre nos Empires je propose de
fiancer mon héritier, Pacorus, à la jeune sœur d’Artavazdès d’Arménie. Et je
suggère qu’Artavazdès, en tant que Roi de Médie Atropatène, se reconnaisse
Vassal de l’Empire des Parthes. Il conservera sa totale souveraineté comme
Roi d’Arménie mais s’assurera de notre protection si Crassus investit ses
États.
Antiochos intervint :
-Je me réjouis de cette alliance entre mon petit-fils et la plus jeune des filles
du Basileus Tigrane. Puisse-t-elle sceller la fraternité qui existe entre nos
Peuples et annoncer un règne heureux et prospère. Mais nous devons dans
l’immédiat contrer la menace que représente Crassus. Nous avons contacté
Pompée et César, et tous nos amis influents d’Italie. Hélas, Rome tremble
devant la violence entre factions rivales. Le Sénat n’ose plus siéger et
Pompée lui-même craint de sortir de chez lui. Dans tout ce désordre, les
élections consulaires n’ont pu être tenues. La République romaine va à la
dérive, les institutions sont paralysées et Crassus ne peut être sanctionné par
ses Compatriotes, pour l’heure.
Le Basileus de Commagène poursuivait :
-D’autre part, Crassus n’agit que de son propre chef, sans aucun mandat du
Sénat pour entreprendre une guerre contre les Parthes. On doit le considérer
270
comme un bandit de grand chemin, un pillard, et le traiter comme tel. Se
défendre contre Crassus, agissant illégalement, ne saurait être considéré
comme une déclaration de guerre contre Rome, surtout quand on agit en
légitime défense contre des voleurs. Je laisse mon Chancelier vous décrire
les préparatifs entrepris par la Commagène pour contrer l’armée de Crassus.
Médonje prit quelques secondes pour saluer, avec une grande déférence le
Régent de Chine, puis s’adressa à tous :
-L’arme qui permettra d’annihiler les légions, aussi nombreuses soient-elles,
provient de Chine. Dix mille cavaliers munis de ces armes pourront détruire
entièrement l’envahisseur et presque sans perte du coté des Asiatiques.
Même un envahisseur dix fois plus nombreux et composé des meilleurs
soldats d’Occident, sera pulvérisé par cette invention chinoise.
D’une de ses manches, le Grand Prêtre tira une pointe d’acier noir, effilée et
tranchante, et longue d’une paume. Le Huulu commenta :
-Nos aciéries de Maras ont produit plus de deux millions de ces flèches
capables de pénétrer les armures et les boucliers des légionnaires romains.
Ces pointes sont lancées vers le ciel et deviennent mortelles à leur retombée,
car rien ne résiste à leur impact. Les Chinois en fabriquaient, mais en pierre,
et faites pour assommer. Nous avons, en Commagène, la chance de posséder
le meilleur acier et les plus vieilles aciéries du Monde.
Médonje fit circuler la flèche :
-Méfiez-vous, le tranchant entaille facilement la chair!
Le Dieu Abgar, Souverain de l’Osroène qui trônait à gauche d’Antiochos
dans leur Sanctuaire du Nympheum, prit à son tour la parole :
-Je m’engage à combattre aux côtés des Parthes. L’an dernier, Crassus et ses
Lieutenants ont établi des garnisons dans mes États, à Nicéphore et à
Zénobie, où ils ont massacré une partie de la population et vendu l’autre.
J’appâterai les Romains et les mènerai dans le piège.
Suréna, le très parfumé Général des Parthes, requérra l’honneur de
commander l’assaut contre les légions. Orode regarda gravement son
271
richissime Vassal, dont la famille possédait la prérogative de couronner les
Rois des Rois :
-Vous commanderez nos troupes, mais au nom de mon fils Pacorus!
Les Huulus perçurent l’amertume qui inondait l’esprit de Suréna qui
s’inclina cependant devant son Souverain.
Xian-Liu, le Régent de Chine demanda la parole et fit une intervention que
Myryis traduisit :
-J’offre cinq cent pièces d’argent pour chaque légionnaire romain capturé,
encore valide, et avec son équipement. La Commagène vous règlera en or,
qu’elle déduira de son prochain paiement pour notre soie. Je désire ramener
une légion à mon fils, l’Empereur de Chine, qui saura s’en inspirer pour
améliorer nos techniques militaires. Et je doublerai ma proposition pour
qu’on achemine ces prisonniers jusqu’aux premiers avant-postes de notre
Empire.
Antiochos conclut sur cette veine :
-Et la Commagène offre de payer la même somme pour tout prisonnier
romain Adepte de la Nouvelle Alliance, même blessé.
Au printemps suivant, Crassus se présentait à Zeugma, en Commagène, à la
tête de douze légions, représentant quarante-huit mille soldats italiens de
métier, trente mille cavaliers auxiliaires, des Galates, des Juifs, mais aussi
des frondeurs des Baléares, des archers Numides et des Gaulois, et une
importante intendance assurant le nécessaire aux troupes et le superflu à leur
Général. En tout, près de cent mille hommes avec voitures, bagages,
troupeaux et machines de siège. Aux abords de Zeugma, Antiochos et son
Chancelier attendaient le Gouverneur Crassus qui chevauchait devant son
armée, précédé par douze licteurs.
Médonje salua le Proconsul :
-Salut Richissime! Bienvenue en Commagène! Vos légions s’apprêtent à
traverser notre pont sur l’Euphrate. Or, les Arabes habitent à l’ouest du
grand fleuve. N’avions-nous pas convenu d’une campagne contre les
Nabatéens du Roi Arétas?
272
Crassus, sans descendre de sa monture, rétorqua :
-Nous longerons l’Euphrate sur la rive des Parthes, pour éviter d’être
attaqués par les Bédouins, puis nous traverserons à nouveau le fleuve, rendus
à Zénobie. Nous franchirons le désert syrien et prendrons Pétra, la Capitale
d’Arétas. Puis nous investirons toute la côte de la Mer Rouge jusqu’à
Médine. Mais il me faut encore plus d’argent et de blé pour cette immense
armée. La Commagène devra contribuer plus substantiellement à ma
campagne.
Antiochos promit de livrer aux Romains nourriture, fourrage, et encore cinq
cents talents, dès qu’ils auraient repris pied en Syrie, à la hauteur de
Zénobie. Médonje, après avoir vu dans son esprit les intentions de Crassus,
jugea inutile de tenter de le détourner de sa décision d’attaquer les Parthes.
Le Proconsul avait résolu de prendre Babylone, Séleucie sur le Tigre et
Ctésiphon puis de s’emparer du port de Charax dans le Golfe Persique. En
contrôlant Suez et Charax, les Romains s’assureraient de tout le commerce
maritime d’Afrique et d’Extrême Orient et même des flottes affrétées par la
Commagène.
Ils regardèrent défiler les douze légions, leurs Auxiliaires et les bagages qui
franchirent l’Euphrate sur le pont de bateaux de Zeugma. À l’entrée du pont,
deux Centurions criaient aux soldats de briser la cadence de leur marche,
pour ne pas le faire s’écrouler. Dès que les premiers Légionnaires
s’approchèrent du fleuve, une brume épaisse se forma et le bruit
assourdissant des tambours de guerre des Parthes se fit entendre. Le pont
finit par lâcher, précipitant à l’eau plusieurs cavaliers, dont un porteétendard, qui furent engloutis. On le répara et le reste des légions put
reprendre la traversée du fleuve. Mais seule la force combinée d’une dizaine
de Légionnaires put arracher du sol un des étendards romains qui semblait
soudé à la terre où on l’avait fiché, comme si les Dieux condamnaient ce viol
des domaines Parthes.
De l’autre côté du pont attendait le Dieu Abgar, Souverain de l’Osroène, qui
fit bon accueil à Crassus et à ses troupes, offrant de guider leur marche à
travers son Royaume, afin d’éviter les déprédations et de réduire la durée de
leur passage. Deux jours après leur franchissement de l’Euphrate, alors
qu’ils longeaient le fleuve vers le sud, le Roi d’Arménie se présenta devant
Crassus à la tête de mille cavaliers. Artavazdès affirma que les Parthes
273
rassemblaient une grande armée pour envahir l’Arménie et que Crassus
devait lui porter secours, et qu’il tenait trente mille cavaliers lourds à sa
disposition sur les premières hauteurs des contreforts arméniens. Il invitait
Crassus à quitter les berges de l’Euphrate et à se joindre à l’armée
arménienne pour combattre les Parthes. Puis Artavazdès, prétexta qu’il
devait retourner défendre son Royaume et reprit la route désertique d’où il
avait surgi.
Le Questeur Caius Cassius Longinus, un militaire émérite, s’opposait
farouchement à quitter les abords de l’Euphrate, seule source d’eau douce
permanente et qui permettait à une flottille d’embarcations et de radeaux
d’acheminer facilement les provisions et les équipements de ses hommes. De
plus, les Légions adossées au fleuve ne pouvaient être encerclées et
attaquées par les cavaliers Parthes, aussi grand soit leur nombre. Mais le
Dieu Abgar avait su infléchir Crassus, en misant sur sa cupidité proverbiale,
en lui annonçant que ses espions rapportaient qu’une force de quelques
centaines de cavaliers Parthes, parés de soieries et de bijoux, campaient près
de Carrhes, à quelques dizaines de kilomètres de la position romaine.
-Probablement des Nobliaux efféminés de la Cour des Parthes, espérant tirer
quelques flèches vers vos Légions et s’enorgueillir ensuite de leurs hautsfaits d’armes.
Comme pour appuyer les dires d’Abgar, des cavaliers Parthes se
découpèrent sur l’horizon. Un détachement de moins de mille hommes,
étincelant de pierreries, de plumes, de soieries chatoyantes, aux armures
plaquées or, ployant presque sous leurs bijoux et leurs lourds colliers
précieux. Le vent poussa aux narines des Romains une forte odeur de rose et
de jasmin. Les cavaliers chargèrent les Légions et décochèrent une volée de
flèches dont aucune n’atteignit son but. Dans l’action, un des cavaliers
emplumés chuta de sa monture et perdit son heaume. Le Parthe put s’enfuir
mais on ramena à Crassus l’exquis couvre-chef du maladroit. Un casque en
or massif, serti de pierreries, qui représentait une fortune et qui fit saliver de
concupiscence le gras Proconsul.
Sitôt la nuit venue, Crassus ordonna à son armée d’exécuter une marche
forcée jusqu’à la ville de Carrhes, une oasis située en pleine zone désertique,
et qui appartenait au Roi Abgar, chevauchant toujours en compagnie des
Romains. Crassus obligea ses Légionnaires à manger en marchant et leur fit
parcourir soixante kilomètres en une seule étape. Arrivés vers midi à
274
Carrhes, les Romains, qui souffraient déjà de la soif, s’effondrèrent de
fatigue. Abgar faisait état de la proximité du camp des Parthes entrevus la
veille et de l’extrême richesse de leurs bagages.
-Ils se reposent à moins de vingt kilomètres de nous, dans des tentes de soie,
avec leurs esclaves parfumés et leurs femmes couvertes d’or.
Ces informations déterminèrent Crassus à reprendre sa marche vers l’est, en
plein désert, la nuit tombée, afin de surprendre les Parthes à l’aube et de
s’emparer de leur campement. Ils marchèrent beaucoup plus que vingt
kilomètres, sans rencontrer âme-qui-vive, à travers une mer aride de sable et
de rochers, où ne poussait aucune végétation. Le matin révéla la fuite du Roi
Abgar et de sa suite et, lorsque les premiers rayons du Soleil parurent sur
l’horizon, les tambours de guerre des Parthes retentirent de tous les points
cardinaux.
Pyréis chevauchait avec Suréna, le Général des Parthes, commandant dix
mille cavaliers, sans bouclier, ni armure, mais armés de leurs longs arcs à
double courbure. Un peu en retrait, sur une éminence, le Régent de Chine,
flanqué de Myryis, assistait à la rencontre des forces ennemies. À Samosate,
Théla et Médonje, grâce au satellite des Huulus, enregistraient la
confrontation et prévenaient Pyréis des mouvements des légions et de leurs
Auxiliaires.
Ses éclaireurs l’ayant prévenu que les Parthes ne dépassaient pas dix mille
cavaliers, Crassus envoya son fils, qui commandait la cavalerie gauloise,
pour tenter d’obliger les Parthes à une bataille rangée, en les coinçant entre
eux et le gros des forces romaines. La cavalerie romaine et gauloise s’étant
éloignée des fantassins, surgirent comme de nulle part, mille cataphractes
blindés et munis de longues piques aux pointes d’acier. Les cavaliers
romains, peu cuirassés, et les Gaulois matelassés de cuir, périrent en grand
nombre dès le premier assaut. Les survivants abandonnèrent leurs chevaux et
occupèrent une colline voisine où ils furent cloués sur place par les volées de
flèches des Parthes. Tous moururent et on trancha la tête du fils de Crassus
pour le ficher sur une pique.
Puis les Parthes s’avancèrent vers les légions que Crassus avait disposées en
trois grands carrés, profonds de plusieurs rangs. Les Parthes ne
s’aventurèrent pas entre ces carrés d’acier, mais encerclèrent les Romains et
décochèrent des volées de flèches contre les boucliers des légionnaires qui
275
s’imbriquaient les uns aux autres pour constituer des murs et un toit blindés.
Des cris de rage et des hurlements d’agonie rugirent des rangs romains
quand les lourds traits d’acier percèrent les boucliers et les cuirasses. Les
Romains tentèrent quelques vains et coûteux assauts contre les Parthes qui
galopaient rapidement hors de portée des légions, tout en continuant à
décocher leurs traits pendant leur retraite. À travers le bruit assourdissant de
la cavalcade, et les cris d’agonie, filtrait la pulsation incessante des tambours
de guerre des Parthes.
Crassus, totalement défait par la vue de la tête de son fils, brandie comme un
trophée par l’ennemi, et par la perte de sa cavalerie, parut complètement
dépassé par les évènements. Il laissa le commandement de l’armée à son
bras droit, Cassius Longinus. Le Questeur perdit tout espoir de voir les
Parthes épuiser leurs réserves de flèches quand il vit arriver des centaines de
chameaux apportant de nouvelles provisions de traits d’acier. La poussière
soulevée par les dix mille cavaliers tournoyant autour des légions, la chaleur
extrême du désert, en ce premier jour de juin, l’épuisement des soldats
romains après leurs marches forcées, et la soif, faisaient tomber d’inanition
des légionnaires qui n’avaient même pas été blessés par l’ennemi.
Au coucher du Soleil, les Parthes, qui ne combattaient jamais la nuit, se
retirèrent du champ de bataille pour bivouaquer à une quinzaine de
kilomètres des légions décimées. Cassius ordonna à ses troupes de retraiter
vers la Syrie, espérant atteindre la ville de Carrhes où ils avaient laissé une
garnison. Il ordonna d’abandonner sur place leurs bagages et tous leurs
blessés. Le lendemain matin ceux-ci furent égorgés par les Parthes, qui
rattrapèrent aisément les restes des légions en fuite qu’ils encerclèrent à
nouveau et qu’ils pilonnèrent encore de leurs traits.
Le Général des Parthes, craignant que les Romains ne parviennent à des
collines empêchant les mouvements de ses cavaliers, proposa de rencontrer
le Proconsul afin de discuter d’une trêve. Crassus se rendit, bien malgré lui,
négocier avec les Parthes et fut tué par ses propres Lieutenants lorsque
l’ennemi tenta de s’emparer du Proconsul romain. Les Parthes fichèrent sur
un pieu la tête de Crassus, reconnaissable à son triple menton, ainsi que sa
main droite ornée de bagues, et on les promena triomphalement devant les
légions encore debout. Totalement dépité par la tournure des événements,
Cassius Longinus s’enfuit avec les derniers éléments de la cavalerie
romaine, laissant ses soldats sans chef. Les vestiges des douze légions de
276
Crassus se rendirent aux Parthes qui en capturèrent dix mille et exécutèrent
le reste.
À Arsamosate, la tête et la main de Crassus servirent d’accessoires pour une
pièce théâtrale à laquelle assistaient Orode et Artavazdès. Antiochos
s’opposa à ce qu’on verse de l’or fondu dans la bouche de Crassus, comme
l’avait fait le grand Mithridate du Pont quand il captura le Consul Aquillius.
Ainsi, grâce à l’arme fabriquée par la Commagène, dix mille Parthes
annihilèrent plus de cent mille Romains. Le gros des armées asiatiques,
assemblées à Arsamosate pour les fiançailles entre Pacorus et la jeune sœur
d’Artavazdès, n’eut même pas à combattre. Tous se rendirent au Sanctuaire
du Mont Nymphée, pour remercier les Dieux de leur victoire.
À l’hôpital de Samosate, Opys et ses Acolytes, dont le Jésus Mattathias,
soignèrent cinq cents légionnaires blessés, des Fidèles du Culte d’Antiochos
épargnés par les Parthes et qui, guéris, choisirent presque tous de s’établir en
Commagène. Après les grandes cérémonies de mi-été au Nympheum, XianLiu, le Régent de Chine, fit ses adieux à Antiochos et à sa Cour, puis
accompagné de Myryis et d’une partie des armées Parthes, escorta dix mille
légionnaires romains prisonniers, vers l’est, à travers l’Asie, pour une longue
marche qui les conduisit jusqu’en Chine.
Ce ne fut qu’au début du septième mois qu’on élut les Consuls à Rome, sous
la présidence de Pompée. Cette élection tardive coïncida avec la nouvelle du
désastre de Carrhes qui stupéfia toute l’Italie. La mort du Triumvir laissait
César et Pompée face à face, et la Syrie sans aucune défense contre les
Arabes.
277
278
Chapitre XXIV Le martyre des vierges (52 avant JC)
Au dernier étage de la Tour Carrée de Samosate, une trentaine de Citoyens
romains, parmi les plus prestigieuses familles d’Italie, entouraient le
Chancelier Médonje, des enfants et des adolescents pour la plupart.
Quelques parents et tuteurs accompagnaient leurs ouailles, venues présenter
leurs respects à la Cour d’Antiochos avant leur retour pour Rome.
-Maître Sérénissime, nous venons vous remercier et vous faire nos adieux,
car nos familles nous rappèlent à Rome. Nos visites au Château nous
manqueront et nous n’oublierons jamais vos préceptes, votre sagesse, et les
conseils que vous nous avez prodigués pendant toutes ces années passées à
l’Académie d’Antioche et à celle de Tarse.
Le jeune Octave s’exprimait parfaitement en grec, avec grâce et sans
hésitation. L’adolescent de douze ans portait toujours une toge sénatoriale et
devisait déjà comme un orateur chevronné. Son inséparable copain, Mécène,
qui, lui, avait atteint ses quatorze ans, surenchérit :
-Éminence, je vous resterai éternellement reconnaissant pour toutes ces
heures passées avec vous dans votre étude de la Tour Carrée, à contempler
vos collections et à entendre leurs histoires. Vous nous avez ouvert l’esprit,
permis de comprendre le Monde qui nous entoure et formés à apprécier les
Arts et la Littérature. L’éducation que vous m’avez donnée constitue mon
bien le plus précieux.
Médonje posa la main sur l’épaule de Mécène, habillé d’une toge de soie
blanche immaculée affichant le grand ‘M’ doré de cette richissime famille de
Chevaliers.
-Mes fils, votre bien le plus précieux c’est l’amitié que vous vous portez
mutuellement. Cultivez ce lien tout au long de vos vies et concourez à la
grandeur de votre République.
Octavie, la sœur aînée d’Octave, et Tullia, la fille de Cicéron, ravissantes et
élégantes, avaient suivi elles aussi les leçons des plus éminents précepteurs
du monde gréco-romain, dont les enseignements de Posidonius de Rhodes,
toujours aussi fameux esprit, malgré ses quatre-vingts cinq ans accomplis.
Elles remirent à Médonje un pli pour Théla, séjournant pour l’heure à
Éphèse :
279
-Une chanson que nous avons écrite en latin à la gloire des Dieux, pour la
remercier de toutes ses bontés. Et vous direz à Marie que nous la
considérons comme notre sœur et qu’elle sera toujours la bienvenue à Rome.
Médonje bénit ses jeunes disciples et leur remit à chacun une bourse de
pièces d’or, sauf à Mécène, à qui il donna un coffret contenant une dizaine
de vieilles monnaies d’Ionie en parfait état. L’Extraterrestre pointa une
darique d’or, une de celles qui avait été fondue sur le Vaisseau-Mère des
Huulus, et commenta :
-Celle-ci vient de très très loin. Peut-être un jour t’en dirai-je l’origine.
Le Grand Prêtre chauve à la longue barbe blanche présenta à Octave une
pièce d’argent de l’île de Paros, fameuse pour son marbre, montée en
médaillon sur un collier de mailles d’or pur.
-Pour toi, Octave, cette médaille où figure la Chèvre de Paros, le Capricorne,
ton signe astrologique. À Rome, les symboles du zodiaque constituent
toujours l’un des meilleurs prétextes pour aborder les jeunes filles. Tu as
l’étoffe d’un Prince et l’âme d’un Républicain. Peut-être un jour seras-tu
l’un et l’autre.
Le Chancelier poursuivait son sermon à sa jeune audience :
-Amis Romains, nous vous confions les Princes Polémon et Mithridate qui
iront étudier quelques temps chez vous. Mon secrétaire, Lucien de Samosate,
les accompagnera et établira une Ambassade permanente de la Commagène
à Rome. Rappelez-vous : répandez le message de paix d’Antiochos, et
pardonnez à ceux qui vous auront offensés.
Puis Médonje fit distribuer à ses hôtes des coffrets de cèdre contenant des
produits fabriqués en Commagène : parfums, savons, crèmes, médicaments,
Commagenum, confitures aux fraises et aux cerises, tissus fins, dagues
d’acier, épices et aromates. Il raccompagna ses invités jusqu’aux diligences
qui attendaient, pour les amener jusqu’au port d’Issus, où ils
s’embarqueraient pour Rome. Le Huulu ressentait à la fois fierté et tristesse,
d’avoir formé ces jeunes esprits qui se rendaient maintenant accomplir leurs
destinées dans leur lointaine Patrie.
280
En Italie, Pompée, Consul pour la troisième fois, avait épousé en troisièmes
noces la fille de Q. Caecilius Metellus Pius Scipio, un riche Sénateur, qu’il
avait fait élire second Consul. Les marchés d’esclaves de toute la Péninsule
regorgeaient de Gaulois capturés par les armées de César et qui se
succédaient en files ininterrompues d’êtres misérables, mortifiés, bafoués et
battus. Sur les voies menant de la Gaule à l’Italie, les cadavres des plus rétifs
des captifs pourrissaient, accrochés à des fourches patibulaires et incitaient
les autres prisonniers à l’obéissance. Devant les massacres et les atrocités
perpétrés par les légions de César, un Chef gaulois, Vercingétorix avait rallié
autour de lui toutes les tribus encore capables de combattre afin d’affronter
les Romains.
Au début de l’année, le démagogue Clodius fut éventré dans une taverne de
Rome, après une rencontre fortuite entre sa faction et celle de Milon. Ainsi
périt ce semeur de zizanie, infâme beau-frère de Lucullus, qui fit voter par le
Sénat les distributions gratuites de blé et qui ensuite poussa la Plèbe à des
émeutes sanglantes lors des pénuries. Fulvia, sa richissime veuve, ne fut pas
longue à se consoler en épousant le Tribun Scribonius Curio. Pompée profita
de la disparition de cet encombrant et éternel conspirateur pour faire adopter
par le Sénat une série de mesures visant à encadrer les magistratures. Car la
corruption avait atteint de telles proportions qu’elle entravait le bon
fonctionnement de la République.
Caton avait obligé les candidats aux magistratures à déposer des garanties,
confisquées en cas de fraude avérée. Pompée fit davantage encore, en
imposant un intervalle de cinq ans entre l’exercice du Consulat et l’obtention
d’un Proconsulat sur une Province, décourageant ainsi les spéculateurs
véreux qui moussaient à fort prix une Candidature et se remboursaient
rapidement ensuite sur la Province romaine dévolue à leur obligé.
Ainsi, Bibulus, gendre de Caton, qui avait été Consul avec César, il y avait
cinq ans, fut-il nommé Gouverneur de Syrie, pour un mandat de cinq ans, et
le Proconsul Cicéron devint Gouverneur de Cilicie. Les conversations
quotidiennes avec leur Évêque de Rome et la correspondance qu’ils
entretenaient avec Cicéron et Pompée, permettaient à la Cour de
Commagène de suggérer et d’influer sur les réformes devant améliorer le
fonctionnement de la République. Cicéron réjouit Médonje en écrivant que
sa propre fille, Tullia, ainsi que les autres étudiants de retour de l’Académie
d’Antioche avaient apporté un nouveau souffle à la cause républicaine, et
que Pompée lui-même s’inspirait de leurs suggestions. Cicéron rapportait :
281
-Pompée semble porter une oreille très attentive aux opinions des Grands
Prêtres du Nympheum sur la bonne gouvernance et avoir adopté pour luimême les principes de votre Église.
Pompée quant à lui écrivait à Antiochos :
-Suite à la défaite de Crassus, j’ai ordonné à Cassius Longinus, de protéger
en priorité les ports de Suez et de Péluse, afin que votre flotte de la Mer
Rouge puisse enfin reprendre ses opérations. Je compte sur ces revenus pour
fortifier la Syrie et asseoir mon influence sur le Sénat. Je demande à la
Commagène d’assurer la défense de la Syrie contre les Arabes, les Juifs et
les Parthes, jusqu’à l’arrivée des nouvelles légions que nous recrutons pour
les Proconsuls Bibulus et Cicéron. Sachez, Divin Antiochos que j’ai décidé
de remettre le dixième de mes revenus à votre Église de Rome, mais n’en
répandez pas la nouvelle. Puisse la Divinité nous accorder son aide.
Alors qu’il étudiait les dépêches provenant des quatre coins du Monde, ses
Acolytes prévinrent Médonje de l’arrivée inopinée à Samosate d’Orode. Le
Roi des Rois, flanqué de son beau-père Antiochos, se présenta à la Tour
Carrée, pour s’entretenir de sujets graves avec le Chancelier. Orode s’inclina
respectueusement devant celui qu’il savait être un envoyé du Ciel :
-Divin Médonje, plusieurs de mes Vassaux me pressent de capturer la
Province de Syrie, pour nous venger de l’invasion de Crassus. Je m’y oppose
personnellement, ne voulant pas d’une guerre qui embraserait le continent.
J’ai même fait exécuter le Général Suréna, qui s’estimait un peu trop mon
égal et qui avait exhibé dans ma Capitale de Ctésiphon un faux Crassus,
suite à sa victoire sur les légions.
Antiochos ajouta :
-La Syrie n’est plus protégée que par une poignée de Romains. Les Arabes
pavoisent et reprennent de plus belle pillages et razzias contre mon ancien
Royaume de Syrie. Des milliers d’habitants, Fidèles de notre Église pour la
plupart, cherchent refuge en Commagène et nous implorent d’intervenir pour
les protéger contre les Bédouins.
Le Huulu resta pensif quelques secondes, triturant sa longue barbe blanche :
282
-Constituons une force de maintien de l’ordre sous l’autorité de la
Commagène. Confions-en le commandement à Pacorus, petit-fils
d’Antiochos et héritier de l’Empire des Parthes. L’enfant serait assisté de
Pyréis, des troupes de Commagène et des Parthes. J’écrirai à Pompée pour
lui expliquer qu’il ne s’agit pas d’une invasion des Parthes, mais d’une
opération de police supervisée par la Commagène et visant à préserver la
Province romaine de Syrie contre les déprédations des Arabes, en attendant
l’arrivée des nouvelles légions des Proconsuls Bibulus et Cicéron.
La suggestion du Cyborg emplit d’aise les deux Empereurs, soucieux de
rétablir et de préserver la paix entre Rome et l’Asie. En Italie, l’annonce du
désastre de Crassus à Carrhes, fut suivie de vingt lugubres journées de
lamentations et de supplications. Le Peuple blâma Crassus, mais aussi le
Tribun Ateius Capito qui avait maudit ses légions et que Cicéron défendit
avec délectation. Le grand avocat décrivait avec humour son plaidoyer dans
sa correspondance :
-Si Ateius avait bien interprété les augures, la faute incombe à Crassus de les
avoir ignorés. Et si d’autre part, cette prédiction s’avérait sans fondement, la
défaite de Crassus ne serait imputable qu’à ses propres fautes.
Ainsi, confia-t-on à Pacorus, à son septième anniversaire, la moitié de la
Cavalerie lourde de Commagène et cinq mille cavaliers légers, et des archers
venus de tous les Royaumes Parthes. Antiochos avait assigné une partie de
sa garde de Huns et une vingtaine d’Amazones pour escorter son petit-fils.
Et il avait prié Pyréis de veiller sur l’enfant comme sur la prunelle de ses
yeux et de lui inculquer le dégoût de la guerre et ses responsabilités envers
les Peuples que son comportement inspirera.
-En somme, Divin Pyréis, toi et mon ami Philippe d’Antioche avez carte
blanche pour mener cette campagne contre les détrousseurs de caravanes et
esclavagistes qui s’abattent sur la Syrie. Conseillez Pacorus et son ÉtatMajor, mais pardessus tout, protégez la vie de mon petit-fils.
À la mi-avril, l’armée de Commagène quitta Zeugma, où elle avait fait
jonction avec les contingents Parthes. Ils longèrent l’Euphrate vers le sud,
faisant fuir devant eux des hordes de brigands qui infestaient presque toute
la Syrie. Ils relevèrent les murs d’Hiérapolis, pillée par Crassus, et y
laissèrent des vivres et une garnison. Ils firent de même à Thapsacus et à
Zénobie, où les Romains brillaient par leur absence. Les restes des armées
283
romaines d’Asie n’occupaient plus que la côte de Phénicie et la riche
Damascène. Le Questeur de Crassus, Caius Cassius Longinus, autoproclamé ‘pro-Proconsul’, et s’affirmant nouveau Gouverneur de Syrie, se
retranchait derrière les hautes murailles de Damas avec les cinq cents
cavaliers ayant pu fuir le massacre de cent mille des leurs.
Les forces de Pacorus, très mobiles, puisque entièrement composées de
cavaliers, se déplacèrent rapidement de l’Euphrate à Palmyre puis arrivèrent
devant Damas, semant la panique parmi la garnison romaine qui se croyait
attaquée par les Parthes. Pyréis s’avança, seul, jusqu’aux murailles de la
ville, portant à son bras son aigle géant. Il héla les Romains dans un latin
vernaculaire qu’aucuns ne s’attendaient à ouïr venant d’un Seigneur Parthe :
-Ohé Cassius! Pompée nous envoie à ton secours. Descends nous parler.
Nous nous connaissons. Ici Pyréis, Grand Écuyer d’Antiochos de
Commagène, l’ami de Rome. N’aies crainte, mon oiseau a déjà soupé et
n’aime pas le cuir des armures de toutes façons.
Cassius parut peu après, passant par une poterne, aussitôt refermée derrière
lui. Le Cyborg lut le désespoir du Romain qui se croyait mort, subissant le
même destin que Crassus.
-Rassurez-vous, Gouverneur Longinus, nous venons combattre pour vous.
N’avez-vous pas reçu des instructions en ce sens de Pompée?
Le Questeur expliqua que des bandes armées pullulaient dans toute la région
et empêchaient depuis des mois les communications avec la côte de
Phénicie.
-Il y a des Arabes, mais aussi des Juifs révoltés contre Rome, parmi ces
brigands qui n’hésitent pas à s’en prendre à nos cohortes et à égorger nos
courriers.
Le Cyborg calma les appréhensions de Cassius et le convia à converser
confortablement sous sa tente et à y rencontrer le Roi Philippe d’Antioche
ainsi que Pacorus, le petit-fils du Basileus Antiochos. Pyréis apprit au
Questeur l’arrivée prochaine des Proconsuls Cicéron et Bibulus avec des
légions fraîchement recrutées en Italie. L’Extraterrestre saisit la crainte du
Questeur, d’être perçu par ses Compatriotes à Rome comme un lâche fuyard
ayant survécu à son Général et à ses propres hommes. Pyréis jugea plus utile
284
de s’allier Cassius Longinus, un pleutre de bonne famille, que de s’en faire
un ennemi et lui suggéra donc de prétendre que les Parthes n’avaient pas
envahi la Syrie, grâce aux troupes que lui, Cassius, avait sauvées et ralliées
autour de sa personne, suite à la débâcle de Crassus.
Constatant que les vestiges des légions de Syrie parvenaient à peine à se
défendre face à la sédition des Juifs et aux agressions des tribus nomades du
désert, Pyréis et Philippe décidèrent de pacifier eux-mêmes la route des oasis
jusqu’à Suez et d’y accueillir leur flotte de la Mer Rouge qui s’y dirigeait. Ils
atteignirent le port en même temps que leurs grands vaisseaux de haute mer
qui ravitaillèrent les troupes en eau douce puisée sur les côtes somaliennes.
Philippe et les deux mille cavaliers qui lui restaient, car il avait laissé de
nombreuses garnisons sur leur route, escortèrent les cargaisons jusqu’à
Péluse sur la Méditerranée, cependant que Pyréis s’embarquait avec Pacorus
pour se rendre à l’île de Socotra.
Le jeune fils du Roi des Rois paraissait enchanté par ce voyage sur mer et
passa presque tout son temps sur le pont du Jésus, à regarder Pyréis pêcher
avec son aigle géant des poissons qui faisaient le double de son poids.
Philippe contacta Pyréis pour lui apprendre que leur caravane avait été
attaquée par une force de six mille pillards arabes montés sur des chameaux :
-Nos trois cents Chevaliers et leurs cataphractes en ont tué un millier, mais
n’ont pu poursuivre les fuyards dans les sables du désert.
Pyréis décida de répliquer à l’attaque des Arabes en pilonnant Jeddah, un
port de la Mer Rouge, et le plus grand marché d’esclaves d’Orient. Il fit
aligner ses huit vaisseaux devant le port et invita Pacorus à donner le signal
de la canonnade. Ils ne s’arrêtèrent que lorsque les quais, les navires et les
entrepôts de la ville ne furent plus que des masses carbonisées. Ils répétèrent
la même opération contre Aden et Muk-Allah, qu’ils laissèrent en flammes
sous des nuages opaques d’encens. Et, chemin faisant, ils coulèrent sans
sommation une trentaine de galères et de felouques arabes qui tentèrent
vainement de les distancer. Pyréis expliqua à Pacorus que les Royaumes des
Arabes assoyaient leur puissance sur le vol, le meurtre et l’esclavage.
-Leurs seules villes dignes de ce nom constituent des marchés d’esclaves. Ils
se livrent aux sacrifices humains et aux mutilations sexuelles sur leurs
femmes et leurs prisonniers. Ils déstabilisent tous leurs voisins par des
razzias incessantes qui sont leur mode de vie.
285
Enfin, leur flotte s’amarra aux quais de leur fortin de Socotra, l’île aux douze
espèces d’encens, où s’accumulaient les cargaisons provenant des côtes
d’Afrique. Déjà une communauté forte de plusieurs centaines d’habitants
florissait autour de leur comptoir fortifié, composée essentiellement
d’Alexandrins ayant fui la vengeance de Ptolémée. Le Huulu passa toute une
semaine avec Pacorus à explorer l’intérieur de l’île et à s’émerveiller devant
la végétation unique de l’endroit, ses arbres au sang-de-dragon qui
produisaient le cinabre végétal, ses dragonniers couverts de lézards et de
caméléons, ses arbustes d’encens et de myrrhe qui s’accrochaient à toutes les
pentes.
Ils explorèrent aussi le dédale de grottes et de nappes d’eau souterraines qui
s’étendait sous leur fortin et découvrirent de nouveaux réservoirs d’eau
potable. À cette occasion, Pacorus put admirer, entassés dans une de ces
cavernes, mille paires de défenses d’éléphants, des centaines de peaux de
fauves, des tonnes d’ambre gris, du corail et des coffres de perles. Pacorus
vit aussi plusieurs dizaines de cornes de rhinocéros que la Commagène
exportait en Chine où leur prix atteignait des sommets. Pacorus assista au
troc de leurs cargaisons d’instruments d’acier, pelles, pics, haches, sabres et
coutelas contre l’encens et la myrrhe produits à Socotra.
Au départ de Socotra, leurs navires, au nombre de dix, se dirigèrent plein
nord sur la côte d’Arabie pour pilonner le port de Sal-Allah qu’ils avaient
détruit de semblable manière voilà cinq ans. À leur approche, les felouques
en rade de Sal-Allah tentèrent de fuir mais furent rattrapées et envoyées par
le fonds. Les notables de la ville dépêchèrent une délégation pour supplier
les Grecs de ne pas détruire leur ville. Pyréis condescendit à les entendre et
retint son tir. Quatre Cheiks, blancs de peur à la vue de l’aigle qui avait jadis
précipité leur Chef en bas des remparts de leur ville, se frappèrent le front
sur le pont du Jésus devant le Huulu. Le plus âgé d’entre eux s’adressa au
Cyborg :
-Pourquoi vous attaquer ainsi à d’honnêtes commerçants, négociants
d’encens et d’aromates? Nous respectons les Dieux et sacrifions pieusement
sur les autels d’Allah. Il …
Pyréis interrompit l’Arabe :
-Vous pratiquez des sacrifices humains, une abomination!
286
Le Cheik tenta d’expliquer :
-Ce ne sont que des esclaves, la plupart des femmes, et encore elles sont déjà
infirmes, malades ou mourantes!
Le Cyborg plongea dans l’esprit de son interlocuteur et ce qu’il y vit le
souleva d’horreur :
-Vous leur amputez le clitoris, sectionnez les grandes et les petites lèvres et
cousez leur vagin pour préserver la valeur marchande des vierges! Et le tiers
de vos captives en meurt. Vous abrégez leurs souffrances en les égorgeant
sur les autels d’Allah, tout en faisant acte de piété. Est-ce bien exact?
-Tout à fait, Monseign…
Le Cyborg s’empara du Cheik et le propulsa dans la mer. Il fit une longue
parabole et s’abattit avec fracas dans les flots, bientôt suivi de ses trois
Compatriotes. Malgré un bras et une jambe cassés, les quatre Ambassadeurs
purent nager jusqu’à la rive. Dès qu’ils eurent regagné la ville, Pyréis
demanda au Prince Pacorus s’il voulait punir ces gens pour leur barbarie.
L’enfant répondit :
-Les punir, non! Les détruire, oui!
Puis Pacorus cria aux Capitaines de tirer.
Quand ils s’éloignèrent enfin de Sal-Allah, aucune des murailles ne
subsistait intacte et l’incendie ravageait le souk, ses boutiques, ses entrepôts
et ses marchandises. Ils se contentèrent ensuite de longer la côte d’Arabie
vers l’est, et parvinrent dix jours plus tard à Barbaricum, la plus australe des
Capitales Parthes, sise à l’embouchure du grand fleuve Indus et qui marquait
la frontière entre la Parthie et les Royaumes des Indes. Pyréis glissa à
l’oreille de Pacorus :
-Ton grand-père Antiochos et moi avons passé deux mois à Barbaricum
quand nous fîmes la première traversée jusqu’au Sri Lanka, il y a trente-cinq
ans.
287
Si le Cyborg ne reconnut aucun des habitants, plusieurs de ceux-ci le
reconnurent, par sa stature herculéenne, mais surtout parce qu’il n’avait pas
vieilli d’une ride, à leur grande stupéfaction.
L’arrivée inattendue de l’héritier de l’Empire Parthe provoqua des
déploiements fastueux et attira de grandes foules parmi ses Sujets, désirant
jeter un coup d’œil sur le futur Roi des Rois, et aussi sur l’énorme aigle de
Pyréis. Ils défilèrent dans la Capitale à dos d’éléphant, jusqu’au Palais où ils
passèrent une semaine à banqueter et à rencontrer toute la Cour de
Barbaricum. Ils profitèrent de cette halte pour remplir leurs cales de safran et
d’autres épices qui faisaient la richesse des Indes. Puis ils reprirent la mer et
longèrent toute la côte Parthe jusqu’au grand port de Charax, à
l’embouchure de l’Euphrate.
Pyréis ramena Pacorus à son père, le Roi des Rois, à Ctésiphon. Le Huulu
raconta à Orode les péripéties de leur campagne contre les Arabes :
-Nous les avons d’abord chassés de Syrie, confrontés en Égypte, avons coulé
trois de leurs flottilles et détruit deux de leurs villes portuaires. Votre fils
s’est montré digne en toutes occasions, brave devant le danger, un esprit
curieux, et un excellent juge. Ainsi, Pacorus a insisté pour libérer les
esclaves et couler les navires des négriers arabes. Nous avons sauvé en tout
près de quatre cents Nègres, presque tous des hommes, à qui votre fils a
donné des terres à cultiver dans le Delta mésopotamien, en me disant que ces
Noirs résisteraient vaillamment aux razzias fréquentes des Arabes voisins,
sachant, pour l’avoir déjà éprouvé, le sort réservé aux captifs.
De retour à Samosate, Pyréis dut raconter à nouveau la campagne militaire
de Pacorus, à son grand-père, le Basileus Antiochos, qui en fut ému aux
larmes, par la fierté d’avoir engendré un être si éveillé, mais aussi par les
souvenirs de sa propre adolescence, l’évocation d’un temps béni
d’insouciance, d’une époque où il ne portait encore aucune Couronne, ni les
soucis et les responsabilités du Pouvoir, ni pris tous les péchés des Hommes
sur ses épaules.
288
Chapitre XXV Cinquante ans chez les Barbares (51 avant JC)
Les Huulus, par respect pour Antiochos qu’ils considéraient comme un fils,
invitèrent le Basileus à participer à leurs délibérations. Les cinq
Extraterrestres, sur la suggestion de Médonje, commémoraient ensemble le
cinquantième anniversaire de leur arrivée sur la planète Terre. Au dernier
étage de la Tour Carrée, les Cyborgs s’étonnaient presque de se retrouver
seuls, sans leurs nombreuses suites d’Acolytes, ni même leurs conjointes ou
leurs secrétaires.
Médonje, le chef de leur expédition, prit la parole, en grec que tous
maîtrisaient parfaitement :
-Je crois que nous devrions nous considérer dorénavant comme des Terriens
à part entière et tenir pour certain que nous ne reverrons jamais aucun de nos
Compatriotes, dussions-nous vivre encore des siècles. Notre devoir de
réserve, de non-interventionnisme tient-il toujours? Nous ne sommes plus
des observateurs scientifiques, mais des naufragés, intégrés à notre Monde
d’adoption. Nos obligations découlent maintenant de notre nouvelle
appartenance. Nous devons influer activement sur les civilisations barbares
de cette planète. Et nous devons le faire tout en tenant compte de l’Éthique
Huulu et de notre propre finalité.
Opys expliqua :
-N’ayant remplacé aucun de leurs modules depuis un demi-siècle, plusieurs
de nos implants ne remplissent plus leurs fonctions, particulièrement les
mécanismes de régénérescence des tissus et ceux contrôlant notre système
immunitaire. Pendant ces dernières années, nous avons tous contracté une
affection bactérienne ou virale quelconque qui nous a alités. Pour Médonje,
c’était la première fois en quatre cent vingt-cinq ans qu’une telle chose se
produisait.
Médonje précisa :
-Quatre cent vingt-quatre!
Médonje reprit :
289
-Il semble douteux, et même fort improbable, que nous nous retrouvions
encore tous ici, dans un autre demi-siècle. Il nous faut donc concentrer notre
action dans le temps qui nous est imparti. Nous ne pouvons répandre chez
les Barbares une technologie dont ils mésuseraient. Nous devons d’abord
relever l’Éthique de ces gens et accentuer tous nos efforts en ce sens. Nous
nous sommes d’abord assurés d’établir l’ordre social et la paix dans les
Royaumes voisins, puis avons relevé leurs Économies en introduisant
quelques techniques nouvelles, en améliorant et en diversifiant les cheptels,
l’agriculture, les méthodes d’irrigation et la rotation des récoltes.
Aujourd’hui, la Commagène gouverne ou influe sur des dizaines de
Royaumes, et même sur l’Empire de Rome, par notre or, nos contacts, et
notre Culte de la Nouvelle Alliance.
Myryis glissa quelques mots :
-Concernant nos dépôts d’or. Il nous faudra en prévoir de nouveaux, car le
Régent de Chine a préféré se faire solder en noix de Madagascar et nous
avons conservé ainsi quatre cent nouveaux talents d’or dans les voûtes du
Château. Nous ne pouvons monnayer les douze mille talents d’or qui
reposent dans nos réserves sans faire chuter drastiquement le prix de ce
métal. Les arrivées massives d’or à Rome, en provenance des riches mines
des deux Provinces d’Espagne, ont déjà fait baisser du quart la valeur de ce
métal en Italie.
Médonje confirma :
-Notre commerce a drainé à Samosate une grande partie de l’or d’Occident.
Nous l’utilisons essentiellement pour acheter la soie des Chinois et les épices
des Indes. L’or ne sert principalement qu’à paver les jardins de l’Empereur
de Chine et à orner les bras et les chevilles de millions d’Indiennes. Mais,
entre de bonnes mains, ce métal constitue une arme de premier plan. La
Route de la Soie et celle des Épices déversent chaque année leurs cargaisons
sur nos marchés. La route de l’Encens et de l’Ivoire, passant par la Mer
Rouge, a repris l’an dernier et la venue des légions de Bibulus sécurisera
Suez pour de bon.
Antiochos intervint à son tour :
-Depuis votre arrivée, peu avant ma naissance, il y a cinquante ans, et grâce
à vos judicieux conseils, la Couronne de Commagène a décuplé ses
290
Domaines, centuplé sa production agricole et multiplié par cinq sa propre
Population. Je suis perçu comme un Dieu par mes Sujets et des millions de
Fidèles. Notre Église répand un message de paix universelle et d’amour
fraternel, que vous avez inspiré à mon Auguste Père et à moi-même. Des
millions d’hommes ont été préservés de l’esclavage ou libérés de leurs liens
grâce à vous. Tous les ans, des foules de Pèlerins reconnaissants
s’assemblent au Nympheum pour célébrer votre action bénéfique et
salvatrice, et adorer les Envoyés des Dieux.
Théla ne put s’empêcher de rire :
-Antiochos, les Huulus ne croient pas aux Dieux depuis au moins cent mille
ans! Souvent j’ai dû me retenir pour ne pas m’esclaffer, en voyant se
prosterner devant nous ces foules crédules.
Médonje la reprit :
-Cette crédulité permet l’espérance en un Monde meilleur, perfectible, et en
une évolution éthique. Nous devons la canaliser et nous en servir comme
d’un vecteur de notre message chrétien. Car, après nous, tout ce qui restera
de notre bref passage sur Terre, sera ce message.
Pyréis émit son opinion :
-Nous avons fait voter l’interdiction des sacrifices humains par le Sénat de
Rome, il y a près de cinquante ans, puis décrété l’abolition de l’esclavage en
Commagène. Nous avons racheté et libéré des multitudes de captifs, mais
l’esclavage persiste et prend des proportions monstrueuses. Ces dernières
années, Jules César et ses légions ont vendu plus d’un million de prisonniers
Gaulois sur les marchés d’Italie.
Médonje précisa :
-Un million quatre cent mille esclaves. Mais il y eut bien plus de trois
millions de morts chez les Gaulois.
Pyréis poursuivit sa pensée :
291
-Nos voisins les Arabes, prospèrent grâce à l’esclavage et à leurs rapines. Et
le sort qu’ils réservent à leurs captives rend enviable la vie d’esclave en
Italie.
Théla ne put s’empêcher d’intervenir :
-Les Arabes basent leur société sur une polygamie débridée. Ils n’ont pas de
familles, mais des troupeaux de femmes et d’enfants. Leur modèle est ce
Patriarche, Hérotimus, qui commandait une troupe composée de ses sept
cent fils.
Médonje précisa :
-Sept cent dix, et probablement autant de filles, enterrées vives à leur
naissance.
Opys confirma les horribles mutilations génitales subies par les femmes.
-Mais il est rare que leurs maris me laissent les approcher pour soigner leurs
maladies.
Antiochos suggéra :
-Nous pouvons considérer la polygamie comme une forme d’esclavage, et
comme telle, la condamner. La plupart de mes Sujets pratiquent la
monogamie, sauf une petite minorité de bien-nantis. Proclamons l’abolition
de la polygamie, tout en tolérant les faits accomplis.
Le Chancelier tempéra l’enthousiasme de son Souverain :
-On ne retrouve pas de Chrétiens chez les Arabes. Pour eux un Messie serait
un Général qui capturerait Jérusalem et l’Égypte et la Syrie et la Perse et qui
ramènerait des milliers de captives pour leurs harems et un riche butin pillé
dans les villes. Leur Culture, guerrière, se consacre toute entière autour de la
notion de Djihad, de razzias sans fin, et leurs épopées décrivent les trésors
ravis à l’ennemi lors de coups de main devenus mémorables.
Antiochos s’emporta :
292
-Alors, si on ne peut les contenir éternellement, ni les assagir, ni les
convertir à notre Foi, devons-nous considérer les Arabes comme un fléau
inévitable que nous devons châtier de temps en temps? Mon Ancêtre, le
Grand Alexandre, confronté aux mêmes razzias perpétuelles, s’apprêtait à
mener une campagne en Arabie, lorsque la mort le faucha, à la fleur de l’âge.
Pyréis glissa son mot :
-Majesté, quand votre petit-fils Pacorus a constaté l’état lamentable de leurs
esclaves, il m’a dit de ne pas punir les négriers Arabes, mais de les détruire.
Médonje scruta son Roi et résuma sa pensée :
-Votre souci d’éviter de répandre le sang vous honore, Antiochos. Nous
pourrions réduire les Royaumes d’Arabie en tarissant leurs
approvisionnements d’esclaves, et en détruisant systématiquement leurs
flottes. Nous insisterons auprès des Gouverneurs Cicéron et Bibulus pour
que leurs légions s’emparent du Royaume des Nabatéens et occupent leur
capitale de Pétra et aussi la ville portuaire d’Aqaba sur la Mer Rouge. Notre
flotte pourrait assister les troupes romaines dans leur conquête d’Aqaba, en
les pourvoyant en eau, en provisions et même en y acheminant des soldats à
partir de Suez.
Antiochos manifesta son approbation par un laconique « Amen! » répété par
les cinq Extraterrestres.
Avant de clore leur réunion, Médonje aborda la question de la sécurité des
Cyborgs :
-Au cours des dernières années, des cas de force majeure nous ont obligés à
utiliser notre navette spatiale en plein jour, devant des milliers de témoins
abasourdis : notre intervention au milieu d’un champs de bataille pour
sauver Lucullus, notre départ précipité vers Madagascar pour assister Théla,
nos démonstrations de haute-voltige au-dessus du Nympheum pour épater
les Pèlerins. Sans compter les guérisons miraculeuses opérées par Opys et
ses Acolytes et les armes sulfureuses utilisées sur les remparts de Samosate
et sur nos navires. À la Cour, et à travers la vaste parentèle asiatique
d’Antiochos, et même à Rome, on connaît ou on soupçonne la nature
extraterrestre des Grands Prêtres du Nympheum. Des soupçons de
nécromancie valurent à Myryis un attentat contre sa vie. Les Romains
293
superstitieux considèrent même nos arbalètes comme des armes magiques.
Et cela pose un problème gravissime pour la sûreté du Royaume et de nos
personnes, car tous les détrousseurs de la Planète tenteront sans cesse de
s’emparer de ces Anges Célestes et de leurs connaissances magiques et de
leurs richesses légendaires.
Le Basileus Antiochos leva la main et décréta d’un ton solennel :
-J’ai longuement médité sur ce sujet que nous avons maintes fois abordé.
Dorénavant, nous cesserons de référer aux Huulus qui constituent le Conseil
Privé du Roi comme à des ‘Anges Célestes’. Nous parlerons plutôt de
l’Esprit Saint qui préside au Nympheum et qui inspire le Conseil des
Ministres. Nous détruirons ou censurerons tous les textes décrivant le
passage d’Anges Célestes en Asie et nous nierons les faits que nous
connaissons. Désormais, nos Fidèles se salueront ‘Au nom du Père, du Fils
et de l’Esprit Saint’.
Au sortir de leur réunion, la Cour apprit avec tristesse la mort de leur Initié
Posidonius de Rhodes, né à Apamée près de Zeugma, et surnommé l’Athlète
par ses Contemporains. Malgré ses quatre-vingt-cinq ans, Posidonius
enseignait toujours à l’Académie d’Antioche et gouvernait la NéoCommagène au nom d’Antiochos. Sa perte fut durement ressentie par les
Huulus qui avaient effectué de nombreux voyages aux confins du Monde
connu en compagnie de Posidonius. Respectant les dernières volontés de
leur Initié, ils déposèrent sa tombe dans une crypte creusée à flanc de
montagne, face au Sanctuaire du Nympheum, près du sarcophage de son ami
Geminus de Rhodes et de celui de Philippe l’Ancien, fils de l’Empereur
Grypus et compagnon apprécié des Huulus.
Une colossale pierre cylindrique obstruait l’entrée du caveau, sculpté dans le
roc, et qu’on déplaçait au moyen de câbles halés par une centaine
d’hommes. Médonje profita de la proximité d’une cachette pour montrer au
Basileus l’un des nouveaux dépôts d’or du Royaume. Les deux hommes
s’éclipsèrent, en ordonnant à leurs gardes de retenir les curieux, et se
rendirent à moins d’un kilomètre de là, au pied d’une gorge étroite qui
fendait la montagne. Se voulant théâtral, le Cyborg pointa du doigt une
énorme pierre adossée à la falaise et s’exclama d’une voix forte, qu’amplifia
l’écho:
-César, ouvres-toi!
294
La pierre bascula sur le côté et les rayons du Soleil reflétèrent l’éclat de l’or
pur des talents qui s’amoncelaient à hauteur d’homme dans la vaste cavité
qu’il fit se refermer par un tonitruant « César, fermes-toi! »
L’ouie sensible du Cyborg lui fit percevoir des bruits de pas précipités
provenant du sommet de la falaise. Subodorant qu’un observateur
inopportun avait assisté à la scène, Médonje se propulsa à la poursuite du
témoin gênant, un jeune pâtre, qui détalait aussi rapidement qu’une chèvre
de montagne. Le Cyborg déposa aux pieds d’Antiochos le berger, encore
paralysé par le survol vertigineux du gouffre dans les bras du Magicien. Le
Basileus releva doucement le jeune homme :
-Reconnais-tu ton Roi? Et mon Chancelier? Qu’as-tu vu du haut de la
falaise, mon fils?
-Monseigneur, la montagne s’est ouverte par magie sur une caverne remplie
de trésors étincelants. Je ne suis qu’un humble chevrier à la recherche de
bêtes égarées. Et un bon Chrétien qui paie sa dîme au Temple.
Le Roi jeta un coup d’œil à Médonje qui opina du sourcil :
-Berger, comment t’appèle-t-on? Mathieu? Bien Mathieu, je te nomme
intendant du Trésor Royal de Commagène, avec le rang et les émoluments
d’un Acolyte du troisième niveau. Tu feras paître tes troupeaux dans cette
montagne et tu t’assureras que personne ne creuse jamais cette falaise. Et,
bien sûr, tu tairas l’existence de cette caverne. Maintenant, suis-nous
jusqu’au Sanctuaire pour officialiser ta nomination comme Trésorier
auxiliaire. Et puisse Mithra te tenir sous sa bienveillante protection!
Prévenu des funérailles de Posidonius, Philippe, Roi d’Antioche avait tenu à
venir méditer sur la tombe de son père et avait parcouru d’une seule traite la
distance les séparant de sa proche Capitale d’Arsamosate, d’où il régnait sur
une partie de l’Asie, ainsi que sur la Route de la Soie et du poisson salé. Les
Rois, les Mages et le Berger se rendirent ensemble au Sanctuaire qui
couronnait la montagne sacrée, pour y saluer leur amie, la Grande Prêtresse
Maria qui ne se déplaçait plus qu’à grand peine, assistée de la prévenante
Marie, la fille de Théla. Tous s’inclinèrent devant le merveilleux sarcophage
de marbre de Mithridate Kallinikos de Commagène, fondateur du
Nympheum et les Huulus ne purent cacher leur affliction face à la mort,
295
pratiquement vaincue dans leur Civilisation d’origine, mais qui, sur Terre,
définissait la Condition humaine, devenue dorénavant la leur.
Quand leurs carrosses pénétrèrent dans la Cour du Château, une Ambassade
égyptienne les y attendait déjà, qui présenta cérémonieusement un pli, de la
part de Cléopâtre, au Basileus Antiochos qui s’étonna :
-Une autre demande en mariage?
-Certes non, Majesté, rétorqua l’Ambassadeur. Le Pharaon Ptolémée Aulète,
Néo Dyonisos a quitté son enveloppe charnelle pour rejoindre les Dieux.
Cléopâtre règne désormais sur l’Égypte, avec son jeune demi-frère qu’elle
épousera comme le veut notre coutume.
Le message de Cléopâtre étonna Antiochos, qui le tendit, encore médusé, à
son Chancelier. La missive disait en substance :
-Moi, la Divine Cléopâtre, Pharaon d’Égypte, réincarnation de la Déesse
Isis, je désire siéger parmi les Dieux au Sanctuaire de Nymphée.
Antiochos prévint son secrétaire :
-Et les derniers paragraphes mentionnent qu’elle a déjà ordonné à tous ses
Sujets d’épargner la vie des vers de terre.
Médonje rigolait à la lecture du parchemin :
-Cléopâtre écrit qu’elle se contenterait d’une effigie de sa divine personne
trônant en permanence sur notre Montagne Sacrée. Elle a déjà assisté aux
cérémonies estivales à notre Sanctuaire. Je me souviens qu’elle avait passé
quelque temps à discuter avec Gupta et les moines bouddhistes, et avait paru
sidérée par l’idée qu’on pouvait se réincarner en ver de terre.
Après ces funérailles éprouvantes, ils éclatèrent d’un rire homérique, mais
seulement après s’être d’abord assurés ne plus être à portée de voix des
envoyés égyptiens.
Cléopâtre demandait à la Commagène de l’aider à relever l’Économie de
l’Égypte, qui devait encore soixante millions de sesterces à Pompée, pour le
rétablissement du défunt Pharaon sur son trône. Antiochos fit livrer à
296
Cléopâtre des semences et des socs de charrue, des pelles et des pioches, en
bon acier de Commagène. Les lourds navires transportaient aussi des
Acolytes de la Nouvelle Alliance, des jardiniers, des portraitistes et des
sculpteurs. Et aussi des Missionnaires, infirmiers, grammairiens, copistes et
scribes, chargés de s’établir à Alexandrie, pour y grossir leur Communauté.
Médonje joignit à la réponse d’Antiochos une carte indiquant quelques
gisements aurifères non encore repérés par les Égyptiens et situés dans les
montagnes arides bordant la Mer Rouge.
Peu après son arrivée à Tarse, Capitale de sa Province de Cilicie, le
Gouverneur Cicéron, se joignit à son ami Bibulus, nouveau Gouverneur de
Syrie, pour rencontrer le Basileus de Commagène à Samosate. Antiochos
permit aux Proconsuls de se faire escorter d’une légion et d’établir leur
campement à quelques kilomètres de sa Capitale. Le Basileus insista pour
qu’habitent au Château, tout le temps de leur séjour, Cicéron et Bibulus,
ainsi que son épouse, Porcia, la fille de Caton, le Chef du parti républicain.
Pendant toute une semaine, la Cour de Samosate resplendit dans de fastueux
banquets, précédés et suivis de spectacles et de pièces théâtrales.
Médonje et Cicéron ne tarissaient pas dans leurs échanges verbaux, faits
indistinctement en latin et en grec. Trois secrétaires, rompus à la
sténographie inventée par Mécène, notaient les propos échangés. Cicéron
s’étonnait de la bonne mine de Médonje que les années semblaient avoir
épargné.
-C’est que vous m’avez connu déjà vieillard, mais je vous assure n’être
qu’un simple Mortel, Consul.
Ils abordèrent tous les sujets, passant du coq à l’âne, riant des derniers potins
de Rome ou plissant le front en arguant de propos graves. Antiochos fit luimême visiter aux Romains la Bibliothèque, la Ménagerie, les Thermes,
l’Amphithéâtre, le Caravansérail, les Écuries Royales, les Serres, le grand
Marché, la Vieille Ville et quelques ateliers.
De la terrasse du Château, le Basileus commentait le paysage :
-À ma naissance, la rive opposée de l’Euphrate n’était que déserts, alors
qu’aujourd’hui nos norias, les moulins à vent et à eau, ont transformé ces
terres stériles en jardins florissants.
297
Médonje envoûta Cicéron, en lui montrant quelques unes de ses collections
et une partie de sa correspondance. Ils allèrent s’incliner sur la tombe de
Posidonius de Rhodes, un des maîtres de Cicéron. Et le Cyborg saisit
l’occasion pour dévoiler un pan des richesses que possédait la Commagène à
celui que le Sénat avait nommé Père de la Patrie. Ils marchèrent seuls
jusqu’à la caverne gardée par le pâtre Mathieu et ses chèvres. Médonje,
hilare, s’écria :
-César, ouvres-toi!
Il s’amusa de constater l’émerveillement de ses deux compagnons devant ce
prodige.
-Il y a ici mille talents d’or et il existe une douzaine de semblables dépôts
disséminés en Commagène.
Le Grand Prêtre fit ensuite un pèlerinage au Nympheum et parcourut avec
Cicéron le dédale des salles et des cryptes creusées sous la montagne. Les
Acolytes ouvrirent la salle dite de Lucullus :
-Le Gouverneur Lucullus a légué ces trésors à notre Église. Je propose qu’on
les utilise pour rebâtir l’Asie.
Bibulus décida d’installer sa famille à Antioche et d’envoyer son fils Lucius
Calpurnius étudier à l’Académie. Lui-même dut se rendre à Damas, y relever
les troupes de Cassius Longinus et ensuite réprimer un soulèvement général
en Judée, mené par les partisans d’Aristobule toujours prisonnier à Rome.
Cicéron avait consenti à déplacer deux de ses trois légions en Syrie, afin que
celles de Bibulus puissent pacifier la Judée et sécuriser Suez.
De Rome, leur Initié Lucien racontait aux Huulus que le jeune Octave avait
prononcé un discours admirable aux obsèques de sa grand-mère, la sœur de
César, et qu’il était devenu la coqueluche de l’Aristocratie. Lucien décrivait
aussi comment Longinus, le Questeur de Crassus, avait transformé sa
rencontre avec les troupes de Pacorus, venues l’aider alors que les Arabes
l’assiégeaient à Damas, en attaque des Parthes contre la Syrie, que lui,
Cassius Longinus, avait fait fuir en les menaçant de la vindicte de Rome.
-Pour faire taire ce pleutre vantard, Pompée accepte de lui faire voter par le
Sénat un Triomphe contre les Parthes. Quelle ignominie!
298
Le Gouverneur Cicéron se rendait à la Cour de Samosate presque tous les
mois, y discuter avec Antiochos et l’un ou l’autre des Grands Prêtres. Par
Cicéron, Médonje apprit que ses élèves Octave et Mécène s’étaient rendus
en Gaule, auprès du généralissime Jules César pour recueillir ses
commentaires sur la guerre des Gaules. Le Père de la Patrie précisait :
-Mon copain, Aulus Hirtius, a été chargé par César de publier ce recueil à
Rome, afin de présenter au Sénat une justification de ses actions en Gaule.
L’œuvre fait l’éloge du génie et des qualités de César et transforme cette
boucherie, ces génocides et ces massacres, en prouesse militaire ajoutant à la
grandeur de Rome. César avait remis toutes ses notes à son petit-neveu
Octave qui rédigea une première ébauche. Mécène sténographia plusieurs
entretiens avec César et son État-Major. Aulus Hirtius, chargé de l’éditer,
me demande d’intervenir auprès de mes contacts et d’engager tous leurs
copistes, en offrant double rémunération.
Médonje sonda Cicéron :
-Et vous nous conseillez d’aider César à publier ces mystifications?
Le Romain s’expliqua :
-Mon espoir est de maintenir César dans le respect de nos Institutions et
l’obéissance au Sénat. Comme Pompée l’a fait, alors qu’il pouvait s’emparer
du Pouvoir avec ses légions, et suivre l’exemple des Tyrans Marius et Sylla.
Il ne faut jamais plus que des guerres civiles transforment les rues de Rome
en rivières de sang. J’espère que César se satisfera des honneurs que sa
République lui conférera. Aussi flattons son ego et consentez à faire publier
ses Commentaires par votre maison d’édition à Rome.
Dans les derniers jours de l’année, Pompée écrivit une étrange lettre à
Antiochos :
-Divin Père, la République vous remercie d’avoir protégé la Syrie après la
défaite de Crassus, et aussi pour l’approvisionnement en blé envoyé à Rome.
Je me réjouis que la flotte de la Mer Rouge ait repris du service. Rome a été
inondée par l’ivoire africain et l’encens d’Arabie, et les coffres de l’État ne
s’en portent que mieux. Je crains un affrontement avec César qui contrôle
dix légions en Gaule. Le Consul Marcellus a proposé de lui retirer son
299
Proconsulat sur les Gaules, mais son Collègue s’est objecté, ainsi que le
Tribun Marc-Antoine qui désire que les nouvelles recrues soient dépêchées
à Bibulus en Syrie plutôt que de me les confier pour l’Espagne. Le Sénat
vient de m’ordonner de reprendre une de mes légions prêtées à César. Mais
je ne mettrai aucun empressement à obéir à cet ordre. Que Mithra nous
préserve d’une autre guerre fratricide en sol Italien!
300
Chapitre XXVI Les Hommes-Souris (50 avant JC)
Un appel d’Opys tira Médonje de sa dégustation du nouvel arrivage de
haschisch de Baalbek.
-Viens au Caravansérail contempler ce que le Roi du Sri Lanka nous a fait
parvenir. Je me refuse de t’en dire plus, mais tu seras renversé, comme nous
tous ici.
Le Chancelier se hâta, aiguillonné par la curiosité, et ses Acolytes se
précipitèrent sur ses pas pour recouvrir ses épaules d’un manteau et protéger
le crâne chauve du Chancelier sous un grand parasol de soie. Dans un coin
du Caravansérail, une foule compacte entourait une dizaine de solides cages
d’où provenaient des grognements simiesques et des rugissements de fauves.
Opys indiqua à Médonje deux cages. La plus grande emprisonnait un
énorme singe au poil roux, un quadrumane de cent cinquante kilos, aux
crocs redoutables. Dans un coin de l’autre cage, trois êtres humains
minuscules regardaient s’approcher avec effroi Médonje et Opys et tentaient
de se couvrir d’un tissu crasseux. Les deux adultes, un mâle et une femelle,
n’atteignaient pas trois pieds de haut et le bébé accroché au sein de sa mère
pouvait tenir dans le creux de la main des Huulus.
Une lettre du Souverain du Sri Lanka apportait autant d’interrogations que
d’éclaircissements :
-L’Empereur de Chine, Xian-Dao, inspiré par le périple de son père, a
constitué une expédition navale chargée d’établir un comptoir commercial
dans le Détroit séparant les grandes îles de Sumatra et de Java et qui servirait
de base de ravitaillement pour des flottes chinoises se rendant au Sri Lanka.
Pendant que le corps expéditionnaire établissait un fortin et défrichait des
terres, une des galères chinoises explora la côte sud de Java. Les Chinois
interceptèrent des pirogues indigènes qui longeaient la rive. Ils y trouvèrent
cinq de ces petits hommes, ligotés, ainsi que les restes de plusieurs autres,
partiellement dévorés par les cannibales.
-Les Chinois échangèrent quelques épées de bronze contre le lot de ces
‘Hommes-Souris’ qu’ils ramenèrent avec eux jusqu’au Sri Lanka. Malgré
tous nos soins, ils refusent la nourriture et cherchent toujours à blesser leurs
gardiens. Nous avons dû les gaver de force pour les maintenir en vie. Aussi,
301
ai-je commandé qu’on les achemine le plus rapidement à Samosate, pour
que les Grands Prêtres soignent ces Lutins et puissent me raconter leur
Histoire.
Médonje ouvrit la cage, tira une pomme de sa manche, la coupa en deux et
présenta le fruit aux minuscules humains. La femelle accepta l’offrande,
mais le mâle resta prostré. Les Cyborgs hypnotisèrent les deux humanoïdes
et les transportèrent à la Tour Carrée, avec leur minuscule bébé, de sexe
masculin. Les Acolytes lavèrent les homoncules et les débarrassèrent de
leurs nombreux parasites, les parfumèrent et les vêtirent de costumes portés
par les petits-enfants d’Antiochos. Pendant leur sommeil induit, Opys avait
ausculté les petits êtres :
-La femelle semble en santé, mais le mâle souffre d’un bras cassé qui s’est
mal ressoudé.
Le Cyborg recassa le bras du blessé inconscient et l’immobilisa
correctement à l’aide d’attelles.
À leur réveil, une nourrice qui en avait la garde remit son fils à la femmesouris et laissa Opys et Médonje seuls avec les petits êtres. Les Cyborgs
scrutèrent la psyché de leurs minuscules hôtes et les inondèrent de pensées
apaisantes, puis ils établirent peu à peu un lexique primitif pour
communiquer avec eux, dans leur langage presque dénué de voyelles. Ils
firent apporter des plateaux de fruits, de poisson salé, de viandes fumées, les
disposèrent à portée de main des homoncules, et entreprirent une longue et
laborieuse conversation avec les demi-hommes.
Trois jours plus tard, ils se présentèrent avec les nouveaux venus au Château
de Samosate où toute la Cour assemblée contempla, incrédule, leur arrivée.
Les deux homoncules se déplaçaient craintivement entre Médonje et Opys
en jetant des coups d’œil apeurés sur la foule des Géants qui les entouraient.
Le Chancelier s’inclina devant Antiochos :
-Sire, voici le chasseur Lé-Ho et sa fille Li-Hen, le bébé n’a pas encore de
nom. Ce sont des Humains, comme nous tous, qui possèdent un langage, une
religion et de bien étranges légendes. Ils proviennent d’un ‘Royaume des
Volcans’ peuplé de monstres, mais qu’ils appèlent leur Paradis. Pour eux,
notre Espèce, les Géants, constitue un des plus grands périls. Mais ils
302
craignent encore plus les pythons géants qui s’introduisent dans leurs
cavernes ou leurs terriers.
-Ils chassent des éléphants nains primitifs dont les défenses ne sont pas
recourbées, des rhinocéros et des hippopotames nains. Ils travaillent
adroitement la pierre, en fait l’obsidienne, comme les Atlantes, et en tirent
de longues pointes élancées pour la chasse aux gros gibiers. Mais leur arme
principale est la sarbacane et leurs traits enduits de poison paralysant.
L’histoire de ces deux seuls survivants de leur groupe se révèle d’une
tristesse à fendre l’âme. Des cannibales de notre Espèce, leurs pires ennemis
après les serpents, se sont introduits dans leurs clapiers et ont dévoré la
moitié de leur village. Les Chinois les ont sauvés de la casserole pour les
jeter dans des cages. Ils ont durement ressenti la froidure du climat pendant
leur voyage sur mer et la plupart de leurs compagnons ont préféré jeûner
jusqu’à la mort plutôt que de subir encore plus cette privation de liberté.
Antiochos, assis sur son trône chryséléphantin, fit signe aux deux Lutins
d’approcher, toujours encadrés par Opys et Médonje. Imitant les Huulus, ils
s’agenouillèrent devant le Roi et la Reine qui leur remirent, à la suggestion
de Médonje, des colliers d’opales scintillantes. Le présent causa un grand
émoi chez les Lutins pour qui l’opale constituait une pierre sacrée qui
renfermait le feu des volcans. À la grande gêne d’Antiochos et de son
épouse Isias, les Homoncules se jetèrent à leurs pieds qu’ils tentèrent
d’embrasser en émettant des couinements incompréhensibles mais
révélateurs de leur appréciation. Médonje traduisit pour la Cour :
-Même leur Roi ne possède pas de tels colliers. Lé-Ho promet de tailler un
biface pour vous remercier.
-Pour l’instant, nous avons logé ces Homoncules dans une de nos serres
tropicales, qui leur rappèle un peu leur Patrie, constituée de jungles
impénétrables. Ils demeurent extrêmement craintifs face à nous, les Géants,
qu’ils voient comme des ennemis héréditaires et il faudra un certain temps
pour les habituer à notre présence. Et leur apprendre les rudiments de notre
langue.
Antiochos demanda :
-Mais sont-ce là des Hommes ou des singes?
303
Opys expliqua :
-Indubitablement des Hommes, Majesté, mais d’une espèce primitive. Ce
sont les Ancêtres ou de proches Cousins de l’Humanité actuelle. Et leur
condition d’insulaires a réduit considérablement leur taille. Leur cerveau se
compare au nôtre, quoique légèrement moins volumineux, toutes proportions
gardées. Chacun de ces adultes connaît par cœur la Tradition de leur Peuple,
transmise oralement depuis l’aube des temps. Ces Êtres minuscules
possèdent une Sagesse et des Légendes se comparant tout à fait aux nôtres.
À la demande des Souverains, les Lutins se dévêtirent et exposèrent leurs
corps velus, à peine moins poilus, même chez la femelle, qu’un Perse. Leurs
bras, démesurés, pendaient jusqu’à leurs genoux. Ils possédaient un visage,
plat, sans menton, avec des arcades sourcilières proéminentes, et leurs nez
rappelaient ceux des gorilles. Mais leurs yeux révélaient l’intelligence et la
curiosité des Hommes. La Reine Isias s’accroupit devant la petite femelle et
retira de sa chevelure une plume d’oiseau-lyre qu’elle lui offrit :
-Li-Hen?
Le cadeau eut l’heur de plaire car Li-Hen, souriante, tendit à la Reine son
bébé, comme pour sceller leur nouvelle amitié. Isias prit délicatement le
nourrisson, l’embrassa tendrement et le présenta à la Cour émerveillée qui
applaudit frénétiquement ce premier contact touchant.
Antiochos décréta que ces petites personnes représentaient une nouvelle
Humanité et leur accorda le statut d’Ambassadeurs, protégés par la Cour de
Commagène. Il les confia officiellement aux soins des Grands Prêtres, qui
devaient leur apprendre des rudiments de grec, et veiller à leur sécurité et à
leur confort.
Antiochos suggéra à Dieotarus, Roi des Galates qui rêvait de prouver la
valeur de ses deux légions recrutées parmi ses Sujets, les Gallogrecs, d’offrir
ses services au Gouverneur Cicéron. À Cicéron, il offrit de d’acquitter la
solde des légions des Galates, et de les approvisionner en blé et en fourrage,
dans une campagne d’éradication des dernières forteresses des pirates
Ciliciens. Médonje se rendit à Tarse, au Palais du Gouverneur, pour remettre
en main propre à Cicéron l’offre de la Commagène et une carte détaillant
l’emplacement des citadelles de ces groupes de brigands de grands chemins :
304
-Leur prise ne posera pas problème, si vous les trouvez dans ce dédale
minéral. Plusieurs Citoyens romains et notables Syriens, retenus otages
contre rançons, se morfondent dans les donjons de ces pirates, certains
depuis plusieurs années.
Médonje profita de l’occasion pour féliciter Cicéron qui venait de marier sa
fille Tullia à Dolabella, héritier d’une riche famille de Chevaliers romains.
-Je ne sais encore si je dois me réjouir de cette union. Ma fille a été séduite
par ce bellâtre de vingt ans qui vient de divorcer pour l’épouser. Dolabella
possède une ambition dévorante et se sert de mon nom pour assurer le sien.
Mais j’ai dû céder à Tullia, éperdument amoureuse de l’homme.
Ils discutèrent de la situation tendue qui se développait à Rome entre les
tenants de César et ceux de Pompée. Cicéron, indigné, racontait :
-César s’est acquis le Consul Aemilius Lepidus en lui donnant trente-six
millions de sesterces pour construire la Basilique Aemilia près du Forum. Et
il a aussi épongé les dettes, considérables, du Tribun Scribonius Curio. Le
Sénat ne peut légiférer contre les intérêts de César sans se heurter au veto du
Tribun ou à l’opposition du Consul.
Le Chancelier jouait avec les poils de sa barbe, ce qui trahissait son trouble :
-Il faut impérativement maintenir l’Ordre Social et éviter un affrontement
fratricide. À votre retour à Rome, réassurez Caton et Pompée que la
Commagène, et ses Dieux, appuient la République et abhorrent les Tyrans.
Comme Médonje invoquait des obligations officielles pour reprendre son
carrosse et faire route vers Samosate, Cicéron lui présenta une plaque de
bronze à remettre à l’auberge sise près du Château.
-Pour afficher sous celles de Caton et de Pompée, ‘Cicéron a parlé chez
Prokos!’
Après six mois passés à la Cour et dans l’intimité des Grands Prêtres à la
Tour Carrée, les Lutins, comme tout le monde les nommait, comprenaient le
grec, mais demeuraient incapables d’une prononciation acceptable. Ils
parvenaient néanmoins à s’exprimer fort convenablement, par la gestuelle
universelle que leur avaient apprise les Cyborgs. Les Huulus par contre
305
baragouinaient couramment dans le caquetage des Lutins et conversaient
avec eux sans fin devant les bûches crépitantes d’un feu de foyer. Lé-Ho
avait retrouvé l’usage de ses deux bras et les deux Homo Erectus nains
avaient gagné du poids. Le bébé de Li-Hen se développait très rapidement et
se tenait debout bien avant son premier anniversaire, en s’aidant de ses bras
démesurés.
Lé-Ho et Li-Hen étonnaient quotidiennement leurs hôtes par leurs
comportements étranges. Lé-Ho s’était confectionné une sarbacane et
l’utilisait sur tous les chiens et les chats qu’il croisait. La notion d’animaux
domestiques échappait totalement aux Lutins et les Acolytes durent souvent
s’interposer entre Lé-Ho et ses cibles. Mis en présence des aigles géants, les
Lutins montrèrent la plus extrême détresse, se cachèrent sous les tuniques
des Huulus et refusèrent d’en sortir. Ils expliquèrent que ces monstres
habitaient leur île et s’attaquaient à presque tout ce qui bougeait, « Sauf aux
plus gros des dragons. » Médonje décida de les confronter à l’immense
saurien ramené des jungles chinoises par Myryis et qu’on tenait enchaîné
dans une caverne réchauffée par des sources thermales. Quand ils aperçurent
l’énorme bête cornée qui faisait plus de vingt mètres, les petits Hommes
déclarèrent en avoir vus d’encore plus imposants sur leur Île aux Volcans.
Mais la scène qui illustra le mieux l’écart entre les Sapiens et les Erectus se
joua dans les sous-sols du Château, lorsque Médonje s’y fit accompagner par
son minuscule invité, pour lui montrer les richesses de la Trésorerie Royale.
Quand les torches des Acolytes illuminèrent les amas d’or et les coffres de
gemmes étincelantes, Lé-Ho se précipita, béat d’admiration sur une des
colonnes massives en électrum ramenées de l’Atlantide, non pas touché par
la vue de l’or, mais plutôt par les inclusions d’obsidienne qui recouvraient la
colonne. Antiochos permit au Lutin de détacher plusieurs morceaux de cette
pierre noire vitreuse qu’il transforma en pointes acérées et qu’il offrit ensuite
au Basileus et aux Grands Prêtres.
Antiochos songea conserver les deux minuscules humains à sa Cour, comme
‘Fous du Roi’ mais leur faciès animal et leur total manque d’humour, le
découragèrent à le faire. Médonje utilisa Lé-Ho pour nettoyer l’aqueduc, car
il pouvait se glisser sans problème dans l’étroite conduite d’eau. Grâce à un
indice donné par les Lutins qui décrivaient leur Royaume des Volcans, les
Cyborgs purent identifier leur Patrie et localiser précisément leur village.
306
Le Roi, les cinq Extraterrestres et les deux Homo Erectus se retrouvèrent
dans le vaisseau spatial des Huulus, devant le grand écran qui surplombait la
cabine. Médonje expliqua, en grec et dans le langage des Lutins :
-Li-Hen avait remis à Théla trois fleurs, une rouge, une bleue et une marron,
en précisant qu’elles représentaient les couleurs des trois lacs entourant leur
village. Théla ne prit que moins d’une heure avant de retrouver l’endroit,
grâce à notre satellite. En voici l’image, en direct!
Une longue île, totalement recouverte de jungles, et bordée au nord de récifs
coralliens, surgit devant leurs yeux. L’image se concentra sur la pointe ouest
de l’île où l’on voyait distinctement trois lacs contigus, un rouge, un bleu, et
un brun, qui s’étageaient sur les pentes d’un grand volcan éteint. Lé-Ho et
Li-Hen poussèrent des cris et s’animèrent avec fébrilité, rendant
incompréhensible leur caquetage. Ils avaient reconnu leur Paradis natal et
pointaient du doigt la paroi rocheuse où s’élevait leur village. Les Huulus
zoomèrent l’image sur l’endroit indiqué et distinguèrent des cavités creusées
dans la montagne, des pistes et des sentiers, et quelques feux de camp. Ils
virent même s’activer des formes humaines à l’entrée des cavernes et autour
des foyers.
Les deux Lutins pleuraient et riaient en même temps, se sautaient
mutuellement dans les bras, puis se saisirent des pieds d’Antiochos qu’ils
embrassèrent sans retenue. Médonje demanda à ses hôtes s’ils désiraient
retourner vivre dans leur Patrie, ajoutant qu’il espérait plutôt convaincre
quelques uns de leurs Compatriotes à s’établir en Commagène, pour y
fonder une nouvelle colonie de leur Peuple. Li-Hen fut la première à
s’exprimer, indiquant qu’elle préférait demeurer à Samosate,
-Jusqu’à ce que mon fils, Méd-Ho, soit devenu un homme.
Lé-Ho, lui, manifesta son enthousiasme à l’idée de raconter ses aventures à
ses Compatriotes et se déclara prêt à en convaincre plusieurs de le suivre en
Commagène. Puis il s’arrêta au milieu d’une phrase, hésitant :
-Mais les petits hommes vous tueront dès qu’ils m’apercevront entouré de
Géants, nos ennemis héréditaires.
307
Médonje l’assura qu’on prendrait les précautions nécessaires pour éviter une
telle réaction et proposa d’utiliser leur vaisseau spatial pour un aller-retour
aux premiers jours de l’hiver.
-Théla et Marie seront de l’expédition, si elles veulent bien déambuler en
costume d’Ève.
Cicéron envoya une longue lettre à Samosate, s’excusant de ne pouvoir
passer les saluer avant de s’embarquer précipitamment pour Rome afin de
tenter de calmer les partisans de César et ceux de Pompée.
-Ma campagne contre les derniers pirates de Cilicie a été couronnée de
succès. J’ai pu libérer une centaine de prisonniers Italiens et nous avons fait
main basse sur le butin de ces voleurs. Pompée me promet un Triomphe
pour cette campagne Cilicienne, la première qui s’est faite sans effusion de
sang, les pirates ayant déposé leurs armes à la vue des légions.
Puis, au milieu décembre, le Père de la Patrie écrivait une nouvelle missive à
ses amis de Commagène :
-Pour désamorcer la crise, le Sénat a adopté par trois cent soixante-dix
contre vingt-deux la proposition de Curio, que César et Pompée renoncent
tous deux à leurs légions. Les Institutions de la République sont toujours
paralysées par les agents de César et les élections consulaires n’ont pu se
tenir. Le Sénat a approuvé les deux Consuls désignés par Pompée qui,
appuyé par Caton et les Républicains, semble résolu à s’opposer à César par
la force, si nécessaire. Celui-ci a établi son camp à la frontière de l’Italie et
paraît disposé à l’affrontement.
D’Égypte, Cléopâtre remerciait Antiochos :
-Divin Père, je me réjouis que ma statue trône maintenant parmi les Dieux
adorés à votre Sanctuaire du Mont Nymphée. Je me rendrai prier au
Nympheum aussitôt que mon Royaume aura retrouvé calme et prospérité. En
remerciement pour les semences et le matériel agricole dépêchés par la
Commagène, je vous envoie une cargaison d’herbes médicinales et de
drogues pour votre hôpital, ainsi que des copies de précieux manuscrits
conservés à notre Bibliothèque d’Alexandrie et quelques œuvres littéraires
des plus lettrés de mes Sujets. Qu’Isis vous conserve sa faveur.
308
Un des textes envoyés par Cléopâtre, que ses bibliothécaires avaient traduit
de l’hébreu en grec, toucha Antiochos qui l’apprit rapidement par cœur, pour
le réciter à sa tendre Isias. L’œuvre exhalait une sensualité et une poésie
rarement dépassées. Le Basileus décida de nommer ce poème, le Cantique
des Cantiques, et de le joindre à son Nouveau Testament.
309
310
Chapitre XXVII Le Royaume des fleurs (49 avant JC)
Quand les neiges eurent fermé les cols et que s’installa le court hiver sur
Samosate, la navette des Huulus quitta sans bruit la Tour Carrée, rapidement
absorbée par les flocons d’une tempête nocturne. Opys avait tenu à
participer à cette expédition au pays des volcans, la Patrie des Lutins32,
-Afin d’en ramener des échantillons des dix poisons végétaux dont Lé-Ho
enduisait la pointe de ses flèches. Et aussi, pour examiner la pharmacopée de
ces gens.
Lé-Ho tenait difficilement en place et on l’avait assis entre Marie et Théla,
qui tentaient d’expliquer au Lutin qu’ils ne resteraient confinés dans
l’étrange habitacle que quelques minutes, et non pas quelques mois, grâce à
la magie de Médonje. Le vol dura moins de trente minutes et ils atterrirent
peu avant l’aube, sur une rive du plus petit des trois lacs colorés. Aux
premières lueurs du jour, Lé-Ho sortit de la navette spatiale et s’élança sur la
pente menant à son village natal. Il en revint au milieu du jour, suivi d’une
troupe d’une centaine de ses semblables qui se tinrent à une distance
respectueuse du mystérieux appareil des Géants.
Tous les Lutins étaient nus. Les mâles tenaient des sarbacanes qui faisaient
le double de leur taille et les femelles se coiffaient de fleurs. Un Lé-Ho
triomphant, un collier de fleurs au cou, s’approcha de l’appareil des
Extraterrestres et frappa de son poing sur le sas qui s’ouvrit dans un léger
chuintement. D’abord en émergea Marie, puis Théla, vêtues de soies
diaphanes qui laissaient voir leur corps, ensuite parurent Médonje et Opys,
nus comme leurs hôtes. Les quatre Géants firent une révérence éloquente,
dans la gestuelle universelle, et Médonje s’accroupit devant celui des Lutins
qu’il devinait être leur chef et lui tendit un collier d’étincelantes opales de
feu,
-D’un ami à un ami.
Le Roi des Gnomes cessa de trembler intérieurement, car, extérieurement, il
ne laissait rien suinter de son émoi et conservait un air stoïque devant ses
Sujets. Lé-Ho, posté à la droite de son Souverain, intervint :
32
Des Homo Erectus Floresiensis
311
-Médonje, voici R-Ho, Chef du Clan des Trois Lacs Colorés, et qui persiste
à croire que je suis un Esprit revenu d’entre les Morts. Parlez-lui du Château
des Géants à peau blanche. Montrez-lui une image de Li-Hen et de son bébé.
D’une voix forte, voulant être entendu de tous, Médonje prononça quelques
phrases dans l’idiome guttural des Lutins. Saluant le Peuple des Volcans, le
Cyborg se présenta comme un grand voyageur venu admirer les beautés de
leur Royaume et partager avec eux certains cadeaux des Dieux. R-Ho
accepta les opales que lui tendait Médonje et s’en montra ravi, ce qui fit
baisser la tension d’un cran. Les petits hommes abaissèrent leurs sarbacanes
et se firent encore plus attentifs aux paroles des Géants.
Médonje fit signe à ses compagnons d’étaler sur le sol devant leur navette
spatiale les présents destinés au Petit Peuple. Pour ces gens qui ne
connaissaient que la pierre taillée, les produits de la Commagène apparurent
comme des merveilles quasi inconcevables. Gâteaux au miel, pots de
confitures, paniers de fruits confits, sucreries, parfums, savons, poissons
séchés, viandes fumées, miroirs, verroteries colorées, cognées et machettes
d’acier, les Huulus vidèrent leur habitacle rendu exigu par toutes ces
cargaisons empilées jusqu’au plafond. Puis ils remirent à chacun une
écuelle, des ustensiles et un couteau en acier et les invitèrent à prendre place
autour d’un banquet.
Lé-Ho, radieux, présentait les membres de son Clan aux Huulus, donnant
leurs titres et décrivant leurs prouesses. Après les chasseurs, vint le tour des
femmes et des plus jeunes d’entre eux, certains ne mesurant pas encore un
pied. Dès les premières mastications, la bonne humeur gagna tout le groupe
et Médonje profita du moment pour s’entailler la main avec une pierre
tranchante et exposer à tous le sang rouge de sa blessure.
-Regardez, voyez, nous ne sommes pas des esprits, mais des êtres faits,
comme vous, de chair et de sang.
Opys s’infligea aussi une coupure pour étayer les dires de Médonje. Mais
lorsque Marie et Théla firent mine de s’entailler les bras, plusieurs des
femelles parmi les Lutins s’objectèrent, disant que la preuve de leur
humanité avait été suffisamment démontrée.
Devant Médonje surgit l’image de Li-Hen allaitant son bébé :
312
-Bonjour à tous! Je suis au Château des Géants, en compagnie de leur Roi,
An-ti-o-chos qui envoie son salut au Peuple des Volcans. Ici, on mange
toutes sortes de bonnes choses et j’espère que plusieurs d’entre vous
viendrons m’y rejoindre.
Devant l’apparition, la moitié des villageois avait reflué vers la jungle, mais
rassérénés par les propos de Li-Hen, les Homo Erectus reformèrent leur
cercle et échangèrent des propos badins avec leur Compatriote qui
s’adressait à eux de Samosate, balayée par la neige, à des milliers de lieues
de leur paradis tropical.
Les Cyborgs remarquèrent d’immenses aigles survolant leur assemblée et
Lé-Ho, à son tour, les rassura :
-Ils n’attaquent jamais un groupe des miens. Ces oiseaux connaissent nos
flèches.
Les voyageurs portèrent leur attention sur le paysage grandiose qui s’offrait
à leurs yeux. Des crêtes montagneuses déchiquetées les surplombaient, d’où
naissaient des nuages. On voyait distinctement la jungle omniprésente
exhaler sa pesante humidité et celle-ci se transformer en lourdes nuées
blanches. Une mer végétale s’accrochait à toutes les parois, occupait toute la
surface de l’île, et abritait des myriades d’oiseaux chanteurs et d’insectes
bruiteurs, ainsi qu’une faune de dangereux prédateurs.
Les Lutins s’alarmèrent soudain et refluèrent d’un même mouvement vers
leurs cavernes. Lé-Ho avertit les Huulus que le vent apportait l’odeur de
dragons, « Comme celui que vous possédez en Commagène. » Médonje
engagea Marie à regagner la protection de leur cabine avec Théla qui
consulta les instruments de l’appareil et confirma.
-Il y en a deux, de très grosses bêtes, qui se dirigent rapidement sur notre
position. Je les tiens dans mon viseur, prête à les tétaniser.
Le feuillage s’anima sur leur droite, d’où fusa une colonie d’oiseaux du
paradis. Puis, surgirent des buissons bordant la rive du lac où ils se tenaient,
une dizaine de gros quadrupèdes couinant qui détalaient à toute allure devant
un danger imminent. Ces bêtes33 qui évoquaient des sangliers, possédaient
33
Des Élasmothériums, espèce aujourd’hui disparue.
313
une corne unique, et démesurée, prenant racine entre leurs yeux et s’étendant
sur tout le museau.
Les Licornes chargèrent les hommes qui s’interposaient à leur fuite éperdue,
mais leur charge s’arrêta brusquement et les bêtes s’affaissèrent,
inconscientes. Au même instant, des lézards monstrueux émergeaient des
frondaisons. Un couple de sauriens cornés, manifestement des carnivores, à
en juger par les rangées de poignards acérés qui leur servaient de dentition.
Les monstres s’affaissèrent à leur tour, figés par les instruments des
voyageurs galactiques.
Un étrange silence plana quelques secondes sur la canopée, mais la vie
tonitruante reprit rapidement son cours. S’aidant de lianes tressées, les
Lutins redescendirent la paroi verticale où se nichait leur village et
s’approchèrent, incrédules, des animaux paralysés. Ils s’émurent en
constatant que les dragons n’étaient qu’endormis et le Chef donna le premier
coup de grâce en plongeant une longue lame d’obsidienne dans la gorge
d’une des immenses bêtes. Les Lutins ne touchèrent pas aux licornes et Opys
demanda pourquoi à Lé-Ho :
-Tabous! Ils tuent les serpents. Ils broutent la végétation près du Camp et
éloignent les varans, certains aussi gros que ces dragons, et qui, eux,
s’attaquent à mon Peuple.
Bientôt les licornes se relevèrent et fuirent se mettre à couvert, en émettant
des couinements porcins. Le Chef du Clan, R-Ho, assisté de trois de ses
chasseurs, traînèrent jusqu’à Médonje la tête d’un des dragons.
-Il est de bon augure qu’aucune de nos Licornes sacrées n’ait péri, ni par
votre magie, ni par ces mâchoires. Il y aura fête au village ce soir. Un festin,
en votre honneur, de viande de dragon, arrosé de nectar des Dieux.
Les Huulus, et Marie, aidèrent les Lutins à transporter les quartiers de
viandes monstrueuses et à les hisser jusqu’à la corniche où débouchaient les
ouvertures de leurs grottes. Rapidement, vaincues par l’étouffante chaleur,
les deux femmes avaient renoncé à porter leurs voiles qui collaient à la peau
sous l’humidité.
Avant de souper, une partie de la Tribu des Lutins accompagna les Géants à
l’étang formé sous la cascade qui dévalait leur montagne verdoyante. Tous
314
se baignèrent avec ravissement, savourant la fraîcheur des lieux et les
parfums exhalés par les massifs en fleurs. Les rires cristallins de Marie et de
Théla ravirent et unirent les Lutins et les Géants dans une commune
Humanité. Les enfants cueillirent des fleurs et en recouvrirent leurs invités,
et profitaient de l’occasion pour toucher leurs peaux blanches ou les
chevelures flamboyantes des deux femmes. Puis ils grimpèrent sur la
corniche, s’aidant de câbles végétaux et d’anfractuosités creusées dans la
paroi rocheuse.
Sur les conseils d’Opys, ils ne touchèrent pas au nectar des Dieux, fait du
suc enivrant d’une liane aux propriétés hallucinogènes. Les Lutins
s’avérèrent des danseurs frénétiques s’agitant aux rythmes endiablés de leurs
tambours. Les dragons, cuits à l’étouffée, furent servis sur de grandes
feuilles de bananiers, parmi une délicieuse variété de légumes et de
tubercules inconnus des voyageurs. Les Géants passèrent tout le mois de
janvier sur l’Île des Lutins, apprenant leurs légendes, leurs techniques et leur
savoir ancestral. Ils participèrent à plusieurs des chasses et aux cueillettes
quotidiennes qui occupaient le Petit Peuple. Dans la jungle, la taille des
Géants devenait un handicap et ils retardaient considérablement la marche
des Lutins qui se faufilaient aisément dans la dense végétation.
Ils purent ainsi se familiariser avec une Humanité et une faune isolées depuis
des temps immémoriaux dans des forêts équatoriales luxuriantes. Aux
abords d’une rivière, ils virent des troupeaux de pachydermes nains, aux
défenses non recourbées, lointains parents de l’éléphant34 et des
hippopotames miniatures qui s’ébattaient dans l’eau en compagnie de
lamantins. La forêt comprenait des géants végétaux, des espèces uniques, et
certains troncs, colossaux, dépassaient dix mille ans d’âge, perpétuellement
préservés des feux de forêts par l’humidité extrême qui suintait de chaque
feuille, comme de chacune des pores de la peau des hommes.
Les Lutins appelaient leur île, l’Île des Fleurs35, nom qui s’imposait à l’esprit
de quiconque foulait cette terre végétale. L’air soufflait mille parfums,
exhalés par cette jungle qui ne connaissait qu’un éternel été. Opys exultait
devant autant de formes nouvelles de vies et devait se résigner à ne recueillir
que les spécimens les plus représentatifs. Le médecin put ainsi ramener à
Samosate non seulement des échantillons de la dizaine de poisons utilisés
34
35
Des Stégodons.
L’actuelle Île de Florès en Indonésie.
315
par les chasseurs, mais aussi les plantes qui les produisaient. Les fleurs
garnissaient même le sous-bois et s’accrochaient à la canopée, parmi elles
des orchidées, les plus belles que Médonje, jardinier à ses heures, avait
contemplées sur cette planète.
Alors qu’Opys et Médonje lévitaient au dessus des arbres en suivant la
progression des minuscules chasseurs, ils détectèrent la présence d’un
énorme serpent à moins d’un kilomètre de leur position et en prévinrent les
Lutins. Ceux-ci implorèrent les Magiciens de trucider le monstrueux reptile.
-Le plus grand fléau pour nos Clans! Ces monstres s’infiltrent dans nos
cavernes pour y dévorer des familles entières.
Le ton employé par R-Ho, et les images horrifiantes qui surgissaient dans
son cortex, décidèrent les Cyborgs à céder aux supplications des Lutins.
Mais ils n’eurent pas à occire la bête qui gisait déjà morte.
Les Lutins dansèrent de joie sur la carcasse du python colossal qui s’étirait
sur quarante mètres et pouvait avaler des hippopotames nains, le met favori
de ce monstre, selon les Indigènes. Des entrailles de la bête, telle un sabre,
émergeait la longue corne d’une Licorne adulte, morte. Lé-Ho s’attrista :
-Tous les serpents géants finissent de cette manière, tués par une Licorne qui
parfois réussit à se libérer du ventre du monstre. Vous comprenez à quoi sert
la corne de ces animaux sacrés et pourquoi mon Peuple les vénère tant et ne
les chasse jamais.
Ce soir-là, et dans les jours suivants, on mangea des steaks de serpent.
Alors qu’ils sirotaient des noix de coco, une nouvelle extrêmement
alarmante leur fut relayée par Myryis.
-César marche sur Rome avec ses légions et il n’y a aucune force à lui
opposer. Pompée et le Sénat évacuent Rome pour gagner le sud de la
Péninsule. Seuls Cicéron et une poignée de Sénateurs demeurent à Rome,
Cicéron pour tenter d’apaiser César et d’éviter une Guerre Civile, les
quelques Sénateurs espérant quant eux tirer profit de la situation. Antiochos
a ordonné à leur précepteur, Lucien, d’évacuer sans plus attendre les Princes
Polémon et Mithridate sur un de nos navires. Je crains, mes Amis, que vous
316
ne deviez interrompre vos vacances ensoleillées et regagner la Cour pour
organiser la défense de nos Royaumes.
Médonje confirma leur retour pour le soir même et contacta derechef
l’Évêque Pétrus qui parut surpris de voir le Grand Prêtre dans le plus simple
appareil.
-Offrez à César le trésor de l’Église, enfin la partie visible de la Trésorerie,
en lui demandant de ne pas piller notre Palais du Vatican. Conservez cachées
nos autres réserves métalliques afin d’acheter du blé pour nos Frères et les
moins nantis, car Pompée contrôle la Flotte romaine et tentera sûrement
d’affamer une Rome dominée par César.
Par une nuit noire de janvier, ils atterrirent au sommet de la Tour Carrée et
attendirent que leurs Acolytes aient réchauffé le passage avant d’ouvrir le
sas de la navette, d’où s’échappa de forts effluves épicés, et ainsi que des
grognements porcins. Au septième étage les attendaient le Roi et la Reine,
ainsi que Pyréis et Myryis et leurs épouses, et plusieurs des petits-enfants du
Basileus. Les voyageurs, bronzés et souriants, et qui avaient délaissé leurs
costumes d’Adam et d’Ève, parurent en compagnie de sept Lutins portant
des tuniques de lin blanc et qui se pressèrent autour de Li-Hen et de son
enfant, devant la chaleur d’un vaste foyer.
Les cris porcins provenaient de caisses que portaient Médonje et Opys, tout
sourires, et qui en retirèrent « Félix et Félicia » :
-Voici les deux licornes les plus chanceuses de l’Île aux Fleurs, qu’Opys
avait retirées du ventre de leur mère, elle-même gisant dans l’estomac d’un
python colossal. Voici la corne de leur vaillante mère et les crocs du serpent
géant.
Les Grands Prêtres présentèrent ensuite une famille d’oursons arboricoles
nains, d’adorables végétariens blancs et noirs qui ravirent les enfants royaux.
Médonje fit cadeau à Antiochos d’un nid d’aigles géants, contenant trois
œufs proches de l’éclosion, et Théla remit à la Reine Isias une brassée
d’extraordinaires orchidées.
-Nous avons ramené plusieurs centaines d’échantillons végétaux, beaucoup
extrêmement prometteurs pour notre pharmacopée. Hélas, cette faune et
cette flore ne sauraient survivre sous nos climats, sauf dans des serres
317
tropicales. Les Lutins se proposent de demeurer quelques années parmi
nous, pour y apprendre notre ‘Magie’ et en faire bénéficier leur Clan. Je
crois que l’Humanité a beaucoup à retirer des légendes de ces petits
Hommes et de leur approche vis-à-vis la Nature. J’ai promis solennellement
à leur Chef, R-Ho, que nous ramènerions ses Sujets à l’Île des Fleurs avant
cinq ans. Et j’ai l’intention, pour ce faire, d’y dépêcher une flotte à partir de
notre Comptoir du Sri Lanka. Les Lutins ont accepté de glaner les noix des
arbres de fer de leur Île et de les accumuler pour les échanger avec nous,
contre des couteaux, des machettes et des instruments d’acier, des récipients
de verre, des barils de chêne, et de la confiture de fraises.
Dès le lendemain, le Grand Conseil du Basileus se réunissait dans la salle du
Trône, pour discuter de la Guerre Civile qui avait fait basculer, encore une
fois, Rome et son Empire dans le chaos et qui avait interrompu le commerce
international. Antiochos exprima l’opinion, partagée par les Grands Prêtres,
que Pompée représentait la légalité et que si la Commagène devait prendre
parti, ce ne pouvait être celui de César, qui devait son ascension à l’épée, et
sa richesse aux génocides perpétrés en Gaule et aux millions d’esclaves qu’il
en avait tirés.
Myryis exposa la situation :
-Par pigeons voyageurs, Pompée nous a indiqué son intention de regrouper
ses forces en Grèce et s’attend à une aide de notre part. Il contrôle toutes les
flottes de la Méditerranée, et ses légions occupent l’Espagne. En
Méditerranée, le trafic maritime commercial s’est arrêté. Pompée a ordonné
à toutes ses légions d’Orient de converger sur la Grèce, délaissant les
garnisons récemment établies à Péluse et à Suez, qui redeviennent la proie
des pillards arabes. La Syrie vit la même situation, et même l’Osroène
voisine. L’Asie romaine, laissée sans protection, risque de sombrer dans le
chaos.
Les Conseillers échafaudèrent une série de mesures que le Basileus
approuva. D’abord, l’envoi immédiat de leur cavalerie en Syrie, pour y
assurer l’Ordre et la défense des villes et des caravanes contre les Bédouins,
ces tribus nomades arabes culturellement belliqueuses. On décida
d’interrompre pour un an la Route maritime de la Mer Rouge et de faire
coïncider son retour à Suez l’année suivante par une expédition militaire
contre le port arabe d’Aqaba. Antiochos déclara fièrement :
318
-Mes fils, les Princes Polémon et Mithridate, dirigeront nos forces, avec
l’assistance de mon Grand Écuyer, le Divin Pyréis. Ils partiront du port de
Charax, avec la bénédiction du Roi des Rois, mon gendre, qui fournira
quelques centaines de ses meilleurs archers parmi les Parthes, dans cette
expédition contre ses voisins détestés.
Les nouvelles parvenant de Rome ne cessèrent d’empirer. Pompée et le
Sénat avaient pu briser l’encerclement des troupes de César, à Brindisium et
s’enfuir en Grèce. Caton, alors Gouverneur de l’Île de Sicile avait préféré
abandonner sa Province avec ses légions plutôt que d’affronter celles de
Curion, le Légat de César, dans un bain de sang fratricide. Dans la
Trésorerie de Rome, César s’empara sans ménagement de quinze mille
lingots d’or, trente mille d’argent et trente millions de sesterces. Parmi tout
l’État-Major de César, seul Labienus s’était rangé du côté de Pompée,
démontrant ainsi l’attachement quasi universel de ses soldats envers César.
Aussitôt proclamé Dictateur par sa faction, César confia l’Italie à MarcAntoine et se rendit en Espagne pour y soumettre les légions fidèles à
Pompée, ce qu’il accomplit en moins de quarante jours. À son retour vers
Rome, il s’empara de Marseille, la pilla, saisit sa flotte et vendit sa
population, pour la punir de sa fidélité envers le Sénat et Pompée. Cicéron,
demeuré à Rome dans l’espoir de réconcilier César et le Sénat, se désespéra
devant la résolution du Dictateur et ses préparatifs militaires. Le Père de la
Patrie décida, pour ne pas sembler cautionner le régime de César par sa
présence, de rejoindre les forces Sénatoriales en Grèce.
Pompée s’efforçait de rallier toutes ses légions fidèles d’Orient et de recruter
des troupes auprès des Alliés de Rome. Il dépêcha en Asie le Consul en
exercice, Lentulus qui se rendit à la Cour d’Antiochos réclamer du secours.
Pompée demandait au Basileus d’intercéder auprès de son gendre, Orode, le
Roi des Rois :
-Si les Parthes assistent la République, nous leur laisserons la Syrie. Et que
la Commagène nous envoie des hommes, du blé, du fourrage, de l’argent et
nous prête ses vaisseaux.
Ce pressant appel à l’aide portait les signatures de Pompée, de Caton et de
Cicéron.
319
Antiochos s’engagea à payer la solde des douze mille fantassins Galates du
Roi Dieotarus, organisées en trois légions, et de deux mille de ses cavaliers,
et à assurer l’approvisionnement des hommes et de leurs montures. Le
Consul parut ravi par ces chiffres et Antiochos demanda, et obtint, que les
Romains ne recrutent pas les Adeptes de la Nouvelle Alliance ni les Juifs
d’Éphèse, « Protégés par notre Grande Prêtresse Théla qui y vit la moitié de
l’année. »
Comme le Consul Lentulus s’apprêtait à prendre congé et à retourner à
Antioche, le Basileus le retint :
-Cette nuit, vous et votre État-Major, dormirez au Château. Un banquet sera
servi pour honorer le Consul de Rome et sa suite.
Le repas eut lieu dans la grande salle d’apparat et réunit une bonne partie de
la noblesse de Commagène. À la fin du festin, parurent les huit Lutins
habitant à la Cour, habillés aux couleurs du Royaume et portant un immense
tambour de guerre Parthe sur lequel ils se mirent à danser frénétiquement.
Les Romains, abasourdis, avaient cessé de manger et écarquillaient les yeux,
incrédules devant cette scène irréelle. Antiochos expliqua au Consul
Lentulus, ajoutant à sa perplexité :
-Les Dieux qui protègent la Commagène ont aussi fait alliance avec les
Lutins.
320
Chapitre XXVIII La fin de la République (48 avant JC)
Opys ménagea une audience pour que son Acolyte Jésus puisse exposer son
projet au Basileus Antiochos et aux Grands Prêtres du Nympheum. Médecin
de la Cour, fondateur des hôpitaux de Samosate et d’Arsamosate, Opys
passait pour le plus grand thérapeute de son temps, capable de guérir les
aveugles, les paralytiques, les muets, les lépreux, certaines fois par la seule
apposition des mains sur les malades.
-Voici Jésus, un de mes Acolytes les plus prometteurs et que vous
connaissez déjà tous, puisqu’il exerce ses talents à l’Hôpital de Samosate
depuis nombre d’années. Il a soigné avec un grand dévouement les
légionnaires rescapés de l’armée de Crassus, démontrant son amour du
prochain, même de ses ennemis.
La Grande Prêtresse Théla rappela les circonstances tragiques où elle avait
rencontré le jeune Jésus, à Rome, douze ans auparavant :
-Tu n’avais que 14 ans, encore imberbe, et paradais la tête haute malgré les
chaînes qui t’entravaient. Par amitié pour ta mère, j’ai pu obtenir du Grand
Pompée qu’il libère ta famille et nous confie ton éducation. Tu as étudié
avec les Princes d’Asie et l’Aristocratie romaine, à Tarse, à Antioche et à
Samosate. Tu peux discourir en hébreu, araméen, grec et en latin. Et tu t’es
converti à la Voie de la Nouvelle Alliance, tout en conservant tes racines
juives, en digne descendant des Rois David et Salomon.
Jésus avait écouté ces propos en demeurant agenouillé, tête baissée, devant
le Basileus qui l’invita à se relever et à exposer sa requête. Le Prince juif
s’adressa au Conseil en un grec châtié, accompagnant ses propos de
mouvements empruntés à la gestuelle universelle que lui avait enseignée
Opys.
-Divin Père des Peuples d’Asie, je suis né et j’ai passé la première année de
mon existence en captivité, parmi les animaux domestiques, au rez-dechaussée de la tour-donjon de ma grand-mère Alexandra. Ma mère m’a
souvent raconté l’Ambassade des Mages du Nympheum qui lui avait apporté
réconfort et consolation pendant cette épreuve. Depuis, elle a toujours plaidé
auprès de mon vénérable père, le Roi Aristobule, pour un rapprochement
entre l’Ancienne Alliance des Juifs et la Nouvelle Alliance de Commagène.
321
-Mon père, depuis dix ans prisonnier à Rome, vous demande d’intervenir
auprès de Jules César, le nouveau Maître de l’Italie, pour obtenir sa
libération et son retour dans son Royaume de Judée. En échange, il s’engage
à payer tribut à Rome, à adhérer à la Fédération religieuse présidée par le
Basileus Antiochos et à reconnaître que Yahvé et Mithra ne font qu’un. Pour
ma part, je prie le Tout-Puissant afin que mes coreligionnaires adoptent la
Voie de la Nouvelle Alliance, au nom du Père, du Fils et de l’Esprit Saint.
Antiochos jubilait. Il tenait enfin le moyen de convertir les Juifs à sa Foi et
de s’allier les Fidèles du Temple de Jérusalem. Il donna sa bénédiction à
Jésus et son accord au projet de faire libérer son père, le Grand Prêtre
Aristobule. Il offrit au jeune Prince des Juifs de participer à l’Ambassade qui
s’apprêtait à se rendre en Italie.
Malgré la saison hivernale, peu propice à la navigation en Méditerranée, les
Grandes Prêtresses Théla et Marie quittèrent Éphèse pour Rome, sur une
trirème effilée, manœuvrée par un équipage entièrement formé de leurs
Disciples et recruté surtout parmi l’importante Communauté juive de cette
antique métropole d’Ionie. Les Ambassadrices de Commagène devaient
escorter hors d’Italie l’épouse et le plus jeune des fils de Pompée, Sextus, et
les ramener en Orient. Pompée écrivait à la Cour de Samosate :
-Pour l’heure, l’essentiel des flottes de Méditerranée nous sont restées
fidèles. Celle de César ne contrôle que les côtes d’Italie.
À quatre occasions, des galères du camp sénatorial les interceptèrent, pour
rapidement s’excuser après des Envoyées mandatées par Pompée, en
reconnaissant le sauf-conduit portant les sceaux du Sénat et celui du
Généralissime. Leur vaisseau toucha la pointe sud de la Péninsule italienne,
à Brindisium, alors même que la flotte de César s’apprêtait à y lever l’ancre
pour la Grèce. César lui-même monta à leur bord, pour rencontrer les
Ambassadrices du Basileus de Commagène qu’il admirait profondément,
pour la splendeur de sa Cour, le lustre de son Château, les trente dernières
années d’échanges épistolaires, l’éducation donnée à Octave, son petit-neveu
favori, et les profits faramineux générés par le commerce d’Orient et que
Pompée avait déjà partagés avec les Triumvirs.
Théla entama l’échange :
322
-Les Dieux saluent le Dictateur César et aussi notre Divin Antiochos, très
peiné de voir la guerre sévir entre les Romains, ses amis. Dans un esprit
humanitaire, par compassion envers nos frères d’Italie, la Commagène
livrera à Rome cinquante cargaisons de blé, au prix de l’an passé. Et le
Chancelier vous envoie deux cent copies intégrales de vos Commentaires sur
les Gaules dont il a bien apprécié le style. Dans ce même esprit humanitaire,
Pompée désire que nous ramenions sa famille auprès de lui et fait appel à
votre bonté.
César acquiesça à cette demande et fit rédiger par un de ses scribes une lettre
de remerciements à la Cour de Samosate, « pour le blé et la qualité du
parchemin et des copies effectuées à votre Bibliothèque. » Jésus, portant la
tunique de lin des Acolytes du Nympheum, exposa avec brio les
propositions de son père et obtint la promesse de sa libération. César remit
aussi à Théla un laisser-passer portant son sceau et une missive pour MarcAntoine. Puis il assigna un de ses Questeurs pour accompagner
l’Ambassade.
À plusieurs reprises, César tenta de sonder la Cyborg qu’il tenait pour une
Magicienne née en Thessalie. César, pourtant Grand Pontife de Rome depuis
près de vingt-cinq ans, ne possédait pas de fibre religieuse, mais excellait à
se servir de la religion pour parvenir à ses fins. Cependant, face à Théla et
aux autres Grands Prêtres de Samosate qu’il avait connus, il ressentait un
halo de mystère et l’émanation d’une force surnaturelle qu’il n’avait perçue
chez aucun autre humain. Théla surprit encore César :
-Je ne connais pas l’avenir, du moins pas celui d’un individu et je doute que
vous vouliez converser de la vie des planètes, des montagnes et des mers, car
je vois vos navires s’engager hors du port avec la marée.
On fit débarquer deux solides carrosses et une dizaine de chevaliers montés
sur des chevaux du Fergana. Trois jours plus tard, l’Ambassade atteignait
Rome et s’arrêtait devant la demeure de Pompée, près du Théâtre portant son
nom. Les Grandes Prêtresses dormirent deux nuits au Vatican, dans un des
pavillons des jardins de Démétrios, où elles reçurent la visite de l’Évêque
Pétrus et du Proconsul Gabinius, depuis longtemps converti à leur Culte et
revenu d’exil depuis peu, pardonné par César, pour avoir jadis accepté un
pot-de-vin de dix mille talents de Ptolémée, alors qu’il ne faisait qu’obéir
aux ordres des Triumvirs.
323
Son ancien Commandant en Syrie, Gabinius, tempéra l’ardeur de MarcAntoine, qui lançait des regards concupiscents vers Marie, réincarnation de
la plus belle femme connue au temps du Pharaon Kheops. Marc-Antoine,
Maître de la Cavalerie, régnait sur l’Italie pendant l’absence de César, et la
rutilante pompe de sa suite prouvait à tous la puissance de ce parvenu
soucieux de son image. Théla refroidit encore plus Marc-Antoine en
exprimant à voix haute les pensées qui l’habitaient :
-Le premier arrivage de blé promis par la Commagène atteindra Ostie dans
deux jours. Ne songez plus à retarder notre mission jusque-là, transformant
en otages les Ambassadeurs du Basileus Antiochos. Vous m’avez vue siéger
parmi les Dieux sur le Sanctuaire de Nymphée et devez écarter ces pensées
sacrilèges de votre esprit. Je vous pardonne et accepte votre repentance.
Maintenant, nous devons quitter Rome et ramener sa famille à Pompée et
nous comptons bien que vous assigniez quelques centuries pour nous
escorter jusqu’à Brindusium.
Devant les imposantes diligences de chêne sculpté, ornées de dorures et
tractées par des chevaux géants, le jeune Sextus Pompée émit un sifflement
admiratif, et se pencha sur les roues massives, rembourrées d’épaisses peaux
qui absorbaient le bruit et les chocs du voyage. Devançant sa question, Théla
précisa :
-De la peau de licorne, du travail de précision exécuté par les Lutins de la
Cour.
Tout au long du trajet, l’adolescent but les paroles des Grandes Prêtresses
qui lui décrivirent des mondes lointains peuplés d’êtres mythiques et
d’étranges peuplades, sous le sourire amusé de sa mère. Leur navire déposa
Dame Cornélia et son fils Sextus sur l’île de Lesbos, toujours aux mains des
forces pompéiennes, puis ramena Théla et sa fille en Commagène, où ils
affranchirent une cinquantaine d’esclaves Gaulois achetés à Rome et qui
furent confiés à l’Église.
L’Empereur du Sri Lanka écrivit à la Cour d’Antiochos, « Pour remercier
vos Grands Prêtres de nous avoir révélé la nature des petits hommes capturés
par les Chinois. » L’Empereur cinghalais exprimait aussi sa tristesse devant
l’échec d’une route maritime entre son Royaume et la Chine :
324
-Sur les trois vaisseaux chinois, aucun n’a pu regagner leur Patrie. Et
seulement un de leurs navires, sur une flotte de cinq, partis de Java, a pu
atteindre le Sri Lanka cette année. Des tempêtes, des monstres marins, des
oiseaux encore plus grands que vos aigles géants, la faim et la soif ont eu
raison des marins chinois. L’équipage survivant se repose au Sri Lanka,
réparant leur navire, et se proposant de revenir en Chine en passant par
Charax et Samosate, seule voie possible, selon leur Amiral.
Antiochos se rendit à l’Hôpital de Samosate où il s’entretint seul à seul avec
Opys. Puis ils firent mander leur Acolyte Jésus pour lui apprendre le meurtre
de son frère aîné, le Prince Alexandre, prisonnier des Romains à Antioche.
-Avant de faire évacuer par ses troupes mon ancienne Capitale d’Antioche,
le Proconsul Scipion, beau-père de Pompée, a ordonné de décapiter le Prince
juif rebelle, coupable d’avoir tué des Romains au combat. Nous n’avons
connu le forfait qu’une fois commis et n’avons pu intervenir pour
l’empêcher. Ainsi, de par la mort récente de votre père le Roi Aristobule,
empoisonné dès son arrivée dans les domaines de son épouse, à Ascalon,
vous devenez pour la majorité des Juifs le légitime héritier de la Couronne
de Judée et le Grand Prêtre du Temple de Jérusalem. Notre Église et nos
Disciples ont eu à souffrir à maintes occasions de l’hostilité de votre oncle,
l’actuel Grand Prêtre Hyrcan 2, un homme de paille du Sanhédrin et sous la
coupe de son Gouverneur, Antipater, l’ami des Nabatéens.
Le Basileus offrit au Jésus Antigone-Mattathias de soutenir ses
revendications à la Couronne de Judée et de l’appuyer avec toutes les
ressources de son Empire. À leur grande surprise, Jésus déclina l’offre :
-Avec votre permission, Divin Père, et celle des Anges Célestes qui vous
conseillent, je me refuse à répandre le sang de quiconque pour m’asseoir sur
le trône de mes Ancêtres. Plutôt que d’imposer à mes Sujets le Culte de la
Nouvelle Alliance, je préfère, de loin, aller prêcher la Bonne Parole en Judée
et convertir mes coreligionnaires à la Voie enseignée par l’Esprit Saint.
Opys suggéra à Jésus de bien préparer cette mission et de choisir une
douzaine de compagnons parmi les Acolytes pour l’assister :
-Recrutez-les parmi les thérapeutes de notre Hôpital dont beaucoup
proviennent de Communautés juives. Mais ils devront pratiquer leur hébreu
avant de se rendre à Jérusalem. D’autre part, avant toute action, nous
325
devrons obtenir, d’une façon ou d’une autre, la garantie préalable de votre
oncle Hyrcan de tolérer et de protéger nos Missionnaires et les Fidèles de
notre Église en Judée.
À Charax, seul port de l’immense Empire des Parthes, une Fédération de
vingt-huit Royaumes, s’assemblait une flotte commandée conjointement par
les Princes Polémon et Mithridate de Commagène et de leur neveu, Pacorus,
héritier du Roi des Rois et qui fêterait en mer ses douze ans. Pyréis
partageait la cabine de Mithridate, sur un des vaisseaux armés par la
Commagène, tandis que Pacorus voyageait sur la plus grande galère jamais
construite par les Parthes et manœuvrée par des jeunes Nobles et des
vétérans désirant tous se faire remarquer de Pacorus par leur zèle, lors de
cette campagne contre les pirates arabes. En tout vingt vaisseaux totalisant
plus de cent canons, fondus en Commagène, portant deux mille archers et
arbalétriers, ainsi qu’une centaine de Chevaliers avec leurs cataphractes.
Pendant cette campagne, leur flotte longea toute la côte périphérique
d’Arabie, s’arrêtant à chaque port d’importance. Leurs premières haltes,
dans le Golfe Persique dont les Parthes possédaient déjà l’une des rives, ne
servirent qu’à rappeler à leurs voisins arabes la puissance des Perses et à
imposer le respect des convois battant leur pavillon. L’armada échangea des
instruments d’acier, mais aussi des bols, des flasques et des coupes faits en
verre de Samosate contre de l’encens, de la myrrhe, du cinabre et du nard
que produisaient les Royaumes d’Oman et du Yémen. À chacune des étapes,
Pyréis remettait aux Cheiks et Potentats locaux quelques coffres de
drachmes, frappés en Characène, contre leur engagement formel de ne plus
tolérer de sacrifices humains perpétrés dans leurs Temples.
-Les Romains ont banni cette pratique depuis plus de cinquante ans, sur
toute l’étendue des Royaumes qu’ils contrôlent.
Pacorus, digne petit-fils d’Antiochos, prévint les Arabes que tout navire
négrier rencontré serait envoyé par le fonds, après la libération des esclaves
et la mise au fer des équipages qui termineraient leurs vies enchaînés, à
extraire de l’or des mines du désert égyptien.
-Tous les hommes sont Frères!
Quand ils se présentèrent devant Sal-Allah, les habitants avaient presque
tous fui la ville, ayant reconnu Pyréis à son aigle qui avait naguère arraché
326
leur Cheik aux remparts et l’avait précipité à la mer. Ils purent réitérer à
quelques notables craintifs les promesses et les menaces faites aux autres
Royaumes arabes et leur laissèrent des coffres d’argent, pour sceller cet
accord tacite. Puis ils relâchèrent tout un mois à leur comptoir de Socotra,
devenu un actif port d’attache pour leur flotte africaine. Le Cyborg,
ingénieur de formation, fit quelques suggestions pour améliorer encore le
réseau des lacs souterrains sur lesquels ils avaient construit leur base qui
dominait une rade naturelle bien abritée des vents dominants.
Alors qu’ils séjournaient sur l’Île tropicale de Socotra, Pyréis présenta aux
fils et au petit-fils d’Antiochos, dans l’intimité de leur cabine, des images
saisissantes de la bataille opposant les armées de Pompée et de César :
-Les prises de vue proviennent de notre satellite et aussi de notre navette
spatiale qui survola Pharsale, en Grèce, la nuit précédant l’affrontement.
Grâce aux instruments des Extraterrestres, les camps des légions ennemies,
apparaissaient comme en plein jour. Les tentes du camp sénatorial, celui de
Pompée, s’ornaient déjà de lauriers et de vignes, pour célébrer une victoire
qu’on tenait pour assurée.
Éclatant, un faisceau lumineux perça la nuit sans Lune, émanant de
l’appareil des Huulus, et se fixa sur un groupe d’hommes approchant la tente
de Pompée, après avoir égorgé plusieurs sentinelles. La voix de Médonje
commentait la scène :
-On sonne l’alarme, les assassins tentent de s’échapper, mais n’y
parviendront pas. J’arrête le projecteur.
La scène suivante, tournée le lendemain, montra le déroulement de la
bataille où les soixante mille soldats de Pompée furent battus par les forces
de César, trois fois moins importantes, mais aguerries par les campagnes des
Gaules.
-Quinze mille morts, la fleur de la Noblesse romaine. Quelques survivants
ont été passés au fil de l’épée, dont plusieurs Proconsuls et de nombreux
Sénateurs. Pompée a pu fuir sur un de ses navires et se dirige vers le sud.
Médonje conversa ensuite avec Pyréis, en présence des Princes de
Commagène et de Pacorus :
327
-L’Asie subit déjà les conséquences de cette défaite de Pompée. Le fils de
Mithridate du Pont, Pharnace, Roi du Bospore Cimmérien, a décidé de
réclamer son Royaume ancestral et a envahi le Pont, vidé de ses garnisons
romaines. On rapporte des massacres perpétrés contre des colonies
italiennes. Les cavaleries d’Antiochos, de ses gendres d’Arménie et de
Lycaonie, et de ses Vassaux d’Assyrie, d’Osroène, de Corduëne patrouillent
les frontières, pour y protéger leurs Sujets, les récoltes, et les convois de
milliers de réfugiés. Oubliez la campagne prévue contre l’Arabie et foncez
sur Aqaba et les Nabatéens, avant que ceux-ci n’apprennent
l’anéantissement des légions de Pompée et réalisent la vulnérabilité de la
Syrie.
Quelques semaines plus tard, le Roi des Galates, Dieotarus se présentait à la
Cour de Samosate, où le reçut le Basileus Antiochos.
-J’ai perdu à Pharsale deux de mes trois légions et j’apprends que mon
Royaume est envahi par les troupes de Pharnace du Pont. J’ai pu fuir sur le
même navire que Pompée qui m’a chargé de vous remettre cette lettre, en
mains propres, Divin Père.
La missive se lisait ainsi :
-La nuit avant la bataille, les Dieux m’avaient sauvé la vie, au moyen de ce
prodige lumineux. Mon entourage y vit là un signe manifeste de bon augure
et m’ont poussé à cette bataille rangée à laquelle je me refusais, car
j’espérais affamer les troupes de César et obtenir une victoire sans effusion
de sang fratricide. Je me rends maintenant en Égypte, un Royaume qui me
doit beaucoup, accompagné d’une poignée de Sénateurs, de fidèles, de ma
tendre Cornélia et de notre jeune fils Sextus.
Pompée poursuivait :
-J’ai demandé des troupes à tous les Alliés de la République, pour
reconstituer une armée et contrer la sédition de César. J’ai chargé le Roi des
Galates, Dieotarus de traduire l’appui de la Commagène en hommes et en
armements. J’attendrai dans le port de Péluse l’arrivée de votre convoi de la
Mer Rouge et, s’il ne me restait aucun autre choix, je me rendrai chez les
Parthes, afin de convaincre leur Roi des Rois, gendre du Divin Antiochos, de
328
me confier la formation d’une armée, pour libérer la République du
Dictateur César. Puissent les Anges Célestes nous accorder leur protection!
La flotte de la Mer Rouge pénétra dans le Golfe d’Aqaba à la fin septembre
et jeta l’ancre devant le grand port arabe d’Elath, le seul débouché maritime
du Royaume des Nabatéens. Tout au long de leur remontée du Golfe, les
navires arabes rencontrés avaient été capturés ou coulés, leurs cargos
confisqués, et les esclaves nègres libérés. Pyréis concentra la puissance de
feu de ses vingt navires sur le marché aux esclaves, déserté, et sur les
Temples où les Arabes perpétraient des sacrifices humains depuis l’aube des
temps. Sous les boulets de fer, les bâtiments visés s’écroulèrent rapidement,
pulvérisés.
Quand la canonnade s’arrêta et qu’il devint évident qu’elle ne reprendrait
pas, une dizaine de notables s’approchèrent des quais de la ville, pour
parlementer avec leurs assaillants. Pyréis les reçut aimablement, sur le pont
du vaisseau-amiral et les invita à prendre place autour d’une table ombragée
où des Acolytes leur servirent des rafraîchissements. Parmi les émissaires
nabatéens, un jeune homme s’exprimant parfaitement en grec s’identifia :
-Je suis Malchus, Cheik de Samarie, et un des fils du Roi Arétas qui règne à
Pétra sur toute la Nabatène. Que voulez-vous?
Pyréis commença par présenter quelques-uns de ses compagnons déjà
attablés :
-Pacorus, l’héritier de l’Empire Parthe, Polémon et Mithridate, fils du Divin
Basileus Antiochos de Commagène, le Prince Attambelos, héritier de
Characène. Je me nomme Pyréis, Grand Écuyer de Commagène et un des
Grands Prêtres de notre Sanctuaire du Nympheum. Nous venons pacifier les
tribus arabes, les inciter au commerce plutôt que de se livrer à d’éternels
pillages au détriment de leurs voisins exaspérés. Premièrement, nous ne
tolérerons plus les razzias d’esclaves et les sacrifices humains dans vos
Temples. Ensuite, nous proposons d’établir à Elath un comptoir commercial
important, d’où partira une nouvelle Route de l’Encens vers Samosate, en
passant par Pétra et où nous ferons transiter aussi des produits d’Afrique, des
Indes, de Parthie et du Sri Lanka.
-Au lieu de vous attaquer aux caravanes, protégez-les, facilitez leur passage,
et vous tirerez d’immenses bénéfices de ce trafic international. Si nous
329
pouvons éviter un affrontement avec votre père et le convaincre
d’abandonner ses rafles sur la Syrie, tant mieux, sinon il périra et ses
hommes avec lui. Demandez à la ville voisine d’Aqaba de nous pourvoir en
eau, dès demain matin. Nous leur paierons bien leur effort, en tonneaux de
chêne cerclés de fer, très prisés dans la région. Le refus d’obtempérer sera
considéré comme un affront et une déclaration de guerre. Auquel cas, nous
raserions totalement les villes d’Elath et d’Aqaba, pour commencer.
Pyréis se leva, glissa son bras droit dans un mantelet de cuir et siffla pour
appeler son aigle géant qui bondit de la grande vergue pour venir se percher
au bras de son maître. Le Cyborg lut l’étonnement et l’envie dans l’esprit du
Cheik Malchus, un adepte de la fauconnerie, très répandue chez les Arabes
qui tiraient fierté et orgueil des prouesses de leur animal. Pyréis chuchota
quelques mots à son aigle qui prit son envol au ras des flots. L’envergure de
l’oiseau domestiqué approchait quinze pieds et éclipsait de loin l’aigle royal.
Le Huulu dit avoir commandé un gros poisson à son aigle qu’on vit s’élancer
dans les vagues pour en extirper une proie qui se tordait sous les serres
acérées, tellement que l’oiseau peinait à maintenir son vol. Mais la prise était
de taille, un barracuda tigré de huit pieds, pesant cent cinquante livres et que
l’aigle laissa choir sur le pont, aux pieds de son maître et sous les
applaudissements de l’équipage et de toute la flotte.
Un des gardes Huns de Pyréis décapita le squale encore vivant et aux
mâchoires menaçantes. Le Cyborg remit la tête du barracuda à l’oiseau qui
regagna son perchoir favori sur la grande vergue du navire. Un des Notables
confirma que cette espèce de barracudas était comestible et Pyréis se mit à
rire :
-Pour mes cuisiniers chinois, tout est comestible!
À l’aube le lendemain, un convoi de dromadaires déposait sur les quais
d’Elath des amphores et des outres d’eau provenant de l’oasis d’Aqaba.
Pendant les jours suivants, Pyréis subjugua le Cheik Malchus par son
discours, ses cadeaux et ses promesses, entre autre un œuf de son aigle
géant, « pour sceller la paix entre les Nabatéens et leurs voisins. »
Malchus révéla au Huulu la réponse du Roi Arétas, à leur sommation de
cesser les razzias en Syrie :
330
-Mon père assemble son armée à Pétra pour vous écraser, à vingt contre un,
et il compte bien faire un grand butin de vos dépouilles.
Le Cyborg percevait l’amertume de Malchus, gagné au projet d’établir une
Route de l’Encens qui enrichirait les Nabatéens, bien plus que tous les
pillages.
La force expéditionnaire débarqua cinq cents archers Parthes, cent
Chevaliers de Commagène, deux cent Huns, et des chariots servant d’affût
pour des canons. Bien pourvus en eau, ils empruntèrent la piste désertique
qui menait à la Capitale des Nabatéens et s’enfoncèrent dans un enfer
cuisant, très éprouvant pour leurs grands chevaux qu’ils abreuvaient toutes
les heures. Le relief tourmenté, fait de ravins et de gorges, les défilés étroits,
mais surtout la chaleur intense, ralentissaient leur pénible progression. Au
quatrième jour de leur marche, alors qu’ils approchaient de Pétra, ils
débouchèrent dans un large vallon pierreux occupé par l’armée arabe, forte
de trois mille dromadaires et d’autant de cavaliers.
La première salve des canons, bourrés de mitraille, coupa net l’élan criard
des Arabes qui subirent ensuite la pluie de traits d’acier pénétrant des
arbalétriers Huns et des archers Parthes. Une deuxième salve fit aussi
quelque mal aux derniers rangs des fuyards hurlants. En fin de journée, les
murailles de Pétra étaient en vue et une délégation, conduite par le Prince
Malchus, demanda à être reçue.
-Mon père a abdiqué et me laisse sa Couronne. Épargnez ma Capitale.
J’accepte l’alliance commerciale que vous avez proposée et je décréterai la
fin des sacrifices humains et la cessation des razzias contre la Syrie.
Alors qu’il entrait triomphalement à Pétra, escorté du jeune Roi Malchus,
Pyréis apprit le meurtre de Pompée, lâchement assassiné en rade de Péluse
par les sbires de Ptolémée, devant sa femme et son fils horrifiés. Médonje,
de la Tour Carrée, expliquait à l’oreille interne du Cyborg :
-Un message porté par un pigeon voyageur de notre comptoir de Péluse nous
a décrit la scène. La Cour du jeune Ptolémée craignait de mettre César en
colère contre l’Égypte en donnant refuge à Pompée. Nous perdons avec
Pompée un allié de poids, presque gagné à notre Église.
331
Pétra, la Capitale des Nabatéens, consistait en une ville de tentes entourées
d’habitats troglodytes creusés dans les parois rocheuses depuis
d’innombrables générations. L’ingénieur en Pyréis ne resta pas insensible
aux monuments sculptés dans les falaises et qui imitaient maladroitement
des édifices d’Égypte et d’Ionie. Pour travailler plus facilement le roc, le
Huulu fit remettre à Malchus des pics, des pieux et des coins d’acier fondus
en Commagène.
-Nos caravanes provenant de Samosate vous apporteront des centaines de
ces instruments d’acier et aussi quelques architectes et dessinateurs romains
qui embelliront votre Capitale de nouveaux monuments rupestres.
Pendant les jours suivants, Malchus guida ses nouveaux Alliés dans son
Royaume minéral, sans arbre et presque dépourvu d’eau. Les nombreuses
traces d’érosions relevées par Pyréis lui firent conclure à une désertification
récente de la région. Moutons et chèvres, principale subsistance des
Bédouins nomades, broutaient la maigre végétation résiduelle qui se raréfiait
d’année en année. Le Cyborg visita deux mines de turquoises et une de
malachite et, à la demande de Médonje, s’assura de toute la production en
offrant le double du prix que les Arabes en tiraient habituellement.
-Les droits de passage seront maintenant minimes entre Pétra et Samosate.
Nous pouvons transférer une partie de cette richesse aux mains des
producteurs et offrir de très bons prix aux Arabes pour leurs perles, gemmes,
tapis, encens et haschisch.
Fin octobre, parvenait à Samosate un message apporté par un pigeon de leur
Comptoir d’Alexandrie, signé de la main même de Jules César et adressé au
Basileus Antiochos :
-Divin Antiochos, je vous écris d’Alexandrie où je suis assiégé par la
population, déchaînée, après qu’un de mes légionnaires eût tué un chat par
mégarde. À la foule des Alexandrins innombrables, se sont jointes les
troupes du jeune Ptolémée que j’ai maudit à Péluse lorsque ses laquais m’ont
présenté la tête du Grand Pompée, avec qui je voulais me réconcilier pour le
bonheur de Rome. Je dispose de mille deux cent de mes meilleurs
légionnaires et nous pouvons résister indéfiniment dans le Palais Royal
d’Alexandrie, même assiégé par un million de ses habitants et l’armée du
jeune Pharaon. En tant que Consul de Rome, je requiers l’assistance de la
Commagène, et de toutes les forces pouvant être recrutées dans nos
332
Provinces d’Asie pour combattre le Félon Ptolémée et me porter assistance
immédiatement. Signé Jules César, Dictateur de la République de Rome.
Un autre message d’Alexandrie annonçait la destruction de l’inestimable
Bibliothèque, incendiée lors des émeutes contre les Romains, et la perte
presque totale des fabuleuses collections accumulées pendant plus de deux
siècles par la Dynastie des Ptolémées. Myryis n’en croyait pas ses yeux :
-Mais il a vraiment tué un chat, en Égypte? Lors d’un incendie, ces gens
sauvent d’abord leur chat! Ah ces Romains, ils ne respectent rien et
s’étonnent ensuite d’être détestés!
Lucien, qui avait été Bibliothécaire de la Cour avant de devenir Trésorier du
Royaume, se désolait devant la disparition de ces centaines de milliers
d’œuvres, beaucoup d’entre elles uniques ou encore des originaux
inestimables des grands Auteurs. Antiochos, à la suggestion de Lucien,
dépêcha des scribes à Pergame, Halicarnasse et Éphèse pour copier les
manuscrits les plus précieux et tenter ainsi de les préserver de la folie des
hommes.
Antiochos et son Conseil privé délibérèrent sur la situation chaotique qui
s’étendait sur toute l’Asie et le Monde romain. Médonje semblait
monologuer :
-Les armées républicaines se reforment en Espagne et en Afrique. Les flottes
des deux camps romains se livrent batailles dans toute la Méditerranée. Le
commerce maritime s’en trouve paralysé et des disettes se déclarent en Italie
et dans les Provinces ravagées par cette guerre civile. Le Consul César,
théoriquement maître de la République après la défaite et la mort de
Pompée, se trouve encerclé par un million d’Alexandrins furieux et l’armée
du Pharaon.
Le Chancelier, lissant sa longue barbe blanche pensivement, poursuivait son
soliloque :
-Pharnace qui a reconquis le Royaume du Pont, suit maintenant l’exemple de
son illustre et belliqueux paternel et s’attaque aux Colons italiens établis en
Asie. Il ne se contente pas de les occire, mais se livre à des tortures, à des
castrations et à des viols de masse contre les populations romaines qu’il
rencontre. Nous tenons fermement toute la frontière septentrionale de nos
333
Royaumes et avons prévenu Pharnace que toute intrusion dans l’un ou
l’autre de nos Domaines déchaînerait contre lui les forces combinées de la
Lycaonie, de la Cappadoce, de la Commagène, de la Sophène, de la
Corduène, de l’Assyrie et de l’Arménie. Nous l’avons même menacé
d’équiper un million de Parthes pour envahir le Pont s’il avait l’audace de
s’attaquer aux Sujets du Basileus Antiochos. Mais je pense que c’est la
menace d’anathème qui contrarie le plus Pharnace, car la moitié de la
population du Pont vénère le Divin Antiochos et adhère à notre Église.
-Pharnace ravage la Galatie, la Bithynie et la Phrygie. Domitius Calvinus a
réuni les diverses garnisons d’Ionie et se dirige avec la légion survivante du
Roi Dieotarus vers l’armée de Pharnace qu’il a formée en légions, équipées
et entraînées à la romaine. Nous prévoyons une victoire de Pharnace sur les
forces romaines et un bain de sang romain dans les grandes villes côtières
d’Asie Mineure, dont Éphèse la Cité de prédilection de notre Divine
Consœur Théla. La paix, l’harmonie et la prospérité doivent être restaurées
sur ce Monde. Nous devons opposer à Pharnace un Général de la trempe du
défunt Pompée. Et ce Général existe et implore même notre aide.
Antiochos approuva le plan esquissé par le Grand Prêtre :
-Mille cinq cent Cavaliers Légers, trois cent Cataphractaires, et des chariots
pour transporter rapidement eau, fourrage, provisions et des coffres de
sesterces, peuvent quitter Samosate dans deux jours. En deux semaines, ils
auront rejoint les forces de Pyréis, à Pétra. Le Basileus exigea que son petitfils Pacorus retourne auprès de son père, Orode, le Roi des Rois.
-En Pacorus réside l’espoir de l’Asie et il ne saurait être exposé dans ces
combats.
Pyréis convainquit Malchus, le Roi des Nabatéens de s’associer à leur
expédition à Alexandrie.
-Antiochos promet la solde d’une année, pour cette campagne de quelques
mois, à chacun de vos guerriers et autant pour la participation de sa monture,
âne, cheval, dromadaire ou chameau. Nous fournissons arcs et flèches. Il n’y
aura aucun pillage, ni aucun viol. Nous n’allons pas conquérir l’Égypte,
mais en extirper le Maître de Rome, piégé au milieu d’une ville hostile. Et si
vous nous aidez à lui sauver la vie, César, à n’en pas douter, vous
récompensera largement. Nous ne pensons pas recruter d’Auxiliaires en
334
Judée, car le tiers de la population rebelle d’Alexandrie est juive et puis,
pendant le Sabbat, leurs soldats refusent de se battre.
Au jour du solstice36 d’hiver, anniversaire de la naissance de Mithra,
célébrée dans toutes les chaumières d’Anatolie, l’armée commandée par le
Prince Mithridate de Commagène arriva en vue de la Méditerranée, entre
Gaza et Péluse, ponctuel au rendez-vous fixé avec la flotte marchande basée
à Issus qui leur apportait des vivres, des armes et des machines de siège,
ainsi que quelques centaines de recrues Ciliciennes et leurs chevaux. Puis la
flotte de Commagène, accompagnée d’une dizaine de galères romaines,
longea la rive égyptienne pendant que l’armée de Mithridate avançait vers le
grand port de Péluse, occupé par les forces du jeune Ptolémée.
Dans les derniers jours de cette année sanglante, ils apprirent la défaite de
Domitius Calvinus dans une bataille contre Pharnace du Pont, et où
disparurent des centaines de légionnaires romains et aussi la dernière légion
du Roi des Galates, Dieotarus. Plus rien ne s’opposait à l’entrée des troupes
de Pharnace dans les riches Provinces du littoral méditerranéen, en proie à
la terreur devant les horribles récits des victimes mutilées ayant pu échapper
aux hordes du Pont. Leur appels à l’aide, inutiles, ne parvenaient même pas
à Rome, en proie à la guerre civile, et les Cités d’Ionie se préparaient au
pire.
Alors que l’année touchait à sa fin, Médonje reçut un colis de Rome et une
missive de son disciple le plus prometteur, selon le vieil Extraterrestre. Le
paquet contenait une dizaine de sesterces flambants neufs dans un joli
présentoir, frappées pour commémorer les seize ans, et l’accession à la toge
virile du petit-neveu de Jules César, nouvel héritier possible du Maître de
Rome. La lettre, au style impeccable, causa un réel plaisir au Chancelier :
-Divin Médonje, pour votre collection, en souvenir de moi qui ne vous ai
jamais oublié, ni vos enseignements. Dès que faire se pourra, Mécène, qui
vous salue filialement, et moi, espérons vous revoir, ici à Rome, où dans
votre Royaume de miel où vivent les Dieux. Signé, votre fils spirituel,
Octave.
36
21 décembre
335
336
Chapitre XXIX Byzance en prime (47 avant JC)
Bien après le crépuscule, et en pleine tempête de neige, le carrosse du
Questeur Aulus Hirtius, parvint aux portes de Samosate. Son escorte et sa
suite, transies, se réchauffèrent au Caravansérail, fameux pour ses
accommodations, autant pour les voyageurs que pour leurs bêtes. Mais le
Légat de César, malgré l’heure tardive, se dirigea au Château et demanda
audience au Basileus Antiochos pour l’entretenir de questions gravissimes et
urgentes.
Le visage de l’Acolyte, richement vêtu, qui avait reçu le Légat romain,
s’éclaira :
-Mais, vous êtes l’éditeur de la ‘Guerre des Gaules’ de Jules César que nous
avons recopiée à tant d’exemplaires! Soyez bienvenu en Commagène,
Excellent Hirtius, je me nomme Lucien de Samosate, Trésorier du Royaume
et toujours en charge de notre fameuse Bibliothèque. Asseyez-vous quelques
instants, le temps pour moi de communiquer votre arrivée au Basileus.
L’Acolyte s’empara de son chapelet, qu’il portait en permanence à la
ceinture, passa dans une pièce voisine et revint auprès du Romain en moins
de temps qu’il ne le faut pour décrire la scène.
-Le Roi vous prie de le rejoindre dans la Tour Carrée des Grands Prêtres,
c’est tout à côté du Palais Royal. Allons affronter ces flocons!
L’Ascenseur étonna Hirtius, mais beaucoup moins que le mobilier tout à fait
unique qui meublait le moindre recoin de la massive Tour Carrée, tapissée
de soieries et de tableaux. Des boiseries sculptées, les plus beaux tapis de
Chine et de Perse, des ivoires admirables, des marbres des plus grands
maîtres, des lustres flamboyants, l’odeur de l’encens et des bois odoriférants,
tout concourrait à l’ébahissement du Romain. Mais lorsque l’ascenseur
atteignit le dernier niveau de la Tour des Huulus, la stupéfaction paralysa
Hirtius. Antiochos et la Reine Isias, portant couronne et tiare, festoyaient
devant une massive table couverte de fleurs et de victuailles. À leurs côtés,
trois des Grands Prêtres et plusieurs autres têtes couronnées frappaient des
mains, rythmant une musique endiablée et encourageant des danseurs hauts
comme trois pommes à sauter en cadence sur un immense tambour.
337
Aulus Hirtius devint livide, ne cessant de répéter, les yeux fixés sur les
Lutins :
-Des Myrmidons! DES MYRMIDONS! Par tous les Dieux, l’Iliade disait
donc vrai!
La Reine souffla quelques mots à Méd-Ho, assis près de la Souveraine sur
un tabouret surélevé et lui remit une orchidée que le jeune Lutin, âgé
maintenant de trois ans et haut d’un pied, alla porter au Questeur : « Pour toi
Monsieur! », croassa l’homoncule en tendant la fleur que prit Lucien en
remerciant l’enfant minuscule, car Hirtius demeurait paralysé devant ce
prodige surnaturel.
-Approchez Noble Hirtius! Prenez place parmi nous et partagez notre repas. ,
lui signifia le Basileus, hilare devant la réaction du Romain.
Le Légat présenta la raison de sa visite à la Cour de Commagène :
-J’ai pu quitter Alexandrie in extremis, dépêché par le Consul César pour
recruter une armée en Asie et lui porter secours. À Jérusalem, le Grand
Prêtre Hyrcan m’a annoncé le passage de troupes syriennes se rendant
assister César. En Cilicie, et à Antioche, j’ai appris que vous aviez déjà
enrôlé des troupes pour l’Égypte. Qu’en est-il? La situation à Alexandrie
exige des secours rapides.
Le Roi résuma les dispositions prises par la Commagène :
-Justement, ce soir nous fêtions le départ de Myryis et d’un dernier
contingent se rendant en Égypte rejoindre les forces commandées par mon
fils, le Prince Mithridate. Pour la première fois, une coalition regroupe des
Parthes, des Arabes, des Juifs, des Syriens, et des recrues de presque tous les
Royaumes de Cappadoce. Malgré la menace que fait peser sur nos Domaines
Pharnace du Pont, la Commagène a engagé la moitié de sa cavalerie dans
cette opération en Égypte.
Hirtius se montra courtois et affable, et la conversation porta sur son énorme
correspondance avec son ami Cicéron. Médonje ne put que louer César
d’avoir gracié Cicéron au lendemain de la bataille de Pharsale et suggéra à
Hirtius de publier sa correspondance avec le Père de la Patrie qui avait, au
338
moment de son exil, perdu toutes ses archives quand la foule des émeutiers,
poussée par le démagogue Clodius, avait incendié sa demeure à Rome.
-Cela plaira à notre ami Cicéron qui déplore encore la perte de ses papiers.
La conversation porta ensuite sur les Myrmidons qu’avait évoqués Hirtius en
entrant dans la salle. Myryis fit remarquer que l’Iliade, et aussi l’Odyssée,
décrivaient ce Peuple de très petites gens que l’on disait descendre d’une
fourmilière, transformée par la magie de Zeus en hommes-fourmis.
L’Aristocrate romain affirma posséder un exemplaire unique, écrit dans un
grec archaïque difficile à lire, intitulé ‘Les Annales des Myrmidons’.
-Malheureusement, l’œuvre sur papyrus supporte mal le climat de Rome. Je
me souviens y avoir lu que les Myrmidons prétendaient que leurs ancêtres,
avant l’arrivée des Hommes, régnaient en maîtres sur toutes les îles de
Méditerranée, avec les Sirènes, les Cyclopes et les Licornes.
Sur ce, le Questeur s’esclaffa, manquant renverser sa coupe de vin : « Des
Cyclopes et des Licornes! » Mais quelques instants plus tard, il renversa son
verre quand parut, tenu en laisse par un Acolyte, un porc cuirassé doté d’une
longue corne, qui grognait comme un cochon, et que les Lutins présents
s’empressèrent d’aller caresser. Pour expliquer la présence de tels prodiges à
la Cour du Basileus, on rappela au Légat de César la position géostratégique
unique qu’occupait la Commagène et ses liens familiaux avec tous les
Royaumes voisins. Très superstitieux, Aulus Hirtius refusa poliment de
dormir au Château ou à la Tour des Grands Prêtres et passa la nuit à la
proche Auberge de Prokos, une nuit blanche passée à ressasser dans son
esprit si, quand, et où, il avait lu que Prokos était le nom d’un Cyclope.
Une semaine plus tard, une flotte aux couleurs de la Commagène et six
galères romaines de l’arsenal de Rhodes commandées par Tibère Néron, un
autre Légat de César, parurent au large de Péluse. Sur la plage, le Prince
Mithridate et Pyréis accueillirent, souriants, Myryis et ses recrues qui
débarquaient de navires à quille plate échoués volontairement sur les hauts
fonds et qui pataugeaient jusqu’à la rive dans l’eau peu profonde.
-Tes talents de polyglotte nous serviront dans cette tour de Babel que
constituent nos Alliés. Voici Malchus, le Roi des Nabatéens, Antipater de
Judée, Tholomée du Liban, Jamblic de Ptolémaïs, Attambelos Prince de
Characène, le Prince Ma’nu, fils du Dieu Abgar. Nous avons aussi recruté
339
une demi Légion parmi les Vétérans italiens établis dans les colonies de
Syrie et de Cilicie. Et Artavazdès d’Arménie nous a confié douze cents
cavaliers.
Pyréis décrivit la situation aux nouveaux arrivants :
-Le jeune Pharaon a décrété la mobilisation générale de la population du
Delta du Nil, plusieurs millions d’habitants, pour briser les digues, détruire
les ponts et inonder toute la région, afin d’empêcher notre progression vers
Alexandrie. Mais nous ne pouvons tenter cette traversée du Delta sans nous
assurer d’abord de nos arrières et de notre approvisionnement. Nous devons
capturer la forteresse et le port de Péluse, où se retranchent les Mercenaires
du Pharaon, et en faire une base de ravitaillement. Mais notre plus grand
ennemi reste l’absence d’eau potable, les étangs contiennent de l’eau
saumâtre, les puits donnent de l’eau salée et même le Nil a été empoisonné
par des centaines de cadavres d’animaux, sur les ordres de Ptolémée.
Au septième matin du siège, Mithridate plaça ses fantassins en deux
immenses colonnes. Des catapultes lancèrent par dessus les hautes murailles
des barils enflammés qui explosèrent et répandirent un feu liquide
inextinguible. Puis on tracta une massive passerelle de poutres de chêne qui
enjamba le fossé empli d’eau de mer et permit à un bélier d’acier de
déchiqueter la muraille. Quand celle-ci s’écroula, la première colonne des
assaillants, menée par le Juif Antipater, s’engouffra dans la brèche. Les Juifs
se taillèrent un chemin jusqu’à la porte principale de la forteresse. Ils
abaissèrent le pont-levis et le reste de l’armée se rua dans la ville. Aux
trompettes romaines se mêlaient les hululements des Arabes et les tambours
des Parthes battaient la charge dans un fracas d’acier s’entrechoquant.
Alors que l’essentiel de ses troupes investissait Péluse, on apprit à
Mithridate que la cavalerie égyptienne attaquait le camp des Coalisés, laissé
presque sans défense. Prenant la tête de sa Cavalerie lourde, forte de trois
cent cataphractes blindés, et montés par des Chevaliers en armures,
Mithridate et Pyréis chargèrent au milieu des six mille cavaliers égyptiens,
lances au poing. Ils formèrent un coin d’acier qui s’enfonça à travers la
cavalerie du Pharaon en laissant un carnage dans son sillon. Trois cents
archers Parthes défendaient vaillamment le camp de Mithridate mais
risquaient d’être débordés par le nombre des assaillants. Les cataphractes
géants chargèrent encore les rangs ennemis et s’interposèrent entre eux et
leur campement.
340
Les Égyptiens s’acharnèrent sur Mithridate et réussirent à le jeter en bas de
sa monture. Pyréis sauta dans la mêlée, agitant une francisque monstrueuse,
et aida Mithridate à se relever et à reprendre le combat, à l’épée. Les
Égyptiens se bousculaient pour tenter de capturer ou de tuer ces Chevaliers
aux armures dorées et de se mériter la forte récompense promise par leur
Pharaon. Une clameur s’amplifia, venant de l’arrière-garde égyptienne, où
des flammes s’élevèrent ainsi qu’une horrible odeur de chairs brûlées. Les
Égyptiens se débandèrent, fuyant devant un chariot muni de faux tranchantes
et qui crachait de longues langues de feu grégeois. Derrière le chariot de
Myryis, accouraient Antipater et ses guerriers juifs. La cavalerie égyptienne
fut décimée et cessa d’exister. Les flottes romaine et commagénoise purent
ensuite apponter à Péluse et approvisionner les troupes.
Le fils du Basileus et ses Généraux reçurent une ovation délirante de leurs
soldats quand ils pénétrèrent, triomphants, par la grande porte de Péluse.
Mithridate ordonna de soigner les blessés ennemis, de libérer les prisonniers
et condamna à dix ans de galère les Capitaines des Mercenaires, plutôt que
de les décapiter.
-Remerciez mon Divin Père, le Basileus Antiochos, qui prie même pour ses
ennemis.
Afin de calmer l’impétuosité de ses propres soldats, de prévenir le pillage et
les viols qu’on avait formellement interdit sous peine de mort, Mithridate fit
distribuer à tous ses hommes cent dariques d’or et proclama trois jours de
repos et de banquets auxquels il convia même les vaincus.
Le problème de l’eau potable se résolut lorsque les nombreux habitants juifs
installés dans la région lurent une lettre du Sanhédrin de Jérusalem qui
recommandait à tous leurs fidèles d’aider Antipater dans sa mission. Les
autochtones juifs indiquèrent à Mithridate où creuser des puits qui avaient
été comblés par ordre de Ptolémée.
Pendant une nuit sans Lune, à la lueur des torches, des éléphants
habituellement employés aux travaux forestiers en Néo-Commagène,
aidèrent les hommes à déplacer sur des billes de bois durs plusieurs navires à
travers le désert, afin de contourner les digues érigées par les Égyptiens
pour interdire aux navires la remontée de cet affluent du grand fleuve. Les
Égyptiens firent de chaque canal et de chacun des bras du Nil des remparts
341
liquides infranchissables pour la cavalerie, qui s’enlisait dans cette terre
noire limoneuse et rendue marécageuse par les inondations provoquées. Les
archers Parthes se révélèrent de très précieux Auxiliaires dans cette guerre
où les Chevaliers devenus fantassins avaient troqué l’épée pour l’arbalète.
Après plusieurs jours de combats, qui se résumaient à franchir par la force
canaux et rivières se succédant interminablement, les trompettes romaines se
firent entendre derrière les lignes égyptiennes. Des Légionnaires surgirent
sur l’autre rive et Jules César lui-même émergea des roseaux, ce qui
provoqua la joie universelle parmi les Coalisés et la cessation des hostilités
pour le reste de la journée. César s’approcha des Grands Prêtres de
Commagène :
-Vous direz au Divin Médonje, à la réponse à une vieille question, que César
croit maintenant aux Dieux!
Le surlendemain, le jeune Pharaon, reconnaissable à son armure d’or pur,
périt noyé devant leurs yeux dans un des bras du Nil, avec des milliers de ses
Sujets. Dès lors, ils ne rencontrèrent plus aucune opposition et revinrent à
Alexandrie en triomphateurs, César et Mithridate de Commagène
chevauchant côte à côte. Jules César exultait, il présenta ses sauveteurs à
Cléopâtre, enceinte de ses œuvres :
- …et les Grands Prêtres de Commagène, Pyréis et Myryis…
La Souveraine d’Égypte interrompit son amant :
-Non, Noble César, je les connais, ce sont des envoyés des Dieux ou des
Dieux eux-mêmes.
Le Dictateur de Rome acquiesça :
-Et des Dieux immortels, qui n’ont pas vieilli d’une ride depuis trente et un
ans, alors que, jeune Préfet en Cilicie, je les avais rencontrés au mariage
d’Antiochos à Antioche!
Les Cyborgs jaugeaient les psychés des deux amants, Cléopâtre dévorée
d’ambition, et César assoiffé d’or et d’argent sur lesquels il assoyait son
pouvoir à Rome. Myryis se composa un sourire théâtral et présenta à
Cléopâtre un joli vase d’albâtre :
342
-L’élixir de longue vie, prérogative des Dieux et de quelques Initiés,
fabriqué à partir d’une noix qu’on ne retrouve que sur certaines terres isolées
de la Grande Mer du Sud. Le Basileus Antiochos estime que, puisque votre
effigie trône déjà au Sommet de notre Sanctuaire du Mont Nymphée, parmi
les statues des Dieux, vous êtes en droit, Divine Cléopâtre, de partager le
secret de l’Ambroisie avec nous. Cette pâte ne vous rendra pas immortelle,
mais vous conférera une résistance admirable aux maladies, aux infections,
hâtera la guérison de blessures et vaincra même certains poisons.
Myryis se tourna ensuite vers le Maître de Rome :
-Votre libération, Consul César, a déjà porté fruit : le Roi Pharnace, qui
contrôle toutes les rives de la Mer Noire, a cessé son attaque contre les
Provinces de Rome pour contrer la rébellion de son Gouverneur de Crimée,
Asander, qui espère par sa trahison obtenir de Rome la couronne de ce
Royaume. La Commagène a orchestré cette coûteuse campagne en Égypte
pour sauver le Généralissime qui saura vaincre Pharnace du Pont, restaurer
l’ordre et la paix en Asie, et ensuite à Rome. Le Basileus insiste pour
recevoir le Noble César à son Château de Samosate, afin d’élaborer les
détails d’une action contre Pharnace qui a tué cent cinquante mille Colons
italiens en quelques mois.
-Le Divin Antiochos offre de vous avancer autant d’or et d’argent que vous
jugerez nécessaires pour recruter et équiper une armée afin de libérer l’Asie
de Pharnace, reprendre vos Provinces de Bithynie et du Pont et libérer la
Colchide, riche en or, du joug de ce tyran. Suite à la reprise prochaine du
trafic maritime de la Mer Rouge, qui devient plus important d’année en
année, les coffres de nos Royaumes seront vite renfloués. Et, bien sûr, nous
remettrons au Dictateur de Rome une partie importante de ces mirifiques
profits.
Jules César, malgré ces nouvelles réconfortantes, ne pouvait s’empêcher de
lorgner le vase d’Ambroisie posé devant Cléopâtre. Myryis le tança:
-Vous avez vendu des millions de vos semblables sur les marchés
d’esclaves, est-ce là un comportement digne d’un Dieu, Citoyen César?
Mais, par de bonnes actions, vous pouvez vous racheter au yeux de la
Divinité et obtenir d’Antiochos l’élixir de longue vie, et même beaucoup
343
plus, comme le moyen de gagner l’immortalité dans la mémoire des
hommes.
Venant de tout autre que d’un des Grands Prêtres du Nympheum, César
aurait ri d’une telle fanfaronnade, ou puni cette impudente vantardise, mais
le Consul savait les Huulus dépositaires de connaissances et de techniques
inconnues des Romains et qu’il présumait provenir de Chine ou d’Extrême
Orient. Aussi César signifia qu’il reprendrait ses campagnes militaires, et
commencerait par vaincre Pharnace, mais seulement après s’être reposé en
Égypte auprès de sa douce Cléopâtre qui portait son enfant.
-Et faire une longue, et délicieuse, croisière sur le Nil après dix longues
années d’incessantes campagnes militaires.
Lisant dans le cerveau du dernier des Triumvirs, Pyréis inséra son grain de
sel :
-En plus des mines d’or d’Éthiopie, l’Égypte recèle plusieurs riches
gisements aurifères encore à découvrir, et bien d’autres minéraux précieux.
Comprenant que Pyréis lisait sa pensée, César perdit presque l’équilibre dans
l’escalier qu’il gravissait. Le Dictateur se fit pensif et convia Mithridate et
les Grands Prêtres de Commagène à participer à cette expédition festive sur
le Nil.
-Nous pourrons y discuter à loisir de mes péchés et du prix de ma
rédemption.
Avant de quitter Alexandrie, César distribua quelques millions de drachmes
et de sesterces aux troupes rassemblées par Mithridate, qui lui avait avancé
la somme. Ennemis héréditaires des Égyptiens, les Arabes, les Juifs et les
Syriens retournèrent dans leurs Royaumes sans pillage ni violence, au grand
soulagement de tous. Cléopâtre recruta à prix fort le contingent des
Arméniens pour sa garde personnelle. Puis leur somptueuse flottille suivit
sur le Nil la barge dorée du Pharaon, véritable palais flottant que
manœuvraient des centaines de rameurs. Derrière la barge de la Reine
d’Égypte apparaissaient une imposante quinquérème romaine commandée
par Tibère Néron, puis une trirème arborant les armoiries de la Commagène,
un scorpion d’or sur fonds azur. Une petite armada glissait dans leur sillage,
344
qui abritait l’État-Major de César, des Courtisans, de nombreux serviteurs et
les gardes de leurs escortes.
Cette croisière, que Cléopâtre voulait fabuleuse, permit à la Reine d’exposer
à ses hôtes sa vaste culture, sa maîtrise d’une dizaine de langues et son esprit
incisif. Considérée comme la réincarnation de la Déesse Isis, la jeune
Souveraine reçut partout l’hommage de ses Sujets qui se prosternaient sur
son passage. Ils visitèrent les trésors des Temples et dormirent dans les
palais d’Héliopolis, puis de Memphis, banquetèrent devant les Pyramides,
puis à Aphroditopolis et à Cynopolis. Sur des centaines de kilomètres, une
large rivière artificielle suivait le parcours du grand fleuve et toute l’étendue
entre ces deux cours d’eau était quadrillée de canaux irriguant des terres
fertiles qui nourrissaient des millions de paysans et enrichissaient les
Pharaons.
Tout au long de leur descente du Nil, les voyageurs croisèrent un très
important trafic fluvial transportant des marchandises de Nubie et
d’Éthiopie, de l’ivoire, de l’or et des bois précieux, surtout de l’ébène, et
aussi des esclaves noirs. César inspecta lui-même ces cargaisons provenant
de ce légendaire Royaume de Kusch et particulièrement la qualité et la
quantité des barres d’or qu’il remit à son Questeur Aulius Hirtius, qui battait
monnaie pour ses légions. Arrivés à Antinoé, d’où les caravanes partaient
pour rejoindre l’avant-poste de Bérénice sur la Mer Rouge, Pyréis et Myryis
reconnurent certaines des marchandises précieuses ramenées par leurs flottes
du Sri Lanka, d’Arabie et d’Afrique. Les Huulus firent valoir à César et à
Cléopâtre l’importance de cette piste désertique reliant l’Égypte à l’Orient et
aux côtes d’Afrique. Devant leurs yeux admiratifs, Myryis dessina une
carte :
-Presque à mi-chemin entre le Nil et la Mer Rouge, à quinze kilomètre au
sud de cette mine d’albâtre, vous trouverez un gisement aurifère et, ici, un
dépôt de serpentine.
Pendant les heures passées à regarder défiler les rives, César conversa
longuement avec Myryis et Pyréis qui étonnait les foules avec son aigle
géant. Lors d’un de ces banquets démesurés, le Généralissime leur demanda
de quelle manière Antiochos comptait le rendre immortel dans la mémoire
des hommes, lui, Jules César. Suçant un de ses doigts, pour en enlever la
sauce, délicieuse, Myryis répondit, nonchalamment :
345
-Facile : le cycle des saisons, sur votre planète, compte trois cent soixante
cinq jours et un quart!
César conclut, justement, de cette assertion que Myryis et les autres sorciers
de Samosate provenaient d’un autre Monde. Myryis poursuivit :
-Une des prérogatives du Grand Pontife de Rome, position éminente que
vous occupez depuis déjà fort longtemps, est de proclamer une dizaine de
journées intercalaires à chaque année pour faire coïncider un calendrier
imparfait et la réalité des saisons. Or, vos campagnes militaires depuis dix
ans vous ont fait négliger ce devoir du Grand Pontife, de sorte que les
Romains célèbrent actuellement les fêtes de la récolte à l’époque des
semailles. Tant qu’à décréter une année de seize mois, implantez un
calendrier simple, fait d’années d’égale longueur, avec seulement UN seul
jour intercalaire après trois ans. Ce calendrier tiendrait de nombreux siècles
sans aucune altération. Voilà comment passer à la postérité, Grand Pontife
César! Voulez-vous de cette sauce? Elle est divine!
César, chef du Parti Populaire, réalisa sur le champs la portée d’une telle
réforme du calendrier sur sa renommée et sur sa gloire. Le Consul
questionna Myryis sur ses origines et le Huulu de répondre :
-Seuls quelques Initiés connaissent la vérité. Si vos actes vous rachètent aux
yeux des Dieux, nous vous accueillerons dans le cercle très fermé de nos
Initiés et vous connaîtrez quelques uns de nos secrets, Divin César.
Leurs navires parvinrent à l’antique Capitale d’Hermopolis37 , tout près de
la première cataracte, frontière de la Nubie, et terme de leur mirifique
croisière. César contemplait les trombes d’eau qui cascadaient de la
montagne et son esprit supputait une nouvelle campagne pour s’emparer de
la Nubie et de l’Éthiopie et de leurs riches mines d’or. Cléopâtre, caressant
de minuscules chiens à toison blanche, taquina son amant :
-Une Reine gouverne aussi les Nubiens, Amanishaketo, trois fois plus large
que moi, des dents limées en pointes et le visage strié de scarifications
rituelles.
37
Thèbes.
346
César décida, à regret, d’interrompre cette croisière en compagnie des Dieux
et de reprendre le bouclier et le glaive pour parachever sa victoire sur les
forces sénatoriales qui tenaient encore le littoral africain et l’Espagne. Mais,
obéissant au Basileus Antiochos qui l’avait sauvé des rebelles d’Alexandrie,
il se dirigea d’abord en Asie pour contrer le soulèvement de Pharnace du
Pont.
Il s’arrêta en Judée, pour remercier le Grand Prêtre Hyrcan qui, à la demande
d’Aulius Hirtius, lui avait dépêché les troupes d’Antipater. César permit au
Grand Prêtre de relever les murailles du Temple de Jérusalem. Il nomma
Antipater Gouverneur romain de Judée et nomma aussi son fils, Hérode,
Gouverneur de Galilée. Puis le Dictateur de Rome décréta la libération de
tous les esclaves juifs de l’Empire Romain. À la demande pressante de la
Commagène, le Maître de Rome obligea Hyrcan et Antipater à tolérer et à
protéger les Adeptes de Mithra et les Prosélytes du Nympheum. César
pardonna au Gouverneur Gaius Cassius Longinus qui s’était rangé derrière
le Parti Républicain, mais le destitua pour le remplacer par un de ses
cousins, Sextus César, nommé Gouverneur de tout l’Orient et qui s’établit à
Damas.
La flotte césarienne aborda à Tarse, en Cilicie, où le Dictateur convoqua les
Alliés de Rome et organisa en hâte une force d’intervention pour reconquérir
les possessions romaines tombées aux mains de Pharnace. Puis, à la tête de
sa fameuse sixième Légion, réduite à seulement mille hommes, mais d’une
valeur maintes fois éprouvée, et accompagné d’Auxiliaires asiatiques, César
se rendit en Commagène et se présenta devant Samosate, ville à la triple
enceinte fortifiée, qui déploya ses plus beaux atours pour honorer l’arrivée
du Potentat romain. Acclamé par une foule bigarrée, il défila jusqu’au
Château et fut reçu dans la grande salle d’apparat par le Basileus et la Reine
Isias, encadrés par les cinq Grands Prêtres qui portaient d’extraordinaires
vêtements de soie brodés d’or et constellés de pierreries.
Ce qui retint l’attention des Romains, plus encore que les lustres en
diamants, les boiseries précieuses et les dorures, furent les huit Myrmidons
en armures dorées qui se tenaient devant les Souverains et la présence d’une
licorne tenue en laisse par un imposant Acolyte nègre. Aulus Hirtius glissa à
l’oreille de César :
-Tu vois bien, je ne mentais pas!
347
Antiochos se montra plein de prévenances à l’égard des Romains, leur
distribuant des cadeaux de grand prix et proclamant trois jours de festivités,
couronnées par une visite à leur Sanctuaire du Mont Nymphée. Il fit défiler
devant César sa Cavalerie lourde et les cinq cents Huns composant la Garde
Royale, et fit tirer une salve de dix-huit coups de canons, sous le regard
extrêmement intéressé du Généralissime romain.
Le Chancelier Médonje accueillit le Maître de Rome dans la Tour des
Huulus, après une journée passée à visiter les monuments et les installations
de la Capitale, entre autres la Ménagerie qui foisonnait de fauves et de bêtes
étranges, comme un dragon de Chine, des pandas, des oiseaux roc, des
oiseaux-lyre, des oiseaux du paradis, des ours géants, des lémuriens et des
perroquets. Médonje présenta ses collections de monnaies et de joyaux à
César, puis ils terminèrent la soirée au sommet de la Tour Carrée, à discuter
de la situation de la République déchirée par la guerre civile.
Médonje brossa un tableau sombre :
-Dolabella, époux de Tullia, fille de Cicéron, s’est fait élire Tribun de la
Plèbe et réclame l’annulation de toutes les dettes. Il a rendu cocu MarcAntoine qui a proclamé la loi martiale en Italie, a répudié son épouse et a
convolé en justes noces avec Fulvia, la richissime veuve du démagogue
Clodius.
Le Cyborg sentit le cerveau de César bouillonner en imprécations contre son
Lieutenant Marc-Antoine. César présenta au Grand Prêtre un mémoire sur le
Gouvernement de la République que lui avait adressé Salluste, un être retors,
mais à la plume admirable, expulsé du Sénat pour malversations et réfugié
en Afrique. César décrivit à l’Extraterrestre comment il comptait restaurer la
République et la réformer pour refléter les nouvelles réalités de l’Empire.
-J’accorderai la pleine Citoyenneté romaine aux Alliés de Rome,
j’augmenterai le nombre des Sénateurs et nommerai au Sénat des Gaulois et
des Asiatiques, afin que les Peuples de nos Provinces participent au
gouvernement de l’Empire.
Passant de la parole à l’acte, le Consul écrivit de sa main un édit accordant la
Citoyenneté romaine à la Reine Isias, née à Rome, élevée à Rhodes, et qui
parlait le latin à la perfection, ainsi qu’à son époux Antiochos, ami émérite
348
de Rome et à leurs fils, dont le valeureux Prince Mithridate qui avait sauvé
la vie de César en Égypte.
-Maintenant, Divin Médonje, dites-moi : sur quelle Planète êtes-vous nés?
Le Cyborg plongea dans l’esprit de son vis-à-vis, puis lui révéla une partie
de la vérité :
-Sur aucune, Noble César, nous sommes nés dans l’Espace, d’un Peuple qui
visite les habitants des planètes. Mes quatre collègues et moi, sommes des
naufragés sur votre Monde, condamnés à y demeurer le reste de nos
existences. Nous avons fait de l’Humanité notre nouvelle famille et avons
conclu une Alliance avec la Couronne de Commagène. La Commagène
bénéficie de certaines de nos connaissances et s’engage à évangéliser
l’Humanité, à transmettre notre message d’amour fraternel.
-Je vous sais capable de conserver le secret absolu sur nos origines, qui doit
être maintenu. Je vous ai confié notre secret car nous vous accueillons parmi
les Initiés dignes de le partager et, pour bien vous démontrer notre
attachement, nous vous approvisionnerons en Ambroisie pour le reste de vos
jours, Noble César. Le Conseil de Samosate s’est particulièrement réjoui de
l’affranchissement de tous les esclaves juifs que vous avez proclamé. Nous
applaudissons votre clémence, rendue proverbiale. Votre souci de terminer
cette guerre civile par la diplomatie et le pardon vous honore, Grand Jules
César.
Parmi les Courtisans rencontrés au Château, le Prince juif Jésus et le jeune
Historien Nicolas de Damas firent grande impression sur le Dictateur, par
leur culture et la justesse de leurs propos. Au premier, il confirma le serment
du Grand Prêtre Hyrcan à protéger les Missionnaires de la Nouvelle Alliance
en Judée. Et au second, il promit l’accès à ses notes, mémoires et archives,
afin de composer une biographie présentant les hauts-faits de sa vie
mouvementée pour mousser encore plus sa propre légende.
Sur le sommet du Mont Nymphée, César et son État-Major contemplèrent
les statues massives des Dieux, les autels d’électrum et la statue en or massif
de Cléopâtre figurant la Déesse Isis. Ils parcoururent le dédale souterrain du
Sanctuaire et virent l’épée d’Iphigénie, le sarcophage de Mithridate
Kallinikos, le père du Basileus, la salle des Atlantes, et bien d’autres trésors
349
d’Orient. Dans la salle égyptienne, Pyréis décrocha du mur un extraordinaire
pectoral d’or pur qu’il remit à César :
-Vous la reconnaissez? L’armure qui a entraîné sous les eaux du Nil le jeune
Pharaon. Elle vous appartient, Noble César, et ornera votre Triomphe à
Rome.
Le passage de César coïncidait avec les célébrations de mi-été qui attiraient
des hordes de centaines de milliers de pèlerins, gonflées cette année par les
curieux attirés par la présence du Dictateur romain. César fut ébranlé par la
munificence et le faste des cérémonies, la richesse de la Commagène, le
nombre des Fidèles, la beauté des chants exécutés par Théla et le chœur de
Samosate. César considérait qu’Antiochos méritait vraiment le qualificatif
de ‘Divin’ et traitait le Basileus, pourtant du même âge que lui, comme un
Patriarche d’une extrême sagesse. Le Préfet de la flotte césarienne, Tibère
Néron, exprima le souhait, exaucé par le Basileus, que sa jeune cousine, et
fiancée, puisse étudier quelques années à l’Académie d’Antioche,
-Afin d’y acquérir ce savoir et ces aptitudes qui profiteront à nos propres
enfants. Livia Drusilla 38vous étonnera par la finesse de son jeune esprit.
Puis César et ses mille Vétérans de la Sixième Légion, enguirlandés et
coiffés de couronnes de laurier, colliers fleuris au cou, et glaive d’acier à la
ceinture, quittèrent Samosate vers Comana, accompagnés du Prince
Mithridate et de la Cavalerie de Commagène. En Cappadoce, César parla au
vieux Roi des Galates, Dieotarus et lui pardonna de l’avoir affronté dans la
bataille de Pharsale où le Tétrarque avait perdu deux de ses trois légions.
Une Ambassade de Pharnace se présenta peu après, requérant le pardon de
César :
-Pour un Roi qui n’a jamais pris les armes contre César, comme Dieotarus
l’avait fait, lui qui fut pardonné.
César fit durement savoir aux Ambassadeurs du Roi du Pont que les
castrations de dizaines de milliers de Colons italiens, les viols, les meurtres
de Citoyens romains ne sauraient rester impunis et que, par ses exactions, le
Roi du Pont avait soulevé le courroux des Dieux Eux-mêmes.
38
Qui deviendra la première Impératrice de Rome.
350
Au début août, à Zela, près de la Comana du Pont, là même où les légions
romaines avaient connu la défaite vingt ans plus tôt face au Basileus du
Pont, César confronta l’immense armée de Pharnace. César ne disposait que
de mille légionnaires expérimentés et de trois légions hâtivement constituées
parmi les Asiatiques. Pharnace pouvait à peine concevoir que César ne
disposât que d’une si petite force et engagea la bataille, à cinq contre un,
assuré d’une victoire facile. Pharnace fit précéder ses troupes par des
chariots armés de faux qui chargèrent les rangs des Romains mais qui,
devant monter une pente, furent cloués par des nuées de javelots bien avant
d’atteindre les troupes de César.
Puis les rangs de l’armée romaine s’écartèrent pour laisser s’avancer une
dizaine de tubes d’acier montés sur roues qui crachèrent une volée de
mitraille à bout portant sur les fantassins de Pharnace. La terrible détonation
signala aux soldats de César la ruée sur l’ennemi encore hagard qui venait de
perdre les premiers rangs de ses combattants, réduits en charpie par les éclats
d’acier. Alors, parut le Prince Mithridate chevauchant devant les lourds
Cataphactaires de Commagène et qui plongea dans la mêlée en découpant
l’armée du Pont en deux tronçons. En tout, cette deuxième bataille de Zela
ne dura qu’une heure et, selon César, « trois autres heures à courir après les
fuyards qui furent massacrés ou capturés. » Seul Pharnace et une douzaine
de cavaliers purent s’échapper et César remit à ses hommes tout le butin, fort
considérable, du camp des vaincus.
Jules César transpirait de satisfaction, il allait enfin rentrer à Rome, pour y
savourer les fruits de ses victoires. César, toujours Consul de Rome en
exercice, et qui venait d’être reporté Dictateur par le Sénat, remit au Prince
Mithridate de Commagène tous les Domaines et Royaumes ayant appartenu
à Pharnace,
-Afin que Rome soit protégée des hordes barbares d’Asie par de fidèles
Alliés comme le Basileus de Commagène et son fils, qui sauront mieux que
tous faire prospérer leurs nouveaux Royaumes, tout en protégeant les
Colonies de Rome et favoriser le commerce dans l’Empire.
Mithridate reçut aussi la Couronne de Dieotarus et devint Roi des Galates.
César lui céda en plus la Bithynie, afin que ses États et ceux de son père
Antiochus constituent un Empire asiatique s’étendant de Ninive jusqu’en
Crimée, de la Caspienne à la Méditerranée, englobant toutes les rives de la
351
Mer Noire et possédant la Colchide riche en or et en métaux. Et si l’on
considérait les possessions de son gendre d’Arménie et celles, futures, du
petit-fils d’Antiochos, Pacorus, l’héritier de l’Empire des vingt-huit
Royaumes des Parthes, l’influence du Basileus Antiochos s’étendait
jusqu’aux Indes et aux contreforts de l’Himalaya, et sur toute la
Mésopotamie et la Perse.
Le Prince Mithridate traversa ses nouveaux États de Galatie, de Bithynie et
du Bosphore aux côtés de César et reçut l’hommage enthousiaste des
Populations qui percevaient leur nouveau Roi comme un Sauveur annonçant
le retour de la paix, de la sécurité et de la prospérité. Mithridate décida
d’établir sa nouvelle Capitale à Byzance, d’y faire ériger son Palais et
d’entourer la ville de fortifications cyclopéennes. Ce grand port contrôlait
l’accès et le trafic florissant de tout le Pont-Euxin 39et, selon les Huulus,
Byzance constituerait rapidement une plaque tournante du commerce
international et une excellente base pour diffuser le message de la Nouvelle
Alliance à d’autres Nations.
À la surprise générale, César aborda en Italie en septembre, suivant de peu la
nouvelle de sa victoire contre Pharnace. Mais il dut reprendre presque
aussitôt le combat contre les armées des Républicains, regroupées en
Espagne autour des deux fils de Pompée et en Afrique autour de Caton,
Scipion et Gabinius qui estimaient toujours représenter le légitime
Gouvernement de l’Empire. Le nouveau Sénat, nommé par César, le
proclama Tribun à vie et confirma sa Dictature pour dix ans. Puis le
Généralissime rallia ses légions de Sicile et s’embarqua pour l’Afrique, afin
de soumettre les derniers irréductibles qui rêvaient encore d’une République
rendue ingouvernable.
Alors que le Maître de Rome regardait s’éloigner les côtes de Sicile, passant
la main sur son crâne dégarni, il se surprit à y sentir des repousses. Sa forme
ne lui avait jamais semblée meilleure. Depuis qu’il absorbait cette cuillère
d’Ambroisie quotidienne, sa résistance, son entrain, même ses idées et son
humeur lui paraissaient positivement affectés. À Rome, il avait même
surpris par sa fougue sa maîtresse de toujours, la mère de Brutus. Jules César
caressait maintenant le projet de trôner parmi les Dieux, au Sanctuaire du
Nympheum, aux côtés de Cléopâtre qui venait de donner naissance à son
fils, Césarion.
39
La Mer Noire
352
Chapitre XXX L’année des 455 jours (46 avant JC)
-Au nom du Père, du Fils, et de l’Esprit Saint, je souhaite la bienvenue à tous
les Évêques de la Nouvelle Alliance à notre Sanctuaire du Nympheum, pour
ce premier Concile Œcuménique.
Pierre, l’Évêque de Rome, s’était profondément incliné devant la statue du
Roi Mithridate Kallinikos, fondateur de leur Sanctuaire, puis devant son fils,
le Basileus Antiochos et finalement devant les cinq Huulus, les Envoyés des
Dieux qui assistaient aux cérémonies d’ouverture en compagnie des Pères de
l’Église. La Basilique rupestre, taillée dans la falaise d’Arsamée, Capitale
estivale des Monarques de la Commagène, débordait des centaines
d’Acolytes représentant leurs Communautés d’Orient et d’Occident, de la
lointaine Sogdiane jusqu’aux Îles Britanniques.
Antiochos, coiffé d’une mitre perse, tenant une crosse symbolisant le bâton
du berger, et revêtu de l’habit liturgique des Pontifes de Rome, se leva de
son siège surélevé, déclenchant trois ‘Gloria’ chez le chœur des Acolytes.
Quand l’écho de leur chant cessa d’être répercuté par les parois de la vaste
Basilique, Antiochos s’adressa à l’assemblée :
-Mes fils, mes frères, je vous ai convoqués pour entendre de votre bouche les
difficultés et les besoins de nos Communautés. Et aussi pour vous remettre
des exemplaires des Évangiles et vous annoncer l’établissement de nouveaux
foyers de notre Foi. Puissent la Divinité et l’Esprit Saint éclairer nos
délibérations et que le Traité que les Dieux ont jadis conclu avec nos
Royaumes s’étendre à toute l’Humanité.
-Mon fils Mithridate, devenu Polémarque et Basileus du Pont-Euxin, désire
évangéliser ses nouveaux Sujets et répandre parmi eux notre promesse d’un
Monde meilleur et les bienfaits de notre Église. Il nous demande d’envoyer
des Apôtres à sa Cour et des Missionnaires dans les villes de Byzance,
Chalcédoine et Nicée, ainsi que dans une dizaine de villes portuaires et de
Colonies sur le pourtour de la Mer Noire dont Trébizonde et Phasis, la
Capitale de la Colchide. J’utiliserai les ressources de mes propres Royaumes
pour relever ceux que César a remis à mon fils et que les guerres ont
durement ravagés. Nos Acolytes pourront aussi y tenir nos comptoirs
commerciaux et gérer des hôpitaux et des dispensaires où ils distribueront
notre Commagenum, nos médicaments et nos produits d’hygiène, en plus de
notre Messianisme.
353
-Avant de passer aux doléances et aux suggestions, prenons un moment à
prier pour nos frères romains qui s’entretuent sur les côtes d’Afrique.
Implorons le Ciel de nous préserver des affres de la guerre, des famines et
des épidémies.
Le conclave dura trois semaines et peaufina bien des aspects de la nouvelle
religion, un syncrétisme des cultes et des croyances d’Asie, épuré des
pratiques jugées choquantes par certains Peuples. Antiochos entérina les
décisions de son Conseil et de ses Évêques et décréta l’envoi de prosélytes à
Athènes, Thessalonique, en Gaule et en Espagne.
La fin de ce premier Concile fut ternie par la mort de la Grande Prêtresse
Maria. Avant sa disparition, celle que les Romains avaient connue comme la
Prophétesse Martha avait rencontré Jules César au Sanctuaire de Nymphée.
Le neveu du Généralissime Marius était ressorti transfiguré de cette
rencontre avec celle qui accompagnait les Légions de son illustre parent, le
créateur des légions, les premières recrutées parmi la Plèbe et pourvues de
soldes. La Prophétesse avait formulé le vœu que César devienne un Sauveur
des Romains, comme Antiochos l’était devenu pour ses Sujets, qu’il soit
divinisé et que sa statue siège parmi les Dieux sur Nympheum. Celle que
l’Empereur Grypus, grand-père d’Antiochos, avait débauchée à dix ans et
qui devint Prêtresse du Temple de Daphné près d’Antioche, puis qui
accompagna Marius dans toutes ses campagnes militaires, s’éteignit
paisiblement, la main dans celle de son ami et confident, Médonje, qui
partagea sa mort et recueillit ses dernières pensées.
La Cour nomma Marie, la fille de Théla, Grande Prêtresse responsable du
Sanctuaire du Mont Nymphée et de ses douze mille Acolytes. Des rides
apparurent au front de Médonje qui ne pouvait cacher sa peine d’avoir perdu
celle qu’il considérait comme un des plus beaux esprits de l’Humanité, et qui
pouvait deviner les pensées par l’observation des physionomies. Pour
vaincre sa tristesse, le Chancelier du Basileus se plongea tout entier dans ses
tâches administratives et se mit à parcourir les nouveaux Royaumes de
Mithridate de Byzance, dressant l’inventaire de leurs ressources, de leurs
populations et de leurs besoins.
Antiochos fit reconstruire plusieurs villes de Cappadoce et de Galatie,
détruites par la guerre, et renomma Mazaca ‘Césarée’ en l’honneur de Jules
César et d’autres villes ‘Iouliopolis’. Mithridate habitait avec sa Cour dans la
354
grande Cité de Chalcédoine, sur la rive sud du Bosphore, en attendant de
s’établir à Byzance, sur la rive nord, qu’il avait désignée comme nouvelle
Capitale de son Empire du Pont-Euxin. Plus de vingt mille ouvriers, recrutés
dans toute l’Asie, travaillaient à construire un arsenal, un ensemble palatial
et une enceinte fortifiée cyclopéenne autour de Byzance. Et une légion
romaine creusait une nouvelle voie pavée, enjambant deux rivières sur de
solides ponts en pierres taillées, reliant Gordion à Nicée et qui permettrait
aux coursiers des Basileus de rallier Samosate à Byzance en une journée de
chevauchée à travers des Royaumes appartenant tous à la Dynastie de
Commagène.
Pour la première fois en de nombreuses années, le Trésor du petit Royaume,
lourdement sollicité, vit ses réserves métalliques baisser. Antiochos avait
donné à César vingt mille talents, une somme colossale, pour qu’il puisse
payer ses légionnaires et mettre un terme au chaos qui s’était abattu sur
l’Empire de Rome. La Commagène, en échange de livraisons de blé à
l’Italie, avait obtenu la libre circulation de ses navires marchands sur toute la
Méditerranée. La dîme et les dons qui parvenaient au Temple de Nymphée,
de plus en plus considérables, l’augmentation du trafic commercial entre
l’Égypte de Cléopâtre et la Commagène, la réouverture des routes de la Mer
Rouge et la paix qui régnait maintenant avec les Arabes, contrebalançaient
en partie l’hémorragie monétaire.
L’une des décisions du Concile de Nymphée avait été l’imposition de jours
maigres, pour des raisons diététiques mais aussi pour favoriser le commerce
du poisson salé provenant de la Caspienne et de la Mer Noire, et dont l’Asie
tirait de substantiels revenus. Théla se rendit à nouveau en Colchide et
identifia d’autres gisements aurifères exploitables dans ce Royaume riche en
or. Myryis écrivit à l’Empereur de Chine, lui proposant cent canons coulés
dans le solide acier de Commagène contre leur propre poids en or. En moins
d’un mois, grâce aux relais des pigeons voyageurs, ils connurent la réponse
positive de la Chine et purent ainsi engranger huit mille talents d’un coup.
De Rome, Cicéron écrivit à Médonje son désespoir de n’avoir pu faire
entendre raison à Caton qu’il suppliait de se soumettre à César afin de sauver
des vies romaines d’un combat fratricide. En Afrique, devant la défaite de
ses légions, Caton préféra se suicider plutôt que d’accepter d’être gracié par
César l’Usurpateur. Et Jules César écrivit au Basileus Antiochos :
355
-Divin Père, j’ai pardonné et sauvé le plus grand nombre possible parmi mes
ennemis. Mais, mes légionnaires, exacerbés par toutes ces luttes, ont
massacré dix mille soldats du camp adverse qui avaient pourtant déposé
leurs armes. Je suis dégoûté par tout ce sang romain répandu et j’aspire
vraiment à rétablir la paix sur tous les territoires de Rome. Avez-vous placé
ma statue aux côtés de celle de Cléopâtre dans votre Sanctuaire de
Nymphée?
Tibère Néron, promu par César Amiral de la flotte d’Orient, commandait
l’armada qui se dirigea vers la Crimée au début de l’été. Parmi les galères de
Rome, trois grands navires de Commagène transportaient le nouveau
Basileus de Byzance et sa nombreuse suite, dont Pyréis agissant à titre de
Conseiller, à la demande pressante d’Antiochos qui jugeait l’expédition
périlleuse pour son fils. Ils devaient constituer Pharnace prisonnier et le
ramener vivant à César pour l’exhiber lors de son prochain Triomphe à
Rome. Par la même occasion, le nouvel Empereur de Byzance recueillait
hommages et serments d’allégeance des riverains de la Mer Noire. Ils
s’arrêtèrent deux semaines à Istros, près du Delta du Danube, pour faire se
reposer leurs équipages et les deux cohortes de Légionnaires qui avaient
souffert de la mer démontée. Puis ils abordèrent successivement dans quatre
ports prospères de Crimée, anciennes Colonies fondées par les Grecs
d’Ionie.
Partout, le jeune Basileus tenait un même discours, se conciliant les Notables
et les Gouverneurs déjà en place. Il annonçait à ses Sujets une Ère de paix et
de prospérité, qu’il relèverait les villes de leurs ruines, construirait des
Temples et des hôpitaux, qu’ils vendraient leur blé, leurs poissons et leurs
fourrures sur les marchés de Rome. Ils apprirent que l’ex-Roi Pharnace avait
trouvé refuge dans la Capitale de Crimée, Panticapée, qui contrôlait le
détroit séparant la Mer Noire de la Mer d’Azov. Ils ancrèrent leurs navires
en rade de Panticapée, un port naturel surplombé par une montagne en
terrasses où s’étageait la Capitale encore partiellement ruinée par un
tremblement de terre dévastateur.
Croyant se gagner ainsi la faveur des Romains, le Gouverneur de la ville leur
fit parvenir la tête du Roi Pharnace du Pont, marinant dans une amphore.
Tibère Néron revivait là une scène déjà vécue avec la tête de Pompée en
Égypte. Furieux qu’on ne lui ait pas remis Pharnace vivant, l’amiral fit
débarquer ses troupes et intima au Gouverneur d’ouvrir les portes de sa
citadelle, et que tout sang romain répandu retomberait sur sa tête. Les
356
lourdes portes cloutées de bronze s’écartèrent pour laisser pénétrer les
soldats de Rome et de Byzance, puis le Basileus Mithridate et l’amiral de
César. On les mena à une grande salle, fort enfumée, et où on avait suspendu
aux murs des boucliers, des haches, des épées, des crânes de bisons, de lions
et d’ours.
Leur entrée fut saluée par un costaud qui portait sceptre et couronne et une
pelisse de fourrure d’hermine blanche par dessus une tunique de soie de
Chine. L’homme avait les bras et tout le visage recouverts de tatouages aux
teintes vertes et bleues, ce qui dénotait son origine cimmérienne :
-Je suis Asander, anciennement Gouverneur, et maintenant Roi de Crimée,
depuis mon mariage avec la Princesse Dynamis, la fille de Pharnace.
Bienvenue dans mon Royaume aux émissaires de César, pour qui j’avais
conservé le trésor de Pharnace.
Malgré l’horrible accent qui mutilait son grec, Myryis comprenait le
Cimmérien, et rétorqua au Barbare, en articulant bien chacun de ses mots :
-Voici votre nouveau Maître, le Basileus Mithridate, fils du Basileus
Antiochos, et à qui César a remis tous les Royaumes ayant appartenu à
Pharnace.
La brute tatouée réagit avec intelligence aux paroles de Myryis, s’agenouilla
devant Mithridate et lui remit sceptre et couronne. Asander se défendit du
meurtre de son Suzerain :
-Lorsque le Roi Pharnace sut qu’une flotte romaine arrivait, il a ordonné de
tuer toute sa famille et de jeter le Trésor royal à la Mer. J’ai occis un Tyran,
lui-même parricide, et qui s’apprêtait à se suicider. J’ai préservé le Trésor du
Pont pour les Romains et sauvé la vie à la Princesse Dynamis qui m’a
épousé, me démontrant ainsi sa reconnaissance.
Asander ouvrit les voûtes de sa citadelle et présenta à Tibère Néron des
masses d’or et d’argent faits d’objets hétéroclites et des coffres remplis de
monnaies métalliques.
-Voici ce que j’ai pu soustraire à la folie de Pharnace. Le reste repose sous
les flots, au milieu du détroit de la Mer d’Azov.
357
Asander, malgré son air patibulaire, se montra au fait de l’Économie de la
Crimée, de ses Peuples et de ses ennemis.
-Mon père était un Hyperboréen et je l’ai accompagné jusque dans son
Royaume natal, pour en ramener de l’ambre40 et des fourrures. Je parle
plusieurs des langages des tribus des steppes où j’ai longtemps voyagé. Je
connais les forces et les faiblesses des places fortes de ce Royaume et de ses
Sujets que la civilisation gréco-romaine n’a pas pénétrés. Ici la justice se
rend à coups d’épée et le vainqueur démontre ainsi son bon droit.
Asander se révéla plein de prévenances à l’égard de son épouse, la Princesse
Dynamis qui parlait le grec avec aisance. Elle sut toucher le cœur de
Mithridate :
-Je porte un enfant d’Asander. Dans son sang coulera celui de mon grandpère, Maître du Pont-Euxin. Laissez-nous la Couronne de Crimée et nous
serons de loyaux Vassaux de l’Empire de Byzance.
Mithridate décréta que l’enfant à naître portera le titre de Roi ou Reine de
Crimée et que Asander et Dynamis agiront comme Régents du Royaume
jusqu’à la majorité de l’héritier. Puis, ils visitèrent les principales villes du
Bospore Cimmérien et firent une incursion dans la Mer d’Azov, jusqu’au
delta du Don, un fleuve majestueux qui traversait d’immenses étendues de la
steppe infinie où vivaient les tribus des Scythes.
Tibère Néron chargea le Trésor de Pharnace sur ses navires et s’empressa de
le rapporter à Rome, laissant à Mithridate une seule des deux cohortes de
légionnaires et la moitié des galères romaines. Parmi ceux qui restèrent avec
le Basileus, un jeune Centurion, Agrippa, se distingua par son esprit et son
charisme, ainsi que par sa valeur et son courage, démontrés lors
d’escarmouches avec des hordes de barbares, les Gètes, qui déferlaient
depuis peu dans la région. Les terres fertiles de Crimée constituaient depuis
des siècles le grenier à blé des Grecs. Myryis croyait que l’on pouvait
doubler et même tripler la production de blé et de céréales en utilisant la
rotation des cultures et en introduisant de nouvelles variétés. Il pensait aussi
pouvoir augmenter significativement la production des pêcheries de la Mer
d’Azov, et pouvoir exporter son caviar en plus du poisson. Il acquit aussi
tout l’ambre fossile et toutes les fourrures qu’il put acheter ou troquer avec
40
Résine végétale fossilisée, sans lien avec l’ambre animal régurgité par les cachalots.
358
les Cimmériens et les Scythes, fascinés par les poignards d’acier et le verre
soufflé de Commagène.
Les ressources minières de la Crimée variaient de l’or au zinc et plusieurs
des Cités battaient leurs propres monnaies en utilisant un alliage de cuivre et
de zinc, le laiton, appelé cuivre jaune, et qui donnait à ces pièces une belle
patine rouge avec le temps. À la fin de l’été, Mithridate laissa une garnison à
Panticapée sous le commandement du Centurion Agrippa et reprit la mer
pour aller passer l’hiver dans son Royaume du Pont et y rencontrer là aussi
ses nouveaux Sujets. Myryis revint à Samosate à la mi-septembre pour
retrouver avec délices ses deux épouses et le confort de la Tour Carrée. Il se
présenta devant le Basileus Antiochos revêtu de fourrures de lynx et
d’hermine, et portant un triple collier d’ambre, pour annoncer à son
Souverain et à ses Pairs « l’ouverture d’une Route du Nord très
prometteuse. »
Quelques jours après le retour de Myryis en Commagène, avait lieu à Rome
le premier des quatre Triomphes successifs de Jules César. La Reine Isias,
Citoyenne romaine, y représentait la Commagène, en compagnie de Pyréis,
de Théla et de Marie, et d’une suite nombreuse d’Acolytes et de Princes et
Princesses de la Cour du Basileus. Au dernier étage de la Cour Carrée de
Samosate, la navette des Huulus se retrouva bondée de spectateurs assistant
en direct à l’impressionnant défilé projeté sur les grands écrans de l’appareil
extraterrestre. En plus d’Antiochos, assistaient à la représentation, le Roi
Philippe d’Arsamosate, le Bibliothécaire Lucien, Nicolas de Damas et
Mathieu, le pâtre devenu Trésorier du Temple puis fiancé à Marie. Il y avait
aussi les épouses de Myryis, celle de Pyréis, les huit Myrmidons, Opys,
Myryis et Médonje.
Les images parvenaient des yeux cybernétiques de Théla et de Pyréis, ainsi
que du chapelet de leur Évêque de Rome. On pouvait entendre les clameurs
de la foule, le bruit des légions foulant les pavés, le son des trompettes et le
chant des Pontifes. La Reine Isias et la Grande Prêtresse du Nympheum
partageaient la tribune d’honneur des grands dignitaires aux cotés d’Octave
et de Mécène et non loin de Marc-Antoine, des Sénateurs et de la Reine
d’Égypte. Jules César, passé maître dans l’organisation des Jeux, éclipsa en
fastes tous ses prédécesseurs. Pendant dix jours, Rome célébra
successivement quatre Triomphes de César, sur la Gaule, l’Égypte, le Pont et
l’Afrique. Le Dictateur distribua vingt mille sesterces à chacun de ses
Vétérans, le double aux Centurions et le quadruple à ses Tribuns militaires.
359
Il offrit un banquet à vingt cinq mille convives à qui on remit quatre cents
sesterces à chacun.
Précédé par deux cents Licteurs, César étincelait d’or et de joyaux sur son
chariot et étonnait par son cimier surmonté de deux extraordinaires plumes
d’oiseaux du paradis. Derrière César, marchait un Pyréis barbu,
personnifiant Hercule, et vêtu de la tunique rouge et de l’armure des soldats
du Consul, mais faite d’argent ouvragé et rehaussée de magnifiques
pierreries. Pyréis portait au bras son aigle géant qui déployait ses ailes à la
demande de son maître, provoquant à tout coup des réactions délirantes de la
foule et un sourire de contentement de Jules César. Un des moments forts de
ces multiples célébrations se déroula à la lumière des torches, portées par
quarante éléphants, et où Jules César gravit à genoux les marches du
Capitole jusqu’au Temple de Jupiter. Devant la statue du Père des Dieux,
Marc-Antoine et le Sénat avaient fait édifier une colonne surmontée par un
chariot de bronze conduit par un César de bronze et qu’une inscription avait
consacrée « Au Demi-Dieu Jules César ».
On vit défiler Vercingétorix, le rebelle Gaulois, qui secouait ses chaînes en
crachant sur la foule qui réclama sa mise à mort et l’obtint. Cléopâtre se
réjouit à la vue de sa sœur Arsinoé portant des entraves d’or, mais la tenue
digne de la prisonnière lui mérita la grâce de César, soucieux encore plus de
plaire au Peuple qu’à sa maîtresse, fusse-t-elle Reine d’Égypte. Le plus
jeune des prisonniers qui défilèrent, le fils du Roi Juba l’Africain, un bambin
de quatre ans au sourire éclatant, fit fondre tous les cœurs en retournant des
baisers aux acclamations de la multitude. Les foules s’extasièrent devant les
toiles de soie de Chine déployées pour les protéger du Soleil pendant les
spectacles de gladiateurs, les combats contre les fauves et les batailles
navales simulées. Mais le clou de toutes ces merveilles qui défilèrent furent
deux animaux qui créèrent une véritable commotion parmi les Romains, qui
n’en avaient jamais encore aperçus de semblables et qu’on nomma des
caméléopards41, car ces énormes bêtes possédaient la tête d’un chameau et
les taches d’un léopard.
César, après avoir inauguré le nouveau Forum qu’il avait fait construire et
qui portait son nom, se rendit au banquet offert par la Commagène en son
honneur dans les jardins de Démétrios, sur la colline du Vatican. Il voulait
remercier encore une fois ses Alliés de Commagène pour leur assistance
41
Des girafes.
360
passée, leur soie, leur or, les girafes qu’ils avaient ramenées de Somalie par
Suez et Péluse.
-Et pour les provisions annuelles de votre Élixir de longue vie, qui fait aussi
des miracles pour ma tendre Cléopâtre, plus resplendissante que jamais.
Les convives puisaient dans des montagnes de fraises et de cerises, de caviar
et d’esturgeon, mais aussi goûtaient aux produits exportés par Samosate dans
tout l’Empire de Rome, courges des Indes, tubercules de Chine, carottes
rouges ou blanches, épinards, et aux épices de l’Orient qui transitaient par le
Royaume d’Antiochos. Théla réprimanda César pour avoir ordonné trois
sacrifices humains, des Plébéiens égorgés par les Pontifes sur les autels du
Capitole. La Grande Prêtresse fit valoir que le Sénat avait interdit tout
sacrifice humain à l’époque du grand Consul Marius :
-Médonje avait versé 868,868 deniers à votre oncle pour conclure ce pacte
abolissant les sacrifices humains. Et je me dois de vous prévenir, Divin
César, que beaucoup trop de vos Concitoyens tremblent devant votre
puissance illimitée et que notre Ambroisie ne peut vous prémunir contre les
Tyrannicides.
César, récemment reporté à la Dictature pour dix ans, écoutait avec attention
les paroles de Théla qu’il avait appris à vénérer. Il se justifia de ses actes :
-Les trois malotrus que j’ai condamnés à mort m’insultaient de ne pas leur
avoir assez donné et incitaient à l’émeute. J’ai sévi pour empêcher un
soulèvement. Certes, je n’aurais pas dû les confier aux Pontifes, mais au
bourreau. Je m’en confesse et vous demande le pardon pour ce mauvais
choix. Quant aux mécontents, il y en aura toujours, et je m’efforcerai
d’apaiser les craintes de ces nostalgiques de la République passée.
Aulus Hirtius présenta à Théla des sesterces commémorant l’expédition
égyptienne de César et où figurait un éléphant fort bien rendu. :
-Pour les collections du Chancelier Médonje. Et aussi, tel que promis, cet
exemplaire unique des ‘Annales des Myrmidons’.
L’Évêque de Rome bénit le repas et les convives : « Au nom du Père, du Fils
et de l’Esprit Saint. » Octave livra un discours poétique, écrit par Mécène,
un éloge de la Commagène qui décrivait les bienfaits de son Roi,
361
l’Humanisme de sa Philosophie, la richesse de ses Palais, de ses Temples et
de ses caravansérails. Pyréis s’entretint longuement avec Cléopâtre,
principalement d’économie, d’agriculture, d’infrastructures caravanières, de
la Route de l’Ivoire et du trafic croissant entre la garnison égyptienne basée
à Bérénice sur la Mer Rouge et Assouan, au pied de la première cataracte du
Nil.
Théla présenta à César les plans de la future Byzance, nouvelle Capitale du
Pont-Euxin. Une haute colonne dominerait le Palais Impérial, surmontée par
une statue géante de César Triomphateur. Flatté dans son ego démesuré, le
Dictateur acquiesça à la demande de Mithridate de Byzance de nommer
Préfet le Centurion Agrippa, pour services rendus, et de lui confier la tâche
d’épauler et d’encadrer les soldats du Basileus qui devaient contrer une
invasion des barbares Gètes dans le nord de la Crimée, une région aurifère
très prometteuse. Devant son neveu Octave, Théla décrivit à César comment
les Conseillers d’Antiochos pensaient pouvoir multiplier considérablement
les récoltes de la fertile Crimée qui dépasseraient celles de l’Égypte en
quelques années. Puis elle fit cadeau à César d’un extraordinaire collier
d’ambre Hyperboréen ainsi que deux perles d’une grosseur impensable qui
venaient d’une Île qui ne possédait ni habitant, ni nom, et située dans la
Grande Mer du Sud. César remit les perles à Cléopâtre, ravie, mais conserva
pour lui le collier flamboyant de mille feux au Soleil. Théla obtint aussi que
la Princesse Arsinoé, toujours otage de Rome, puisse vivre à Éphèse, et
demeure confinée dans la Métropole d’Ionie, à la disposition de César, ainsi
que le jeune Prince Juba de Numidie qu’elle proposa d’éduquer à la Cour
d’Antiochus.
La Reine Isias et sa suite revinrent à Samosate à la mi-octobre. Peu après, ils
apprenaient que Jules César se rendait en Espagne pour réprimer le dernier
bastion des forces républicaines, commandées par les deux fils de Pompée.
Mais dans la Province romaine de Syrie, s’affrontaient des éléments des
Légions républicaines et les soldats du Gouverneur Sextus César. Antiochos
se désolait devant les récits des souffrances de ses anciens Sujets de Syrie,
dont il ne conservait plus que la frange nord et la grande Métropole
d’Antioche. Devant le relâchement du pouvoir central, toujours occupé par
la guerre civile, les soldats des deux camps pillaient sans vergogne tout ce
qu’ils pouvaient confisquer, parures des Temples, statues, troupeaux,
récoltes, et même les habitants eux-mêmes vendus comme esclaves avec
leurs familles pour des arriérés d’impôts arbitraires.
362
La Commagène ne pouvait intervenir dans la Province romaine contre des
légionnaires de Rome sans causer un casus belli caractérisé. Mais, à la
demande pressante d’Antiochos, qui finança l’expédition, son petit-fils
Pacorus, héritier présomptif de l’Empire des Parthes, franchit l’Euphrate
avec une importante Cavalerie et sema la désolation parmi les pillards, les
négriers et les percepteurs d’impôt corrompus qui tombèrent entre leurs
mains. Pacorus, adoré des Syriens qui l’acclamaient partout sur son passage,
libéra plusieurs villes de leurs garnisons tyranniques. Pacorus fit savoir aux
Syriens que leurs persécuteurs iraient rejoindre les légions de Crassus
comme esclaves à la Cour de l’Empereur de Chine. Et qu’ils feraient la route
à pied, chargés comme des mulets. Mais, obéissant aux consignes de son
grand-père, Pacorus retourna en Parthie avant le début de l’hiver.
Ainsi se termina cette année de quatre cent quarante-cinq jours, promulguée
par le Grand Pontife Jules César pour ajuster le calendrier à la réalité des
saisons et dont les Romains se rappelèrent toujours comme ‘l’année de la
grande confusion’.
363
364
Chapitre XXXI Sur les traces des Cyclopes (45 avant JC)
Alors que Médonje se penchait sur les fragiles papyrus qui relataient
l’Histoire des Myrmidons, il vit se profiler dans une de ses fenêtres l’ombre
d’un lourd objet qu’on hissait au sommet de la Tour Carrée, afin de
l’accrocher à un des murs de leur salle commune au septième étage. Le
panache d’un cerf mégacéros, ramené des Îles Britanniques dans les bagages
de César, qui en faisait présent au Chancelier de Commagène, connu pour
ses collections de curiosités et son fabuleux Cabinet des Médailles. Myryis,
courbé lui aussi sur le document écrit en grec archaïque, affirma que cette
espèce de cerf au panache surdimensionné dépassait par sa stature ceux qui
vivaient encore au nord de Tachkent, en Sibérie.
Au fur et à mesure qu’ils déroulaient, délicatement, le rouleau de papyrus,
les Cyborgs transmettaient à leur base de données les images de ce qui
restait de l’ouvrage conservé trop longtemps dans la bibliothèque d’Aulus
Hirtius sous le climat humide de Rome. À la fin de l’exercice, au désespoir
de Lucien qui s’en tordait les mains, il ne restait plus rien du précieux
document, totalement désagrégé. Médonje calma son Chambellan :
-Homme de peu de Foi! Aies confiance en notre Science, empruntée de
milliers de Mondes incomparablement plus avancés techniquement que les
Civilisations de la Terre. En ce moment-même, les appareils de notre navette
impriment une copie exacte de l’original disparu, pendant que nos systèmesexperts traduisent ou suggèrent des interprétations de ces textes écrits dans
une langue presque inintelligible tellement qu’archaïque.
Quand ils connurent la teneur de la traduction, les Cyborgs se précipitèrent
au Château pour en discuter avec le Roi, qu’ils surprirent à déjeuner avec
son petit-fils Pacorus.
-Majesté, nous avons déchiffré les Annales des Myrmidons, un texte écrit
par un des soldats d’Achille qui l’avait suivi à la Guerre de Troie. L’auteur
donne des précisions inédites sur cette guerre et la prise de la ville par les
Grecs. Mais l’essentiel du manuscrit raconte les légendes du Peuple des
Myrmidons. Bien avant l’arrivée des Hommes, les Myrmidons occupaient la
grande île de Crète et les archipels de la Mer Égée. Ils y chassaient des
éléphants nains et des licornes et ne connaissaient aucun ennemi jusqu’à la
venue sur leurs îles des Cyclopes puis, plus tard, des Hommes.
365
Antiochos s’exclama :
-Des Cyclopes?
Médonje confirma :
-L’auteur parle de Géants qui faisaient plus du double de la stature des
Hommes et qui habitaient les cavernes de la Crète et des autres îles de la
Mer Égée. Ces Géants ne pouvaient accéder à l’intérieur des terres,
recouvertes de forêts impénétrables qui étaient le Domaine des minuscules
Myrmidons. L’opuscule relate aussi la destruction des Géants par les
Hommes, la destruction des forêts par ces mêmes Hommes et la fuite des
Myrmidons dans l’Île d’Égine au large d’Athènes. J’aimerais me rendre en
Crète pour vérifier une hypothèse. Je crois que l’Humanité fut précédée, il
n’y a pas si longtemps, par des formes petites et géantes, et que si nous
avons retrouvé les descendants des Myrmidons dans l’Île des Fleurs au large
de Java, nous pourrions tout aussi bien découvrir des survivants de ce Peuple
des Cyclopes quelque part sur Terre.
Le Basileus sourit :
-Si ces Géants possèdent le caractère des Myrmidons, peut-être vaut-il
mieux qu’ils nous demeurent inconnus. Nos petits protégés ont encore cassé
un précieux vase de Corinthe ce matin, en chassant à la sarbacane dans la
Grande Galerie du Château.
Assis à l’autre bout de la longue table de chêne, les Lutins s’empiffraient
goulûment d’un sanglier posé entier devant eux et s’éclaboussaient
joyeusement des reliefs de leur repas, au grand désarroi des serviteurs en
livrée royale qui se précipitaient pour éponger les dégâts.
Antiochos aborda avec son Chancelier des préoccupations plus immédiates :
-Divin Médonje, nos Royaumes et ceux de mon fils Mithridate de Byzance
exigent plus de ressources en hommes et en argent. Pour l’argent, nous
n’avons aucun souci à nous faire, car les Routes de la Soie, du Sri Lanka, de
l’Arabie et de l’Afrique fonctionnent sans entrave. Cependant, le conflit
entre César et les forces pompéiennes paralyse la production d’or et d’argent
des riches mines d’Espagne. Et César vient de décréter une remise du quart
de toutes les dettes. Or nous détenions des créances considérables à Rome.
366
Médonje prit la défense de César :
-Le Tribun du Peuple, Dolabella, désirait l’annulation pure et simple de
toutes les dettes. César a tranché, soulageant autant les débiteurs que leurs
créanciers. Et il me vient une idée pour pallier à la fois à l’invasion des
Barbares Gètes sur les domaines de votre fils, ainsi qu’au dépeuplement de
la Galatie. Offrons aux Gètes les terres des Galates, décimés par toutes ces
batailles menées par Dieotarus.
Le plan de Médonje reçut l’aval du Basileus de Commagène et de celui de
Byzance, et on rassembla un important convoi maritime à Issus à destination
de la Crimée et qui appareilla à la fin de l’hiver. Médonje et Pyréis
partageaient une vaste cabine sur le dernier-né de leur flotte, un lourd trois
mâts baptisé le Julia, en la mémoire de la regrettée fille de César et épouse
du défunt Pompée. Les quinze navires de Commagène, aux soutes
lourdement chargées d’instruments aratoires et de produits d’Orient,
abordèrent à Byzance et prirent à leur bord le Basileus Mithridate et sa suite,
pour se diriger sur la rive septentrionale de la Mer Noire. Ils ne firent halte
qu’à Istros, ville portuaire établie à l’embouchure du Danube et qui jouissait
d’un commerce florissant. Puis ils parvinrent en vue des riches terres de
Crimée et accostèrent à Panticapée, Capitale du Bospore, où les attendaient
le Roi Asander et le jeune Préfet Agrippa, commandant la garnison romaine.
On fit descendre les troupes fraîches, recrutées et formées en Commagène et
équipées comme les Légions de Rome et qui furent utilisées à reconstruire
les murailles de la ville et à l’agrandissement de son port. Leurs navires
débarquèrent aussi une cinquantaine de chevaux géants, cinq cents socs de
charrue et des masses d’instruments aratoires en acier destinés aux Paysans
de Crimée. Sur les quais, on construisit de plus vastes entrepôts où furent
déposées des semences et des graines pour de nouvelles cultures céréalières,
mais aussi de légumineuses encore inconnues dans ces régions du PontEuxin, telles les carottes, radis et courges. Quelques-uns de leurs vaisseaux
pénétrèrent dans la Mer d’Azov pour porter de nouveaux équipements
d’acier dans les exploitations minières qui extrayaient le cuivre, le zinc et
l’or.
Mithridate apprit au Centurion Agrippa sa promotion au rang de Préfet du
Pont-Euxin, décrétée par Jules César à la demande d’Antiochos.
367
-Mon père vous remet aussi cette armure et ce cimier, semblable à celui que
porte le Dictateur de Rome, et met sous vos ordres ces trois cohortes
formées en Commagène, afin d’établir des garnisons protégeant nos villes et
nos comptoirs commerciaux de Crimée.
Puis on discuta de la situation critique que vivaient les Cités d’Olbia et de
Tyra, situées aux embouchures d’immenses fleuves qui traversaient les
steppes infinies d’Asie septentrionale. Des hordes barbares avaient envahi
toute la région et les paysans, d’origine grecque, s’étaient réfugiés à l’abri
des murailles des deux villes assiégées auxquelles on ne pouvait plus
accéder que par la mer.
Au début mai, devant le port d’Olbia, la flotte de Byzance fit sa jonction
avec les fantassins menés par le Préfet Agrippa, apportant ravitaillement et
secours à la Population affamée. Mithridate fit libérer les prisonniers Gètes
que ses légionnaires avaient capturés lors d’échauffourées où les Barbares
avaient été facilement mis en déroute. Le Basileus confia aux captifs libérés
de somptueux présents et un message pour le Khan des Gètes, l’invitant à
une rencontre en terrain neutre et l’assurant des bonnes intentions du nouvel
Empereur de Byzance à l’égard des Gètes qu’il considérait comme ses Sujets
et à qui il voulait donner un Royaume pour qu’ils puissent s’y établir.
La rencontre eut lieu quelques jours plus tard, sur une colline qui
surplombait le delta de l’immense plan d’eau qui faisait la richesse de cette
antique Colonie grecque. Le Basileus Mithridate montait son énorme étalon
qui avait fait la campagne d’Égypte, recouvert d’or et de gemmes de grand
prix, et empanaché de plumes colorées. Seuls, Agrippa, le Roi Asander, et
les deux Cyborgs accompagnaient le jeune Empereur. Au sommet de la
colline, le Khan des Gètes les attendait, entouré de dix ses guerriers, des
colosses couverts de fourrures et de brillants. De ce point d’observation, les
nouveaux arrivants purent apercevoir les hordes barbares qui recouvraient
toute la plaine, leurs grands chariots tractés par des bœufs, leurs troupeaux et
leurs milliers de cavaliers.
Le Khan et sa suite paraissaient sidérés par l’énorme aigle que portait Pyréis
et échangèrent entre eux des commentaires admiratifs, dans le langage
guttural des Tribus de la Scythie. Médonje s’avança et fit les présentations
protocolaires, utilisant la langue des Gètes, aux rauques intonations, comme
de sa langue maternelle. Le Chancelier se présenta lui-même, en dernier,
ajoutant qu’il avait pu apprendre leur langue,
368
-Grâce à quelques-uns de vos Compatriotes, capturés par le Roi Asander, et
qui avaient passé l’hiver dernier en Commagène. Nous les avons libérés, car
notre Dieu nous interdit la pratique de l’esclavage, et ils sont ici, parmi notre
suite, heureux de retrouver leur Khan et leurs Clans et d’y apporter le
message messianique d’Antiochos.
Médonje traduisit ensuite une courte allocution de Mithridate, en grec, suivie
de quelques phrases du Préteur romain, dites en latin :
-Il y a quelques cent cinquante ans, les Galates, une tribu celtique, un peuple
migrateur comme vous, parvenait aux bouches du Danube, puis marcha
jusqu’à Byzance, traversa la Bithynie pour s’établir sur des terres fertiles et y
établir leur nouvelle Patrie. Mais les guerres ont dépeuplé la Galatie et laissé
ses riches terres à l’abandon. Le Basileus Mithridate donne ce Royaume aux
Gètes, et offre à vos Sujets libre passage et son assistance pour traverser tous
ses domaines. La flotte romaine de Jules César et celles de Byzance et de
Commagène vous feront franchir l’isthme du Bosphore qui sépare l’Europe
de l’Asie. Nous vous pourvoirons en vivres tout au long de votre marche et
vous remettrons à votre arrivée des semences et des instruments pour
labourer vos champs et des provisions pour passer le premier hiver, et
l’assistance de nos éléphants pour défricher les nombreuses forêts de GalloGrèce.
Seul le mot ‘éléphant’ posa problème au Huulu qui dut recourir à une
périphrase qui impressionna les Barbares. Le Khan, lissa ses longues
moustaches noires et demanda pourquoi Mithridate leur promettait ce
Royaume paradisiaque. Pyréis prit la relève du Chancelier pour expliquer,
dans la langue des Gètes :
-Les Celtes sur leur passage ont semé la dévastation et causèrent la ruine de
nombreuses grandes Cités, ils pillèrent des Temples fameux et saccagèrent
les récoltes. Ils ont été finalement vaincus par plus fort qu’eux, un Ancêtre
de notre Basileus Antiochos qui leur a accordé la vie et des terres contre leur
soumission. Nous voulons éviter la répétition de cette triste Histoire. En
outre, nos Royaumes ont un impérieux besoin de main-d’œuvre pour assurer
leur croissance et leur prospérité.
Médonje rompit le silence qui suivit :
369
-Ce qui motive surtout l’offre du Divin Antiochos, c’est son désir profond
d’éviter une confrontation entre nos Peuples et de répandre le sang de ses
frères, car il considère tous les hommes comme ses frères, comme vous le
diront vos propres hommes convertis à la Nouvelle Alliance.
Ainsi, sans même étaler la puissance de leurs armes, ni recourir à la menace,
ils obtinrent l’allégeance des Gètes qui se mirent à longer la rive de la Mer
Noire dans une longue marche jusqu’à Byzance. Les deux Huulus revinrent
à Samosate à temps pour les grandes cérémonies estivales, avec
d’extraordinaires cargaisons de fourrures et des coffres pleins d’ambre
fossile translucide.
Une succession de tristes nouvelles leur parvenait de Rome. D’abord
Cicéron leur annonçait la mort de sa fille Tullia, suite à un accouchement,
mort qui le laissait inconsolable. Puis une autre lettre d’Octave témoignait de
l’ampleur de la tragédie de la bataille de Munda, en Espagne, où César avait
annihilé les dernières légions républicaines. L’ex-bras droit de César en
Gaule, Labienus, qui commandait l’armée républicaine, avait péri avec
trente mille de ses Légionnaires, dont le fils aîné de Pompée. Presque toutes
les grandes familles de Rome portaient le deuil. Porcia, la fille du défunt
Caton et veuve du Consul Bibulus tué en Grèce au cours de cette guerre
civile, s’était remariée avec Brutus, devenu le défenseur des institutions
républicaines et qui pourfendait les excès de César dans des textes qu’il
faisait circuler à Rome.
À la fin de l’été, Médonje faisait voile vers la côte sud de la Crète, en
compagnie de Myryis et de trois des Myrmidons vivant à la Cour. Ils jetèrent
l’ancre dans une baie bien abritée, devant le massif des Montagnes Blanches
qui conservaient presque tout l’été leurs sommets enneigés. Ils visitèrent
d’abord le vénérable Sanctuaire que les Crétois avaient édifié à Melidoni,
pour y vénérer Hermès-Talaios, au pied de montagnes truffées de grottes. Le
fameux Sanctuaire s’élevait à l’entrée d’une vaste caverne qu’on disait avoir
été habitée par le Géant Talos. La légende, tenue pour vraie par tous les
Crétois, rapportait que Talos, un Géant de bronze, patrouillait jadis les côtes
crétoises pour le compte du Roi de Cnossos et avait repoussé l’invasion de
Jason et de ses Argonautes en lançant d’énormes pierres sur leurs navires.
Les Grands Prêtres de Commagène, accompagnés des trois Myrmidons
causèrent tout un émoi parmi les Habitants de Melidoni, pourtant habitués
aux Pèlerins venant de toutes les rives de la Méditerranée. Les Notables et
370
les Prêtres du culte d’Hermès se disputaient les visiteurs, qui purent explorer
à volonté tous les recoins de la caverne du Géant Talos. Médonje commenta
cette première journée :
-La grotte ne recèle plus rien d’intéressant. Mais les Prêtres ont conservé
dans le Saint des Saints des ossements qu’ils affirment être ceux du fameux
Géant. J’ai pu voir ces reliques, et même les toucher, moyennant une
importante donation. Et nous pouvons maintenant certifier qu’au moins un
Géant a vécu en Crète.
À l’aube le lendemain, un convoi de robustes ânes de Commagène escaladait
les pentes crayeuses des montagnes profondément ravinées par les
intempéries. La Crète avait donné au latin le mot ‘creta’ qui signifiait ‘craie’,
et presque toutes les parois rocheuses qui les surplombaient laissaient voir
l’entrée de grottes jadis habitées, aux plafonds encore recouverts de la suie
dégagée par d’innombrables feux domestiques. En fin d’après-midi, ils
prenaient pied sur le Plateau de Nida et campèrent sur les premiers
contreforts du Mont Psilotiris, le plus haut sommet de l’Île, percé de
centaines d’ouvertures. Les Prêtres du Temple d’Hermès, suivis par une
partie de la Population de Melidoni, indiquèrent à Médonje l’entrée
principale de la grotte sacrée de Tafkoura, protégée par un énorme surplomb
rocheux.
-Chaque année, sur cet autel usé par les siècles, les Paysans des alentours
sacrifient moutons et chèvres aux Dieux de la Montagne puis les précipitent
dans un abîme sans fond qui s’ouvre à quelques mètres de l’entrée.
Ils remirent au lendemain l’exploration des longs couloirs qui s’enfonçaient
pendant des kilomètres dans les entrailles de la montagne. Ils évitèrent de
trop s’approcher du gouffre qui barrait partiellement l’accès au complexe
souterrain, qui s’avéra un enchevêtrement de corridors et de conduits, où il
devenait facile de se perdre, et où les Crétois refusèrent de s’avancer plus
avant. Mais les Cyborgs, parfaits nyctalopes, avaient pu déceler de
nombreux indices de la présence et du passage des hommes, des traces de
pas, des graffitis, de la suie sur les parois, plusieurs lampes primitives
abandonnées, des tessons de poteries, et quelques pointes de silex et même
des épées de bronze rongées par le temps. Ils retournèrent à leur campement
pour y discuter de leurs trouvailles, autour d’un repas bien arrosé.
371
Le bruit de la présence de trois Myrmidons parmi les visiteurs avait fait
accourir les villageois de la campagne environnante qui convergèrent au
camp des Huulus pour le transformer en fête paysanne. On y chanta, mangea
et dansa, à la lueur des feux de camp et des torches et les Lutins étonnèrent
les Crétois en dansant en cadence sur l’énorme tambour qu’ils faisaient
toujours transporter dans leurs bagages. Les vieux des villages avoisinants
racontèrent des récits des temps légendaires et parlèrent d’une époque où le
Peuple du Minotaure habitait les grottes des Montagnes Blanches. Ils
mentionnèrent la venue de Thésée et de son armée qui avaient traqué et tué
dans leur Labyrinthe les Géants à face de bœuf.
Les Aînés précisaient :
-Les chansons des aèdes qui conservent l’écho de ces temps héroïques,
mentionnent aussi le Peuple des Myrmidons qui habitaient le sommet
d’arbres gigantesques, à une époque où toute la Crète était recouverte de
denses forêts dont il ne reste aujourd’hui que des vestiges. Les Myrmidons et
les Minotaures avaient accepté, contre des armes et des armures de bronze,
de défendre le Royaume du Roi Minos de Cnossos. L’apparence des Géants
horrifiait les hommes. Certains disent qu’ils possédaient le visage d’un
bœuf, d’autres qu’ils n’avaient qu’un œil immense au milieu du front. Mais
tous les récits décrivaient leur force prodigieuse et comment ils soulevaient
d’énormes blocs pour les projeter sur leurs ennemis.
Sur ces évocations, mimées autant que racontées, Myrmidons et Huulus se
retirèrent sous leurs tentes, montées tout près de l’entrée principale du
Labyrinthe et de l’abîme ou s’engouffrait le vent en faisant hurler la
montagne. Théla leur transmit un modèle tridimensionnel du complexe
réseau de cavités qui s’étageaient dans les entrailles de ce massif calcaire.
-Divin patron, à ta suggestion, apparaissent en rouge les salles aux accès
obstrués, ainsi que les couloirs exigus que seuls des Myrmidons peuvent
franchir, les dépôts métalliques, les excavations et les structures artificielles.
Lucien, à mes côtés, n’arrête pas de s’exclamer que la réalité dépasse la
fiction. Et le Basileus s’inquiète d’une absence prolongée de son
irremplaçable Chancelier, occupé à inventorier les douze mille salles du
Labyrinthe. Mais je pense plutôt qu’il craint que vous ne rameniez des
Minotaures à sa Cour, aussi turbulents que les Myrmidons.
372
Médonje et Myryis comprirent la plaisanterie prononcée devant le Basileus
hilare, qui les congratula pour la découverte de ce Royaume souterrain et, en
riant, les invita à la prudence dans leurs explorations, au cas où il s’agirait
des Enfers :
-Rappelez-vous que, selon les Grecs, Rhadamanthe, le frère du Roi Minos de
Crète, est l’un des trois juges qui pèsent l’âme des morts à l’entrée des
Enfers.
Pendant huit jours, les trois Myrmidons et les deux Cyborgs s’aventurèrent
dans les couloirs obscurs et réputés inextricables, avec sur leurs épaules des
rouleaux de cordages de soie qu’ils disaient utiliser comme le fil qu’Ariane
avait remis à Thésée. Les spéléologues improvisés se dirigèrent d’abord vers
un passage bloqué par une importante masse de métal, en empruntant une
série de passages faciles d’accès, mais que les nombreuses bifurcations
possibles rendaient introuvable aux non-initiés. Après une marche de plus de
cinq kilomètres, ils parvinrent à l’amas métallique, deux épaisses portes de
bronze, arrachées de leurs gonds, et qui gisaient au milieu d’un long couloir
rectiligne. Les parois noircies et une couche de cendres témoignaient de
l’intensité d’un incendie ancien.
Ils pénétrèrent dans une très vaste salle, que les Huulus nommèrent par la
suite l’Antre du Minotaure. Un lac souterrain occupait une partie de la
caverne, recouverte de scintillantes concrétions calcaires qui formaient des
draperies et de massives colonnes naturelles. Partout, des débris jonchaient
le sol, et même le fonds du lac souterrain, des tessons de poteries, de la
vaisselle brisée, du mobilier à demi tombé en poussière, et des piles
d’ossements mêlés aux restes d’armures faites de lamelles de bronze rongées
par les siècles. Pèle-mêle, ils y trouvèrent les squelettes de centaines de
Myrmidons, d’Humains et de Géants dont certains devaient dépasser trois
mètres de stature. Tous les Géants et plusieurs autres corps avaient été
décapités et l’absence systématique des crânes indiquait qu’on en avait fait
des trophées. Ils découvrirent de lourdes masses d’armes, fragilisées par le
temps, des épées d’airain hautes comme un homme, et des milliers de pierres
rondes d’un poids d’environ un kilo. Médonje se saisit d’un morceau de cuir
épais, cassant sous les doigts, et qu’il examina attentivement :
-Ces rochers que les Géants précipitaient contre leurs ennemis, ils le
faisaient avec des frondes à leur mesure!
373
Tout autour de la grotte, de nombreuses alvéoles avaient été aménagées dans
les parois, pour y entreposer le trésor du Minotaure, dans de grandes jarres
de pierre ou d’argile ornées de motifs inspirés de la mer, dauphins, pieuvres,
tortues et oiseaux marins. Mais, aucune des vasques n’était intacte, et leur
contenu avait été pillé depuis plus de onze siècles par Thésée et l’armée qu’il
avait assemblée en Grèce pour conquérir la Crète. Aux yeux des Huulus, un
des objets les plus précieux trouvés ce jour là, hormis les squelettes des
Minotaures qui prouvaient leur existence, était un gros clou de fer qui avait
manifestement servi à desceller les lourdes portes de bronze et que Médonje
baptisa l’Arme secrète de la Magicienne Médée. Mais, sans conteste, le clou
de leurs découvertes résidait dans une bibliothèque de milliers de tablettes et
de rondelles d’argile cuite qui, bien que vandalisée, recelait un formidable
potentiel.
Le lendemain, les Cyborgs menèrent les trois Myrmidons à l’entrée d’un
étroit boyau que seule leur petite taille permettait de franchir et qui donnait
sur une série de salles possédant des dépôts métalliques. Des bandeaux que
portaient les Lutins retransmettaient les images de leur reptation, puis de leur
avancée à travers d’étroits conduits inaccessibles aux humains. Les petits
êtres débouchèrent dans une vaste salle et poussèrent des cris de joie devant
l’accumulation de merveilles qui les y attendaient. Mais ce trésor, digne de
la légende d’Ali Baba, fut lui-même éclipsé par ce qu’ils découvrirent, trois
jours plus tard, au fonds du gouffre de la caverne de Gorgothakes, un
précipice qui s’avéra profond d’un kilomètre, bien connu, et craint, des
habitants des Montagnes Blanches.
Après la descente vertigineuse d’une pente quasi-perpendiculaire, les deux
Extraterrestres et leurs trois minuscules compagnons prirent pied au milieu
d’une rivière souterraine. Dans un premier temps, ils allèrent vers l’aval et
remarquèrent des amas d’ossements entassés sur les berges calcaires, ainsi
que plusieurs débris rejetés par le courant. Les Huulus s’attardèrent sur le
site, choisissant les spécimens les plus représentatifs de l’histoire de ce
gouffre qui avait fait tant de victimes, pour la plupart sacrifiées aux Divinités
telluriques. Puis ils explorèrent l’amont du cours d’eau, empruntant un
dédale de conduits, choisissant toujours les bons embranchements, et
débouchèrent dans une vaste basilique minérale possédant en son centre une
série de vasques naturelles reliées entre elles par des cascades immobiles
composée de calcaire.
374
La lumière de leurs cinq torches ne parvenait pas à percer les ténèbres qui
les enveloppaient, aussi les Cyborgs firent jaillir de puissants faisceaux qui
illuminèrent l’immense salle recouverte de concrétions scintillantes. Devant
eux, les Juges des Enfers, ou plutôt leurs effigies, gravées dans la pierre,
semblaient siéger sur trois trônes sculptés dans des stalagmites brisées et
décorées de motifs cabalistiques. Derrière chacun des trônes, s’élevaient des
piles d’offrandes dans un parfait état de conservation. Des niches, creusées
dans les parois de la caverne, contenaient les momies royales des trois
Espèces qui avaient jadis régné sur la Crète des Temps Héroïques. Pendant
plus d’un millénaire, les secousses sismiques avaient projeté au sol beaucoup
des royales dépouilles, et leurs trésors funéraires, sans que les mains pieuses
des Prêtres ne viennent les remettre en place.
L’inventaire sommaire du contenu de cette cathédrale montagneuse leur prit
une dizaine d’heures, qu’ils ne virent pas passer, tellement que se
succédaient les surprises et augmentait leur émerveillement. Une partie de la
Cour des Atlantes, proche voisine de la Crète, reposait dans ce Temple
souterrain, avec leurs bijoux et les objets de leur culture voluptueuse. Opys
dut les rappeler à la raison :
-Votre Médecin ordonne la fin de vos vacances! Remontez vers le Royaume
des vivants et ramenez-moi quelques crânes à examiner.
Ils ressurgirent à l’air libre sous le Soleil de midi, et sous les acclamations
des Paysans à qui, pour se les concilier, les Huulus avaient promis de
remettre leurs ânes robustes, « si les Dieux nous protègent et nous
permettent de retrouver des reliques sacrées pour nos Temples. » Myryis
soulevait au-dessus de sa tête le crâne d’un Cyclope. En réalité le crâne d’un
éléphant nain, dépouillé de ses défenses et dont le trou béant de la fosse
nasale pouvait être confondu avec l’orbite d’un œil. Ils firent don du crâne
au Temple d’Hermès-Talaios, ainsi que d’une armure et d’une épée de
bronze ayant appartenu à un Géant. Les Prêtres crétois s’étonnèrent devant
l’unique objet qu’avaient conservé Médonje et sa suite, un gros clou de fer
rongé par la rouille et qui, selon le riche Syrien, pouvait le mener à l’antre de
la Magicienne Médée.
Leur navire, le Julia, dut presque s’enfuir devant l’imminence de l’arrivée
d’une importante flotte composée des derniers éléments républicains,
commandés par Sextus Pompée qui tenait encore solidement les Baléares et
la riche Sicile. Quasiment tout le reste de l’Empire de Rome avait juré
375
obédience à César qui avait nommé trois cent nouveaux Sénateurs et doublé
le nombre des Questeurs. En octobre César parada dans son dernier
Triomphe, pour célébrer sa victoire contre la rébellion espagnole. Mais ce
fut un Triomphe amer, teinté de tristesse et de rancune contenues, chez les
Citoyens endeuillés par ces combats fratricides en Espagne. Le Sénat
proclama César Imperator à vie, lui permit de porter perpétuellement une
couronne de lauriers et sa statue d’ivoire défila dorénavant parmi les Dieux
de Rome au début de chacun des Jeux. De plus on nomma ‘Juillet’ un des
mois du calendrier que le Grand Pontife César avait réformé.
Les Huulus n’eurent pas à faire jurer le secret du Labyrinthe aux
Myrmidons, puisque personne ne les comprenait, hormis les Cyborgs, et
qu’ils ne fréquentaient que la Cour de Samosate. Au cours des mois
suivants, pendant les nuits sans Lune, la navette des Extraterrestres se posa à
plusieurs reprises sur le Mont Psilotiris et quelques bergers crétois purent
ajouter de nouvelles légendes à celles de leurs montagnes qui avaient vu la
naissance de Zeus.
Médonje fit un compte-rendu de leur expédition au Basileus :
-Les Cyclopes ont bel et bien existé, mais ils possédaient deux yeux comme
nous, ou plutôt comme les Myrmidons, car il s’agit de la même Espèce. Une
variante naine et une variante géante d’Homo Erectus, cette Espèce qui
dominait la Terre avant l’apparition récente des Hommes. Tout comme les
Myrmidons sur leur Île des Fleurs, le Peuple des Cyclopes existe
probablement toujours, quelque part sur votre Monde, dans une île lointaine,
ou sur ce continent sauvage que les Chinois ont abordé au siècle dernier.
Mais les Cyclopes de Crète, eux, ont été exterminés voilà onze siècles. J’ai
pu ramener des reliques qui feront sensation lorsqu’on les exposera au
musée du Sanctuaire. Le crâne du Minotaure, avec son casque et son armure
de mailles de bronze recouvertes d’ivoire, des épées et des poignards en
obsidienne, plusieurs ajouts à notre salle sur l’Atlantide, des squelettes de
Myrmidons avec leurs minuscules cuirasses, de la vaisselle et des vases
merveilleusement décorés.
-Dans le Labyrinthe, nous avons aussi mis la main sur vingt tonnes de
pépites d’or, des montagnes de perles, de jade, de cristaux, de gemmes et de
bijoux. Et, Majesté, je vous ai rapporté un souvenir des Enfers, le crâne et le
collier de Cerbère, un lion colossal possédant des canines en forme de sabre,
le Gardien des Enfers.
376
Chapitre XXXII Le suicide assisté de Jules César (44 avant JC)
Après une dure traversée, en cette saison hivernale peu propice à la
navigation, Opys revint de Rome fin novembre. L’Imperator César avait
convoqué le médecin d’Antiochos auprès de lui et Opys, pressentant la
raison de cette impérieuse convocation, se rendit en Italie toutes affaires
cessantes. Le Cyborg put ausculter et examiner son Divin patient seul à seul,
en l’absence même de Cléopâtre, à qui son amant voulait taire sa condition
médicale. Pendant la campagne d’Espagne, César avait perdu son train
personnel au passage d’une rivière en crue, ainsi que ses provisions d’élixir
de longue vie qui empêchaient la croissance d’un kyste cervical affligeant le
Romain depuis une dizaine d’années déjà et qui provoquait chez lui des
crises d’épilepsie passagères mais récurrentes.
Ces crises avaient disparu depuis que César absorbait l’élixir fourni par la
Commagène, mais depuis les évènements d’Espagne, elles reprenaient, plus
intenses et fréquentes que jamais. Opys avait prévenu César qu’il ne lui
restait, au mieux, que six mois à vivre. Il précisa que la folie et la paralysie
le guettaient bien avant cette échéance fatidique et que la Science des Anges
Célestes ne pouvait plus rien pour le Dictateur de Rome.
-Divin César, vous ne disposez que de quatre, peut-être cinq mois, avant que
la maladie ne vous rende grabataire. Pour combattre la douleur que vous
ressentirez, je vous laisse du haschisch de Baalbek et de l’opium égyptien.
Cette fiole rouge contient un poison mortel qui assure une mort fulgurante et
pourra servir quand la douleur ne pourra plus être contenue.
Le médecin devint le confident de son illustre Client qu’il connaissait depuis
trente ans. César planifia sa mort comme s’il s’agissait d’une bataille,
l’ultime de sa géniale carrière militaire, et qu’il savait perdue d’avance.
Pendant trois jours, César échangea avec le Grand Prêtre de Commagène,
qui lui remit une copie de l’œuvre42 admirable, traitant de la consolation,
écrite par Cicéron suite à la mort de sa fille Tullia. L’Imperator de Rome
s’assura qu’il continuerait à être adoré au Sanctuaire du Nympheum et
esquissa les grandes lignes d’un testament qui lèguerait l’essentiel de sa
fortune, et son nom, à son petit-neveu Octave, un des plus brillants élèves de
l’Académie que les Huulus avaient créée à Antioche et à Tarse. Lorsqu’il fit
ses adieux à Opys, César s’agenouilla devant le Grand Prêtre et demanda
42
Œuvre perdue.
377
l’absolution pour toutes ses fautes, ce qu’Opys lui accorda, le bénissant « Au
nom du Père et du Fils et de l’Esprit Saint. »
César avait accepté qu’Opys révèle son état au Divin Antiochos et aux autres
Grands Prêtres de Commagène, mais avait insisté pour ne pas ébruiter la
nouvelle de sa fin prochaine qu’il cacha à tous ses intimes. Antiochos fut
ébranlé d’apprendre la disparition prochaine du Maître de Rome qui avait
donné la moitié de l’Asie au Basileus et à son fils, amis émérites des
Romains et particulièrement de César qu’ils avaient sauvé à Alexandrie et
qu’on adorait au Nympheum. Médonje se ressaisit le premier :
-Sire, nous devons préparer l’après-César. Nous savons qu’il lèguera
l’Empire à Octave qui a démontré sa valeur, au Forum et aussi pour ses
connaissances militaires démontrées en Gaule et en Espagne. Battons dès à
présent des monnaies d’or et d’argent à la gloire du Divin Jules César. Les
Hommes ne pourront reprendre ce qu’un Dieu a donné à la Commagène. La
disparition du Dictateur pourrait bien déclencher une nouvelle guerre civile
et nous devons plus que jamais fortifier nos Royaumes et préparer notre
armée à affronter des légions impayées transformées en bandes de pillards.
On résolut de construire une place fortifiée à Charmodara, là où se jetait
dans l’Euphrate la rivière des Nymphes qui menait au Sanctuaire du Mont
Nymphée, une nouvelle Chancellerie qui servirait d’étape entre Samosate et
la Capitale estivale d’Arsamée sur le Nymphaios.
-Nous en ferons un fort imprenable doté d’un caravansérail capable
d’accueillir l’armée des fonctionnaires sillonnant nos Royaumes. Et nous
relierons par un mur de briques Samosate et Charmodara, interdisant ainsi la
traversée du Fleuve à toute force ennemie. Nous veillerons à ce que cette
nouvelle Chancellerie possède les aménagements les plus confortables et des
cryptes suffisamment vastes pour y déposer une partie du Trésor et de nos
archives.
Une lettre de Cicéron, au ton alarmiste, leur décrivit comment César, Grand
Pontife de Rome, avait interrogé les Livres Sibyllins sur une éventuelle
campagne contre les Parthes. Et que la réponse des Dieux indiquait que seul
un Roi vaincra les Parthes. Prétextant la volonté des Dieux, César avait
demandé au Sénat de le proclamer Roi des Romains. Les Sénateurs,
réticents, firent plutôt de César un Dieu, et lorsqu’ils se rendirent apprendre
la nouvelle au Maître de Rome, celui-ci ne se leva même pas de sa chaise, et
378
traita avec morgue les envoyés du Sénat. Cicéron précisait que le Dictateur
avait offert son cou à trancher en criant à plusieurs reprises aux Sénateurs :
« Je suis prêt! ».
Cicéron poursuivait :
-La grogne se répand à Rome, surtout depuis que César a distribué des
sesterces frappés à son effigie et qui célèbrent sa dictature perpétuelle. Je ne
comprends pas comment un type qui connaît aussi bien l’âme des Romains
ne voit pas l’impopularité d’un tel comportement et la haine que ces
démonstrations régaliennes attisent dans le cœur des Aristocrates et des
Républicains.
Le quinze mars, après avoir congédié ses gardes du corps espagnols et avoir
fait fi des dénonciations de ses nombreux espions et même ignoré les aveux
spontanés de Conjurés participant au complot ourdi contre lui, César se
présenta au Forum sans escorte. Il rejeta avec un grand sourire et un signe de
la main les avertissements d’un Devin et alla au devant de la mort en tenant
à la main la liste des Conjurés, comme pour bien indiquer qu’il connaissait
pertinemment le sort qui l’attendait. Il fut percé de vingt-trois coups de
poignards et de stylets par une soixantaine d’assaillants dirigés par les
Sénateurs Cassius Longinus et Brutus, que César considérait comme un fils.
Les assassins se répandirent dans les rues de Rome en criant qu’ils avaient
redonné la liberté à leurs Concitoyens et investirent le Capitole, en appelant
le Peuple à célébrer la mort d’un Tyran.
Quelques heures après le drame, Pierre, l’Évêque de Rome contacta
Médonje et lui apprit les évènements. Grâce à leur Initié, les Extraterrestres
purent assister en direct aux déclarations apaisantes de Marc-Antoine, le
Consul survivant son divin défunt collègue César qui, lui, en était à son
cinquième Consulat. On sentait chez Marc-Antoine et chez tous les orateurs
qui prirent la parole devant le Sénat et le Peuple assemblé, une volonté
universelle d’éviter que ce meurtre ne dégénère en guerre civile. Antoine
prônait l’amnistie des assassins afin de ne pas plonger l’Italie dans une mer
de sang entre les factions césarienne et républicaine. Et pour bien marquer
qu’on comprenait les motivations profondes ayant mené à une conjuration
d’une telle ampleur, le Sénat, à la suggestion d’Antoine, abolit la fonction de
Dictateur.
379
L’Évêque ajoutait que des centaines de Fidèles de la Nouvelle Alliance,
confondus avec les Juifs, avaient veillé et prié jour et nuit devant le corps de
leur bienfaiteur, qui avait affranchi tant des leurs depuis les dernières années.
-Quelle tristesse qu’il soit mort si tôt! César vénérait les Dieux de
Commagène et favorisait les Adeptes d’Antiochos.
Pyréis séjournait à Byzance, où il supervisait la construction de la Capitale
de Mithridate et le franchissement du Bosphore par deux cent mille Gètes,
tous leurs bagages et tous leurs troupeaux. Seules les fantastiques ressources
et l’implication de milliers d’Acolytes des Basileus Antiochos et Mithridate
pouvaient assurer l’intendance nécessaire à une telle entreprise. Le jeune
Préfet Agrippa, qui commandait la flotte romaine de la Mer Noire, connut la
mort de son bienfaiteur de la bouche de Pyréis, cet extraordinaire magicien,
qui prétendit qu’un de ses aigles lui en avait apporté directement la nouvelle
de Rome. Devant Agrippa, Mithridate évoqua les sombres perspectives de
cette disparition :
-Quel dommage! Octave, fils adoptif et héritier de César, un si brillant jeune
homme, plein de promesses, se fera avaler par Antoine. À moins qu’un bras
valeureux comme celui de notre excellent Agrippa ne lui offre la protection
de son glaive et de notre or.
Le jour même Agrippa quittait le Bosphore avec trois de ses galères pour se
rendre à Apollonia sur la côte albanaise où étudiaient Octave et son copain
Mécène. En route, le Préfet devait rencontrer une flotte partie de
Commagène et qui contenait quelques millions de sesterces frappées au nom
du Divin César, suffisamment, espérait Médonje, pour assurer qu’Octave
parvienne vivant à Rome pour y réclamer l’héritage de César. Leurs flottes
accostèrent à Apollonia le lendemain du jour où Octave avait connu la mort
de son grand oncle. Leur surprise de voir le vieux Chancelier à barbe
blanche se mua vite en joie. Médonje présenta Agrippa à Octave et à
Mécène :
-Agrippa ne possède que quelques années de plus que vous, mais il a
maintes fois démontré sa maîtrise des arts de la guerre et surtout une
ascendance naturelle sur ses soldats et une grande humanité. Il met sa
cohorte à ton service, Octavien43, ou plutôt Jeune César. Et les Royaumes
43
Gaius Julius Cesar Octavianus, le nouveau nom d’Octave.
380
d’Antiochos et de son fils mettent toutes leurs ressources à ta disposition
pour que tu puisses prendre possession de ton héritage et calmer les partisans
de César.
Médonje mit Octave au courant des derniers développements :
-Le surlendemain du meurtre, on procéda à la crémation du corps de César
sur la place même du Forum. Le Consul Marc-Antoine se livra à une
allocution poignante où il s’effondra en larmes en brandissant la cape
ensanglantée de César. Une émeute éclata et la fureur du Peuple se tourna
contre les assassins qui fuirent. On tenta d’incendier leurs maisons et leurs
biens, on s’en prit à leurs familles et à leurs proches. Et, pour ne pas être en
reste, le Sénat et Antoine déclarèrent les Conjurés ennemis de Rome et se
saisirent de leurs fortunes. Déjà, des centaines de morts sont à déplorer et le
Divin Antiochos craint que toute la Méditerranée ne s’enflamme à nouveau.
Médonje fit visiter les cales de ses navires à Octave et à Mécène :
-Antiochos te prête trente millions de sesterces. Cette somme ne représente
rien si on la compare aux milliards dont tu hériteras, mais te servira à
recruter tes premières légions et à survivre jusqu’à Rome où tes parents,
soucieux pour ta vie, t’implorent de refuser l’héritage de César. Mais, si tu
l’acceptes, Jeune César, tu auras l’appui de la Commagène, de son Église, et
de ses Magiciens.
Octave répondit :
-Vous connaissez déjà ma décision, Divin Médonje. Je me nomme
dorénavant Gaius Julius César, avec tout ce que cela implique. Et je pars
pour l’Italie demain à l’aube.
Le Chancelier de Commagène convint avec Octave de lui remettre toutes les
parts de César dans les entreprises commerciales gérées par les Empires de
Commagène et de Byzance.
-Un cinquième du trafic de Suez, pour avoir pacifié l’Égypte. Un cinquième
de la Route de l’Encens, pour que nos caravanes d’Arabie puissent
emprunter la Route des Oasis de Syrie. Un dixième de la Route de la Soie,
parce que César a pacifié le Pont. Le cinquième de la Route de l’Ambre, du
poisson, des fourrures et des mines de la Mer Noire, et dix pour cent sur tout
381
ce qui transite en Méditerranée que Rome a débarrassée des pirates. Soit,
annuellement, beaucoup plus que les sept cent millions de sesterces que
César a déposés pour toi dans un Temple de Rome.
Mécène jaugeait ces chiffres avec délectation et évoqua toutes les
réalisations qu’Octave accomplirait avec de telles sommes, les monuments,
les œuvres, les aqueducs, les thermes, les routes, les hospices et les
bibliothèques qu’il pourrait offrir aux Peuples de l’Empire romain. Médonje
tempéra l’enthousiasme de leur jeunesse :
-Ces fortunes fonderont comme neige au Soleil tant que les guerres internes
et externes subsisteront. Les soldes des dizaines de Légions de Rome
drainent le Trésor bien plus que tous les grands travaux de l’Empire réunis.
Quand leurs navires se séparèrent, Médonje bénit le Jeune César et sa suite
et tint longtemps le bras levé devant son élève qu’il espérait voir devenir un
Bienfaiteur de l’Humanité. Puis le Cyborg se pencha sur les cartes du
Bospore Cimmérien et la localisation du Trésor du Pont que le Roi Pharnace
avait fait jeter dans les eaux profondes du détroit séparant la Mer d’Azov de
la Mer Noire. Pendant leur traversée, le Préfet Agrippa avait avoué
l’incapacité des plongeurs, même lestés de lourdes pierres, à atteindre et à
repérer le trésor sur ces fonds boueux et obscurs. Seules deux magnifiques
tiares avaient pu être remontées grâce à des filets et après plusieurs jours de
vains efforts. L’Extraterrestre songeait que le trésor du Pont ne dormirait
plus bien longtemps sous les flots noirs de Crimée.
Pendant une nuit pluvieuse, la navette des Huulus s’arracha à la Tour Carrée
et traversa en quelques minutes la Cappadoce et la Mer Noire pour s’y
enfoncer à plus de cent mètres. Là, les détecteurs et les instruments des
explorateurs galactiques rassemblèrent tout le métal précieux qui jonchait les
fonds marins. Ils n’y trouvèrent pas que le trésor de Pharnace, mais aussi et
surtout, celui de son illustre père, le Basileus Mithridate du Pont, celui qui
avait fait trembler Rome pendant quarante-quatre ans. Médonje reconnut
plusieurs des couronnes et le baudrier du grand monarque. Des dizaines de
caisses pleines de monnaies du Pont et de Colchide, les bijoux du Harem
royal, et même des parements d’or pillés dans les Temples et les villes de la
Grande Grèce. Antiochos fit remettre la plupart de ces trésors à son fils car
ils avaient été repêchés dans ses Royaumes et qu’ils avaient appartenu au
Roi qui, le premier, avait régné sur toutes les rives du Pont-Euxin.
382
Médonje se rendait tous les jours sur le chantier de la nouvelle Chancellerie,
s’assurant que rien n’entravait les travaux titanesques. Souvent, il parcourait
à pied le Marché et le Caravansérail de Samosate, ou arrêtait son carrosse
pour casser la croûte avec des Paysans, attentif aux besoins et à la condition
des habitants. La correspondance, les ambassades, les audiences, les
messages qui affluaient sans cesse de tous les coins de la Terre, lui laissaient
trop peu de temps pour se consacrer à l’étude des trophées arrachés aux
entrailles de la terre ou aux abysses de la mer. De plus, les Myrmidons
exigeaient une constante attention de la part des Huulus qui se relayaient à
cette tâche. Les petits hommes demeuraient fermés à la notion de propriété
et s’emparaient avec agilité de tout ce qui leur plaisait. Les remontrances
glissaient sur les Lutins comme l’eau sur le dos d’un canard.
R-Ho ne comprenait pas comment Médonje pouvait les encourager à
chaparder tous les trésors des Myrmidons de Crète, mais leur interdire de
conserver les ustensiles qu’on leur distribuait aux repas. Médonje gloussa :
-Les ustensiles sont en électrum et les assiettes en vermeil provenant de
Chine. Et vous mangez trois fois par jour. Rassurez-vous, les cargos qui
vous ramèneront à l’Île des Fleurs pourront prendre la mer l’année
prochaine, pour une très longue traversée qui fera de vous des légendes
vivantes parmi les Myrmidons. Et vous rapporterez avec vous des cargaisons
qui feront le bonheur de vos frères.
Lors d’un repas, servi au septième étage de la Tour Carrée, un des cuisiniers
chinois de Myryis se pétrifia pendant une brève seconde en passant devant le
crâne du Minotaure. Médonje interpella le Chinois, qui servait Myryis
depuis plus de dix ans :
-Mon ami, tu sembles avoir déjà vu un tel crâne?
Le Chinois conserva les yeux fixés sur le plancher et répondit :
-En effet, Monseigneur, un de mes cousins, un marchand, en a tiré un fort
prix auprès des apothicaires qui en ont fait de la poudre d’os de Géant, très
prisée. Il l’avait lui-même acquis au Tibet et m’a raconté qu’il y vivait des
hommes des neiges aux visages abominables, des Géants qui chassent les
hommes pour s’en repaître. Et qu’il y avait des vallées d’où aucun homme
ne revenait jamais.
383
La discussion porta sur ces Myrmidons géants qui devaient être réellement
terrifiants à contempler. Médonje, qui avait savouré un narguilé de
haschisch, se lança dans une envolée lyrique :
-Les Cyclopes avaient remis la foudre à Zeus, le casque, qui le rendait
invisible, à Hadès et le Trident à Neptune. Ils ont donné aux Hommes, le
Ciel, la Terre et la Mer, avant de disparaître. L’existence de ce Peuple
précéda celle de l’Homme et il en reste encore aujourd’hui des survivants
dans des contrées isolées. J’échangerais un royaume contre leurs légendes et
leurs traditions.
Opys d’ajouter :
-Et moi, un hôpital, pour connaître leur diète et leurs drogues.
En mai, Octave, après avoir traversé l’Italie, se présentait à Rome avec
plusieurs milliers de Partisans formés en légions. On avait fait précéder
l’arrivée d’Octave à Rome par l’annonce qu’il se conformerait aux dernières
volontés de César et qu’il distribuerait trois cents sesterces à tous les
Citoyens de la ville. Aussi l’accueil que réserva la Population à Octave
ressembla à un Triomphe. Antoine et ses légions avaient évacué la Capitale,
pour éviter tout affrontement. Quand enfin le jeune César rencontra le
Consul Marc-Antoine, flanqué sa richissime épouse, Fulvia, l’éternelle
semeuse de zizanie et veuve de l’infâme Claudius, Antoine se montra froid
et hautain, et parut étonné devant les forces qu’Octave avait constituées en
seulement quelques semaines. Le Consul toisa Agrippa et la garde
personnelle du Jeune César et put lire sur leurs visages leur farouche
détermination à protéger l’héritier du Maître de Rome.
Octave fit crier la nouvelle qu’il organisait des jeux à la mémoire de son
père adoptif, à ses propres frais, et où seraient distribués à chaque Citoyen
l’équivalent en argent de trois mois de subsistance, ainsi que de l’huile et du
blé. Ces fêtes et ces banquets s’étendirent sur dix jours entre le 20 et le 30
juillet et débutèrent par un prodige qui frappa de stupeur les Romains
superstitieux. Au premier jour de l’Apothéose de César, alors qu’Octave
terminait l’apologie de son grand Oncle sur le Forum, peu avant midi, une
brillante comète perça la lumière diurne et illumina le ciel pendant sept jours
et sept nuits. Le Ciel lui-même honorait le Divin César et consacrait même
le premier mois de juillet de l’Histoire, rebaptisé au nom du Dictateur.
384
Médonje, de la terrasse du Château, contemplait le ciel illuminé par la
comète, avec un sourire amusé :
-Voyez Majesté ce qu’un peu d’eau de l’Euphrate peut produire. Tous y
voient la main des Dieux, et, pour une fois, ils ont raison! À Rome, les
Temples où l’on adore César, dont ceux de la Nouvelle Alliance, ne
désemplissent pas et son fils adoptif jouit d’une auréole qui le propulse au
premier rang. Octave, nommé Sénateur, a reçu le grade de Prétorien et
pourra briguer le Consulat dès l’âge de trente deux ans.
Dans un désir manifeste d’éloigner les Conjurés de Rome, Marc-Antoine fit
nommer Dolabella Consul et le chargea de l’Asie. De même le Sénat nomma
Gouverneurs de Crète et de Cyrène les conspirateurs Brutus et Cassius, qui
n’osaient plus mettre le pied à Rome, de peur de la populace. Finalement,
Brutus prit possession de la Macédoine et Cassius Longinus de la Syrie.
Pendant le reste de l’année, les légions d’Antoine et celles d’Octave
s’évitèrent, mais les défections survinrent chez plusieurs légions d’Antoine,
éblouies par la popularité inouïe, le nom, et la générosité du Jeune César. En
Italie, les maisons d’édition et les copistes du Vatican, contrôlés par
Samosate, composèrent des milliers de pamphlets incitant les troupes
d’Antoine à prêter allégeance au Jeune César. Puis Cicéron rompit son deuil
et reprit sa vie publique. Le grand orateur livra ses ‘Philippiques’ devant le
Sénat, de violentes attaques contre Marc-Antoine. Antoine, jugea le climat
de Rome malsain, et voyant se désagréger ses appuis, résolut de se rendre en
Gaule avec ses légions restées fidèles.
En octobre, le Consul Dolabella abordait à Tarse, capitale de la Province de
Cilicie et se dirigea immédiatement vers Samosate avec la légion qu’il avait
recrutée en Italie. Aussitôt connue l’approche des Romains, Antiochos se
rendit au-devant du Consul et le pria de laisser son armée bivouaquer près de
Zeugma et de partager le carrosse royal pour gagner Samosate. Dolabella
livra le message d’Antoine à Antiochos avant même de parvenir au Château,
essentiellement un ultimatum sommant Antiochos de remettre sur-le-champ
à Antoine la part que César touchait sur le commerce d’Orient et
spécifiquement sur le trafic provenant de Suez. Se retenant de botter le cul à
l’impertinent et infatué Consul, jadis gendre infidèle de Cicéron, le Basileus
lui promit sa réponse après le banquet qu’on avait préparé en son honneur.
Malgré les descriptions que lui en avait données Tullia, sa regrettée épouse,
le Consul Dolabella s’émerveilla devant le luxe et le lustre de la Cour
385
d’Antiochus, honoré comme un Dieu vivant par tous ses Sujets. Parmi les
convives réunis dans la salle d’apparat, des Amazones, des Chinois, des
Nègres, des Parthes ployant sous leurs bijoux, et huit Myrmidons qui
possédaient leur propre table, un peu à l’écart, et leurs propres maîtres
d’hôtels pour les servir. Antiochus porta plusieurs toasts protocolaires à
l’amitié entre la Commagène et la République de Rome.
Après le repas, Médonje transmit la réponse de son Souverain à Dolabella :
-La Commagène continuera à payer à César ce qui revient en droit à César.
Nous suggérons au Consul Antoine d’adresser au Sénat et au Jeune César
toutes ses demandes de subsides. Maintenant, cher Dolabella veuillez
regarder attentivement cette carte de l’Asie et prendre note que les
Royaumes que contrôle le Divin Antiochos et son fils s’étendent de la
Mésopotamie et englobent toutes les rives du Pont-Euxin. Il possède autant
de Royaumes que son gendre, le Roi des Rois des Parthes. S’il le fallait, dix
millions d’hommes en armes accourraient au secours de la Commagène,
mais notre force repose sur l’amitié de tous nos voisins, dont Rome.
Permettez-nous, Excellent Premier Citoyen de vous remettre ces quelques
modestes cadeaux, démontrant notre attachement à Rome. Comme nous
prévoyons une importante tempête de neige, le carrosse royal vous attend,
pour vous ramener à Zeugma, avant les intempéries qui menacent.
Les cadeaux, somptueux, occupaient deux diligences suivant le carrosse du
Consul, dépité par l’échec de sa mission, pendant que commençaient à
tomber les flocons dans la nuit.
386
Chapitre XXXIII L’abominable visage des Yetis (43 avant JC)
Le vieux Chancelier demeurait immobile dans son confortable siège
capitonné de soie, semblant assoupi devant les flammes de l’imposant foyer
et bercé par les accords célestes de deux harpistes. Mais l’esprit du Cyborg
s’employait à diriger le télescope de leur satellite orbitant au-dessus des
forêts de Chine. Les images de vallées profondes et de massifs enneigés
parvenaient directement à son cortex, relayées par les équipements de leur
navette de débarquement, concoctés par un million de Mondes du centre de
la Galaxie. Myryis, se basant sur ses deux longs séjours en Chine et sur des
conversations tenues avec des Mandarins établis à Samosate, avait esquissé
la localisation approximative des routes caravanières reliant la Chine et les
hauts plateaux du Tibet.
À scruter ces contreforts et ces crevasses qui s’étendaient à l’infini, Médonje
ne put s’empêcher de maugréer à voix haute : « Dix mille Labyrinthes! » Il
établit un relevé de toutes les sources thermiques et des troupeaux. Il détecta
des dizaines de caravanes parcourant les contreforts des hauts plateaux et
projeta leurs itinéraires. Puis Médonje se concentra sur une immense étendue
semblant dénuée de toute agglomération, et quasi inaccessible. Il demanda à
leurs bases de données de rechercher la plus isolée de toutes les sources de
chaleur à l’intérieur de ce vaste périmètre territorial, puis de zoomer sur la
cible, un feu de camp, devant l’entrée d’une grotte, où se tenaient quatre
silhouettes, semblant revêtues de fourrures.
Le système-expert évaluait la taille de chacun des quatre individus à trois
mètres. Le Cyborg poussa le zoom à son maximum et put discerner que les
fourrures recouvraient des êtres possédant eux-mêmes une dense toison de
poils. L’un des Géants choisit cet instant pour porter son regard vers le ciel,
en baillant. Et, pendant deux secondes, Médonje contempla ce fameux
visage qui paralysait d’horreur les premiers Grecs et qui valait aux Hommes
des Neiges le qualificatif d’abominables. Un air bestial, des canines et des
incisives massives, un front plat, des arcades sourcilières proéminentes et le
crâne surmonté d’une crête osseuse sagittale. Les autres Huulus, prévenus,
suivirent eux aussi la scène que croquait leur satellite en direct. Myryis
ricana :
- Assure-toi qu’Antiochos soit assis avant de lui présenter ces images et que
les Princesses ne les voient pas. Ces bonhommes des neiges donnent des
frissons dans le dos.
387
La mort de César avait précipité l’Empire de Rome dans le chaos et paralysé
le commerce méditerranéen. Ni le blé, ni les autres cargaisons, ne
parvenaient plus à Rome, interceptées par les flottes de Sextus Pompée,
établi en Sicile. Octave et l’armée sénatoriale, dirigée par les deux Consuls,
Aulus Hirtius et Pansa, avaient battu les légions d’Antoine à Mutina dans le
nord de l’Italie. Mais, les deux Consuls périrent dans la bataille et Antoine
avait pu fuir en Gaule et joindre les restes de ses troupes à celles de Lépide,
le Questeur en charge de l’Espagne. La Commagène écoula ses
marchandises dans ses nouveaux marchés du Danube, de Crimée, de
Colchide et du Pont qui avaient triplé leurs productions métalliques et leurs
rendements agricoles.
Au début de l’année, Cassius Longinus aborda en Syrie avec deux légions et
se dirigea sur Damas. Principal instigateur du complot contre César, avec
Brutus, Cassius fut acclamé par la garnison de Damas, reconnaissant
l’ancien Gouverneur de la Syrie qui avait jadis commandé les débris de
l’armée de Crassus. Cassius rallia aisément à la cause républicaine les
légions basées en Syrie, d’autant plus qu’il n’hésita pas à exiger des
populations locales dix années d’impôts d’un coup afin de pourvoir à la
solde de ses hommes pour s’assurer de leur fidélité.
Atterré par les calamités récurrentes qui semblaient s’abattre sur l’Asie,
Antiochos réunit son Conseil. Médonje résuma la pensée du Basileus, avec
qui il avait longuement débattu de la situation :
-La Guerre Civile qui sévit en Italie a lâché sur l’Asie des Généraux et des
légions dont le Sénat actuel souhaitait l’éloignement. En tout, une vingtaine
de légions stationnent en Orient. Une dizaine en Grèce, commandées par
Brutus le Conjuré, trois en Ionie sous Dolabella le Césarien, autant en Syrie
sous Cassius le Conjuré, et quatre légions césariennes en Égypte. Toutes ces
armées rendront exsangues les Provinces d’Asie et constituent une menace
permanente pour nos caravanes et nos propres Royaumes. Nous devons
inciter et aider ces légions à quitter l’Asie et à se regrouper en Grèce, soit
pour y livrer combat, et se gagner l’Empire, soit pour simplement retourner
dans leurs foyers.
-Par Myryis, envoyé à Alexandrie, nous avons fait connaître à la Divine
Cléopâtre l’arrivée à Damas de Cassius Longinus, l’assassin de son amant
Jules César. La Reine a convaincu les trois légions assignées à l’Égypte par
388
César de venger leur Bienfaiteur. Pour ce faire, Cléopâtre a soudoyé les
Préfets et quelques Centurions, puis a quintuplé la solde des trois légions
romaines, grâce à un apport métallique substantiel provenant du port de
Bérénice sur la Mer Rouge. Les Légions ont quitté le Delta, attirées vers
Damas par la promesse d’une importante récompense pour la tête de
Cassius. En outre, Myryis a offert une somme mirobolante à la garnison de
Suez pour que cette légion l’escorte, lui, et nos marchandises de la Mer
Rouge, jusqu’à Zeugma en Commagène. La somme représente une vie
d’épargnes pour un légionnaire, mais même pas dix pour cent de nos profits
sur l’encens et les épices.
À Smyrne, près d’Éphèse, le Proconsul Dolabella captura, tortura d’horrible
manière et tua le Proconsul Trebonius, le Conspirateur qui avait occupé
Antoine pendant qu’on assassinait César, et qui avait été nommé Gouverneur
de Syrie par le Sénat voulant l’éloigner de Rome. Dolabella s’empara aussi
du Trésor de la Province d’Asie et se mit à piller tout ce qu’il put voler.
Théla prévint Samosate que leurs Adeptes et les Juifs de Smyrne avaient
cherché refuge dans la Basilique d’Éphèse et sur les propriétés de la Grande
Prêtresse.
Quelques jours plus tard, Pyréis gagnait en carrosse Damas, la Capitale de la
Syrie romaine, maintenant aux mains de Cassius Longinus, qui montra la
plus grande déférence envers l’Ambassadeur de Samosate, qu’il avait jadis
visitée en compagnie de Crassus.
-Rassurez-vous, Gouverneur Cassius, notre dragon est mort d’un coup de
froid et j’ai prêté mon aigle à Pacorus. Pour la deuxième fois, je vous
retrouve à Damas afin de vous offrir l’aide du Divin Basileus Antiochos, le
Père de l’Asie, et le frère de tous les hommes. Voulez-vous goûter à ces
cerises? Préférez-vous ces fraises ou une orange? Du caviar peut-être?
Le Cyborg lisait l’impatience de Cassius à entendre en quoi consistait l’aide
d’Antiochos. Pyréis poursuivit :
-Voilà, il y a trois légions césariennes venant d’Égypte, qui ont pris pied en
Judée et qui seront à Damas en moins d’une semaine pour couper votre tête,
mise à prix par Cléopâtre.
389
Puis Pyréis se mit à manger un gâteau aux fruits et aux épices, et en offrir à
l’État-Major de Cassius, qui finit par demander où était l’aide promise par la
Commagène. Le Grand Prêtre se cura les dents et reprit :
-À Smyrne, non loin de Rhodes, le Proconsul Dolabella, votre ennemi
déclaré, a torturé à mort le Gouverneur Trebonius, l’un des membres de
votre conjuration. Cicéron a obtenu que le Sénat déclare son ex-gendre
ennemi public et confie la tâche de le punir à vous, Gouverneur Cassius.
Pyréis ajouta :
-Concernant les légions d’Égypte, vous pourrez les réquisitionner en
brandissant le décret du Sénat, en utilisant votre prestige personnel, et l’or
que nous vous remettrons, deux mille talent, en sesterces à l’effigie de
Pompée. Voici une carte de l’Asie préparée par notre Chancellerie et qui
montre la position de Dolabella, ici face à Rhodes. Il a volé tous les impôts
payés par l’Asie à Rome et essaie de constituer, avec l’aide des Rhodiens,
une flotte suffisamment importante pour regagner l’Italie sans encombre.
La carte de l’Orient divisait les terres en trois couleurs, les Provinces de
Rome, les Royaumes sujets ou apparentés à Antiochos, et la petite île de
Rhodes, toujours nominalement souveraine, malgré son inféodation séculaire
envers Rome.
Dans l’État-Major, un des Préfets s’éclaircissait ostensiblement la gorge.
Cassius présenta à Pyréis :
-Le fils du grand Général Labienus, qui a péri en combattant César en
Espagne. Quintus désire porter une demande d’Alliance aux Parthes de la
part des Républicains.
Quintus Labienus, rasé de près, cheveux coupés courts, s’agenouilla devant
Pyréis et baisa l’ourlet de sa tunique de soie :
-Bénissez-moi, Divin Père, je suis un Fidèle de votre Église.
Pyréis le sanctifia au nom de la Sainte Trinité, puis aida le Préteur à se
relever :
390
-Je me rappèle bien votre père que j’ai connu aux noces d’Antiochos et que
j’ai eu le plaisir de fréquenter en Syrie et à notre Temple du Vatican. Et que
pourriez-vous bien offrir aux Parthes pour les décider à combattre à vos
cotés contre les Césariens?
Quintus Labienus se montra éloquent :
-C’est le fils du Grand Pompée qui m’envoie, et j’ai aussi l’aval de Brutus et
celui de Cassius, ici présent. Sextus Pompée contrôle la Sicile et les flottes
de la moitié de la Méditerranée, Brutus dispose de la Grèce et de la Thrace,
Cassius du reste de l’Asie. Nos forces combinées à celles de la Commagène
et des Parthes ne pourront que balayer les héritiers du Tyran. Ce que nous
vous offrons en échange de vos troupes, c’est la Syrie, pour les Parthes et la
Cilicie et l’Ionie pour le Basileus Antiochus44. En fait, le Grand Pompée
avait fait cette proposition au Roi des Rois, mais mourut avant de recevoir sa
réponse.
Pyréis répliqua :
-Je connais la réponse faite par Orode : donnez d’abord la Syrie et vous
aurez ensuite ses troupes.
Le Cyborg sembla monologuer pendant quelques secondes puis dit
distinctement en latin :
-Évacuez toutes les légions de Syrie et d’Asie Mineure et vous aurez dix
mille archers de la Cavalerie des Parthes. Et la Commagène, ainsi que
Byzance, assureront l’approvisionnement de vos légions jusqu’en Grèce.
Vous aimez le poisson salé?
Cassius demanda vingt mille archers Parthes et Pyréis lui rappela que dix
mille avaient suffi pour annihiler les douze légions qu’il commandait avec
Crassus :
-De toutes façons, ce pacte ne pourrait qu’être entériné que par le Basileus et
son gendre, le Roi des Rois de toute la Parthie. Mais le temps presse, l’heure
est à l’action, la fortune sourit aux audacieux et nos chevaux sont las de
traîner ces lourds coffres de sesterces.
44
Antiochos de Commagène avait latinisé son nom en Antiochus pour les Romains.
391
Les légions d’Égypte, venues pour le tuer, se rallièrent finalement à Cassius
et poursuivirent leur marche vers le nord pour y affronter Dolabella, le
Proconsul félon. Celui-ci, loin de rester inactif, avait tenté de s’emparer de
l’immense ville d’Antioche, où le Roi Philippe, le cousin d’Antiochos avait
ordonné la fermeture des portes de la Cité. Alors que la légion de Dolabella
se préparait à assiéger Antioche, la légion provenant de Suez, entièrement
dévouée au Basileus prodigue, apparut sur les crêtes entourant la ville,
flanquée de cavaleries importantes constituées d’Arméniens, de Parthes, de
Commagénois, et aussi de Barbares Gètes, maintenant établis en Galatie, et
qui, menés par leur Prince, Cotiso, accoururent à l’appel de leur Suzerain.
Le Proconsul déchu décampa en laissant sur place l’essentiel de ses bagages
et dut se replier vers le sud, où il pensait bénéficier du secours des légions
égyptiennes. Dolabella s’enferma dans la ville d’Apamée où il fut pris en
tenaille par les légions égyptiennes passées aux Pompéiens et ses
poursuivants. Dolabella se fit occire par un de ses soldats plutôt que de subir
le même sort qu’il avait réservé au Proconsul Trebonius, et ses hommes
passèrent sans hésitation dans les rangs de Cassius. La ville d’Antioche reçut
Cassius et Labienus en Héros, et leurs huit légions campèrent au pied des
murailles de la grande Métropole asiatique.
Alors que, du haut des remparts, Cassius contemplait toutes ces légions sous
ses ordres et supputait divers scénarios, Médonje lui glissa à l’oreille
quelques mots qui déterminèrent la course des évènements :
-Crassus disposait de douze légions, annihilées sous vos yeux, Général
Cassius, et il ne s’était attaqué qu’aux seuls Parthes. Vous pouvez attaquer la
Maison d’Antiochus, et mourir, ou libérer l’Asie des dernières garnisons
laissées par Dolabella, vous emparer de leur trésor de guerre, puis songer
ensuite à libérer et à retrouver vos propres foyers en Italie. Et n’oubliez
jamais que les Dieux ont conclu un pacte avec la Commagène.
Ainsi les légions d’Égypte, de Judée et de Syrie se dirigèrent à travers les
montagnes de Cilicie, guidées par les cavaliers du Basileus et
approvisionnées par la Commagène, jusqu’à Smyrne où ils s’emparèrent
sans coup férir du butin amassé par Dolabella. Mais la moitié du trésor avait
déjà été transférée à Rhodes et Cassius, furieux devant le refus des Rhodiens
de le lui remettre, décida d’investir l’île fortifiée et de soumettre ces alliés
récalcitrants qui croyaient leur île imprenable. À la tête d’une flotte, Brutus
392
prêta main forte à son collègue républicain pour faire traverser ses légions et
assurer le blocus de Rhodes, qui fut finalement conquise, et où les
vainqueurs se déchaînèrent contre les vaincus. Pyréis put racheter la liberté
de plusieurs centaines d’artisans de l’arsenal et d’Académiciens et de leurs
familles, qu’Antiochos accueillit en Commagène avec des marques
d’affection.
Sur ces entrefaites, le Prince juif Antigone-Mattathias se présenta à Antioche
à la tête de trois mille familles juives, converties à la Nouvelle Alliance,
fuyant les persécutions du Sanhédrin de Jérusalem. Le Prince de la dynastie
des Jésus se rendit rencontrer Antiochos à Samosate avec quelques-uns de
ses Apôtres. Le Basileus et Opys écoutèrent les doléances de leur Disciple :
-Mon oncle, le Grand Prêtre Hyrcan, dès qu’il eut appris la mort de notre
protecteur Jules César, et surtout depuis le départ des troupes romaines de
Judée, laisse impunies les attaques contre les Fidèles de la Nouvelle
Alliance. Beaucoup de nos Frères ont perdu leurs chaumières et leurs
récoltes, incendiées par des émeutiers. Plusieurs se sont fait lapider par des
foules menées par les Prêtres de Jérusalem. J’ai dû fuir avec nos Adeptes
devant les troupes d’Antipater, l’âme damnée de mon oncle indigne de
s’asseoir sur le Trône de nos Ancêtres. Vous seul, Divin Père, pouvez aider
les enfants d’Israël en bute à ce tyran.
Antiochos promit au Prince Mattathias qu’il retournerait bientôt en Judée,
pour s’y faire couronner Roi, et que des Anges chevaucheraient avec l’armée
qu’on lui confiera.
Pendant ces évènements, la partie occidentale de l’Empire romain,
s’entredéchirait en combats fratricides. Cicéron échoua à faire proscrire
Marc-Antoine par le Sénat, mais réussit à faire déclarer Lépide ennemi
public. Et, d’Octave, Cicéron disait qu’il devait être loué, décoré, puis mis
de côté. En juillet, Octave se voyant refuser par Cicéron le Consulat, marche
sur Rome et est élu Consul avec son cousin Pedius, puis s’empara du Trésor
de la ville. Devant la menace grandissante des armées que réunissaient
Brutus et Cassius en Orient, les Césariens décidèrent de faire front commun.
Ainsi le 27 novembre on proclama officiellement l’établissement à Rome
d’un Triumvirat composé du Jeune César, de Marc-Antoine et de Lépide.
Pour consolider cette alliance, Octave épousa Claudia, la fille de Fulvia,
l’épouse richissime d’Antoine, et à peine nubile.
393
Les Triumvirs, pour asseoir leur pouvoir, promulguèrent une série de
proscriptions où périrent plus de trois cents Sénateurs et deux mille
Chevaliers, et se saisirent de leurs propriétés. Le plus célèbre des Citoyens
de Rome, Cicéron, le Père de la Patrie, fut exécuté le 7 décembre sur ordre
des Triumvirs, et sa tête et ses mains furent clouées et exposées au Forum de
Rome. Fulvia, l’épouse d’Antoine, se rendit, triomphante, contempler les
restes du grand homme et s’empara de la langue de l’Orateur pour lui faire
dire des avanies. Suite aux proscriptions, Brutus fit exécuter le frère
d’Antoine qu’il avait fait prisonnier en Grèce. Sextus Pompée, d’abord
nommé Préfet maritime par le Sénat, se retrouva finalement parmi les
proscrits et transforma la Sicile en bastion fortifié, narguant ainsi la
puissance des Triumvirs, et coupant Rome de ses approvisionnements en
blé.
La fin pitoyable de Cicéron atterra les Huulus, particulièrement Médonje
qui avait correspondu avec l’Orateur pendant des décennies. La Commagène
perdait avec Cicéron un fidèle allié, admirateur d’Antiochos et de sa
philosophie humanitaire. Les contacts avec Rome devenaient aléatoires, la
Mer Égée étant contrôlée par Brutus et Cassius, et le reste de la
Méditerranée par Sextus Pompée. Seuls, les pigeons voyageurs reliaient
encore l’Italie à la Cour d’Antiochos. Un de ces messagers ailés apporta à
Samosate une lettre du Consul Octave qui répétait son aversion à verser le
sang, mais qui, du même souffle, soulignait que ce choix lui avait été imposé
par la situation chaotique qui menaçait l’intégrité même de l’Empire légué
par son père adoptif. Octave demandait à Antiochos de prier pour l’âme de
César et pour le retour de la paix.
Le Basileus s’émerveilla :
-Consul à vingt ans, alors que l’âge minimum légal pour la plus haute
Magistrature est de quarante-deux!
Le Chancelier tempéra son Souverain :
-Le Triumvirat devra affronter les vingt légions de Brutus et de Cassius qui
s’assemblent en Grèce. Et combattre en même temps les flottes de Sextus
Pompée. Nous espérons faire pencher la balance en faveur d’Octave le
moment venu, mais les Dieux eux-mêmes ne sauraient le protéger contre
tous les aléas de la guerre. Sire, la Commagène a gagné cette première
manche, et toutes les légions ont évacué l’Orient. En prime, cette manœuvre
394
a rapporté la Syrie à votre petit-fils Pacorus, la Cilicie à la Commagène et la
Province d’Asie à votre fils Mithridate.
Antiochos, toujours Philosophe, rétorqua :
-Après avoir subi dix ans d’impôts en une seule année, tous nos nouveaux
Sujets nous acclameront comme leurs Sauveurs. Notre Église en bénéficiera,
et je ferai transformer plusieurs Temples en Basiliques.
Alors que l’hiver sévissait depuis déjà quelques semaines, une caravane en
provenance de Chine arriva à Samosate, causant tout un émoi sur son
passage, car parmi les voyageurs marchaient deux Géants de plus de huit
pieds et, dans une cage, un Homme Sauvage entièrement velu. Une lettre de
l’Empereur de Chine adressée au Grand Mandarin Myryis expliquait que les
deux géants résultaient de croisements entre leurs mères chinoises et des
Yetis, dont il faisait parvenir un crâne. Une autre lettre, signée par le
Gouverneur de la Tour de Pierre, avant-poste chinois construit dans les
Montagnes du Pamir, décrivait comment des chasseurs avaient pu piéger un
des Hommes Sauvages qui habitaient les cavernes des hauts-plateaux du
Pamir et que, connaissant l’intérêt de Myryis pour les formes de vie
étranges, il avait cru bon d’expédier le prisonnier à Samosate.
Les Géants, au tempérament placide, se dépouillèrent docilement de leurs
vêtements pour être examinés par Myryis, et une grande partie de la Cour.
On les avait castrés dès la plus jeune enfance, mais autrement ils ne portaient
aucune infirmité, si ce n’était d’une pilosité anormale, d’un visage plat et de
bras légèrement allongés. L’Homme Sauvage se révéla être un Myrmidon
mais d’une stature comparable à celle des humains. Myryis s’approcha de la
cage et demanda à R-Ho et à Méd-Ho de s’adresser à l’Homme Sauvage,
dans leur gazouillis inimitable, sauf pour un Cyborg. L’Homo Erectus cessa
sa prostration et posa son visage contre les grilles de sa cage, un visage où se
lisait l’incrédulité devant la petitesse des Myrmidons, copies exactes, mais
réduites, de l’Homme Sauvage.
Finalement, la gestuelle universelle servit plus aux Myrmidons que leurs
pépiements, et l’Homme Sauvage, qui se nommait Didh, accepta le cuissot
que R-Ho lui tendait avec un sourire découvrant sa dentition
impressionnante. L’individu possédait une toison qui lui couvrait tout le
corps sauf la plante des pieds, les paumes des mains et son visage imberbe.
Aussitôt vêtu d’une tunique, l’Homme Sauvage perdit la moitié de son
395
étrangeté. On le laissa vivre au Château, en compagnie des Myrmidons, pour
qui il passait pour un géant de leur mythologie, et qui le traitèrent comme un
Demi-dieu.
396
Chapitre XXXIV Les trois Soleils de minuit (42 avant JC)
Dès la chute de la forteresse de Rhodes, le Basileus Antiochos et son fils
Mithridate, Basileus de Byzance, se présentèrent sur de superbes galères,
manœuvrées par les meilleurs éléments de leurs gardes personnelles. Les
Romains occupaient et dépouillaient la ville conquise de ses ornements, ses
statues, ses parements, tout son métal. Les légionnaires s’arrêtaient et
s’attroupaient au passage des Basileus, stupéfiés par les deux Géants de huit
pieds, en armures d’électrum tenant deux lourdes haches d’acier brillant, qui
ouvraient le chemin aux Monarques. La richesse des armures de leurs
escortes, arborant comme blasons le scorpion de la Commagène et la fleur
de lys de Byzance, suscitait des commentaires admiratifs.
Brutus et Cassius attendaient les deux Empereurs asiatiques au bas des
marches du grand Temple de Rhodes. Brutus, dont la mère était la demisœur de Caton, avait été éduqué par ce grand défenseur des idées
républicaines et il avait même épousé la fille de Caton. Caton lui avait
souvent répété son respect pour le Roi Antiochos, pour son humanisme, sa
sagesse, son amour des arts et des lettres, sa richesse, sa religion admirable
et la sagesse des Magiciens qui vivaient à sa Cour, la plus magnifique
d’Orient. Cassius avait vécu dix ans en Syrie et connaissait Samosate, son
rayonnement sur toute l’Asie, ainsi que l’influence de son Culte qui avait
conquis beaucoup de ses propres soldats. Les deux Généraux romains
restaient muets d’étonnement devant les deux Géants qui s’étaient mis au
garde-à-vous.
Antiochos rompit le silence, s’adressant aux Tyrannicides en latin :
-Que Mithra vous protège ! Vous vouliez nous voir. Nous voici ! Et vous
aurez aussi l’oreille des Dieux, car deux de nos Grands Prêtres nous
accompagnent, qui ont connu Marius, Sylla, Lucullus, Pompée et bien
d’autres de vos éminents Citoyens.
Cassius suggéra que l’on poursuive les présentations à l’intérieur du Temple,
aménagé pour leur entrevue, avant que n’éclatât un orage menaçant. Après
un échange protocolaire de présents, la rencontre se porta sur la guerre civile
qui divisait le Monde romain en deux camps se préparant à s’affronter sur le
champ de bataille. D’entrée, Brutus demanda des précisions sur les Géants
qui flanquaient les deux Rois.
397
Médonje mentit avec un aplomb qu’admira Antiochos :
-Ce sont des Sujets du Khan des Barbares Gètes, lui-même vassal du
Basileus. Nos aciéries fabriquent présentement des milliers de solides
armures à leurs pointures. Et, loué soit Mithra, nous possédons déjà les
chevaux qui peuvent supporter ces cavaliers géants.
Brutus exposa les raisons de la convocation :
-Il nous faut des hommes, et encore plus d’hommes. Les Césariens peuvent
aligner plus de vingt légions. Il nous en faut le double, et nous comptons sur
des contingents importants fournis par nos Alliés asiatiques. Nous voulons
cent mille Parthes et autant de combattants de la part des Basileus d’Asie.
Antiochos échangea quelques mots en grec avec son fils Mithridate et ses
Conseillers, puis il répondit aux assassins de César :
-La Commagène nourrit vos légions depuis près d’un an déjà et continuera à
pourvoir à leur approvisionnement même en Grèce. Nous ne pouvons ôter
nos Paysans de leurs champs, et nos pêcheurs de leurs barques, tout en
continuant à vous fournir en poisson, bois, blé et orge. Toutefois, nous vous
prêterons la Cavalerie lourde de Commagène ainsi qu’une légion de Géants
caparaçonnés d’acier, ce qui vaut bien cent mille hommes. Enfin, votre
Plénipotentiaire, Quintus Labienus présente votre demande au Roi des Rois.
Mon gendre Orode vous a déjà envoyé un millier d’archers qui ont
puissamment contribué à la prise de Rhodes. Le moment venu, ses cent mille
cavaliers Parthes pourront traverser nos Domaines et parvenir en Grèce en
quelques semaines.
Cassius et Brutus rayonnaient et se voyaient déjà entrer triomphalement à
Rome avec une armée de Géants. Antiochos ajouta :
-Mais j’ai une faveur à vous demander.
Les sourires se figèrent et le Basileus continua :
-J’aimerais racheter les statues des Dieux des Rhodiens.
Les Romains attendaient la suite, puis Cassius demanda :
398
-C’est tout ?
Devant le signe affirmatif d’Antiochos, Cassius répondit :
-Accordé ! Nous vous les aurions offertes, ces idoles, Divin Basileus mais la
guerre est coûteuse.
Voguant vers Issus, seul port de Commagène, Antiochos fit servir un
banquet aux Tibétains géants, pour les remercier d’avoir si bien paradé dans
leurs nouvelles armures. Il demanda à Médonje combien de clones de ces
colosses Myryis avait réussi à implanter.
-Quatorze Majesté ! Et qui seront tous identiques à ces deux-là et qui, eux,
pourront se reproduire! Quels Gardes Royaux magnifiques en perspective !
Le Chancelier échangea quelques paroles avec les Tibétains et se retourna
vers son Souverain :
-Ils vous remercient pour les cuisiniers chinois et pour les copieux repas
qu’on leur sert. Entre eux, ils vous nomment le Roi de Changri-La, le
Royaume du miel.
Le Basileus regardait défiler la côte de Cilicie, maintenant sienne. Trop
souvent, ce que les soldats de Cassius n’avaient pu voler, ils l’avaient
incendié. Toutes ces marques de désolation attristaient Antiochos et
affermissaient sa détermination à aider les Césariens à écraser Brutus et
Cassius. Son fils, le Basileus Mithridate, assisté de Pyréis, mènerait la
Cavalerie de Commagène à la bataille et inventerait tous les prétextes
justifiant l’éternel retard des cent mille Parthes, des Hordes des Gètes et de
la Légion de Géants blindés. Médonje confia à Antiochos avoir lu dans
l’esprit de Cassius le désir de conquérir l’Égypte et ses richesses et de tirer
vengeance de Cléopâtre, qui avait mis sa tête à prix, plutôt que d’affronter
les légions du Jeune César.
-Mais Brutus lui a rappelé qu’il trônait en tête de la liste des Proscrits et le
caractère nécessairement éphémère que revêtirait sa victoire en Égypte dans
les circonstances.
Antiochos ordonna d’accoster à l’arsenal de Tarse, la Capitale de la Province
romaine de Cilicie que les Pompéiens avaient cédée au Basileus. Le vaste
399
port, en eaux profondes, pouvait accueillir plusieurs flottes et ses chantiers
maritimes ne cédaient en importance qu’à ceux de Rhodes, aujourd’hui
ruinés. Pendant des générations, la Commagène avait livré ses cèdres et ses
chênes à l’arsenal de Tarse. Les soldats de Cassius avaient pillé leur propre
Capitale provinciale avant de l’abandonner et avaient vidé tous les entrepôts.
La population de Tarse acclama Antiochos qui avait fait distribuer des vivres
et du grain aux habitants affamés de la Côte Ionienne. Parmi ses nouveaux
Sujets, beaucoup se convertirent à la Nouvelle Alliance et adorèrent son
Christ-Sauveur qui avait débarrassé l’Asie de l’occupation romaine et des
vautours républicains.
Partout dans leurs Empires, le Basileus et son fils protégèrent les Colons
italiens déjà implantés, contre les pogroms qui les menaçaient. Grâce à
l’envoi d’Acolytes aux points les plus chauds, Antiochos put calmer la
vindicte populaire, en invoquant la fraternité humaine et l’avènement d’un
Nouvel Ordre, proclamant la venue prochaine d’un Divin Sauveur et
messager des Dieux. Les Gètes, établis en Galatie, moissonnèrent
d’abondantes récoltes d’orge. Habitués au sols pauvres, au bref été et au
rude climat des steppes nordiques, les Gètes s’étonnaient de la fertilité de
leur nouvelle Patrie qui leur assurait deux récoltes par année, et même trois
dans les vallées les mieux abritées des vents hivernaux. Et Médonje
récompensa princièrement les jardiniers des serres royales pour ce
croisement heureux entre l’orge des Scythes et la variété chinoise.
Un important convoi de navires égyptiens se mêla à celui de la Commagène
qui ramenait à Issus les marchandises de la Mer Rouge. Ne voulant pas
approvisionner le parti des Conjurés, et la flotte Pompéienne interdisant tout
commerce avec l’Italie, Cléopâtre vendit tout le blé d’Égypte au Basileus.
Cléopâtre elle-même fut de l’expédition, afin de rencontrer Antiochos et de
participer aux célébrations de mi-juillet au Nympheum. La Divine Cléopâtre
se pavana au Château, étincelante dans ses bijoux et rivalisa d’élégance avec
la Reine Isias et les Dames de la Cour de Samosate. Et lorsque les premiers
rayons du Soleil levant touchèrent le Sanctuaire du Nympheum, la blancheur
immaculée de son manteau d’hermine, présent du Basileus, fit resplendir la
Reine d’Égypte trônant parmi les Dieux, sous sa colossale statue
chryséléphantine. À ses pieds, une foule innombrable recouvrait la large
esplanade du sommet arasé et débordait sur toutes les pentes de la montagne
sacrée, répétant les cantiques chantés en araméen, en hébreu, en grec et en
latin.
400
Tous les Rois d’Asie semblaient réunis aux célébrations de ce quatorze
juillet, mois qui portait dorénavant le nom du Divin César dont la statue d’or
côtoyait celle de Cléopâtre au Nympheum. Les cinq Grands Prêtres, Cyborgs
naufragés de l’Espace, participaient tous à l’évènement et occupaient leurs
sièges sous les effigies des Dieux qu’ils représentaient. Pyréis ne put
s’empêcher de blaguer avec ses collègues sur la beauté comparée de
l’élégante Reine d’Égypte et du défunt Dieu Abgar, rendu tellement ridé
qu’il passa ses dernières années voilé comme ses épouses. Antiochos fit une
allocution remarquable, un sermon autant politique que religieux, et qui
s’adressait aussi bien aux humbles paysans qu’aux Souverains présents.
-Mes Frères, louons la Divinité de nous avoir permis de réunir autant de
Peuples dans notre Église. Remercions mon Père Céleste d’avoir inspiré
autant de dévoués parents et amis, Alliés, Vassaux et Fidèles, tous assemblés
ici aujourd’hui pour témoigner de notre foi en une Humanité meilleure.
Tous, nous devons nous efforcer à maintenir cette paix que l’Asie connaît
enfin, nous devons reconstruire, replanter, reconstituer les troupeaux et,
surtout, implanter dans le cœur de tous nos Sujets ce désir de participer à
l’essor et à la prospérité commune.
On cria le nom de chacun des Dieux qui trônaient au Sanctuaire et que la
foule saluait d’une ovation. Cléopâtre, incarnation d’Isis, parut très sensible
à cette marque d’adoration, rendue par une foule d’un million de personnes,
regroupant plus de cent Peuples, et Théla remarqua une larme d’orgueil
comblé perler sous l’œil de l’Égyptienne.
Le lendemain soir, à la réception donnée au Château pour les têtes
couronnées, et la nombreuse famille du Basileus, Cléopâtre apparut vêtue
d’un ensemble osé, fait en peau de crocodile et de plaques de jade, et qui
moulait fort bien la partie charnelle de sa divine personne. Même les
vénérables matrones gréco-romaines durent reconnaître le charme qui se
dégageait de cette Grecque à demi-nue qui régnait sur le Royaume du Nil.
Sa tiare, composée de centaines d’émeraudes, se mariait avec les gemmes
smaragdines qui paraient sa taille dénudée. À la demande de Cléopâtre,
Médonje occupa un siège voisin du sien lors du banquet protocolaire et la
Reine s’enquit auprès de ses hôtes des noms et des titres de tous leurs
prestigieux invités.
Médonje remarqua l’intérêt que portait Cléopâtre aux héritiers mâles
d’Antiochos et il lui glissa à l’oreille que Mithridate, Basileus de Byzance,
401
avait épousé une Princesse fortunée, Pythadorise de Tralles, près de
Pergame, voilà bien longtemps déjà. Et que même Pacorus, le petit-fils
d’Antiochos et héritier de l’Empire Parthe, avait pris femme chez les Mèdes
et attendait, espérait-on, lui-même un héritier.
-Et vous savez que notre Foi interdit la polygamie.
Il hésita avant de rajouter :
-Ou la polyandrie !
Médonje répondait aux pensées qui préoccupaient sa divine voisine :
-Une union entre l’Égypte et la dynastie d’Antiochos créerait en effet un
formidable Empire, surtout si la Parthie en est ! Mais je crains que nous
devrons laisser à vos descendants le soin de conclure une telle alliance, car
tous les prétendants au Trône sont déjà pris.
Tout en grappillant une bouchée occasionnelle de caviar, ou une grappe de
raisins, le Chancelier dont la barbe saupoudrée de poussière de diamants,
brillait de mille feux, aborda la situation enviable de l’Égypte, maintenant
débarrassée de l’occupation romaine et des troubles dynastiques, et où
prospéraient les paysans grâce aux nouvelles cultures introduites par
Samosate, et aux socs et aux instruments de leur solide acier. Médonje
évalua le trafic croissant qui transitait par les comptoirs de Bérénice et de
Suez sur la Mer Rouge :
-Nos navires se rendent de plus en plus loin au sud sur la côte africaine pour
y établir des comptoirs et des contacts avec les autochtones et la
participation de vos marins d’Alexandrie nous permet de soutenir cette
progression.
Toutes les conversations cessèrent lorsque les huit Myrmidons parurent dans
la salle d’apparat et se mirent à danser énergiquement sur deux immenses
tambours, accompagnés par un orchestre de percussionnistes. Les convives
ne pouvaient détacher leurs regards de ces êtres mythiques, éclatantes
preuves vivantes du rayonnement de la Commagène jusqu’aux confins du
Monde connu. Après leur performance, les Myrmidons s’installèrent à leur
propre table, dans un coin de la salle d’apparat, où ils furent servis par des
402
maîtres d’hôtel habitués à leurs caprices. Cléopâtre, interloquée, interrogea
Médonje sur l’origine des petits Êtres.
-Vous voyez là les restes d’une Humanité qui a précédé la vôtre, Divine
Majesté. Ces demi-hommes possédaient aussi des Cousins à notre taille et
d’autres aussi qui atteignaient trois mètres de stature et qu’on appelait les
Minotaures.
Médonje se régalait de la présence de Cléopâtre qui pouvait converser dans
quatorze langues 45 et qui s’intéressait à toutes les branches de la
connaissance et aux arcanes de la magie. Au cours du repas, elle tenta même
d’échanger quelques mots avec les Tibétains géants qui veillaient, au gardeà-vous, derrière le trône du Basileus, mais ce fut peine perdue. Elle put
cependant se lier avec le Prince Cotiso, fils du Khan des Gètes et héritier de
la Galatie, un hercule blond qu’elle aurait volontiers épousé, s’il avait été fils
d’Empereur. Médonje profita de la présence de Cléopâtre à Samosate pour
lui ouvrir les cryptes secrètes de leur fameuse Bibliothèque et, en particulier,
la galerie égyptienne, alimentée par leurs découvertes dans la Grande
Pyramide, mais aussi par d’antiques archives provenant de Crète,
d’Atlantide, de Troie, de Ninive et de Karkemish. Cléopâtre, qui pouvait lire
la langue sacrée des hiéroglyphes, transportée par la richesse de ce dépôt,
démontra un enthousiasme authentique.
-Divin Médonje, faites-moi exécuter des copies de toutes ces merveilles.
Votre prix sera le mien.
Le Cyborg se fit pensif et demanda la permission d’excaver une tombe de la
Vallée des Morts.
-Laquelle ? , demanda Cléopâtre.
Le Chancelier précisa :
-Un tombeau anonyme, sous une falaise dont rien ne laisse penser qu’elle
recèle ce mobilier funéraire. Je crois qu’il s’agit du dernier repos de la
momie de Djedi, le magicien du Pharaon Kheops.
Cléopâtre sursauta quand elle entendit le nom du légendaire Magicien :
45
Mais pas en latin …
403
-Accordé, Grand Prêtre ! Mais seulement si je peux jeter un coup d’œil sur
toutes vos trouvailles et si me faites des copies des papyrus de cette tombe.
Lucien accueillit avec plaisir l’annonce que l’Égypte enverrait à Samosate
une dizaine de scribes pour y recopier des œuvres perdues lors de l’incendie
de la grande Bibliothèque d’Alexandrie, afin de reconstituer cette institution,
fleuron de la Dynastie des Lagides46.
Quintus Labienus avait lui aussi assisté aux fastueuses célébrations sur la
Montagne Sacrée, habillé à la manière des Parthes et accompagnant
l’Ambassade du Roi des Rois auprès de son beau-père Antiochos. Pendant la
dernière année, Labienus avait zigzagué à travers les Royaumes de Parthie,
rencontré des dizaines de potentats vassaux des Parthes, contemplé leurs
palais et leurs Temples, pour finalement parvenir à Séleucie, la Capitale
d’Orode, où on le fit poireauter plusieurs mois encore dans l’attente d’une
audience. Mais on avait attribué à l’envoyé des Pompéiens une magnifique
résidence, dotée d’un personnel entièrement dévoué au bien-être de leur
invité, et surmontée de jardins parfumés d’où il pouvait contempler les
coupoles dorées du Palais Impérial. Labienus s’était lié d’amitié avec le
Prince Pacorus qui venait presque tous les jours s’enquérir du Romain et
discuter avec lui de religion, de tactiques militaires et de la bonne
gouvernance des Peuples.
Accompagnant Pacorus chez son grand-père à Samosate, Labienus se
montra un fidèle adepte de la Nouvelle Alliance, ayant été initié à ce Culte
par son propre père, l’illustre bras droit de César en Gaule, mais qui avait
pris le parti de Pompée, et de la Légalité, lors de la rébellion de César contre
le Sénat. Labienus s’abreuvait religieusement de la moindre parole
prononcée par les Grands Prêtres, envoyés par le Ciel pour sauver
l’Humanité souffrante. Son père lui avait souventes fois raconté les miracles,
les prodiges, les merveilles qu’avaient accomplis les Magiciens d’Antiochos.
Pendant toute son enfance, Labienus avait été nourri de l’Esprit Saint,
éduqué par des affranchis de la Nouvelle Alliance et fréquentait assidûment
le Temple du Vatican lors de ses séjours à Rome.
Les Huulus prirent plaisir à la présence de Labienus qui se déplaçait toujours
en compagnie du Prince Pacorus, attendant encore le contingent de cent
46
D’origine grecque et qui régnait depuis trois siècles sur l’Égypte
404
mille cavaliers promis par le Roi des Rois. Labienus avait écrit à Cassius et à
Brutus avoir vu de ses yeux une armée de dizaines de milliers de Parthes
s’assemblant à Ctésiphon sur la rive du Tigre opposée à la Capitale de
Séleucie.
-Il devait y avoir plus de soixante mille cavaliers, d’habiles archers pourvus
de flèches à pointe d’acier. Orode m’a certifié que son armée se mettra en
route vers la Grèce dans les prochains jours. Déjà, depuis plusieurs mois,
j’exerce les soldats du Prince Pacorus aux techniques romaines de combat,
afin que nous disposions de troupes chevronnées pour encadrer la masse des
cent mille Parthes qui nous épauleront en Grèce contre les Césariens.
Au début de l’automne, à la verticale de Rome, en pleine nuit, trois heures
après minuit, une fulgurante luminosité embrasa le ciel, l’illuminant comme
en plein midi. Les coqs47 se mirent à chanter et des milliers de gens, croyant
l’aube venue, sortirent de leurs lits et se préparèrent à se rendre à leur travail.
Dans le ciel, occultant les étoiles par leur éclat, trois soleils projetaient des
ombres nettes sur toute l’Europe. Mais, leur bref éclat disparut en quelques
minutes et les boules de feu célestes s’éteignirent peu après. Éveillé par
l’alarme déclenchée par les systèmes-experts de leur navette spatiale,
Médonje se tenait devant une fenêtre de la Tour Carrée, désespéré devant la
perte de leur satellite géostationnaire. Un essaim de météorites avait percuté
le satellite avec une telle force que le réservoir d’anti-matière avait cédé.
« Heureusement, songea Médonje, il n’y en avait qu’une tête d’épingle. »
Le dernier grand service rendu par leur engin d’observation avait permis le
passage de l’armée des Triumvirs d’Italie en Grèce, avec l’assurance de
vents favorables et de l’absence de la flotte de Sextus Pompée. À la
demande pressante du Jeune César, un des Grands Prêtres de Samosate,
Opys, servait dans l’État-Major césarien, comme l’un des médecins
personnels d’Octave. Opys se rendit auprès de leur protégé et put le
conseiller sur le moment propice pour faire franchir l’Adriatique à ses
légions, à la barbe de la puissante flotte pompéienne. En tout, les Triumvirs
avaient pu réunir en Grèce vingt-huit légions, pour les opposer aux dix-neuf
des Républicains. Une mer de sang s’annonçait, précédée d’escarmouches
où se testaient les deux camps.
47
Rapporté par Obsequens dans son Prodigiorum, chapitre 130.
405
Le Basileus Mithridate, fils du Divin Antiochos, commandait les troupes
montées de la Commagène, composées de trois cent Cataphractaires dirigés
par Pyréis et du double de Cavaliers légers. Arrivé en vue de la plaine de
Philippes à trois cents kilomètres de Byzance, quelques jours avant la
bataille, Mithridate annonça faussement la venue imminente de sa légion de
Géants, des troupes envoyées par les Gètes, et de l’immense cavalerie du
Roi des Rois. Finalement, les Parthes n’avaient dépêché que trois mille
cavaliers, d’excellents archers, qui se mirent aux ordres de Mithridate. Après
avoir longtemps refusé le combat, espérant affamer les troupes des
Césariens, Brutus fut poussé à la bataille à la fin octobre.
Dans la navette des Huulus, en orbite à la verticale du nord de la Grèce,
Médonje suivit et documenta la bataille. Les Auxiliaires asiatiques
appuyaient les légions de Cassius face à celles d’Antoine. Dès les premiers
instants de la bataille, Mithridate retourna ses hommes contre les légions de
Cassius. La cavalerie lourde de Commagène, composée des meilleurs
éléments du Royaume, une formation compacte de trois cent cataphractes
géants s’enfonça au galop dans les rangs des Républicains qu’elle disloqua.
Les traits d’acier des Parthes et des arbalétriers d’Antiochos semèrent la
panique dans les rangs des légionnaires qui tentaient en même temps de
combattre les Vétérans d’Antoine. Le carnage prit des proportions défiant
toute description, l’armée de Cassius céda et se disloqua. Cassius lui-même
se fit tuer par un de ses hommes plutôt que d’être capturé.
Mais les légions de Brutus avaient repoussé celles du jeune César. Octave,
que la vue du sang rendait malade et qui n’avait pas quitté sa tente pendant
toute la durée de la bataille, fut prévenu à temps par son médecin Opys de
fuir le camp que les troupes de Brutus prenaient d’assaut. Les légions
victorieuses d’Antoine, Mithridate et Pyréis en tête, coururent aider l’armée
d’Octave et obligèrent Brutus à retraiter avec de lourdes pertes. Opys, assisté
d’un groupe d’Acolytes passa près de trente-six heures d’affilée à se pencher
sur les blessés des deux camps, et sur les agonisants qui imploraient la mort.
Lui et ses aides pratiquèrent des centaines d’amputations et tout leur stock
de Commagenum y passa. Opys ressortit traumatisé de cette expérience et
demanda à retourner à Samosate, pour y passer un mois à se laver dans les
thermes de tout ce sang et de cette odeur de chairs putrides.
L’ultime bataille se déroula à la mi-novembre, et culmina par un nouveau
massacre où périt la fine fleur de l’Aristocratie romaine, les fils de Lucullus,
de Caton, des Sénateurs et des Chevaliers de Rome, et des dizaines de
406
milliers d’Italiens. Maudissant les Dieux qui l’avaient laissé choir, Brutus se
fit occire par un de ses hommes plutôt que de tomber vivant aux mains de
ses ennemis. Après la victoire, à laquelle les contingents de Mithridate
avaient puissamment contribué, Pyréis et le Basileus se rendirent féliciter
Antoine et Octave, les nouveaux maîtres de Rome, avec leur collègue
Lépide, laissé à garder l’Italie.
Ils annoncèrent l’arrivée d’un immense convoi de provisions en provenance
de Byzance, apportant du blé de Crimée, de l’orge de Galatie, du poisson de
la Caspienne, suffisamment pour nourrir jusqu’au printemps toutes les
légions d’Octave et d’Antoine, ainsi que les troupes défaites. Médonje
chevauchait à l’avant du convoi, porteur d’une lettre de son Souverain aux
Triumvirs vainqueurs. Antiochos félicitait les Césariens d’avoir éliminé
Cassius et Brutus qui se comportaient comme des bandits de grand chemin
et qui avaient pillé les Provinces d’Asie qu’ils devaient sensément protéger,
provoquant l’afflux de réfugiés sur les Domaines du Basileus et laissant les
Habitants dans le dénuement le plus total. Antiochos félicitait aussi Octave
pour avoir fait proclamer Dieu son oncle César à Rome, au début de l’année,
et rappelait que l’image de César trônait depuis quelques années déjà parmi
les Dieux de la Commagène.
Médonje s’adressa aux Triumvirs :
-Vous contrôlez maintenant plus de soixante légions, bien plus qu’il n’en
faut pour abattre la dernière opposition qui subsiste, les forces de Sextus
Pompée, qui se sont emparées de la Sicile, grenier à blé de l’Italie. En vérité,
vous disposez de trop de légions, rendues inutiles, et de trop peu de navires
pour affronter les flottes de Sextus Pompée. Et Rome est menacée par la
famine et par les soubresauts qui ne manqueront pas de survenir lorsqu’on y
apprendra l’étendue de ces batailles fratricides et les noms des victimes.
Voici le pacte que le Divin Antiochos propose aux Triumvirs : les
Républicains nous ont donné les Provinces romaines d’Asie pour notre aide.
Mais nous avons estimé Brutus et Cassius indignes de triompher, et avons
déterminé leur perte. Nous possédons maintenant toute l’Asie Mineure,
jusqu’à l’Égypte, incluant la Judée, bien que nous n’ayons pas encore tenté
de faire valoir notre nouvelle suzeraineté auprès des Juifs.
-Le Basileus propose de rendre à Rome leurs Provinces d’Asie et d’y
installer une dizaine de légions, des Vétérans, qui pourraient y fonder
familles et faire prospérer les Colonies de Rome. Notre Reine, la douce Isias,
407
née à Rome, Citoyenne émérite, constitue la meilleure des preuves de notre
attachement aux valeurs de la Romanité. Assignez vos garnisons à de grands
travaux : assèchements de marais, constructions de routes, de ponts,
d’aqueducs, et même aux travaux des champs et aux récoltes. Quelques-unes
de ces légions pourraient participer aux chantiers de Byzance, la nouvelle
capitale du Basileus Mithridate. Mais aucune n’aurait à combattre. Même les
Nabatéens arabes, enrichis par notre commerce, se contentent dorénavant
d’accompagner et de protéger nos caravanes.
-La Commagène possède des comptoirs dans tout l’Empire de Rome, rendus
inaccessibles par la présence des flottes pompéiennes. L’immense marché
méditerranéen contribue à la prospérité de Samosate, plaque-tournante du
commerce intercontinental et le rétablissement des voies maritimes constitue
l’une des priorités du Basileus. Nous vous aiderons à reconstituer une flotte
qui escortera jusqu’au port d’Ostie le blé d’Égypte et d’Asie, et les
marchandises d’Orient. La priorité du Divin Antiochos, d’abord Philosophe
avant que d’être Roi, est de régner sur le cœur des hommes, plus que sur
leurs Royaumes. Tout ce qu’Antiochos demande aux Triumvirs, c’est de
protéger nos Fidèles et nos Temples à travers leur Empire. Et de protéger les
Peuples d’Asie contre les coups de main des flottes pompéiennes et les
exactions de légionnaires transformés en brigands.
Antoine prit la parole, et répondit au Magicien de Samosate:
-Divin Médonje, je dois aujourd’hui ma peau à Mithridate de Byzance, qui
avait déjà sauvé Jules César à Alexandrie, alors qu’on le connaissait sous le
nom de Mithridate de Pergame. Pour ma part, j’accepte toutes les
propositions d’Antiochos et j’ajouterai que le Basileus pourra conserver
plusieurs des villes et des ports que les Républicains lui avaient donnés. Pour
commencer, je propose que Mithridate reçoive pleine souveraineté sur toutes
les terres d’ici à Byzance, tout le littoral de Thrace.
Antoine regarda Octave, qui acquiesça, puis poursuivit :
-Et je me propose pour représenter Rome en Orient.
Octave se fit pensif, puis :
-Fort bien ! Je veillerai sur l’Occident, avec Lépide. Mais je compte sur les
approvisionnements d’Asie. Je n’ai qu’une seule exigence.
408
Le jeune César regarda Médonje et le Cyborg parut se ratatiner en
comprenant ce qu’on attendait de lui.
-Vous me servirez trois mois à Rome, pour démasquer les comploteurs, les
séditieux et les traîtres. Je crois que votre présence, Divin Médonje,
tempérera ma justice et m’induira à la clémence.
409
410
Chapitre XXXV Divines surenchères (41 avant JC)
Les Triumvirs décidèrent de faire hiverner leurs légions dans la vaste plaine
de Philippes et d’y construire une ville, marquant la frontière de l’Empire de
Byzance. On dédia la ville à Esculape et on y érigea un grand hôpital pour
soigner les Légionnaires éclopés dont beaucoup choisirent par la suite de
s’installer dans cette nouvelle Colonie, située sur la principale artère
commerciale terrestre reliant Byzance à l’Occident, et proche du littoral
méditerranéen. Avec seulement trois légions de ses meilleurs éléments,
Marc-Antoine se rendit à Byzance en compagnie du Basileus Mithridate et
de Pyréis. Le Triumvir contempla et admira l’immense chantier où, malgré
l’hiver, s’activaient encore trente mille ouvriers.
Le Palais Impérial, presque terminé, s’élevait au centre de la future
Métropole du Pont-Euxin. Dans la salle du Trône, un modèle réduit de ce
que sera Byzance permettait de juger de l’avancement des travaux
titanesques en cours. On y voyait, barrant l’entrée de la rade naturelle, une
chaîne cyclopéenne en fer, fabriquée en Commagène. De telles chaînes
existaient déjà, mais en bronze, à Rhodes et à Chalcédoine, pour protéger les
ports des flottes ennemies. Le seul monument terminé était une haute et
massive colonne de pierres, surmontée par une statue colossale du Divin
Jules César qui avait remis la Mer Noire à Mithridate de Pergame, en
remerciement pour l’avoir sauvé des griffes des Alexandrins six ans plus tôt.
Marc-Antoine et l’Empereur de Byzance sacrifièrent sur l’autel construit à la
base de la colonne du Divin César dont les traits dorés avaient été fidèlement
rendus par le sculpteur. Pour honorer Marc-Antoine, les banquets
succédaient aux festins, où les présents déposés à ses pieds s’accumulaient
en précieux monticules. Puis, laissant deux légions à Byzance, pour aider
aux travaux, Antoine et sa suite traversèrent le Bosphore sur la flotte de
Mithridate et furent accueillis triomphalement à Chalcédoine, à Nicomédie
et à Nicée, fleurons de l’Empire byzantin. Partout à l’apparition du carrosse
impérial, les gens se prosternaient, nobles et humbles confondus. Et les
foules applaudissaient au passage des cavaliers et des soldats de leur escorte.
À Priapos, où ils firent bombance de langoustes, Marc-Antoine admira une
magnifique statue fleurie représentant Médonje, le Chancelier de la
Commagène qui avait relevé la Cité de ses cendres, après les affrontements
entre les Romains et le Roi du Pont, il y avait trente ans déjà. Pyréis expliqua
411
que les Pêcheurs de Priapos fournissaient la Cour de Samosate en langoustes
depuis cette époque.
-Nous y avons un Temple, très assidûment fréquenté par la Population, et on
y adore maintenant l’image de César aussi.
Le gros des troupes de Marc-Antoine passa d’Europe en Asie en traversant
l’Hellespont, non loin de la légendaire ville de Troie qu’ils visitèrent,
pendant que les douze légions franchissaient le détroit. Antoine se rendit à
Troie avec sa suite comprenant des acteurs et des actrices complaisantes, qui
épiçaient les beuveries auxquelles se livrait volontiers le Romain, de forte
constitution et grand fêtard devant l’Éternel. Sur les pentes du Mont Ida, le
Grand Prêtre Pyréis, réincarnation d’Hercule, présenta au Triumvir un thyrse
d’or massif et une extraordinaire tunique de soie où on avait brodé en fils
d’or les emblèmes d’Antoine : le Soleil, le sabre et le lion :
-Depuis des siècles, l’Asie attend le retour de Dionysos, annonçant le début
d’une Ère nouvelle, faite de prospérité, de paix et du bonheur de vivre.
Soyez ce Bacchus, Divin Antoine.
Alors qu’un nouveau Dieu redescendait les pentes du Mont Ida, pendant ce
temps à Rome, Octave incarnant Apollon, présidait le Banquet des Douze
Dieux, qu’il voulut tenir secret, mais dont le faste extrême monopolisa les
rumeurs colportées par la Plèbe pendant les mois suivants. Athénodore de
Tarse, pseudonyme adopté par Médonje, y avait figuré Jupiter, le Père des
Dieux olympiens. Le Chancelier de la Commagène avait teint sa barbe et
portait une chevelure postiche créée par les meilleurs perruquiers égyptiens.
Seuls quelques-uns des intimes du Jeune César savaient que, derrière
l’identité d’Athénodore, se cachait un des Grands Prêtres de Samosate.
Parmi eux, Mécène, chez qui la fête se tenait, et Agrippa, rendu Général, et
qui avait rang prétorien.
Lors de ce Banquet des Douze Dieux, servi par les plus adorables créatures
de l’Empire de Rome, des vierges des deux sexes furent consommés et des
fortunes dilapidées en extravagances débridées qui auraient choqué les
moins prudes des Matrones de Rome. Médonje ne toucha pas aux vins
capiteux qui s’écoulaient d’une fontaine de marbre, se contentant de fumer
de ce haschisch noir des steppes qu’avaient apporté les Gètes en Galatie. Le
Cyborg abusa juste assez de la jeune esclave Gauloise pour justifier la liberté
et la fortune qu’on lui avait promises. Pour l’Extraterrestre, les trois derniers
412
mois représentaient la période la plus difficile de sa longue existence.
Octave l’avait obligé à sonder l’Aristocratie, le Sénat, les Chevaliers, son
propre État-Major, et le jeune Triumvir avait décrété une série de
proscriptions pour éliminer toute opposition à son Régime.
Le Huulu dut recourir à diverses techniques mentales pour se convaincre de
la nécessité de cette purge, pour éviter que le règne d’Octave, acquis au prix
de mers de sang romain, ne se termine pas comme ceux de Marius, Sylla,
Pompée ou de Jules César, renversés sous les pogroms provoqués par des
agitateurs, ou les poignards de conjurés. Médonje obtint la grâce des enfants,
confiés au Temple du Vatican, et la mise à mort rapide des condamnés.
Mécène acheta d’immenses domaines, confisqués aux Proscrits, et toutes les
propriétés de l’Esquilin, l’une des sept collines de Rome. Octave distribua
beaucoup de ces terres, réquisitionnées sans compensation, à ses Vétérans en
Italie. Les nombreuses légions encore sous les armes exerçaient une
ponction insoutenable dans le Trésor Public et leur démobilisation
constituait un des plus grands défis posés au nouveau Régime d’Octave.
Mais, intouchables, le Consul Lucius Antonius et Fulvia, le frère et l’épouse
richissime de Marc-Antoine, encourageaient ouvertement la grogne contre
Octave, rappelant aux Vétérans la médiocrité de leurs récompenses et, aux
spoliés, l’énormité de leurs pertes. Médonje, ou plutôt Athénodore de Tarse,
ancien Précepteur et maintenant Conseiller du Jeune César, avait prévenu
Octave de leur félonie. L’héritier de César lui répondit :
-Leurs noms figurent sur le bas de ma liste noire, en temps utile, nous les en
bifferons.
Octave et Mécène, qui avaient étudié à Antioche et à Tarse, et fréquenté le
Château et la Tour Carrée de Samosate, avaient peu à peu été initiés, par les
Huulus eux-mêmes, aux secrets de l’origine extraterrestre des Grands Prêtres
de Commagène, les Anges Célestes adorés au Nympheum. Un des cinq
communicateurs des Cyborgs fut remis à Octave, qui le confia à Mécène,
son ami d’enfance, devenu son bras droit.
Au cours du Divin Banquet, Médonje-Jupiter projeta la foudre contre un
pommier en se servant de son laser digital. Pendant ce fameux repas, Octave
pria le Cyborg d’exposer à leur divine assemblée un des Mystères de
l’Univers. Le Huulu, passablement intoxiqué au haschisch se plia au jeu et
413
utilisa malicieusement les artifices de sa technologie pour reproduire,
musique, effets sonores et emprunter une voix d’airain :
-Au début des Temps, avant que l’Homme ne se répande sur la Terre, vivait
une race ancienne qui côtoyait des troupeaux de Licornes et d’animaux
géants, aigles géants, bisons, lions, panthères, ours géants. Certains parmis
ces premiers hommes étaient eux-mêmes des Géants, et possédaient un
visage si horrible à regarder qu’on le comparait à celui d’un cheval ou d’un
bœuf. Pour cette ressemblance, on les nomma des Centaures ou des
Minotaures, ou encore Myrmidons, pour les plus petits de cette Race, vivant
encore aux Temps Héroïques chantés par Homère.
Le Magicien fit une pause, pour mieux ménager l’effet de surprise :
-Voici l’un des derniers survivants de cette ancienne Humanité, que je me
suis attaché comme garde du corps. Il use d’une fronde comme aucun
homme n’en est capable, grâce à ses bras démesurés qui en font aussi un
grimpeur émérite.
L’Homo Erectus quitta son armure et parut nu devant l’assistance
émerveillée par ce prodige, qui marqua le très fameux banquet secret. Le
surlendemain, Athénodore redevenait le Chancelier de Commagène et
s’embarquait pour l’Asie. Il laissait une Italie meurtrie, mais ordonnée et
soumise au Jeune César. Ils avaient convenu de convoyer par voie terrestre,
passant par Byzance et Philippes, les marchandises d’Occident et d’Orient,
tant que durerait la maîtrise de la Méditerranée par les flottes de Sextus
Pompée.
Au large de Rhodes, la galère de Médonje se joignit à la flotte de
Commagène. Antiochos embrassa son Chancelier, tel un fils retrouvant son
père, échangeant sans tarir, jusqu’à leur arrivée à Éphèse. Médonje se
confessa au Basileus, éprouvant le besoin de verbaliser ce qui pesait sur sa
conscience. Et il raconta aussi comment il avait pu sauver les vies de
Citoyens victimes de la simple jalousie, cibles de dénonciations sans
fondement. Et comment il avait obtenu le pardon de nombreux autres,
-Comme ce Marcus Terentius Varron, un vieil homme de soixante-dix-sept
ans, un Chevalier dont la faute principale était sa trop grande richesse, et sa
plume incisive, plus que son adhésion au camp des Républicains. J’avais
reconnu en ce Varron un des Auteurs les plus prolifiques de Rome, qui
414
abordait tous les sujets et que nos maisons d’édition avaient souvent publié.
Je fis valoir au Jeune César que son Divin homonyme avait jadis accordé son
pardon à Varron, aussi ôta-t-on son nom de la liste des Proscrits, contre la
promesse de l’écrivain de ne plus se mêler de politique, de brûler ses brûlots,
et de ne se consacrer dorénavant qu’à la littérature.
-Varron fut le seul Romain à reconnaître en moi le Chancelier de
Commagène, car cet ancien Capitaine des galères de Lucullus avait escorté
notre expédition en Atlantide et avait assisté à la canonnade qui coula les
pirates crétois. J’ai commandé au vieil érudit un Traité sur l’agriculture et
j’ai fait promettre à Mécène de veiller sur lui. J’ai laissé à Varron une ample
provision de notre miraculeuse pâte d’amandes de Madagascar, puis j’ai
assisté à son mariage avec Fundania, une jeune affranchie gauloise de quinze
ans, à qui j’ai promis la meilleure éducation pour chacun des enfants nés de
leur union.
Médonje décrivit comment, pour remercier la Commagène et Byzance, le
Jeune César avait nommé Sénateurs plusieurs de leurs Sujets.
-Pour en faire notre Ambassade, Octave nous a donné la fabuleuse villa
romaine de Lucullus, confisquée à ses fils républicains, morts à Philippes.
J’ai pu aussi ramener quelques babioles sacrées déposées au Temple de
Jupiter Capitolin et qui feront merveille à notre Sanctuaire.
Devant l’antique Métropole d’Éphèse, la Mer se couvrait de vaisseaux. Les
Rois de toute l’Asie, convoqués, mais aussi des multitudes curieuses de voir
la pompe des Basileus et d’apercevoir Antoine, un des Maîtres de Rome,
convergeaient sur Éphèse en longues files. La Grande Prêtresse Théla,
éminente Citoyenne d’Éphèse, où elle résidait plus souvent qu’à Samosate,
avait veillé aux préparatifs de cérémonies grandioses. Des Satyres et des
Nymphes, des chœurs d’enfants et des trombes de pétales de roses, des
fanfares et des nuages d’encens entourèrent un Dionysos-Antoine
triomphant et ses légionnaires fleuris par les masses. Antiochos avait pourvu
à toutes les dépenses, colossales, de cette Apothéose visant à se concilier
Antoine, à faire du Général Romain un Dieu Grec, dispensant aux Peuples
d’Asie les bienfaits de cette Corne d’Abondance qu’apporterait la paix
romaine.
415
Antiochos fit ouvrir devant Antoine des coffres de pièces d’or frappées à la
gloire du Triumvir, avec un Soleil à huit rayons, et un portrait très
ressemblant, rendant bien sa mâchoire carrée et sa chevelure fournie.
-Chacun de vos légionnaires recevra quelques-uns de ces aureus et cinq
cents sesterces à l’effigie de votre épouse Fulvia. Et Médonje compte bien
que ces argents soient dépensés en Asie et participent ainsi à la relance de
l’Économie.
Puis défilèrent devant Marc-Antoine une quarantaine de têtes couronnées, la
plupart parents ou Vassaux des Basileus Antiochos et Mithridate :
Ariobarzane de Lycaonie, Artavazdès d’Arménie, Philippe d’Antioche,
Asandre de Crimée, Cotilo Prince des Gètes, Ma’nu Roi d’Édesse. Tous
s’inclinèrent devant Antoine, sauf Pacorus, qui lui tendit la main d’égal à
égal. Car Pacorus représentait son Père Orode, le Roi des Rois, Maître des
vingt-huit Royaumes composant la Parthie et qui transigeait avec Rome sur
un pied d’égalité. Mais l’Héritier des Parthes, et petit-fils préféré
d’Antiochos, fit montre d’une politesse exquise et charma le Romain, à qui il
remit une fortune en tapis d’Orient.
Un banquet fut offert par les Basileus, qui réunit plus de trente mille
convives et tous les Fidèles de leur Église d’Éphèse. Puis une formidable
procession traversa les principales villes d’Ionie et se rendit à Tarse,
Capitale de la Cilicie, tout près de la Commagène. Là, la Reine Cléopâtre fit
une entrée fort remarquée, entourée d’une suite de jeunes femmes
scandaleusement dénudées, sur un navire à voile de pourpre et aux rames
plaquées d’argent, duquel s’élevaient de denses volutes d’encens et l’odeur
sirupeuse de parfums. Tout l’arsenal, le port, la ville, avaient cessé de
fonctionner devant l’apparition idyllique, ces nymphes vêtues de voiles
diaphanes et jouant sur des harpes d’or des hymnes célestes, à la gloire de la
Déesse Cléopâtre, étincelante.
Une semaine plus tard, alors qu’ils se rendaient à Antioche, Médonje et
Théla partageaient le carrosse d’Antiochos et de son épouse, la Reine Isias.
-Cléopâtre a absorbé l’envahisseur romain, comme une méduse qui digère
une proie, en utilisant le sexe d’Antoine, qui a toujours été son talon
d’Achille ainsi que sa propension marquée pour la dive bouteille.
416
Le Triumvir et ses légions furent acclamés par les habitants d’Antioche, plus
peuplée encore que Rome. Antoine et Cléopâtre s’installèrent à quelques
kilomètres d’Antioche, près du Sanctuaire de Daphné, dans l’oasis créée par
Théla qui y avait jadis découvert une résurgence. Puis les réincarnations
d’Isis et de Dionysos se rendirent ensemble aux célébrations des ides de
juillet au Nympheum.
Cette année-là, trois légions, désarmées comme tous les Pèlerins, assistaient
sur les pentes du Mont Sacré à l’intronisation de Marc-Antoine au Panthéon
des Dieux vivants. Les soldats romains, reconnaissables à leurs tuniques
rouges sous leurs cottes de maille, ne représentaient qu’une fraction infime
de la foule qui transformait la montagne en une formidable fourmilière
humaine, régulée par des milliers d’Acolytes consacrés au Temple. Au
sommet de la montagne, une grande statue chryséléphantine de Dionysos
reproduisait à la perfection le visage de Marc-Antoine et surmontait des
stèles de marbre où figuraient les emblèmes du Triumvir, un lion
admirablement rendu, portant au cou un sabre, et constellé de soleils à huit
branches. Antoine siégea entre Antiochos et Cléopâtre, et subit une
impression indélébile de toute-puissance lorsqu’un million de Fidèles,
venant de cinquante Royaumes asiatiques, répétèrent son nom à l’unisson et
l’acclamèrent comme un Dieu vivant.
Antoine faillit commettre un impair quand, sous le coup de l’émotion, ce
soudard bagarreur s’empara de la main de la Reine d’Égypte, l’attira à lui et
l’embrassa fougueusement. Seules les légions semblèrent apprécier ce
spectacle, choquant pour bien des Orientaux. Mais Antiochos se leva aussi
et, se plaçant derrière les deux tourtereaux, bénit leur union et éleva les
mains au ciel en entonnant un Hosanna, repris par les myriades de Pèlerins.
Le Divin couple visita ensuite quelques-unes des cryptes du Sanctuaire.
Perspicace, Cléopâtre s’arrêta devant un ajout très récent aux collections du
Temple et lit à haute voix la plaque de marbre qui identifiait l’objet :
-La Pierre Noire que les Rois de Pergame avaient remise à Rome, il y a plus
d’un siècle ! Je l’avais aperçue à Rome, il y a quelques années, dans le
Temple de Jupiter.
Devant l’étonnement de Cléopâtre, Médonje expliqua que les Triumvirs
n’étaient pas les seuls à récompenser les mérites des Grands Prêtres de
Samosate en leur ouvrant les dépôts des Temples.
417
-D’autres de nos amis nous permettent de fouiller des mobiliers funéraires de
grande valeur, en or, mais aussi et surtout en connaissances.
L’Égyptienne saisit l’allusion :
-Vous et les vôtres, Divin Conseiller, constituez un bienfait pour l’Égypte.
Vous pouvez y séjourner et y creuser aussi longtemps qu’il vous plaira, pour
trouver la tombe du Magicien Djedi.
Antiochos fit ouvrir l’une des voûtes du Temple, dite ‘chambre de Lucullus’.
Antoine, à la vue des talents d’or alignés et rangés jusqu’au plafond,
s’exclama qu’il n’avait jamais vu aussi jolie vision de sa vie et, réalisant son
impair, ajouta : « Hormis la Divine Cléopâtre !»
Médonje jugea le moment, et surtout l’endroit, propices pour discuter des
affaires de l’Orient avec Antoine :
-Nous vous offrons un cinquième des profits sur les routes de la Mer Rouge,
du Golfe Persique, de la Mer Noire, de la Caspienne, et même sur le trafic
provenant de la Chine. En échange, vos légions policeront les routes
caravanières, amélioreront le réseau routier, relèveront les villes d’Asie de
leurs ruines, aideront les paysans à moissonner et à défricher, et participeront
à certaines corvées seigneuriales. La prospérité de l’Orient influera
directement sur vos revenus, Divin Triumvir. Et nous vous conjurons
d’éviter toute confrontation ou tout prétexte de guerre avec l’Empire des
Parthes qui appartient au petit-fils de notre Divin Basileus Antiochos. Donc,
vos légions paraissent condamnées par le Destin à construire plutôt qu’à
détruire. Pour beaucoup, aujourd’hui vous vous élevez au-dessus des
masses, tel un Demi-Dieu annonçant le début d’une nouvelle Ère, faite de
prospérité et de paix, pour nos millions de Sujets et de Fidèles.
Antoine interrompit le Chancelier :
-Voilà qui est bien, Grand Prêtre. Mais de quelles sommes s’agit-il ? Le
contenu de cette salle ?
Le Chancelier glissa à l’oreille du Triumvir, pour n’être compris que de lui :
418
-Cinq cent millions de sesterces par année. Cinq fois le contenu de la salle
où nous nous trouvons.
Le chiffre assomma le Romain, puis l’enivra. Cléopâtre s’approcha, tentant
vainement de saisir des bribes de la conversation :
-Je connais un endroit où vos légions pourraient servir la grandeur de Rome,
et nos propres intérêts, et vous mériter un Triomphe : l’Arabie. Pas les
Nabatéens, récemment assagis par les profits tirés de leurs propres
caravanes, mais les Arabes de la péninsule arabique qui menacent
constamment nos navires et nos comptoirs de la Mer Rouge, et tout le
commerce provenant des côtes d’Afrique ainsi que le trafic maritime
provenant maintenant des Indes.
Antiochos reconnut le danger perpétuel que faisaient courir à leurs flottes
commerciales les riverains d’Arabie, pirates, pillards et négriers, « depuis
que les navires, les villes et les Nègres existent ».
En regagnant le Château de Samosate, ils passèrent à Charmodara, nouvelle
Capitale administrative, et purent y admirer un formidable complexe fortifié
récemment édifié. Dans la plus grande des salles de la nouvelle Chancellerie,
une extraordinaire mosaïque recouvrait tout le plancher et l’un des murs. On
y voyait représentés les Empires de Commagène et de Byzance, les
principales voies caravanières, les villes indiquées par leurs noms, les
caravansérails, les Temples, les Mers, les fleuves, les îles, de Byzance à
l’Égypte, de la Crimée au Sri Lanka. Sur les autres murs, des milliers de
petits casiers servaient à comptabiliser les ressources de l’Empire du
Basileus. Des dizaines d’Acolytes, sous la conduite de Nicolas de Damas,
s’affairaient à griffonner sur de longues tables des réponses et des calculs,
des demandes et des ordres aux quatre coins du Monde. Même Cléopâtre
ressortit impressionnée par les méthodes administratives employées et la
qualité des scribes, formés par les Huulus.
Antoine tomba en amour avec le Château et la ville de Samosate, ses
thermes, sa palestre, son amphithéâtre, son hippodrome. Peu avant de quitter
la Commagène pour retourner en Syrie, Antoine décida de faire de la grande
Cité d’Antioche sa Capitale, d’où il règnerait sur l’Asie romaine. Il
compensa amplement Antiochos en lui donnant la souveraineté sur Éphèse,
Pergame, Tarse, et une bonne portion de la Cilicie contiguë à la
Commagène. Puis Antoine consentit à ce que l’on continue à frapper
419
monnaie à l’effigie de Philippe, Roi d’Antioche, dernier des Séleucides,
parent et intime d’Antiochos, et qui devint un conseiller écouté de l’ÉtatMajor romain pour les questions syriennes. Et lorsqu’ils surent qu’Antoine
se rendait passer l’hiver en Égypte, Antiochos se réjouit d’avoir transformé
un loup assoiffé d’or en un chaton roucoulant dans les bras d’une Déesse
associée au Culte de Commagène et devant elle-même son trône, sa vie et
une bonne partie de sa fortune à la famille du Basileus.
Mais avant d’appareiller pour le Nil, Antoine céda à Cléopâtre, qui exigeait
la mort de sa sœur Arsinoé, parce que, lors de son passage à Éphèse, Antoine
avait trouvé ravissante la princesse égyptienne. Pour plaire à sa maîtresse,
Antoine avait ordonné à sa Garde prétorienne d’accomplir cette sinistre
besogne. Arsinoé, la dernière Princesse d’Égypte à porter ce nom, réfugiée
dans le célèbre Temple d’Artémise, s’accrochant désespérément à une
colonne du Sanctuaire, eut les deux bras tranchés par les glaives des
légionnaires alors même qu’elle criait le nom de la Déesse. Mais Antoine
s’objecta à Cléopâtre qui désirait aussi la mort du Grand Prêtre du
Sanctuaire d’Artémise ayant donné asile à sa sœur aînée, officiellement
otage des Romains.
Théla, en visite à Samosate au moment du sacrilège, entra dans une violente
colère et suggéra même de couler la galère de la Reine d’Égypte en se
servant de leur navette spatiale comme d’une torpille. Théla avait appris à
aimer Arsinoé pendant son long exil à Éphèse et ressentait durement la perte
de cet esprit fin. Médonje tenta de calmer sa collègue en lui rappelant qu’une
seule victime, pour l’Orient, valait mieux que les milliers d’exécutions de
Proscrits comme en Italie.
-Je passerai quelques temps dans la Vallée des Morts cet hiver et je ferai
connaître à notre Alliée Cléopâtre le mécontentement des Dieux face à cette
profanation et ce crime odieux.
De Charax, sur le Golfe Persique, leurs Capitaines rapportaient avoir
procédé avec succès au lancement de deux immenses navires de haute mer,
des cinq mâts, possédant chacun une dizaine de bouches à feu et qu’on avait
construits pour naviguer jusqu’au Royaume des Lutins. Les Myrmidons
avaient pris congé de la Cour de Samosate avec moult manifestations de
tristesse, mais Méd-Ho, élevé à Samosate, promit d’y revenir. Le jeune
Homo Erectus, adulte à six ans, et qui en avait maintenant dix, s’exprimait
dans un grec parfait, si ce n’était d’un curieux zézaiement.
420
-Je reviendrai avec une épouse, et ma mère, qui désire terminer ses jours en
Commagène. Et je ramènerai ici tous ceux de mon Peuple qui voudront
tenter l’aventure.
Opys dirigeait l’expédition qui durerait au moins trois ans, et qui s’arrêterait,
à l’aller comme au retour, au Sri Lanka. Le médecin des Huulus espérait que
les embruns marins finiraient par le laver de tout le sang dans lequel il avait
pataugé sur les champs de bataille grecs. La perte de leur satellite, les ayant
privés des prédictions météorologiques, rendait périlleuse la navigation en
haute mer, particulièrement entre le Sri Lanka et Sumatra. Les Huulus
convinrent d’utiliser leur navette pour assister leur collègue lors de la
traversée de cette portion d’Océan. Quand l’énorme caravane traversa le
pont de Samosate pour fouler les sables de la Parthie, Antiochos fit sonner
les cloches du Palais, tirer une salve d’honneur et tonner les grands tambours
de l’armée de Commagène pour saluer les Myrmidons qui retournaient dans
leur lointaine Patrie, bien au-delà des bornes connues du Monde grécoromain.
En Italie, Octave affrontait une forte opposition de mécontents dirigés par
l’épouse et le frère de Marc-Antoine. Devant ses ennemis, Octave dut se
retirer de Rome en Étrurie avec ses troupes mais réussit à encercler les
légions de Fulvia et à assiéger la richissime semeuse de zizanie et le frère de
son collègue Triumvir dans la cité fortifiée de Pérouse. Puis Octave divorça
de Claudia, la fille de Fulvia, qu’il prétendit rendre encore vierge, ce dont
Médonje douta fortement, connaissant l’attrait que les vierges exerçaient sur
le Jeune César. Les assiégés espéraient des renforts venus de la Gaule et des
secours d’Antoine lui-même. Mais Antoine marchait pour l’heure sur des
nuages d’encens, en compagnie de la Déesse Isis, qui lui faisait explorer la
ville de Canope, à l’ouest d’Alexandrie, fameuse pour ses Cultes
orgiastiques, les mœurs très légères de ses Habitants et les Mystères célébrés
en son Temple renommé qui drainaient depuis les premiers Ptolémées les
touristes sexuels de tout l’Orient.
La nouvelle de la capitulation de son frère et de son épouse, et du ralliement
de leurs légions à celles d’Octave, ne troubla point la béatitude d’Antoine
qui n’avait rien fait pour les secourir. Octave avait exilé Fulvia en Grèce et
pardonné au frère d’Antoine qui avait offert sa soumission. Mécène
rapportait à Médonje que des régions entières de l’Italie n’avaient été ni
421
ensemencées ni moissonnées et que le grain d’Orient, acheminé par voie
terrestre de Byzance, avait sauvé Rome de la famine.
Mithridate de Byzance montra au Chancelier de son père les talents d’or et
d’argent, extraits d’Espagne et de la Gaule, qui remplissaient les voûtes de
sa Trésorerie encore en construction.
-Je m’incline devant vous, Divin Négociateur ! Tout le blé de Sicile acheté à
Sextus Pompée a été revendu à bon prix, avec celui d’Égypte, de Crimée et
l’orge de Galatie, sur les marchés italiens. Le trafic commercial de Byzance,
où vous nous avez suggéré d’établir notre Capitale, dépasse déjà celui de
Samosate et d’Antioche réunies ! Et nous n’avons même pas terminé de
construire ni le port ni la ville ! Votre perspicacité suffit, à elle seule, à vous
élever parmi les Dieux !
422
Chapitre XXXVI Les Méganthropes (40 avant JC)
À quelques kilomètres à l’ouest de Thèbes, l’antique Capitale de tant de
dynasties égyptiennes, un convoi d’une dizaine de robustes ânes dévalait un
sentier poussiéreux, à demi effacé par les tempêtes du désert. Derrière
Myryis et Médonje, trottinait Didh, l’Homo Erectus, leur garde du corps,
tellement poilu et à la physionomie si horrible, qu’il portait des vêtements de
femme, et un voile, pour masquer son visage. En milieu de matinée, alors
que la chaleur du jour devenait insupportable, ils attachèrent leurs bêtes à
l’ombre d’un piton rocheux et s’approchèrent d’une large crevasse naturelle
dans laquelle on ne pouvait descendre qu’aidé de cordages. Mais l’agilité de
l’Homo Erectus lui suffit pour accéder au fonds du précipice, en même
temps que les Cyborgs, qui avaient utilisé leur maîtrise des champs
gravitationnels.
Sous un surplomb, à peine visible du fonds du gouffre, mais autrement
totalement cachée des regards, apparaissait l’entrée d’un tunnel creusé dans
le rocher. Les systèmes-experts avaient repéré à cet endroit isolé un
important dépôt d’objets d’or, qui s’avéra constituer une formidable
collection de momies royales, plus de soixante, pieusement entassées dans
une cache par les Prêtres de Thèbes afin de soustraire les précieuses
dépouilles aux pillards de tombes. Médonje s’attendait certes à trouver sur
ce site un mobilier funéraire exceptionnel, mais sa surprise s’amplifia au fur
et à mesure de leur progression dans ce long couloir creusé dans la montagne
un millénaire plus tôt.
Parvenus à l’extrémité du tunnel encombré, les Cyborgs comprirent que
personne n’avait pénétré dans cette cachette depuis environ neuf siècles. Les
squelettes des ouvriers et des esclaves qui l’avaient creusée reposaient sous
des tas de rochers au fonds du gouffre et le secret de ce dépôt sacré avait été
ainsi préservé. Médonje semblait dépassé par l’ampleur de leur trouvaille :
-Des dizaines de Pharaons, et leurs Reines. Et pas des moindres : Ramsès I,
II et III, la Reine Hatshepsout, Thoutmosis I, II et III, et quinze autres
Pharaons. Les Prêtres de Thèbes ont voulu protéger les momies royales des
outrages d’un envahisseur, probablement aussi en remplissant les coffres de
leurs propres Temples par la même occasion. Les Huulus résolurent de
laisser intact l’essentiel du dépôt qui avait traversé près d’un millénaire dans
l’oubli. Mais Médonje ne se gêna pas pour prélever sur les momies quelques
bijoux fabriqués en Atlantide, et plusieurs chefs-d’œuvre d’orfèvrerie,
423
comme des gemmes gravées, ou des ivoires représentant des scènes
d’époques depuis longtemps révolues.
Finalement, malgré leur intention de ne pas toucher à ce musée égyptien, ils
en ressortirent semblables à Ali Baba, ployant sous le poids de trésors
inestimables. S’assurant de n’avoir laissé aucune marque de leur passage, ils
ramenèrent leurs ânes lourdement chargés jusqu’à Hermopolis Magna,
l’antique Thèbes. Le Chancelier de Commagène se présenta au Gouverneur
de la ville et fit réquisitionner un navire pour les mener jusqu’à la Reine
Cléopâtre dans le Delta du Nil. Une semaine plus tard, ils rencontraient la
Souveraine d’Égypte dans son Palais, construit près du Phare d’Alexandrie,
redevenue le port le plus actif de la Méditerranée.
Les Huulus, vêtus de leurs robes de Grands Prêtres de Commagène, furent
immédiatement mis en présence d’Antoine et de Cléopâtre. Le Divin couple
semblait intoxiqué par ses excès de table, de vin, d’opium et de haschisch, et
d’humeur joyeuse :
-Seigneurs Médonje et Myryis! Quelle bonne surprise ! Venez partager avec
nous quelques moments de notre Vie Inimitable.
Ils passèrent l’après-midi à l’ombre des grands arbres du jardin royal, à
discuter avec Cléopâtre pendant qu’Antoine lançait la balle au jeune
Césarion, tout en prenant connaissance de dépêches incessantes provenant
de tout le Monde romain. Myryis compara le faste de la Cour d’Alexandrie
avec celle de l’Empereur Grypus, qui vécut ses dernières années entouré de
nymphes dans le Sanctuaire de Daphné, et de ses enfants, les Princes
d’Antioche qui menaient ce que, eux, appelaient la Belle Vie.
Le Chancelier de Commagène aborda avec Antoine de sujets épineux
touchant le comportement du Gouverneur de Syrie, Decidius Saxa qui avait
attaqué et pris Palmyre, pour la piller.
-Le Basileus s’inquiète de voir vos légions transformées en brigands et s’en
prendre aux populations de Syrie qu’elles sont sensées protéger.
Médonje eut le sentiment de s’adresser à une outre de vin qui finit par
s’exclamer :
-Des détails ! Réglez-ça avec Saxa lui-même !
424
Les Huulus informèrent le Triumvir éméché des derniers développements de
la situation en Italie.
-Comme vous le savez, Divin Antoine, les troupes de votre frère le Consul et
de votre richissime épouse Fulvia ont été absorbées par celles du Jeune
César. Fulvia, exilée à Athènes, risque de perdre sa fortune, essentiellement
domaniale, des terres qui seraient distribuées aux Vétérans d’Octave.
Antoine se fit plus attentif et releva un sourcil. Médonje poursuivit :
-Pour se concilier Sextus Pompée, dont la flotte exerce toujours le blocus de
l’Italie, Octave a épousé la virginale Scribonia, fille de l’aristocratique beaupère de Sextus Pompée.
À ces paroles, Antoine jeta sa coupe de vin au sol et s’enflamma :
-Ce jeune Octave ne m’écartera pas si facilement du Triumvirat ! Ma
décision est prise, je retourne à Rome y faire valoir mes droits.
Cléopâtre parut désolée de voir sa lune de miel se terminer si abruptement.
Mais Médonje se racheta à ses yeux en annonçant à la Souveraine qu’elle
portait en son sein des jumeaux en santé, un garçon et une fille, fruits de son
union avec Marc-Antoine. Cette nouvelle propulsa Cléopâtre aux nues. Au
comble de la joie, car la Reine ne doutait pas un seul instant de la véracité de
cette prédiction de l’Ange Céleste, elle réitéra au Chancelier son invitation à
rechercher la tombe du Magicien Djedi et d’en conserver les trésors.
Médonje remercia l’Incarnation d’Isis pour sa bonté, mais ajouta-t-il :
-Nous avons déjà découvert les archives magiques du Dieu Thot à Thèbes et
avons indiqué au Vice-Roi l’endroit exact où creuser. Comme on devra forer
à travers l’hypostyle du grand Temple de Thot, le Gouverneur attend l’ordre
de votre Majesté avant d’entreprendre les travaux.
La Reine interrogea Médonje sur l’étrange femme totalement voilée qui était
restée avec leurs bagages.
-Mes gardes la disent fort peu loquace, très poilue et plutôt bien charpentée
pour une femme.
425
Le Huulu répondit qu’il s’agissait d’une des filles d’Antiochos, née avec une
double rangée de dents qui la défigurait, d’où le port perpétuel de voiles
pour cacher son infirmité. Le Chancelier prétexta les tâches qui
s’accumulaient en son absence pour s’embarquer dès le lendemain sur un
des navires prêts à appareiller pour la Commagène. À son arrivée à
Samosate, Médonje remit à Théla et à sa fille Marie plusieurs coffres de
bijoux qui avaient embelli quinze Reines d’Égypte, « subtilisés au nez et à la
barbe postiche de Cléopâtre ! »
Le Chancelier apprit la mort du vieux Dieotarus, l’ex-Roi des Galates,
qu’Amyntas, Khan des Gètes, avait remplacé depuis quelques années déjà
sur le Trône de Galatie. Antiochos piqua une violente colère contre MarcAntoine qui, tout à ses orgies, se désintéressait du sort de la Syrie, ravagée
par le Gouverneur Saxa, nommé par Antoine. Aussi décida-t-il de dépêcher
en Syrie son petit-fils Pacorus, assisté du Général Labienus et de la
Cavalerie Parthe pour neutraliser Saxa et l’occire comme un brigand de
grand chemin.
Opys signala que, rendu au Sri Lanka, ses deux immenses navires
s’apprêtaient à affronter l’Océan austral en direction de Java et demandait
que leur navette spatiale fasse le point sur la météo en survolant la région. Le
vaisseau quitta le sommet de la Tour Carrée, nuitamment et sans bruit,
Médonje aux commandes, accompagné de Didh, l’Homo Erectus natif du
Pamir, et de son secrétaire, l’irremplaçable Lucien de Samosate. Ils filèrent
directement sur le sud du sous-continent indien et évaluèrent qu’aucune
tempête ne menaçait la traversée entreprise par les équipages d’Opys et les
Myrmidons, « pour au moins une semaine. » Médonje décida de demeurer
dans l’Hémisphère sud pour revenir faire le point cinq jours plus tard sur
l’évolution des vents. Ainsi le Huulu en profita pour cartographier les
grandes îles de la Mer Australe et y détecter quelques rares foyers indiquant
une présence humaine.
Guidé par son instinct, Médonje opta pour une reconnaissance de la plus
grande de ces îles, en fait, un Continent par ses dimensions. Peu avant
l’aube, il posa leur vaisseau dans un vaste désert semi aride qui occupait le
centre de l’île australe, à quelque distance d’un feu de camp. Mais, comme
ils s’apprêtaient à sortir de l’habitacle, une série de fortes détonations
ébranla leur appareil. Quatre puissants chocs, rapidement suivis de quatre
autres, aussi assourdissants que les premiers. Sur l’écran principal se
découpaient les silhouettes de leurs assaillants qui faisaient tournoyer leurs
426
frondes, des Homo Erectus, très reconnaissables à leurs jambes arquées et à
leurs bras démesurés. Leur toison semblait d’un brun grisâtre, plutôt que
rousse, comme celle de Didh, leur compagnon originaire du Pamir.
Une nouvelle volée de projectiles s’abattit sur la navette, sans causer de
dommage aux parois faites d’un alliage capable de résister à l’impact de
météorites. Les pierres semblaient frapper leur appareil avec la violence de
boulets de canons, et les trois passagers sentaient la navette reculer sous les
chocs. Comme leur attaque n’avait suscité aucune réaction, les Humanoïdes
velus s’approchèrent du vaisseau spatial argenté, révélant une stature de plus
de trois mètres, presque le double d’un homme adulte. Le plus imposant des
quatre leva sa massue et en asséna un formidable coup qui ébranla le plafond
de l’appareil et en fit vibrer tout l’intérieur. Médonje calma ses passagers,
affolés devant la proximité de ces ogres cauchemardesques :
-Rien ne peut traverser notre véhicule. Observons-les sans crainte.
Les Êtres monstrueux posèrent leurs paumes contre la navette et tentèrent
même d’y goûter au risque d’ébrécher leurs dentitions chevalines. Médonje
put prendre des gros plans de ces gueules impressionnantes et de ces dents
énormes, massives, et alignées comme celles d’un cheval. Médonje dit à
Lucien, d’une voix où perlait la surprise :
-Nous avons redécouvert les Centaures des légendes grecques.
Une frayeur atavique faisait se hérisser le pelage de Didh, qui parla des
Ogres des contes de son propre Peuple. Alors que les Titans soulevaient
d’énormes blocs de rocher pour tenter de briser la coque du navire spatial,
Médonje annonça sa décision de capturer le moins lourd des quatre. Sans
que le Cyborg n’ait eu à prononcer une seule autre parole, une force
invisible plongea les Géants dans un sommeil profond et ils s’affaissèrent
tous au sol d’un même mouvement.
Lucien préféra demeurer dans l’habitacle, pendant que Didh et Médonje se
penchaient sur les corps inertes des Méganthropes. Autour de leurs tailles,
un cordon végétal retenait des frondes, des haches de pierre dure, des
couteaux en silex tranchant, des sacs de peaux contenant des cailloux
colorés, des feuilles séchées, des pyrites pour allumer un feu, quelques
griffes et des crocs, pris sur des carnivores d’espèces inconnues, et
d’étranges instruments incurvés, taillés dans un bois dur, qui intriguèrent le
427
Huulu. Le moins lourd, qui mesurait entre dix et onze pieds, ne pesait que
sept cents livres et pouvait tout juste franchir le sas. Médonje laissa sur
place, près des géants inanimés, des glaives en fer qui remplaceraient leurs
couteaux subtilisés, quelques miroirs de bronze, de la verroterie et des pièces
de tissus, comme pour essayer de se faire pardonner le rapt d’un des leurs.
Tout au long du trajet entre le Continent austral et la Commagène, Lucien
demeura prostré dans le coin le plus éloigné du Centaure endormi, cependant
que Didh tâtait les muscles et la toison grise de son congénère géant.
-Je comprends mieux la frayeur que les Humains éprouvent à me regarder,
expliqua-t-il à Médonje en examinant les dents énormes rappelant celles
d’un cheval.
Le Cyborg posa son véhicule au sommet de la nouvelle Chancellerie de
Charmodara et réquisitionna une des cryptes de la Trésorerie, une salle assez
haute de plafond pour que leur captif puisse s’y tenir debout. Les Cyborgs
consacrèrent l’essentiel des deux mois suivants à apprivoiser le
Méganthrope, tâche herculéenne, car leur hôte ne se montra pas
particulièrement doué pour la conversation.
Le Chancelier traitait les affaires des Empires d’Asie à partir de
Charmodara, à quelques dizaines de kilomètres de Samosate. Là, au rez-dechaussée, Médonje recevait les Ambassadeurs, les Missionnaires de leur
Église et les Agents de leurs comptoirs commerciaux. Plusieurs fois, les
audiences furent interrompues par d’épouvantables hurlements provenant
des sous-sols de la Chancellerie, surveillés par des gardes eux-mêmes
apeurés. Des rumeurs sulfureuses circulaient dans le Royaume depuis le
retour précipité de la navette qui fut aperçue par de nombreux témoins dans
le ciel de Commagène.
Des Habitants de la Palmyrène d’abord, puis de plusieurs villes de Syrie et
même de Judée et d’Ionie avaient gagné Samosate pour supplier le Basileus
Antiochos, le Monarque le plus riche et le plus puissant de son temps,
d’intervenir pour faire cesser le pillage des occupants romains. Les légions
de Marc-Antoine, d’abord reçues en héros, et comblées de présents par les
Populations d’Asie, avaient rapidement déchanté lorsque le Triumvir
divinisé, trônant en Égypte, les avait abandonnés aux mains de Gouverneurs
véreux qui s’appropriaient d’une partie de leurs soldes.
428
Ne pouvant confronter ouvertement les légions romaines réduites au
brigandage, Antiochos fit intervenir son petit-fils Pacorus, héritier des
Royaumes de Parthie.
-Une de tes tâches sera d’escorter notre caravane de Pétra à Samosate. Nous
te verserons la part qu’Antoine ne se sera pas méritée. Et tu te rendras aussi
à Jérusalem en compagnie du Prince Mattathias et tu lui remettras son oncle,
le Grand Prêtre, de gré ou de force.
Vingt mille cavaliers Parthes traversèrent l’Euphrate sur le pont flottant de
Zeugma, propriété d’Antiochos, et avancèrent rapidement jusqu’à la grande
métropole d’Antioche où tenta de se retrancher le Gouverneur Saxa. Mais le
Roi Philippe fit ouvrir les portes de sa ville ancestrale et accueillit Pacorus à
bras ouverts. La garnison romaine se soumit avec joie au Général Labienus
qui accompagnait Pacorus, le fils du Roi des Rois. Le Gouverneur Saxa,
livré par ses propres hommes, eut la tête tranchée, mais fut la seule victime
lors de cette prise d’Antioche par les Parthes, qui ne l’occupèrent pas, et
poursuivirent leur invasion triomphale à travers la Syrie. De son côté,
Labienus, à la tête des légions ralliées à sa bannière et assistées d’un
contingent de cavaliers Parthes, se dirigea vers le nord et obtint presque sans
combattre la soumission des garnisons laissées en Asie par Antoine. Dans le
sillon des armées, se répandirent les monnaies de cuivre et de bronze, mais
aussi d’argent et d’or, à l’effigie de Labienus Imperator des Parthes, frappées
dans les ateliers de Commagène et qui servirent à payer la solde des troupes
romaines et à les maintenir disciplinées.
Pacorus, en quelques semaines, avait rallié à son camp presque toutes les
villes de Phénicie, sauf Tyr, qu’il avait contournée. À la frontière de Judée,
le Prince Antigone-Mattathias prit la tête des troupes et le retour de ce fils du
Grand Prêtre Aristobule, très populaire chez les Juifs, fut acclamé par la
majorité du Peuple d’Israël. Mattathias expliqua à Pacorus :
-Mon oncle s’appuie sur les fils du Procurateur Antipater, Hérode et Phasaël,
pour saigner la Judée et payer de lourds tributs à Rome. Je suis appuyé par la
majorité de la Population, qui connaît mon adhésion à la Nouvelle Alliance,
et qui voit d’un bon œil l’arrivée de libérateurs dirigés par le petit-fils du
Divin Basileus Antiochus. La Judée, mise à feu et à sang, depuis des années
par ces Tyrans inféodés aux pillards romains, espère l’intervention d’un
Sauveur. Je promets deux mille talents à vos hommes, pour votre aide, et,
quand j’occuperai la fonction de Grand Prêtre de Jérusalem, nous
429
célébrerons le Culte de la Nouvelle Alliance au Temple de Jérusalem. Et
mes Rabbins participeront aux cérémonies de mi-juillet au Nympheum.
Ainsi, après quelques légers affrontements, Pacorus et Mattathias parvinrent
à Jérusalem, accompagnés de seulement cinq cent cavaliers Parthes, et
rencontrèrent Hyrcan, Hérode et Phasaël. Pacorus espérait convaincre le
vénérable Grand Prêtre de démissionner de ses fonctions et de laisser son
neveu accéder au Trône sacerdotal.
-En contrepartie, Hérode et Phasaël pourraient continuer de servir le
nouveau Grand Prêtre et de grandes souffrances seraient ainsi évitées au
Peuple juif. Mon grand-père Antiochos conjure le Vénérable Hyrcan
d’accepter un exil doré en Parthie où nous le recevrons fraternellement. Il
pourrait même s’établir dans la grande Communauté juive de ma ville de
Babylone, s’il le désire.
Hélas, les membres du Sanhédrin, habitués aux trahisons, au double langage,
à la désinformation, retors, calculateurs, échaudés par des siècles de
désillusions, ou simplement trop fanatiques ou bornés, refusèrent l’offre de
Pacorus et l’armée des Parthes prit d’assaut la ville sainte. Les soldats de
Pacorus pillèrent les demeures des Juifs ayant fui avec Hérode, et le Palais
d’Hérode, mais ne commirent aucune autre exaction et respectèrent le Trésor
du Temple. Le Prince Mattathias fit égorger Phasaël et coupa de ses propres
dents les oreilles de son oncle, le Grand Prêtre Hyrcan, l’empêchant ainsi
d’exercer encore son Pontificat, car le Grand Prêtre de Jérusalem devait être
exempt de toute tare physique.
Hérode avait tenté de fuir chez les Nabatéens, mais le Roi Malchus lui
interdit l’entrée de son Royaume, affirmant avoir reçu la sommation des
Parthes de ne pas lui prêter assistance. Hérode bifurqua vers l’Égypte,
atteignit Péluse, puis Alexandrie, où Cléopâtre lui apprit le départ d’Antoine
pour Rome. Il s’embarqua sur un navire qui rejoignit Rhodes, puis sur une
autre galère qui réussit à gagner l’Italie malgré la saison hivernale peu
propice à la navigation. Hérode affirmait apporter à Antoine une lettre de
Cléopâtre se disant très inquiète de la présence d’armées Parthes sur les
frontières de l’Égypte et qui réclamait le retour rapide du Triumvir en Asie.
Hérode, quant à lui, colportait des histoires d’horreurs qu’auraient commises
les Barbares Parthes en Judée et à qui, selon lui, Mattathias avait promis de
remettre cinq cent Juives de l’Aristocratie pour leurs harems.
430
Le retour de Marc-Antoine en Italie ne se fit pas sans heurt. Il avait d’abord
rencontré à Athènes son épouse Fulvia, la très richissime, et l’avait tellement
engueulée pour son implication dans la révolte avortée contre Octave que la
pauvre, pardon la riche, s’était suicidée quelques semaines plus tard, laissant
ses immenses propriétés italiennes à Antoine, devenu veuf. Antoine se vit
ensuite refuser l’entrée en Italie par le Gouverneur de Brindisium qui
affirmait défendre le territoire du Triumvir Octave. Aussi assiégea-t-il la
ville portuaire et les Italiens se préparèrent à un nouvel affrontement
fratricide. Au nom d’Octave, Mécène se rendit discuter avec Antoine les
avenues permettant d’éviter cet anéantissement mutuel. Les soldats des deux
camps réclamaient haut et fort la réconciliation des Triumvirs et quand on
annonça le mariage d’Octavie, sœur chérie d’Octave, avec Marc-Antoine,
des effusions de joie déferlèrent sur toute l’Italie.
Médonje communiquait journellement avec leur Initié Mécène, l’informait
de la situation en Asie et participa indirectement à ce triomphe de la
Diplomatie sur les armes. C’était aussi un triomphe pour la Commagène, car
Octavie constituait l’une des plus éminentes réussites de l’Académie
d’Antioche, avec son frère devenu Triumvir de l’Occident. Les Huulus
espérèrent que sa nouvelle épouse, ravissante, compassionnée et intelligente,
saurait tempérer le bouillant Marc-Antoine qui se fit confirmer son
Imperium sur tout l’Orient.
Après un long et dangereux périple, Opys et les Myrmidons avaient atteint
l’Île des Fleurs, la Patrie des Lutins, où ils séjournèrent pendant six mois. Le
biologiste extraterrestre y assembla une extraordinaire collection de vies
animales et végétales et documenta des cérémonies qui réunirent jusqu’à un
millier de ces petites gens, car leur arrivée coïncidait avec le rassemblement
de tous les Clans de l’île qui se tenait tous les neuf ans. Opys découvrit de
nouvelles formes de vies, ou plutôt d’anciennes Espèces qui avaient pu se
perpétuer à l’abri des jungles impénétrables, sur ces îles à l’écart des grandes
masses continentales. Il en vint même à raffoler des rats géants que les
minuscules autochtones chassaient à la sarbacane et considéra en introduire
l’espèce en Commagène.
À distance, Opys avait pu suivre et participer au dressage du Centaure
capturé par Médonje et qu’on avait nommé Chiron, comme dans l’Iliade
d’Homère qui rapportait l’existence de ces êtres fabuleux. L’abominable
captif se plaisait dans sa nouvelle demeure, qu’il disait la caverne la plus
confortable du Monde. Pour la première fois de sa courte vie, car il n’avait
431
que treize ans malgré ses quatre cent kilos, l’ogre se nourrissait à satiété. En
fait, le Méganthrope s’empiffrait à se distendre l’abdomen, tellement que
Médonje craignait pour la santé de son hôte. La présence de Didh, lui aussi
un Homo Erectus, mais de la taille d’un Humain normal, facilita les premiers
contacts. Les deux Êtres ne pouvaient communiquer que par signes mais,
dotés de semblables constitutions, purent rapidement établir un vocabulaire
commun.
Le Basileus Antiochos, à la vue de cet Ogre rendu en Commagène, se
montra effaré à l’idée qu’un tel monstre, anthropophage de surcroît, puisse
s’échapper et ravager l’Asie.
-Vous ne le gardez même pas enchaîné et vous laissez la porte de sa cellule
ouverte. Cela frise la témérité, Divin Médonje!
L’explorateur extraterrestre expliqua à son Souverain avoir amadoué, sur
d’autres Mondes, des formes de vie encore beaucoup plus horribles et
dangereuses.
-Majesté, considérez que Chiron le Centaure est une forme dérivée de vos
propres Ancêtres, lointains certes, mais bien réels. Il possède un langage, des
légendes, des techniques, des outils, des armes, de pierre mais néanmoins
efficaces. Ainsi que des armes inconnues des Grecs et des Romains, et
même des Huulus!
Devant la moue dubitative du Monarque, le Chancelier le pria de le suivre au
sommet de la tour la plus élevée de la Chancellerie. Le Huulu présenta un
boomerang à Antiochos, interloqué par l’objet à la forme étrange. Alors, le
Cyborg exécuta une magistrale démonstration qui laissa le Roi pantois.
-J’ai retrouvé ce boomerang dans une très ancienne tombe égyptienne, sans
alors comprendre sa fonction. Ceux du Méganthrope sont trop grands pour
être maniables par nous et parcourent une distance prodigieuse.
Antiochos recommanda instamment à son Chancelier de très bien surveiller
son immense invité et de civiliser ce ‘frère’ éloigné au plus tôt.
Un jour, Didh se présenta en armure devant son colossal cousin, qui fut
médusé par cette invention géniale, et qui en réclama une pour lui-même aux
Magiciens qui l’avaient transporté dans ce pays de cocagne. À plusieurs
432
reprises, Médonje avait convaincu le Centaure de se rendre au sommet du
donjon qui couronnait la Chancellerie, pour y observer, sans se faire voir, le
passage des navires sur le Fleuve proche, ou les caravanes qui longeaient
l’Euphrate, et les Paysans qui travaillaient la terre. Les moulins à eau et à
vent fascinèrent le Titan, peu habitué à voir des êtres animés qui le
dépassaient en stature. Médonje et Chiron le Centaure passèrent des heures
accroupis derrière les créneaux du donjon, à scruter le paysage à l’aide d’un
télescope. Myryis conversait maintenant facilement avec l’ogre dont il
compara l’agencement cérébral à celui des Chinois.
Quand le Centaure se revêtit de sa nouvelle armure, faite de plaques d’acier
couvrant une cotte de mailles, Médonje lui présenta un casque d’acier adapté
à son crâne démesuré, surmonté d’une crête sagittale prononcée. Sur le
casque emplumé, le Huulu avait placé une gemme reproduisant un œil
immense. Sous le regard amusé de ses hôtes, Chiron passa ensuite ses jours à
contempler son image dans un grand miroir de bronze et à simuler des airs
menaçants devant des ennemis imaginaires. L’épaisseur extraordinaire des
murs ne parvenait pas à contenir les rugissements infernaux du Centaure, ni
son rire, homérique, qui ponctuaient ses repas plantureux et enfumés au
haschisch, qui possédait les propriétés d’apaiser la fougue du Géant et
d’améliorer son élocution.
Aux derniers jours de l’année, leur arriva de Rome la nouvelle que
Scribonia, l’épouse d’Octave attendait un enfant, qu’on espérait un fils.
Mécène lut à Médonje un texte qu’un de ses protégés, le Poète Virgile, avait
composé à cette occasion pour prophétiser la naissance d’un Sauveur.
Antiochos, qui écoutait leur conversation, admira le style de l’auteur et sa
façon de présenter la venue d’un divin Messie, tellement qu’il ajouta ce
poème à son Nouveau Testament et fit remettre une bourse de pièces d’or à
ce Virgile. Mécène leur apprit aussi que le Juif Hérode avait été reconnu par
le Sénat Roi d’Idumée et de Samarie, appuyé à la fois par Antoine et le
Jeune César, en reconnaissance des services rendus aux Romains par son
père, le Procurateur Antipater. Hérode avait répété devant le Sénat ses
accusations mensongères, décrivant la férocité et la barbarie des Parthes qui
avaient envahi la Judée pour remplir leurs harems de leurs victimes, qu’ils
avaient, selon lui, rendues veuves et orphelines.
Le Jeune César, utilisant le chapelet de Mécène, contacta Antiochos :
433
-J’ai insisté pour ne laisser à Hérode que les districts de l’Idumée et de la
Samarie. J’espère que votre Disciple, le Nouveau Grand Prêtre Mattathias
saura amadouer mon beau-frère Marc-Antoine qui s’est entiché depuis
longtemps d’Hérode. Je compte aussi sur ma tendre Octavie pour plaider
auprès de son mari la cause de ce descendant des Jésus qui a fréquenté la
même Académie que nous et qui vénère l’Esprit Saint adoré au Nympheum.
Mécène décrivait comment les Triumvirs réconciliés tentaient de se rallier
Sextus Pompée, qui contrôlait toujours la Méditerranée en lui offrant la
Corse et la Sardaigne, en plus de la Sicile qu’il occupait déjà.
-On laisse croire à Sextus Pompée qu’il pourrait remplacer Lépide comme
Triumvir. Et nous entretiendrons ses espérances le temps de faire traverser
d’Italie en Asie les légions d’Antoine commandées par le Général Ventidius,
afin d’y mater la rébellion dirigée par Labienus et soutenue par les Parthes.
434
Chapitre XXXVII Le Sauveur était une fille (39 avant JC)
Pacorus contemplait, incrédule, le gigantesque Cyclope bardé d’acier qui
lançait les pierres de sa fronde avec la force d’un boulet de canon. À la
demande pressante de son grand-père, le Basileus Antiochos, Pacorus s’était
rendu en Commagène. Antiochos ne cachait pas sa fierté d’avoir dans sa
descendance un héritier aussi accompli que Pacorus, nourri de plusieurs
cultures, polyglotte, favori et protégé des Dieux de la Commagène. Le noble
héritier de l’Empire des Parthes, et peut-être de ceux de Commagène et de
Byzance, donnait le bras à son grand-père, dans la cour de la forteresse de
Charmodara, nouvelle Chancellerie où habitait Médonje.
-Divin Médonje, demanda Pacorus d’une voix éraillée par l’ébahissement,
pourriez-vous former une armée de ces Méganthropes?
Le Grand Prêtre à barbe blanche répliqua :
-La dernière fois que de tels Géants travaillèrent pour des hommes, le Roi
Minos de Cnossos les payait en chair humaine. Réintroduire leur Espèce
parmi nous pourrait s’avérer une terrible erreur. Ceux qu’on a appelés
Cyclopes, Centaures ou Minotaures méritèrent bien leur réputation
d’ennemis farouches et redoutables, si l’on se fie aux réactions de notre hôte
Chiron. Il ne me respecte que parce qu’il me sait physiquement plus fort que
lui, par la grâce de ma magie. Un des Huulus doit constamment veiller sur ce
Cyclope, tempérer ses débordements quotidiens, le raisonner et le calmer.
Cependant Chiron représente une extraordinaire source d’informations sur
votre propre Espèce. Ses légendes, ses rythmes, ses techniques, son langage,
sa cosmogonie nous apprennent des pans oubliés de votre propre passé.
Le Cyborg poursuivait :
-Le Temple possède cependant quatorze gros bébés mâles, joufflus aux yeux
bridés, dont les pères clonés étaient eux-mêmes les résultats d’un croisement
entre des Tibétaines et ces Géants. Ces clones, destinés à la Garde Impériale,
n’atteindront cependant que huit pieds de stature, comme leurs pères.
Chiron poussa une série d’onomatopées et pointa l’horizon où venait de
surgir un vol d’oies sauvages. Le Géant s’empara de ses boomerangs et
courut vers le donjon, suivi par les Basileus et le Chancelier qui le
rattrapèrent au sommet de la tour, à temps pour assister à une démonstration
435
de l’agilité du monstre à manipuler ses fascinants bâtons volants. Sans même
attendre l’impact du premier missile, Chiron avait propulsé deux autres
boomerangs contre les oies. Le premier lancer manqua de peu sa cible, mais
les deux autres boomerangs abattirent trois oiseaux à une distance que
n’aurait pu atteindre un archer, ni même un arbalétrier. Puis, à la
stupéfaction de Pacorus, Chiron leva le bras et attrapa le premier boomerang,
revenu à lui comme par enchantement, après avoir parcouru plus d’un
kilomètre.
Quelques minutes plus tard, des Acolytes ramenaient oiseaux et boomerang
au donjon. Chiron se saisit des oies, qui paraissaient minuscules dans ses
mains, et les tendit à Antiochos en prononçant une quinzaine de syllabes
gutturales que Médonje traduisit :
-Merci Roi pour l’armure et l’épée!
Le Huulu expliqua qu’il avait commandé à leurs aciéries une flamberge de
trois coudées que chérissait le Centaure.
-D’autre part, j’ai appris par Virgile48, un des protégés de Mécène, que les
Teutons, battus par les légions de Marius, utilisèrent de semblables bâtons
volants contre les Romains.
Devant un thé au jasmin, dans la quiétude de son bureau, le Chancelier
aborda la situation de leurs Empires :
-J’ai assuré les Triumvirs qu’aucun Royaume asiatique ne soutient plus
Labienus, qui a échappé à notre contrôle et qui cherche à se tailler une
Empire personnel en Ionie. Son charisme et sa réputation nous ont servis
pour nous rallier les légions romaines de Syrie. Mais ses succès ont monté à
la tête de Labienus, qui pense pouvoir se passer de notre or et des troupes
Parthes pour soumettre l’Asie Mineure. Nous avons fait savoir à Octave et à
Antoine, que Pacorus défendrait la Syrie contre toute intrusion de légions
romaines, à moins qu’elles ne soient commandées par un des Triumvirs en
personne. La Commagène, par l’intermédiaire de Pacorus, police et protège
la Syrie contre le déferlement de légionnaires forcés au pillage pour subvenir
à leurs besoins. Nous avons réitéré aux Triumvirs agir ainsi dans l’intérêt de
Rome et des populations de leur Province de Syrie.
48
Dont le grand-père était un Teuton capturé par les Légions de Marius.
436
-Le Sénat, créature des Triumvirs, a confié des légions à Ventidius Bassus,
un Général de grande valeur, avec la mission de juguler la rébellion de
Labienus. Nous avons obtenu l’assurance de Marc-Antoine que Ventidius
avait reçu l’ordre de ne pas franchir la frontière de la Commagène, ni de
mettre pied en Syrie, dont le Divin Antoine se propose de reprendre
possession lui-même, à son retour en Orient. D’ici-là, les Triumvirs confient
au Basileus la garde de la Province de Syrie et la protection des nombreuses
communautés et Colonies italiennes qui s’y sont établies.
Antiochos précisa qu’il avait chargé son beau-frère, le Roi Ariobarzane de
Lycaonie, et aussi émérite Citoyen de Rome, de contacter le Général
Ventidius Bassus,
-Pour le conseiller sur les affaires de l’Asie et veiller à ce que ses troupes
respectent les frontières de nos Royaumes, si elles tiennent à leurs
soldes. Pour l’instant, l’attention des Triumvirs semble toute entière tournée
vers Sextus Pompée dont les flottes affament l’Italie et paralysent toujours le
commerce méditerranéen.
De l’autre coté de la Planète, Opys quittait l’Île des Fleurs, après un séjour
paradisiaque de six mois au Royaume des Myrmidons. Il ramenait avec lui
une vingtaine de Lutins désirant s’établir à Samosate sous la protection du
plus grand des Rois, tant vanté par Méd-Ho et sa mère, qui dirigeaient le
groupe des minuscules expatriés volontaires. Opys décrivait les cargaisons
de ses deux navires comme inégalées à ce jour :
-Les cales regorgent de noix des arbres de fer, d’ambre gris, de dizaines de
milliers d’opales, de pierres de Lune, de corail noir, de perles, de plumes
d’oiseaux du Paradis, d’épices et d’aromates inconnus des Grecs, d’ivoire de
licornes, de semences, racines, tubercules, d’animaux vivants dont plusieurs
espèces de perroquets multicolores et des couples de ces rats géants, faciles à
reproduire et à la chair exquise. Et aussi des troncs d’essences rares ou
uniques à ces Îles, des bois durs, odoriférants. Nous ne nous arrêterons au
Sri Lanka que pour faire provision d’eau douce, nous ne pourrons embarquer
guère plus que les caisses de rubis et d’émeraudes de notre comptoir
commercial de Trinkomali.
Médonje et Antiochos, pendant qu’ils observaient le Centaure s’exercer à
lancer des boulets d’acier avec sa fronde, abordèrent l’état de la Trésorerie.
437
-L’ivoire d’Afrique, la myrrhe et l’encens d’Arabie nous parviennent sans
encombre en passant par Pétra. Et les Arabes de Malchus protègent même
les caravanes provenant d’Égypte qui transportent le blé de Cléopâtre
destiné à Rome. La Route persique a vu son trafic multiplié avec
l’augmentation de nos navires de haute mer. Ainsi le poivre du Sri Lanka et
le thé des Royaumes indiens génèrent à ceux seuls des profits fabuleux,
tellement que votre gendre Orode, le Roi des Rois, se fait construire une
grandiose nouvelle Capitale à Ctésiphon, en face de l’ancienne, Séleucie.
Antiochos fit remarquer que, à Rome, les mauvaises langues attribuaient
cette richesse au butin fait à Jérusalem par les troupes de Pacorus.
-Ce Hérode a médit contre les Parthes qui sont détestés encore plus des
Romains depuis la destruction de l’armée de Crassus par Orode, qui pourtant
défendait de bon droit ses biens et ses terres injustement envahies.
Le Chancelier reprit son discours sur l’état de l’Économie :
-Notre commerce de soie avec la Chine n’a cessé de progresser et nous
avons pu payer les Chinois avec de moins en moins d’or, en leur vendant des
produits de nos Empires dont ils raffolent : des mécanismes planétaires
fabriqués à Rhodes ou dans nos ateliers, du verre soufflé, des semences, des
cornes de rhinocéros, du parfum, des médicaments dont le Commagenum,
distribué aux quatre coins de la Planète. En Commagène, nos greniers à blé
débordent, nos aciéries et nos charbonnages fonctionnent sans discontinuer,
nos artisans s’emploient à polir les plus belles gemmes du Monde et nos
bijoutiers ont acquis une réputation digne de leur habileté. L’Hôpital de
Samosate accueille des milliers de clients fortunés qui laissent souvent leurs
fortunes au Temple et qui se convertissent pour la plupart à notre Foi. Quant
au Sanctuaire de Nymphée, servi par vingt mille Acolytes, il reçoit des dons
de toutes nos Communautés et le pèlerinage annuel qui attire un million de
Dévots laisse au Temple des profits colossaux que nous réinvestissons dans
nos missions.
-L’orge et le haschisch des Galates se sont ajoutés aux produits d’Asie. Le
poisson salé et le Caviar de Crimée se rendent à Rome, avec les ressources
de la Mer Caspienne et de la Mer d’Aral. Les fourrures du bassin du
Danube, partie de l’Empire byzantin, de celles de Crimée et du littoral de la
Mer Noire forment un marché très lucratif. Mais l’ambre fossile des
438
Hyperboréens, qui nous parvient par les fleuves de Crimée, a connu une
demande monstre auprès de la Cour de Chine qui en mange, en fume et s’en
sert comme amulettes aux vertus soi-disant curatives.
Le Chancelier présenta à son Souverain une jolie ampoule transparente qui
contenait un fluide visqueux :
-Nous avons réussi à acclimater dans une vallée escarpée de Tauride un
troupeau de cerfs musqués de l’Himalaya. Ce ne fut pas chose facile, Sire! Il
fallait d’abord s’assurer que ces animaux agiles comme des chamois et
munis de crocs invraisemblables pouvant infliger de graves blessures, ne
puissent s’échapper de cette vallée afin de pouvoir facilement capturer au
filet les mâles pour en extraire régulièrement leur musc qui vaut plus cher
que l’or, poids pour poids. Les deux couples que les Chinois nous ont
vendus ont permis à la magie d’Opys de constituer rapidement un troupeau
de plusieurs centaines de têtes. Le musc secrété par les mâles constitue, avec
l’ambre gris régurgité par des baleines, le plus puissant érogène connu et
nous l’utilisons dans nos meilleurs parfums sans pouvoir jamais fournir à la
demande.
Un pigeon voyageur relâché par Ariobarzane prévint Samosate d’une
première victoire de Ventidius sur Labienus, qui dut abandonner Pergame où
il pensait hiverner.
-Ses légions lui firent massivement défection, ses hommes ne voulaient pas
combattre un envoyé du Sénat et des Triumvirs. Mais surtout, la promesse
de payer les arriérés des soldats de Labienus fit merveille. Le Basileus de
Byzance a repris possession de Pergame après avoir approvisionné les
légions d’Antoine avec le blé de Crimée. Mithridate a aussi assuré le
Général Ventidius que Labienus ne pourrait franchir les frontières de Syrie
et de Commagène, surveillées et défendues par Pacorus et ses troupes
Parthes.
Dans la Baie de Naples, Octave et Antoine conclurent un accord avec Sextus
Pompée, lui promettant le Consulat et le Péloponnèse en plus de la Sicile, de
la Corse et de la Sardaigne. Les Triumvirs consentirent à reconnaître leur
liberté aux esclaves qui avaient combattu pour Sextus, et à démobiliser ses
légions avec les mêmes avantages accordés à leurs propres Vétérans. On
pardonnait aux Proscrits non entachés du sang de Jules César, et on leur
remettait le quart de leurs biens confisqués. La grande partie des Aristocrates
439
réfugiés auprès du Jeune Pompée profitèrent de l’indulgence des Césariens
et retournèrent à Rome. Parmi ceux-ci, Tibère Néron et son épouse Livie
Drusilla revinrent d’exil et se présentèrent devant Octave, qui sondait le
repentir des expatriés en compagnie de Myryis.
Livie, ancienne élève de l’Académie d’Antioche, familière de la Cour de
Samosate, reconnut Myryis avec une joie manifeste et s’agenouilla devant
lui:
-Père Céleste, bénissez-moi et accordez-nous votre protection.
Tout au long de l’audience, la beauté, l’élégance, l’éloquence, la diction et
l’intelligence de Livie Drusilla, rappelèrent à Octave celles de sa bien-aimée
sœur, Octavie, elle aussi ancienne élève de l’Académie d’Antioche. Livie,
qui n’avait pas encore vingt ans, tenait par la main un bambin joufflu de
quatre ans, Tibère49, qui charma le Triumvir par sa belle prestance et son
teint rosé. Devant le Jeune César, Myryis félicita Livie, qui ne se savait pas
encore enceinte, « pour la naissance prochaine d’un autre garçon, aussi bien
fait que ce jeune Tibère! » La jeune femme embrassa Myryis sur les deux
joues, pour cette annonce qui la comblait d’allégresse.
Marc-Antoine filait le parfait bonheur en compagnie de sa nouvelle épouse,
Octavie, qui avait su tempérer les excès de ce soudard invétéré. Mais Myryis
détectait chez Antoine un inconfort grandissant, un sentiment d’exclusion
devant les jeux de mots et d’esprit auxquels se livraient Myryis et ses élèves
de l’Académie, Octave, Octavie, Mécène et Livie Drusilla dont le Jeune
César semblait s’être entiché. Aussi Antoine décida-t-il de retourner en
Orient et de se fixer pour un temps à Athènes, afin d’y réorganiser la Grèce.
Sitôt Antoine éloigné d’Italie, Sextus Pompée, devenu au fil des ans de plus
en plus pirate et de moins en moins défenseur des valeurs républicaines,
rompit la trêve conclue avec les Triumvirs. Octave fit nommer Agrippa
Consul et lui confia le commandement de toutes ses légions pour mettre
enfin un terme à la sédition du dernier fils du Grand Pompée.
Sur ces entrefaites, Scribonia, l’épouse d’Octave apparentée à Sextus
Pompée, donna naissance à une fille, à la plus grande déception du Jeune
César qui répudia le jour même la nouvelle mère. Virgile, qui avait
prophétisé la naissance d’un Messie, évita Rome pendant le reste de l’année,
49
Qui devint le second Empereur de Rome
440
mais Octave ne tint pas rigueur au Poète pour son erreur, car il annonça son
mariage avec Livie que son mari avait bien voulu répudier, contre la
restitution intégrale de la fortune de cette riche famille de Chevaliers et sa
promotion au rang de Sénateur.
-Ainsi, répétait Octave à son entourage, ma nouvelle épouse mettra-t-elle
peut-être au monde ce Messie prédit par Virgile.
Mécène profita de la présence de Myryis à Rome pour lui montrer les plans
de l’ensemble palatial qu’il se proposait d’édifier sur une des collines 50 de la
Cité et où s’élèverait la plus haute tour de la Ville Éternelle.
À Éphèse, Théla avait contraint Labienus à quitter la ville avant que les
troupes de Ventidius n’y pénètrent. Mais lors de sa retraite, Labienus perdit
la moitié de ses hommes, passés aux forces des Triumvirs. Puis, comme
Pacorus lui interdisait l’entrée en Commagène et lui suggérait de se
soumettre au Général d’Antoine, Labienus préféra affronter, le glaive au
poing, les légions césariennes et mourut au combat, avec le dernier carré de
ses plus loyaux éléments. Victorieux, Ventidius se retrouvait à la tête d’une
douzaine de légions qu’Ariobarzane lui conseillait d’utiliser pour améliorer
le réseau routier de Cappadoce et reconstruire des villes ruinées par les
guerres. Pacorus, au nom du Basileus Antiochos, fit rappeler à Ventidius les
ordres de Marc-Antoine lui interdisant de franchir la frontière de Syrie.
-Nous attendons la venue du Divin Antoine l’été prochain et nous lui
remettrons alors la Syrie dont il nous a confié la garde jusque-là.
Mais Ventidius, ivre de sa nouvelle puissance, passa outre à ses ordres et aux
recommandations de ses conseillers, et entreprit d’envahir la Cilicie,
maintenant propriété de la Commagène. Antiochos, soucieux d’éviter les
affres de la guerre à ses Sujets et à son Royaume, ordonna à Pacorus de se
retirer sans combattre de la plaine d’Issus et de se retrancher dans les Monts
Amanus, au nord d’Antioche. Le Basileus contacta Antoine à Athènes lui
demandant son retour immédiat en Syrie pour reprendre en main ses légions
qui avaient investi Tarse et Issus, propriétés d’Antiochos.
-Pour éviter toute effusion de sang, j’ai demandé à mes Sujets de se
soumettre à Ventidius et de prier pour le retour du Divin Marc-Antoine, qui
50
L’Esquilin, une des sept collines de Rome.
441
saura redresser ces torts causés par un subalterne désobéissant aux ordres du
Sénat et des Triumvirs.
À la fin de l’automne, Opys revint à Samosate après un arrêt fastueux à
Ctésiphon, nouvelle Capitale du Roi des Rois, émerveillant la Cour des
Parthes par le volume, la richesse, et l’étrangeté des trésors qu’il rapportait
avec lui. Les animaux exotiques et les Êtres fabuleux, comme les vingt
Myrmidons de sa suite, ou encore l’aigle géant qui l’accompagnait souvent,
donnaient à Opys une réputation de Mage puissant et tous, sauf Orode luimême, s’inclinaient devant le Huulu. Le Roi des Rois, à la fois neveu et
gendre d’Antiochos ne tarissait pas d’éloges envers son fils Pacorus, éduqué
en bonne partie par les Huulus à la Cour de son grand père maternel.
-Pacorus m’a convaincu de laisser croître les Communautés de la Nouvelle
Alliance en Chaldée et, jusqu’ici, les Dieux m’ont été favorables, disait le
Roi des Rois d’un des balcons de son nouveau Palais en désignant de la
main l’activité de sa bourdonnante Capitale.
Orode fit escorter l’énorme caravane d’Opys à travers la Mésopotamie par
des escadrons de la Cavalerie Parthe, pour honorer l’exploit du voyageur qui
avait navigué jusqu’aux extrémités du Monde. L’immense caravane prit trois
jours à défiler sur le pont fortifié de Samosate et une partie des cargaisons et
des équipages dut être dirigée sur le Sanctuaire du Mont Nymphée, seul
capable d’absorber une telle affluence d’hommes et de bêtes. Médonje luimême se montra surpris par la masse d’ivoire africain, plus de deux mille
paires de défenses d’éléphants, ramenées par leur flotte revenant de
Madagascar. Un manifeste, contresigné par les Capitaines de leurs navires
relâchant à Madagascar, indiquait aussi une abondante récolte du précieux
ambre gris, mais une moisson décevante de noix de l’arbre de Fer dont se
servaient les Huulus pour fabriquer l’Élixir de longue vie.
Les Capitaines expliquaient que des populations d’agriculteurs africains
avaient occupé presque toute la côte orientale de Madagascar, détruisant par
le feu les forêts du littoral pour les transformer en rizières. Les équipages
devaient dorénavant pénétrer profondément à l’intérieur des terres pour
retrouver les arbres de fer tant convoités pour leurs noix aux propriétés
miraculeuses. Pour tenter de juguler cette invasion, la flottille dévasta les
installations portuaires des passeurs établis dans trois grandes îles entre
l’Afrique et Madagascar. Ils y détruisirent plusieurs comptoirs de Marchands
arabes qui se livraient au commerce des Noirs et de l’ivoire et y saisirent un
442
stock extraordinaire de défenses d’éléphant et d’ambre gris. Les récits
alarmants de ses Capitaines, décrivant la disparition rapide des arbres de fer,
inquiétèrent les Cyborgs dont la longévité ne reposait plus que sur la pâte
d’amande tirée de cette noix rarissime des Mers du Sud.
443
444
Chapitre XXXVIII Antoine assiège Samosate (38 avant JC)
-Sire, l’Empereur Gao-Zong préfèrerait être payé en cornes de licornes
plutôt qu’en or.
Antiochos se tourna vers son Chancelier :
-Bon an, mal an, nous remettons une à deux tonnes d’or aux Chinois, or dont
nous ne revoyons jamais la couleur. Octave et Mécène nous font part de
l’insatisfaction croissante des Romains de voir disparaître en Orient les
ressources en or de leur Empire. Heureusement, nos comptoirs établis sur les
côtes d’Afrique, et les nouveaux filons découverts en Égypte, notre
meilleure cliente pour nos soieries, comblent amplement tous les besoins de
nos ateliers. Mais, échanger aux Nègres d’Afrique des tubes de verre coloré
confectionnés à Samosate contre de la poudre d’or, n’est-ce pas abuser de la
crédulité des hommes, Divin Médonje?
Le Grand Prêtre portait au cou un pectoral mirifique, serti d’un rubis, d’une
émeraude et d’un saphir étoilé, gemmes d’une grosseur prodigieuse ayant
appartenu à un Empereur, un Pharaon ou orné le front d’une Déesse d’un
Temple des Indes. L’Extraterrestre contempla les bagues de sa main droite :
-La verroterie colorée remplit parfaitement son rôle de monnaie chez ces
Tribus d’Afrique. Tout autant que ces monnaies en laiton et en cuivre rouge
que nous frappons en Crimée. Mais nous ne pourrions payer les Chinois en
laiton sans réquisitionner tous les Sujets du Royaume pour le leur livrer.
Dommage que nous ne puissions les régler en verroteries colorées. Peut-être
devrions-nous visiter la tombe de cet Empereur, mort il y a quelques siècles,
tant détesté des Chinois qu’ils se font un point d’honneur de souiller son
tumulus funéraire. Les épouses de Myryis le nommaient l’Empereur Merde,
et je n’éprouverais aucun scrupule à piller le tombeau de celui qui a ordonné
la destruction de tous les livres de Chine sauf une copie de chacun pour sa
bibliothèque impériale.
-Concernant la menace que fait peser sur nous Ventidius et les douze légions
qu’il a réunies dans la plaine d’Issus, j’ai commandé à nos aciéries de
produire des pointes d’acier et des boulets de fer. Antoine nous assure de son
retour aux premiers jours du printemps pour semoncer le Général Ventidius
d’avoir enfreint ses ordres stricts de ne pas investir Tarse et Issus, domaines
appartenant à la Commagène. D’autre part, notre Évêque d’Athènes a
445
demandé à Octavie d’intervenir auprès de son divin mari pour qu’il se rende
rapidement en Asie afin d’y empêcher l’éclatement d’une confrontation
entre nos forces et ses légions d’Orient.
Avant de prendre congé de son Chancelier, Antiochos tint à visiter le
Centaure qui se plaisait toujours à habiter une des cryptes de la Chancellerie
et qu’il partageait maintenant avec les Myrmidons. Quand il pénétra dans la
vaste salle de pierre qu’éclairaient plusieurs torches et un grand foyer où se
consumaient d’énormes bûches, le Basileus fut salué par les Lutins et leur
immense cousin qui les considérait comme des membres de son Clan. Les
créatures hirsutes s’inclinèrent devant le Roi et son Magicien, et, ce faisant,
les seins des femelles Homo Erectus raclèrent le plancher. Même le
Centaure Chiron exécuta une impressionnante courbette suivie d’un sourire
cauchemardesque. Le Centaure avait assisté à l’arrivée à Charmodara des
Myrmidons, à la tête d’une caravane infinie qui transportait des milliers de
défenses d’ivoire, et le Géant les respectait comme de très valeureux
chasseurs. Quant aux minuscules Myrmidons, ils se réjouirent de rencontrer
un des leurs qui en imposait à tous par sa taille.
Antoine tardait à quitter Athènes. Il avait fait construire une caverne dédiée à
son propre culte, où il se prélassait en compagnie d’Octavie et s’y faisait
adorer comme la réincarnation de Bacchus. En prévision de son retour en
Syrie, où il avait l’intention de démobiliser ses Vétérans et de fonder des
Colonies, Antoine avait déplacé ses légions de Grèce, de Macédoine et de
Thrace pour les joindre à celles de Ventidius à qui il avait ordonné de
s’immobiliser et de l’attendre. Mais, comme Marc-Antoine s’apprêtait à
appareiller pour Tarse, un appel pressant d’Octave le convoqua en Italie
pour contrer les actes de piraterie des équipages de Sextus Pompée qui
ravageaient les côtes de la Péninsule. Ainsi le Général Ventidius se retrouvat-il maître de dix-huit légions forcées à l’inaction.
Hérode, le Juif que le Sénat de Rome avait nommé Roi d’Idumée et de
Samarie, talonnait tous les jours Ventidius pour qu’il fasse fi des ordres
d’Antoine et confie deux légions au Préteur Machéras afin qu’ils se rendent
reprendre Jérusalem à ce Roi Antigone-Mattathias, qui devait sa couronne
aux Parthes. Un soir, Hérode se présenta au palais du Gouverneur en
compagnie d’un Barbare costaud, portant de lourds bijoux d’or, et vêtu des
plus belles fourrures que les Romains avaient pu contempler.
446
-Voici le Roi Asander de Crimée, vassal du Basileus Mithridate de Byzance,
le fils d’Antiochos de Commagène. Asander vient de passer quelque temps à
la Cour de Samosate et vient vous proposer un marché, Général Ventidius.
Asander s’assied pesamment, faisant tinter ses lourds colliers :
-Le plus grand trésor de tous les temps est à la portée de votre armée,
Seigneur Ventidius. Le Basileus possède une fortune dans les caves de ses
châteaux, de l’or, de l’argent, et des montagnes d’épices précieuses dans ses
entrepôts et ses caravansérails. J’ai gagné la confiance d’Antiochos en me
disant un admirateur de son fils, le Suzerain que la force des armes m’a
imposé. J’ai même feint de me convertir à sa religion, pour mieux infiltrer la
Cour de Samosate et les Initiés du Sanctuaire de Nymphée. J’ai vu de mes
yeux des cryptes contenant des centaines de talents d’or pur, destinés aux
Chinois, et d’autres salles débordant de perles, de pierres précieuses et de
bijoux dignes des plus riches Empereurs. Je vous indique l’emplacement de
ces trésors si vous m’en remettez le dixième. Et je sais aussi comment
détruire l’armée des Parthes!
Ventidius prit quelques secondes de réflexion et affirma devoir consulter les
Augures avant de donner sa réponse. Mais en réalité, le Romain se proposait
de rencontrer Asander sans la présence d’Hérode, un pantin trop proche des
Triumvirs. La nuit même Ventidius raffinait le plan que lui avait exposé
Asander et, le lendemain, il convoquait son État-Major pour établir l’ordre
de marche des légions. Le plan du rusé Général et du fourbe Asander
fonctionna. Les Romains traversèrent les Monts Amanus, en repoussant
aisément quelques escarmouches, mais furent contenus par les charges des
cavaliers Parthes aussitôt arrivés à la plaine d’Antioche. Les légions
établirent un campement fortifié à la mi-pente d’un contrefort adossé à la
forêt qui recouvrait les crêtes montagneuses. Puis, ayant laissé leur bagage à
leur camp, les légions s’en éloignèrent, n’y laissant que quelques troupes qui
s’enfuirent à l’approche de Pacorus et de sa suite empanachée et rutilante.
Pacorus, l’héritier des cinquante Royaumes, comme son grand-père
Antiochus se plaisait à le qualifier, fit gravir à sa monture la pente désertée
par l’ennemi, suivi de Pyréis et des cinq cent cavaliers de sa garde d’élite.
Les dernières sentinelles romaines laissèrent tomber leurs javelots au sol et
s’enfuirent à toutes jambes à l’intérieur du camp. Pacorus et Pyréis furent les
premiers à pénétrer dans l’enceinte du camp des Romains et le Cyborg
décela immédiatement la présence de nombreuses troupes cachées sous les
447
tentes. Il tenta de prévenir Pacorus du traquenard, mais déjà les cohortes se
précipitaient sur eux glaive au poing. Pyréis émit un appel à l’aide aux autres
Cyborgs alors même que s’abattait sur leurs armures d’acier une violente
grêle de projectiles lancés par des frondeurs des Baléares. Mais des traits
d’arbalètes atteignirent aussi leurs cuirasses et un de ces traits traversa l’œil
droit de Pyréis et se ficha dans le cerveau du Huulu, le tuant instantanément.
Les Parthes, voyant le fils du Roi des Rois vaciller sous les coups, se
précipitèrent pour le protéger de leurs propres corps. Mais les chevaux furent
repoussés sur la pente et culbutèrent l’un sur l’autre, précipitant au sol leurs
cavaliers empêtrés dans la mêlée. Le gros de la cavalerie Parthe accourait à
la rescousse de Pacorus mais, des bois environnants, surgirent des
légionnaires embusqués qui prirent les Asiatiques en tenaille et firent un
carnage des cavaliers Parthes, légèrement cuirassés et qui ne pouvaient
manœuvrer dans un espace si réduit. Les Romains s’emparèrent du cadavre
de Pacorus, enterré sous un monticule de corps, et Ventidius le fit décapiter,
pour exposer la tête du fils du Roi des Rois dans les villes de Syrie.
Au moment du premier appel de Pyréis, le visage de Médonje se convulsa et
il laissa échapper sa tasse de thé. Antiochos, qui partageait le déjeuner de
son Chancelier, n’avait jamais aperçu le Huulu dans un tel état et pressentit
tout de suite le pire :
-Qui est mort?
Médonje s’affaissa sur lui-même et releva un visage inondé de larmes :
-Pyréis a été tué par les Romains et Pacorus se bat pour sa vie.
Puis le Huulu s’anima et laissa passer à voix haute sa réponse à un autre des
Cyborgs :
-Non Opys, tu ne peux plus rien pour Pyréis. Reviens, tu ne portes même pas
d’armure. Reviens …
Médonje s’arrêta puis prit la main du Basileus, qu’il considérait comme son
fils :
-Opys a coupé sa réception! Il s’est envolé à partir du toit de l’Hôpital pour
tenter de sauver Pyréis et Pacorus, mais nos systèmes-experts indiquent que
448
Pyréis est mort. Myryis, à Rome, tente de calmer Théla, à Éphèse. Elle fait
une crise d’hystérie. Ceci est un cas de force majeure, Sire, je devrai peutêtre utiliser notre navette spatiale si Opys échoue à ramener le corps de notre
coéquipier.
Le Huulu et le Basileus, suivis de plusieurs Myrmidons, grimpèrent à toute
allure les marches du donjon et entrèrent dans le véhicule des
Extraterrestres, pour voir les images captées par l’œil cybernétique d’Opys.
L’Extraterrestre filait à une vitesse folle à cent mètres du sol. Sous lui, les
champs alternaient avec les forêts, puis le désert, les Mont Amanus et le
camp des Romains apparurent à l’écran. Antiochos poussa un cri de
lamentation en apercevant le carnage qui se déroulait sous leurs yeux. Le
gros des légions avait rebroussé chemin et avait coincé toute la cavalerie des
Parthes entre eux et le camp tenu par au moins deux légions. Les chevaux et
les hommes, incapables de fuir, se faisaient sabrer, par rangs entiers, par les
formations de Ventidius. Opys, après quelques secondes d’hésitation à la
vue de cette mer de souffrance, se précipita au milieu du camp où reposaient
côte à côte les corps dénudés de Pyréis et de Pacorus, décapité.
Opys ne voulut utiliser ni son laser digital, ni son désintégrateur, pour
écarter les soldats qui gardaient les dépouilles. Il électrocuta les gardes les
plus proches et tenta de s’emparer des corps de ses amis. Le Cyborg devint
la cible d’arbalétriers et de frondeurs. Plusieurs traits le touchèrent et il
s’écroula, enserrant ses amis dans ses bras en émettant une dernière pensée à
l’intention de Médonje :
-Pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font!
Puis les systèmes-experts signalèrent son décès.
Antiochos pleurait, effondré au sol de la navette. Médonje, malgré sa propre
douleur, aida le Basileus à se relever et ils se soutinrent mutuellement,
sanglotant misérablement. Bientôt, un hurlement formidable emplit toute la
Chancellerie et un tintamarre se fit entendre. Le Centaure Chiron apparut
dans le sas de la navette, portant sa cuirasse et un formidable marteau
d’acier :
-Moi tuer ennemis!
449
C’étaient les premiers mots proférés en grec par le Centaure. Les effluves
mentaux de l’Homo Erectus géant dégageaient une farouche détermination
et tirèrent le Huulu de sa torpeur:
-Décollage dans cinq minutes! Que Didh et les Myrmidons revêtent leurs
armures. Majesté, vous m’aiderez à manœuvrer la navette.
Asander de Crimée pointait du doigt le corps criblé de flèches :
-Celui-ci se nommait Opys et se faisait adorer dans les sanctuaires de
Commagène comme la réincarnation d’Esculape. L’autre, Pyréis,
représentait Hercule. Chacun de ces magiciens a vécu au moins cent ans et
on les disait immortels. Je reconnais aussi le visage de Pacorus, l’héritier
d’Orode le Roi des Rois et d’Antiochos, l’homme le plus riche de l’Univers.
Admirez la richesse de leurs cuirasses et de leurs bijoux et imaginez les
trésors à votre portée, Général Ventidius, vainqueur des Parthes, vengeur de
Crassus.
Hérode scruta le ciel, inquiet :
-Vous feriez bien de placer des archers tout autour du camp, Général. La
magie de ces sorciers ne s’est pas tarie avec ces deux-là.
Comme il achevait de prononcer ces paroles, une tache émana du Soleil et
devint un disque brillant qui s’approcha rapidement de leur camp.
Hérode, le premier se mit à courir, laissant choir la tête de Pacorus dont le
Barbare Asander se saisit, avant de reprendre sa fuite sur les talons d’Hérode
et de Ventidius. L’objet céleste s’était posé sans bruit devant les corps de
Pacorus et des sorciers. Il en émergea un Cyclope de quatorze pieds,
entièrement blindé d’une armure d’acier noir et que tous les archers romains
prirent pour cible, puis deux Chevaliers suivis de douze Myrmidons qui les
protégeaient de leurs larges boucliers. Le Géant, qui portait un cimier orné
d’un œil frontal bleu, se précipita avec une grâce féline sur les rangs des
archers et des frondeurs les plus proches. Les plus lents à fuir périrent sous
les coups d’une masse de cent kilos. Pendant ce temps, les Myrmidons,
protégés par leurs boucliers, se servaient de leurs sarbacanes contre un autre
groupe d’archers. Les fléchettes empoisonnées, pratiquement invisibles,
frappaient avec une mortelle précision les Romains et leurs Auxiliaires qui
s’effondraient, morts, comme par enchantement.
450
Sitôt récupérés les corps de Pacorus et des deux Grands Prêtres, Médonje
signala leur retraite. Les Myrmidons obéirent, mais Chiron demeurait sourd
à l’appel du cor, bondissant à cœur joie sur les ennemis qu’il parvenait à
débusquer sous leurs tentes. Puis le Cyclope démembra une de ses victimes,
qu’il se mit à dévorer. Médonje dut asséner un choc électrique douloureux à
Chiron pour le rappeler à l’ordre et l’obliger à retourner dans leur navette, où
il se faufila péniblement. Ils s’envolèrent à une vitesse inouïe et leur appareil
disparut dans le ciel en quelques secondes. Dans la navette, le Basileus
pleurait à chaudes larmes sur le corps sans tête de son petit-fils favori,
l’espoir de l’Asie. Les Myrmidons pansaient trois des leurs, légèrement
blessés et Didh aidait Chiron à enlever son armure ensanglantée. Médonje
recouvrit les corps et se rendit cueillir Myryis sur une galère au large
d’Ostie, et Théla au large d’Éphèse. Ses compagnons, aux teints pâles et aux
yeux cernés, parurent à Médonje avoir vieilli de dix ans.
Ils atterrirent au Nympheum, au sommet de la Montagne sacrée, où les
attendaient la Grande Prêtresse Marie et son époux Mathieu, de la Tribu des
Joseph. La nouvelle de la mort de Pacorus et des deux Grands Prêtres sema
la consternation dans tout le Royaume. Dans sa Capitale de Ctésiphon,
Orode, le Roi des Rois, perdit la raison quand il connut la mort de son fils et
héritier. Médonje procéda lui-même aux rites d’embaumement de ses
confrères, prélevant sur leurs corps des éléments cybernétiques qui
pouvaient encore servir aux membres survivants de leur équipe ou qui ne
devaient jamais tomber entre les mains des Humains. Seuls quelques
Myrmidons, et Didh, assistèrent Médonje dans cette macabre tâche de
dissection et le Huulu consentit à leur laisser manger une parcelle des
Grands Prêtres, un rituel universellement répandu chez les Homo Erectus
pour honorer leurs morts.
Le Chancelier ne put s’attarder plus d’une journée au Nympheum, car il
devait veiller à la défense du Royaume. Les rescapés de l’armée de Pacorus
avaient galopé jusqu’en Commagène, poursuivis par la cavalerie romaine,
forte de quinze mille hommes. Des éclaireurs annonçaient qu’au moins dix
légions marchaient vers la Commagène, traînant de lourds engins de siège et
accompagnés de plusieurs milliers de frondeurs de Crète et des Baléares. La
mobilisation générale fut proclamée en Commagène, ainsi que l’annulation
des célébrations du quatorze juillet, remplacées par un appel à la guerre
sainte pour défendre le Roi Antiochos et le Nympheum. Tous les Sujets
valides du Royaume se présentèrent, avec leurs armes et leurs montures,
451
devant les Comtes et les Barons, et tous les troupeaux furent déplacés dans
des vallées isolées des contreforts des montagnes de la Tauride.
Ventidius avait confié deux légions à son Questeur Macheras afin qu’il
reprenne Jérusalem pour Hérode, heureux de se débarrasser de la présence
de cet être fourbe et cruel, qui se fit précéder de la tête sectionnée de Pacorus
pour terroriser les Peuples de Syrie qui adulaient ce petit-fils d’Antiochos.
Le traître Asander de Crimée affirma à Ventidius que la mort des deux
Magiciens de Samosate avait privé Antiochos de la moitié de sa puissance et
montrait bien que ces sorciers pouvaient être facilement vaincus. Il fit valoir
au Général Ventidius qu’il devait s’emparer de Samosate avant le retour
prévisible d’Antoine, s’ils ne voulaient pas être spoliés d’un fabuleux butin.
À la frontière de la Commagène, des envoyés du Basileus, dans une ultime
tentative, offrirent mille talents d’argent au Romain pour le détourner de son
entreprise, mais Ventidius repoussa l’offre généreuse, fit emprisonner les
Ambassadeurs d’Antiochos et poursuivit son invasion illégale d’un Allié de
Rome.
Les Asiatiques s’attaquèrent aux lignes d’approvisionnement du corps
expéditionnaire romain, qu’ils isolèrent de ses bases de Cilicie. Les quinze
mille Parthes survivants de l’armée de Pacorus talonnèrent l’arrière-garde de
Ventidius tout au long de sa progression, mais devaient refluer devant les
charges des cavaliers romains, appuyés par les légions. Dans les campagnes
de Commagène, les Romains ne rencontrèrent âme qui vive, ni même un
chien errant. Ils aperçurent les murailles et les tours de Samosate, alors
qu’un orage faisait rage, ce qui les empêchait de distinguer les mouvements
ennemis. Puis, fendant le rideau de pluie, les Cataphractaires surgirent sur
l’avant-garde de Ventidius, forçant plusieurs centaines de ses soldats à se
jeter dans l’Euphrate, ou à périr broyés par les destriers blindés d’acier noir.
La charge héroïque des Chevaliers Noirs ne put que retarder légèrement
l’établissement du camp romain et les travaux de siège commencèrent deux
jours plus tard.
Antiochos tentait de gagner du temps, sachant que des renforts
s’assemblaient à travers l’Asie pour lui porter secours. Le Basileus comptait
surtout sur l’arrivée d’Antoine pour mettre fin à cet acte de brigandage
caractérisé. Les Habitants de Samosate, aux greniers abondamment pourvus,
protégés par une triple enceinte fortifiée pouvaient soutenir un siège de
plusieurs années sans craindre ni la faim ni la soif. Ventidius estima superflu
de conserver douze légions et leurs intendances, soit plus de cent mille
452
hommes, occupés à assiéger Samosate. Aussi dépêcha-t-il quatre légions et
toute sa cavalerie pour s’emparer du trésor numéraire de la Chancellerie de
Charmodara et des richesses du Nympheum.
La forteresse de Charmodara commandait à la route obligée qui se rendait de
l’Euphrate au Mont Nymphée. Après avoir laissé passer les troupes se
rendant piller le Sanctuaire, Myryis fit tirer du canon contre la légion qui
s’approchait pour tenter de combler les douves et de saper les murailles de la
forteresse. La détonation donna le signal à la Cavalerie lourde de
Commagène et à ses Vassaux, en tout mille Cataphractaires qui anéantirent
non seulement cette légion esseulée mais toute la cavalerie romaine, prise en
tenaille par des milliers d’archers surgis des montagnes boisées. Quand les
trois légions sacrilèges atteignirent les pentes du Mont Nymphée, en ce
début juillet, les Romains surent leur dernière heure arrivée. L’imposante
montagne fourmillait de combattants en armes, dont le nombre fut estimé à
plus de deux cent mille, tous prêts à donner leurs vies pour défendre leur
Dieu-Roi et le Sanctuaire des Anges Célestes.
Quand ils virent les Romains au pied de la montagne, fuyant l’arrivée des
cataphractes sur leurs arrières, les archers de trente Nations d’Asie arrosèrent
de leurs traits les cohortes tentant de se former en tortue et de se protéger
ainsi de cette grêle mortelle. Mais de lourdes pierres, suivies de barils de
pétrole enflammé, roulèrent sur les rangs des romains, les disloquant et les
exposant aux traits qui s’abattaient sur eux en une pluie incessante. Pas un
seul combattant romain ne survécut à cet assaut contre la Capitale estivale de
la Commagène et son Temple. Philippe de Corduène et Artavazdès
d’Arménie apprirent à Théla qu’il n’y avait aucun survivant parmi les
bandits qui avaient tenté de vandaliser le Temple.
-Vingt mille morts parmi les Romains et quelques centaines des nôtres. Nous
déplorons beaucoup de blessés, et hélas l’Hôpital de Samosate, située hors
les murs, a été incendiée par Ventidius.
-Arrêtez, Philippe! Épargnez-moi les détails. Je sais que les Romains ont
passé au fil de l’épée tous les malades et ainsi que les Acolytes qui avaient
voulu les protéger, qu’ensuite ils ont pillé, vandalisé et détruit le quartier des
pharmaciens et les serres de l’Hôpital qui produisaient les médicaments dont
se servait Opys…
453
À cette évocation, le visage de la Grande Prêtresse se ferma et elle transmit
une suggestion de Médonje :
-Qu’on décapite tous les cadavres, puis placez les crânes sur des radeaux,
que vous laisserez dériver jusqu’à Samosate. Prenez grand soin de brûler
tous les corps, hommes et animaux, afin d’éviter de polluer nos sources et
pour prévenir l’éclosion d’épidémies. Dites aussi à nos Fidèles que je
célébrerai à l’aube demain une cérémonie d’action de grâces pour leur
victoire au Nympheum et aussi en mémoire de tous nos frères disparus cette
année.
Quand Marc-Antoine aborda enfin à Tarse, à la fin juillet, avec deux
nouvelles légions recrutées en Italie, des membres de l’État-Major de
Ventidius l’attendaient sur les quais, en compagnie d’Asandre de Crimée. Ils
ne connaissaient pas encore la déconfiture des légions de Ventidius, luimême coincé entre les murs de Samosate et les cavaliers accourus de toute
l’Asie. Le Roi félon affirma à Antoine que la chute de Samosate semblait
inéluctable, que les machines de siège des Romains bombardaient la
Capitale de ce petit Royaume insignifiant dont la population totale ne
dépassait pas le nombre des effectifs de Ventidius, que le butin serait d’au
moins cent mille talents d’argent, et au moins autant en dépouilles arrachées
aux Temples et aux fortins de ces efféminés en robe de soie.
Le Barbare remarqua alors son impair, car Antoine portait une tunique de
soie offerte par le Basileus et fleurait le parfum. Le Barbare tenta de se
reprendre :
-L’invincible Marc-Antoine aura triomphé des sorciers du Nympheum et
capturé leurs trésors.
Antoine demeura sceptique, connaissant suffisamment la puissance des
Huulus, mais aussi leur obsession pacifiste et, maintenant, leur condition de
simples mortels. Il se rappelait les exhortations d’Octavie, de respecter
Antiochos et ses Grands Prêtres, et de punir Ventidius pour l’outrage qu’il
avait perpétré contre la Commagène. Mécène, qui lui avait appris la mort de
Pacorus, de Pyréis et d’Opys, avait fulminé contre Antoine et ses troupes
indisciplinées qui avaient envahi les Domaines d’Antiochos, le meilleur ami
des Triumvirs en Asie. Malgré les admonestations véhémentes du Roi, et
Sénateur, Ariobarzane de Lycaonie, beau-frère d’Antiochos, Antoine décida
de se rendre, lentement, à Antioche et d’y attendre la suite des événements.
454
Ventidius, quand il apprit le retour d’Antoine en Asie, ordonna l’assaut des
murailles. Il disposait toujours de huit légions solidement retranchées dans
un camp doublement fortifié contre les attaques des cavaliers et aussi contre
les sorties possibles des assiégés. Les machines de siège, qui ne pouvaient
être disposées que sur la rive nord du large fleuve, n’avaient causé que des
dégâts mineurs à la ville, avant d’être la cible des canons et des catapultes
montées au sommet des remparts et qui projetaient des barils d’une
substance enflammée qu’aucun liquide ne parvenait à éteindre et qui brûlait
même à la surface du fleuve. La grogne des légions, à qui on avait promis
une victoire facile et un butin considérable, atteignit un sommet quand une
centaine de radeaux recouverts des têtes coupées de leurs milliers de
camarades dérivèrent lentement sur l’Euphrate.
La faim se faisait sentir chez les Romains, coupés de leur
approvisionnement, et les Vétérans colportaient à l’oreille attentive des plus
jeunes recrues l’histoire des légions du Consul Rex, carbonisées par le feu
grégeois sous les murs de Samosate. L’assaut, donné par des troupes
démoralisées, obligea Antiochos à se servir de tout son arsenal contre les
soldats de Ventidius, qui attaquaient simultanément sur plusieurs points.
Mais les Romains ne pouvaient résister à une avalanche de projectiles lancés
sur eux du haut des remparts crénelés par les milliers de défenseurs. Les
grenades parvenaient à disloquer les rangs des assaillants, le pétrole
enflammé s’infiltrait à travers leurs boucliers inutiles et les traits d’acier
empoisonnés pénétraient leurs cottes de mailles.
Après avoir vainement perdu des milliers d’hommes, Ventidius dut se
résoudre à demander, par pigeon-voyageur, l’assistance de Marc-Antoine et
à lui révéler l’ampleur de son échec. À contrecœur, Antoine se décida à
gagner Samosate et à affronter la magie des Huulus et les Fidèles du
Patriarche Antiochos. Si Antoine possédait bien des torts, on ne pouvait le
traiter de poltron. Dans l’esprit du Triumvir, il devait sauver ses hommes,
même au prix de sa propre vie. Ainsi, avec quatre légions, Antoine traversa
l’Euphrate à Zeugma, déclarée ville ouverte par Antiochos, et longea la rive
Parthe du grand fleuve jusqu’à Samosate. Tout au long du trajet, le bruit des
tambours de guerre sembla provenir de tous les points du désert d’Assyrie,
mais les Romains n’aperçurent la cavalerie innombrable des Parthes qu’en
arrivant devant Samosate.
455
Pour rejoindre le camp de Ventidius, Antoine ne put emprunter le pont de
Samosate, sous le feu ennemi, et dut traverser l’Euphrate sur une barque, à
quelques kilomètres en aval de la Capitale. Il aborda dans les jardins ravagés
de l’Hôpital calciné où flottait une infecte odeur de mort. Mis en présence de
Ventidius, Antoine se retint de frapper son Général, le laissant d’abord
décrire le bourbier qu’il avait créé.
-Antiochos nous pourvoie en nourriture, lui qui est l’assiégé! Il nous interdit
de sortir de notre camp sous peine d’annihilation par l’acier et le feu. J’ai
tenté une retraite et j’y ai perdu deux cohortes désintégrées par les armes
magiques de ces démons, du feu liquide, des barils explosifs, ils trempent
leurs flèches dans des poisons fulgurants, ils ont des chars volants, des tubes
magiques crachent sur de grandes distances d’énormes projectiles ou une
foule d’éclats mortels. Et les Sorciers d’Antiochos ont enrôlé des êtres
diaboliques, des Lutins qui lancent de minuscules fléchettes empoisonnées
en se servant de leurs bouches, ou des Guerriers, hauts comme un éléphant,
qui sortent de Samosate, s’emparent de nos hommes et reviennent dans la
ville en bondissant par-dessus les murailles. Et puis, leurs arbalètes
surpassent de beaucoup les performances des nôtres, de même que leurs
chevaux, d’une taille prodigieuse. Antiochos dispose d’au moins deux mille
Cataphractaires, et leur nombre ne cesse de croître de jour en jour.
Un Centurion, fort sale, se présenta à la tente de l’État-Major, porteur de
deux missives adressées à Marc-Antoine et laissées avec les provisions
journalières, qu’Antiochos donnait aux assiégeants devenus assiégés. Une
lettre de Cléopâtre qui suppliait Antoine de tout mettre en œuvre pour
protéger les Dieux de la Commagène et son Culte. La note se terminait par :
-Notre fils, Hélios-Alexandre, pourrait être fiancé à une des petites-filles du
Divin Antiochos et ainsi bénéficier de la sagesse et de la puissance du
Temple. Peut-être même notre enfant sera-t-il ce Sauveur qu’Antiochos
espère pour l’Humanité. Mon conseil : demandes pardon au Basileus et,
surtout, sois sincère dans ta repentance, car ta duplicité serait mise à jour
immédiatement par les Grands Prêtres. Signé : ton amour, Cléopâtre.
La seconde missive portait la signature de Médonje :
-Salvé Divin Antoine, venez prendre le thé au sommet de la Tour Carrée. Je
vous y attends, seul, à midi.
456
Antoine franchit les triples murailles, escorté par des Acolytes qui
répandaient des nuages d’encens sur son passage et qui restèrent muets au
cours du trajet. L’ascenseur de la Tour Carrée le mena rapidement au
sommet de l’édifice où était attablé Médonje, le Basileus Mithridate de
Byzance, les Rois d’Arménie, de Corduène et d’Assyrie et quelques Pères de
l’Église d’Antiochos. Derrière le vieux Chancelier, qui paraissait maintenant
avoir les cent ans qu’on lui attribuait, un Chevalier de quatorze pieds de haut
tenait une hache ensanglantée, une cognée monstrueuse par sa grosseur.
Médonje se leva, difficilement, à l’arrivée d’Antoine et le salua
protocolairement, puis :
-Si vous n’élevez pas trop la voix, vous n’aurez rien à craindre de Chiron.
Regardez bien les plaines qui nous entourent, Triumvir Antoine. Il y a six
fois plus d’archers montés que ceux que nous avons utilisés contre le
Triumvir Crassus qui y perdit la tête, et ses dix légions, il y a vingt ans.
-Le Basileus ne pourra paraître lui-même pour recevoir votre soumission et
celle de votre armée, Divin Antoine. Antiochos vient d’apprendre
l’assassinat de sa fille aînée, la mère de Pacorus, et celle de son gendre et
neveu, le Roi des Rois Orode. La mort de Pacorus, tué par vos hommes,
avait fait perdre la raison à Orode qui a cédé son trône à un de ses fils, le
plus méprisable de tous, car aussitôt couronné, ce fils indigne a tué son père,
Orode, et toute sa famille, ses frères et même son propre fils. Cette horrible
nouvelle affecte terriblement notre bien-aimé Souverain, déjà affligé par la
mort de son héritier, Pacorus, et par l’invasion de ses Domaines par vos
légions.
Médonje s’interrompit, et tous se levèrent à l’apparition inattendue
d’Antiochos, qu’un Acolyte aidait à marcher. Les cheveux couverts de
cendre et portant l’habit des Suppliants, le Monarque charismatique qu’avait
connu Antoine avait laissé place à un vieil homme, qui pleurait la mort de
ses enfants. Antiochos s’arrêta devant le Romain, leva les deux bras au ciel
dans un signe d’impuissance, les yeux embués de larmes qui traçaient des
sillons sur son visage recouvert de poussière.
-Viens dans mes bras, mon fils. Nous devons faire cesser cette folie qui
n’aurait jamais dû survenir.
Tous les assistants, étranglés par l’émotion s’agenouillèrent et dirent :
457
-Au nom du Père, du Fils et de l’Esprit Saint. Amen!
Antoine demanda pardon pour ses fautes, son insouciance, sa
procrastination, son lucre et implora la clémence d’Antiochos et des Dieux
de la Commagène.
-Prenez ma vie, mais laissez repartir mes hommes.
Médonje prit la parole, après qu’Antiochos et Antoine se soient assis côte à
côte :
-Les dernières paroles d’Opys, se sachant mourir, furent ‘Pardonnez-leur,
Père, car ils ne savent pas ce qu’ils font’. Je lis en vous, Triumvir, un sincère
repentir, aussi nous consentons à recevoir votre amende honorable. Nous
vous laissons la vie sauve, à vous, et à vos hommes. Et nous tairons le
désastre qu’ont connu vos légions en Commagène. Mieux, nous
continuerons à adorer votre image dans nos Temples, qui trône entre celles
de César et de Cléopâtre.
Le Basileus retira sa couronne et la remit à Antoine. Le Cyborg exprima à
voix haute la pensée de son Souverain :
-Le Basileus Antiochos ne désire plus être connu que comme Antiochus le
Philosophe. Il ne veut régner que sur le cœur des hommes et se consacrer
entièrement à son message évangélique et à l’Église fondée par son Père, le
vénéré Mithridate Kallinikos de Commagène, mon ami. Il espère, Divin
Antoine, que vous permettrez à l’Orient romain de professer librement le
Culte enseigné au Nympheum, comme Octave a déjà consenti à le faire pour
l’Occident romain, et dont un des préceptes fondamentaux est de pardonner
à ses ennemis afin d’enrayer le cycle infernal de la violence. Le Philosophe
Antiochus espère que vous remettrez la Couronne de Commagène à son fils,
le Basileus de Byzance qui a maintes fois démontré son attachement à
Rome.
Marc-Antoine remit sans hésitation la Couronne de Commagène au fils
d’Antiochus, Mithridate, déjà Basileus du Pont-Euxin, confirmant sa
souveraineté sur tous les territoires octroyés à la Commagène par Jules
César, puis par Cassius Longinus.
Médonje ajouta :
458
-Et par Lucullus et Pompée, avant eux!
Mithridate, en acceptant la Couronne demanda l’exécution du Roi de
Crimée, son vassal qui avait trahi sa confiance et avait incité Ventidius à
attaquer la Commagène. Antiochus, félicita son fils aîné pour son accession
au Trône de Samosate, mais, accablé par la perte de sa fille, s’excusa et se fit
porter dans les appartements d’un des Grands Prêtres.
Médonje changea d’intonation :
-Et maintenant, permettez au vieux Chancelier d’ajouter que l’Empire qu’on
attribue à tort à la Commagène, n’a jamais constitué autre chose qu’une
fédération religieuse et commerciale librement consentie. Aucun des
Vassaux du Divin Antiochos n’a été forcé à le devenir. Et tous les Peuples
de ces Royaumes y trouvèrent leur avantage. Enfin, le nouveau Roi des Rois,
l’assassin Phraatès, coupera très certainement notre commerce avec le Golfe
Persique et cherchera peut-être même à envahir la Commagène qui, plus que
jamais, doit compter sur la protection de Rome. Vous pourrez dire aux
Romains, à l’encontre de toutes les rumeurs, que vous avez soumis la
Commagène, et apportez pour preuve que vous avez destitué Antiochos pour
couronner son fils. Ainsi votre honneur sera sauf et vous resterez le
Dionysos pacificateur aux yeux des Asiatiques, tout en pouvant célébrer en
Italie un Triomphe sur les Parthes.
Marc-Antoine hésita avant de formuler sa question à Médonje:
-Et que feront les Huulus?
-Théla, Myryis et moi resterons au service de l’Église et de la Dynastie de
Commagène, notre Patrie d’adoption. Ce qui m’obligera à partager mon
temps entre Samosate et Rome, où on me connaît sous le nom d’Athénodore
de Tarse, précepteur et conseiller du Triumvir Octave. Théla demeurera à
Éphèse mais passera ses étés en Commagène. Myryis s’établira en Égypte,
officiellement comme grammairien et traducteur à la Cour de Cléopâtre, qui
se réjouit d’accueillir un des Anges Célestes fondateurs du Nympheum. Il
portera dorénavant le nom de Thrasyllus d’Alexandrie. En fait Myryis
coordonnera le commerce de la Mer Rouge, qui pourrait quintupler
rapidement, suite à l’interruption de la voie maritime du Golfe Persique,
Domaine des Parthes maintenant gouvernés par le Roi parricide, Phraatès
459
qui vient de faire égorger la fille d’Antiochos, et qui devra un jour répondre
de cet acte immonde. Vos légions pourraient s’employer à déloger Phraatès
dans sa Capitale de Ctésiphon où il se roule sur l’or qu’Antiochos avait fait
gagner à son gendre Orode grâce à la Route des Épices. Et cette campagne
romaine aurait l’appui des Nations fidèles à la Nouvelle-Alliance, Alliées de
la Commagène et même de plusieurs peuples parmi les Parthes.
-Ainsi, nous baserons à Suez, plutôt qu’à Charax, tous nos navires de la
Route des Épices, ralliant les Royaumes des Indes jusqu’au Sri Lanka.
L’Égypte exportera bientôt du thé à Rome! Myryis dirigera notre comptoir
d’Égypte, protégera Nos Fidèles et les Juifs d’Alexandrie, et servira de
précepteur aux jumeaux issus de votre union avec la Divine Cléopâtre.
Rome doit protéger le commerce de la Mer Rouge et, ce faisant, partagera
avec l’Égypte des revenus mirobolants. Et puis, les ingrédients de notre
Élixir de longue vie qui nous parviennent des Mers du Sud transiteront
désormais par l’Égypte.
-Je suggère, Divin Antoine, que nous reprenions cette conversation demain à
la même heure et que vous alliez prévenir vos troupes de se préparer à
décamper sans craindre d’être attaqués. Nous ferons distribuer trois cent
talents à vos hommes, des sesterces frappés à Rome, à la gloire d’Octave
‘Fils du Divin César’. Vous pourrez ainsi affirmer que la Commagène a payé
un tribut à Rome, autre preuve que vos légions prévalurent. Mais nous
saisissons dix mille talents qui vous étaient destinés, Triumvir MarcAntoine, comme dédommagement pour l’action illégale de Ventidius, votre
subalterne. Dans un an, à pareille date, Thrasyllus vous remettra à
Alexandrie au moins vingt-cinq mille talents, représentant le quart des
profits escomptés annuellement sur les cargaisons de nos flottes transitant
par la Mer Rouge. Dites à vos hommes que nous pardonnons leurs fautes,
comme nous leur demandons pardon pour le sang versé.
Deux jours plus tard, la dernière cohorte romaine quittait le sol de la
Commagène. Immédiatement, les Acolytes entreprirent de reconstruire un
nouvel Hôpital, là même où s’élevait l’ancien. Les ouvriers ne purent sauver
grand chose des serres et des jardins saccagés par les légionnaires, et on dut
importer des semences et de nouvelles pousses du Temple d’Asclépios de
Pergame et de l’Hôpital d’Arsamosate, dirigés eux aussi par le regretté
Opys. Le Trésor du Royaume fut employé à rebâtir les chaumières
incendiées, remplir les greniers pillés, réparer les chapelles saccagées. Et
460
l’Église d’Antiochus, si elle ne put ressusciter les morts, consola et conforta
les vivants.
À l’automne, Mécène se présenta devant Antoine à Antioche, porteur de
mauvaises nouvelles d’Italie, déjà connues des Huulus. Le bras droit
d’Octave fit coïncider sa visite-éclair avec l’Ambassade de Médonje.
L’immense flotte construite par le Consul Agrippa pour contrer Sextus
Pompée avait perdu la moitié de ses navires, drossés par une tempête
soudaine. Octave exigeait l’assistance immédiate de la flotte de son collègue
et beau-frère, le Triumvir Antoine pour en finir une fois pour toutes avec le
fils de Pompée. Et Octavie réclamait la présence de son mari, Marc-Antoine,
auprès d’elle en Italie pour son deuxième accouchement. C’est Médonje qui
proposa qu’Antoine nomme Gaius Sosius Gouverneur de Cilicie et de Syrie.
-Sosius descend de la plus vieille famille romaine convertie à la NouvelleAlliance. À notre premier voyage à Rome, il y a plus de soixante ans, nous
avions connu son arrière-grand-père, un jumeau identique. Lui et son frère,
les premiers éditeurs de Rome, publièrent d’innombrables œuvres soumises
par la Cour d’Antiochos au cours des ans. Les Sosies vénéraient les Grands
Prêtres de Commagène, avant même que nous ne fondions le Nympheum
avec Mithridate Kallinikos.
Marc-Antoine accepta cette suggestion, connaissant la probité de Gaius
Sosius, qui s’installa avec son État-Major dans l’antique palais impérial des
Séleucides à Antioche. Par la même occasion, Antoine remit à la
Commagène le crâne de Pacorus et les effets personnels de Pyréis et d’Opys,
vêtements, armure, bijoux dont on les avait dépouillés. Antoine conclut les
fiançailles entre son fils égyptien Alexandre-Hélios et Iotape, l’une des
petites-filles d’Antiochos et fille du Roi de Médie Atropatène, un Royaume
de Parthie qui ne reconnaissait pas la suzeraineté du régicide qui régnait
maintenant sur la Babylonie. Ainsi, il mêlerait son sang aux plus
prestigieuses familles d’Orient.
Marc-Antoine demanda à son tour que l’or de Commagène ne serve plus à
corrompre le Préfet Macheras et ses légions devant permettre à Hérode de
reprendre Jérusalem.
-Hérode est revenu se plaindre à moi de votre interférence et me rappeler les
promesses du Triumvirat à son égard.
461
Médonje répondit :
-Je lis en vous qu’Hérode fuit la présence des sorciers de Samosate. Vous lui
direz l’aversion que les effluves de son esprit susciteraient en nous. Dans la
dernière image que nous gardons de lui, il laissait choir au sol la tête de
Pacorus pour s’enfuir à toutes jambes devant notre char céleste. Mais, Divin
Antoine, à votre demande, nous n’interviendrons plus dans les affaires
dynastiques de votre Province de Judée. Par contre, nous vous demandons
d’accorder votre protection au Grand Prêtre Mattathias, notre Disciple.
Antoine tenta sa chance :
-Pouvez-vous recruter des Cyclopes pour ma Garde personnelle, Divin
Médonje, ou plutôt Sénateur Athénodore de Tarse?
Le Cyborg le déçut :
-Chiron avait repris goût à la chair humaine, plus précisément romaine,
pendant le siège de Samosate. J’ai dû le ramener dans sa lointaine Patrie où,
grâce à son armure et à ses armes de fer, il se taillera un Royaume ou se
gagnera un harem. Nous ne pouvons réintroduire cette Humanité géante,
belliqueuse et incontrôlable en Méditerranée. Mais la Commagène peut
forger toutes les armures nécessaires à vos soldats, si vos légions nous aident
à reconstruire et à améliorer certaines infrastructures, et les ports de Tarse et
d’Issus.
Laissant l’Asie aux bons soins du Gouverneur Sosius, un adorateur
d’Antiochus, Antoine reprit la mer, pour rejoindre à Athènes Octavie, sur le
point d’accoucher. Médonje, quant à lui, partagea la quinquérème de
Mécène et ses cabines luxueuses, lambrissées de boiseries odoriférantes.
Pendant la traversée jusqu’à Rome, Mécène, formé par les Huulus et devenu
Grand Initié des mystères du Nympheum, convainquit l’Extraterrestre de se
servir de son char céleste pour évaluer les risques de tempête avant que ne
quitte ses ports d’attache la nouvelle flotte des Triumvirs qu’Agrippa était à
construire. Médonje-Athénodore accepta.
-Mais je double mon salaire!, dit-il avec un large sourire à son élève,
aujourd’hui bras droit d’Octave.
Mécène, esprit fin, comprit l’allusion :
462
-Topez-là Divin Médonje! Vous aurez les DEUX derniers étages de ma Tour
de Rome51.
51
L’Empereur Néron assista à l’incendie de Rome du haut de la tour de Mécène.
463
464
Chapitre XXXIX La crucifixion du Roi des Juifs (37 avant JC)
Le Patriarche Antiochus avait atteint la soixantaine et son visage cuivré par
d’incessants voyages se parcheminait de fines rides. Ce matin-là, s’apprêtant
à rencontrer les Pères de l’Église, le Divin Antiochus portait la Mitre
blanche qui couvrait sa chevelure, elle aussi blanchie par les soucis du
Pouvoir. Quand il vit s’avancer la Grande Prêtresse Marie et sa mère, la
Divine Théla, Antiochus devina, à leur air grave, qu’elles lui apportaient de
mauvaises nouvelles. Théla perçut la question d’Antiochus qu’elle avait vu
naître, mais qui semblait beaucoup plus âgé qu’elle-même :
-Notre Disciple, le Grand Prêtre de Jérusalem, le Jésus Antigone-Mattathias,
a été tué de manière horrible par les Romains.
Théla, la voix embuée par l’émotion décrivit la fin de leur protégé :
-Les légions ont assiégé Jérusalem et l’ont capturée un jour de Sabbat. Les
Romains avaient fait prisonnier le Grand Prêtre Antigone et avaient expédié
leur captif au Gouverneur Sosius à Antioche. Cependant, le Roi Hérode, cet
être immonde, a payé une forte somme pour que le Jésus soit exécuté par ses
gardiens, les soldats de Macheras, qui voient en chaque Juif un rebelle bon à
tuer, ce dont Hérode lui-même se plaignait à Antoine. Les Romains
crucifièrent Antigone et apposèrent sur sa croix un panonceau où ils
inscrivirent ‘Roi des Juifs’. Puis ils l’invectivèrent et le flagellèrent jusqu’à
ce que mort s’ensuive, décapitèrent le cadavre et remirent le crâne aux
envoyés du Roi Hérode.
Les phalanges d’Antiochus se crispèrent aux accoudoirs de son fauteuil
d’ivoire sculpté en Chine. Malgré les fourrures qui tapissaient son siège et
les flammes de l’âtre voisin, l’ex-Basileus frissonna et se fit verser un
breuvage chaud et tonifiant. Mais il reposa sa boisson d’une main
tremblante :
-Nous avions mis de grands espoirs en Antigone, ce Jésus des Juifs,
descendant du premier des Jésus, le fondateur de cette dynastie de Grands
Prêtres qui régnèrent sur cette Théocratie pendant des siècles. Nos armées,
sous Pacorus, et notre argent, nous avaient permis de détrôner l’oncle
d’Antigone, le Grand Prêtre Hyrcan qui avait pendant trente ans rejeté notre
appel à fusionner nos Cultes, qui pourtant partagent les mêmes valeurs
essentielles. Nous lui avions bien expliqué que la quinzaine de statues de
465
Dieux sur le Nympheum ne constituaient que des images de la Divinité
Invisible qu’ils adorent, qu’elles ne représentent que les noms différents du
même Dieu Unique, dans les langues des différents Peuples de notre Église
universelle. Et nos Saintes Écritures contiennent intégralement la Bible
juive. Hyrcan considérait la Nouvelle-Alliance comme une Hérésie et l’avait
toujours interdite en Judée. Antigone, que nous avions formé, répandait chez
ses Sujets notre message évangélique. Le remplaçant d’Hyrcan nous avait
permis de célébrer notre Culte à Jérusalem et incitait tous les Juifs à adorer
la Sainte Trinité et à participer aux cérémonies de notre Église, sur le
Nympheum et dans tous les Temples de l’Œcoumène.
La voix d’Antiochus se cassa :
-Mais nous avions promis au Jeune César, et à Antoine, de ne plus interférer
dans les affaires de Rome. En échange, nous aurons les Légions pour nous
protéger contre d’éventuels agresseurs, comme les Parthes de Phraatès, et
toute l’étendue de l’Empire romain pour y répandre notre Message fraternel,
et pour y implanter des comptoirs commerciaux. Enfin, les Triumvirs ont
reconnu, en plus de la Souveraineté de la Commagène, que notre Royaume
préside une fédération religieuse regroupant plusieurs États d’Asie. Les
Romains acceptent d’accorder le libre passage aux Pèlerins se rendant au
Nympheum et leurs garnisons les protègeront d’éventuels détrousseurs.
Hérode savait que nous aurions obtenu du Gouverneur Sosius la liberté
d’Antigone, si on l’avait mené vivant à Antioche.
Antiochus s’arrêta, fit un signe à un des Acolytes de sa suite qui lui apporta
un narguilé fumant. Le Roi redevenu Philosophe inspira quelques profondes
inhalations, puis s’étouffa. Ayant repris son souffle, le Patriarche expliqua :
-Malgré les apparences, le haschisch nettoie mes bronches. Une prescription
d’Opys. Puisse son âme avoir retrouvé sa céleste Patrie!
Voyant le regard fuyant des Grandes Prêtresses, Antiochus leur ordonna de
lui dire ce qu’elles cachaient si mal et qui les troublait tant. Théla s’y
résolut :
-Pendant son agonie sur la croix, Antigone appelait en grec un Père Céleste à
son aide. Quand il le sut, à Rome, Médonje s’est effondré. Vous savez bien,
vous, mon fils Antiochus, que les autres nomment Saint-Père, combien les
Huulus sommes sensibles face à la violence et à la souffrance. Je crois
466
qu’Hérode, tout comme jadis un Empereur chinois, a percé notre talon
d’Achille et qu’il a ordonné le martyre d’Antigone, comme d’une arme qui
paralyse par son horreur.
Théla prit la main d’Antiochos :
-Allons prier, Sire, et méditer sur la condition humaine. Essayons, comme
Zoroastre l’écrivait, de tirer des éléments positifs de ces abominations, afin
qu’elles servent de leçon ou d’inspiration aux Hommes. Et ayons une bonne
pensée pour Médonje, veillé par notre Évêque de Rome dans le Palais des
Mécène. Rassurez-vous Majesté, Myryis à Alexandrie reste en contact
constant avec Médonje. Ils conversent ensemble en ce moment même. En
fait, ils s’interrogent sur le sort des Fidèles de notre Communauté de
Jérusalem, maintenant sous domination d’Hérode à qui les Romains ont
remis quelques villes du sud de la Syrie. Voyez, Sire, Médonje semble tiré
d’affaires. Il pense déjà à son Troupeau et échafaude des plans pour protéger
toutes ses brebis. Allons prier à la Basilique, et méditer, en écoutant le
Chœur des Acolytes. Et, pour vous, Sire, je chanterai quelques hymnes avec
ma fille Marie.
Dans le Château de Samosate, le Proconsul Canidius Crassus contemplait
avec ravissement le mobilier et la décoration d’un luxe inouï. Le Légat
d’Antoine, aux ordres du Gouverneur Sosius, dirigeait une mission devant
évaluer les effectifs nécessaires pour policer la Route de la Soie, du moins la
portion qui serpentait à travers les Royaumes fédérés à la Théocratie de
Commagène, la Sophène, la Corduëne, l’Arménie, jusqu’aux rives de la Mer
Caspienne. Le fils aîné d’Antiochus, le Polémarque52 du Pont-Euxin, ou
Polémon, que certains connaissaient comme le Basileus Mithridate de
Byzance, se leva du trône de ses ancêtres :
-Bienvenue en Commagène, Proconsul Canidius. Nous vous remercions
pour avoir établi une garnison permanente à Karkemish sur l’Euphrate à
quelques kilomètres de notre pont de Zeugma. Cette légion établie à
Ceciliana, comme vous l’appelez, pourra servir à de grands travaux
d’irrigation qui feront de l’arrière-pays désertique un jardin qu’enviera
l’Égypte.
52
Chef des armées, chez les Grecs
467
Polémon portait la couronne que lui avait remise Marc-Antoine, ainsi que le
sceptre de Commagène, surmonté d’un cristal laissant voir un scorpion
pétrifié. Jamais Canidius, pourtant issu de la riche famille des Crassus de
Rome, n’avait vu de tels joyaux sur un seul cou. Le Polémon du Pont-Euxin
présenta au Légat d’Antoine :
-Mes Parents, Oncles et Cousins, Monarques des Royaumes que vous
traverserez. Voici Philippe d’Antioche, Souverain de la Petite Arménie et
Artavazdès Roi de la Grande Arménie, que vous aurez à franchir pour
gagner la Mer Caspienne. Saluez aussi Amyntas le Roi de Galatie qui vous
accompagnera avec un millier de ses cavaliers Gètes et une importante
caravane se rendant en Chine, mais qui transportera aussi une flotte en
pièces détachées, destinée à doubler celle que nous possédons déjà en Mer
Caspienne.
Le Polémarque Mithridate invita du geste et de la parole ses hôtes à prendre
place sur de confortables fauteuils, à la fois chefs-d’œuvre de menuiserie et
d’orfèvrerie. Puis des escadrons de valets en livrée servirent
rafraîchissements et nourriture, dont plusieurs fruits savoureux, totalement
inconnus de Canidius et de son État-Major. Mithridate rappela la menace des
Parthes, dirigés par le félon Phraatès qui tenterait assurément de s’emparer
des cargaisons de leurs caravanes vers la Chine.
-Mais les Grands Prêtres de Commagène avaient prévu, il y a longtemps,
une Route de la Soie alternative, protégée par les tribus des Amazones, et
passant par la rive nord de la Mer Caspienne, à travers d’épaisses forêts
jusqu’à la Mer d’Aral. En fait, nous utilisons déjà cette route pour acheminer
le poisson séché et les fourrures d’Aral jusqu’à Samosate. Ce trajet mettra
hors de portée des Parthes notre commerce avec les Chinois.
-Pour cette longue marche, nous distribuerons à vos hommes des chausses
de cuir résistantes, confortables et chaudes. Vous vous familiarisez avec le
pays et vos Alliés d’Arménie, en vue d’une campagne d’envergure que
dirigera Antoine l’an prochain, et à laquelle je participerai, et où nous
extirperons le Roi des Parthes de sa Capitale de Ctésiphon sur le Tigre,
deuxième des grands fleuves qui délimitent la Mésopotamie. Nous
souhaitons que Rome laisse une garnison dans le sud de la Corduëne, sur les
rives du Tigre et aussi fortifie notre cité portuaire de Bakou sur la
Caspienne. Entre-temps, vous pourrez même vous mériter un Triomphe en
pacifiant quelques tribus montagnardes du Caucase qui vivent
468
occasionnellement de rapines aux dépens de nos établissements et de nos
caravanes.
À des milliers de kilomètres de Samosate, dans le Palais de Mécène, à
Rome, sur la colline palatine, à quelques pas de la maison du Jeune César,
Athénodore (Médonje) étirait une douce convalescence, passée dans des
jardins peuplés de dieux de marbre. Tous les jours, la présence du Cyborg
attirait à son chevet doré Livie Drusilla, l’épouse d’Octave, et elle aussi
élève de Médonje, ainsi que Pierre l’Évêque de Rome et Grand Initié depuis
des lustres. L’Extraterrestre se penchait avec joie sur tous les projets, les
plans, les propositions que lui soumettaient le Triumvir Octave, son
secrétaire Mécène, et Agrippa, Consul en exercice, souvent affairés à
l’extérieur de Rome. La ville éternelle se couvrait de chantiers, ses marchés
bourdonnaient d’activité, les voies qui y convergeaient déversaient leurs
flots quotidiens d’hommes et de marchandises provenant de tous les coins du
Monde connu des Romains, et même d’au-delà, de régions mythiques que
bien peu d’Occidentaux avaient visitées.
La toute première suggestion qu’Athénodore avait placée dans l’esprit
d’Agrippa, la réfection de l’évacuateur principal de Rome, le Cloaqua
Maxima, occupait quelques milliers d’ouvriers et les bienfaits de ces travaux
furent aussitôt ressentis par toute la Population, enfin débarrassée des
miasmes et de l’odeur putride qui se dégageait souvent des vétustes égouts
de brique. Agrippa défendit aussi l’idée de construire des édifices publics et
des monuments en pierre et en marbre, et qui serviraient de coupe-feux en
cas d’incendie majeur dans la ville. Mécène, et sa suite de protégés, comme
Virgile et Ovide, dessinaient les plans d’amphithéâtres, de bibliothèques, de
musées et de Temples et s’amusaient à améliorer une grande maquette de
Rome qu’Octave avait fait installer dans les jardins de l’ancien palais de
Lucullus.
Par un matin de juin ensoleillé, Mécène, drapé de soieries aux prix
excentriques, se présenta devant Athénodore en tenant un lourd volume et en
affichant un large sourire. Mécène s’écarta, révélant un vieillard encore
droit, Marcus Terentius Varron qui s’appuyait sur l’épaule de sa jeune
épouse gauloise, en arborant un sourire épanoui :
-Monseigneur Médonje, soyez le premier à voir ma dernière œuvre, un
monument qui passera à la postérité! Je l’ai dédié à ma tendre Fundania qui
469
a pris grand soin de mes quatre-vingt-un ans révolus et qui m’a donné trois
fils qui perpétueront mon nom.
Le Cyborg feuilleta l’œuvre, magistrale, un Traité d’agriculture complet
représentant la somme des connaissances dans ce domaine. Médonje félicita
Varron et lui assura que des copistes s’affaireraient à reproduire des milliers
d’exemplaires de son livre, à travers tout l’Empire de Rome. Puis ils
passèrent ensemble le reste de la matinée afin de trouver le prochain sujet du
prolifique Varron, éternellement reconnaissant à Médonje de l’avoir retiré de
la liste des Proscrits.
Le mariage du Consul Agrippa avec Pomponia Attica, la ravissante héritière
d’un richissime ami du regretté Cicéron, constitua un événement heureux
que célébra tout Rome. Agrippa avait refusé un Triomphe contre les
Germains, après avoir traversé le Rhin à leur poursuite. Le Consul avait
préféré des noces mémorables à un Triomphe qu’il jugeait immérité. Pour
l’heureuse occasion, Octave annonça les fiançailles de sa fille Julia, encore
un bébé, avec le fils qu’Antoine avait eu de Fulvia. Tous à Rome se
réjouissaient de constater la réconciliation d’Octave et d’Antoine, furieux
que des Préfets lui eurent d’abord interdit de fouler l’Italie, Domaine du
Triumvir Octave. Octavie s’était employée à réconcilier son frère avec
l’époux qui lui avait donné deux magnifiques fillettes.
Marc-Antoine laissa au Jeune César cent vingt navires pour combattre les
flottes pirates de Sextus Pompée. En contrepartie, Octave fournit à Antoine
vingt mille hommes, essentiellement des cavaliers gaulois, pour la campagne
contre les Parthes. Puis, peu avant le départ d’Antoine et d’Octavie pour
l’Asie, se déroula le Triomphe de Ventidius sur les Parthes, Triomphe qui
servit les intérêts des Triumvirs en appelant au Patriotisme de la Plèbe et qui
facilita le recrutement de quelques légions. Pour la circonstance, Athénodore
avait repris les traits du Chancelier Médonje et siégeait aux cotés d’Octave
et d’Antoine sur une estrade élevée devant le Temple de Jupiter, sur le
Capitolin, destination de toutes les processions triomphales.
Comme le voulait la tradition, Ventidius devait gravir à genoux les deux cent
marches menant au sommet du Capitole, pour y remercier les Dieux de
Rome. Mais, arrivé aux dernières marches, Ventidius, celui qui avait causé
par sa désobéissance la mort de Pacorus, de Pyréis et d’Opys, celui qui avait
assiégé Samosate et perdu six légions en Commagène, Ventidius, se figea et
pâlit. Sous les sourires complices de Livie, d’Octavie, de Pomponia et de
470
leurs maris Triumvirs et Consul, le Général Ventidius grimpa les degrés de
l’estrade d’un pas de plus en plus lourd, les yeux fixés sur Médonje, et
affichant des yeux exorbités et un air d’incrédulité qui laissait sa mâchoire
pendante, ce qui le faisait ressembler à un idiot. Ventidius reconnaissait le
Sorcier, à la robe de soie bleue bordée d’hermine et au long chapeau pointu,
qui du haut des tours de Samosate commandait au Cyclope et à la foudre, et
qui avait concocté les diableries qui avaient détruit sa cavalerie et ses
légions.
Ventidius balbutia, à l’intention d’Antoine, des propos inintelligibles que
Médonje traduisit d’une voix forte, en latin :
-Il dit de vous méfier de la baguette magique que je porte à la ceinture.
Tous rirent et Mécène tira de sa propre ceinture un tube télescopique
identique à celui du Huulu :
-Voyons Ventidius ! C’est un simple artifice qui permet de rapprocher la
vision des objets et qui utilise deux cristaux de roche très rares et
parfaitement polis, mais aucune magie !
Le Cyborg sentit la frayeur de Ventidius quand les Triumvirs, s’emparant
chacun d’un de ses bras, l’obligèrent à saluer la foule et à présenter son dos
au Sorcier.
C’est le moment que choisit le perroquet d’Octave pour quémander un
biscuit à son maître. Le grand volatile aux longues plumes colorées,
enchaîné à son perchoir posé près du trône du Jeune César, poussa un
retentissant « Ave César ! », faisant bondir Ventidius qui, croyant sa
dernière heure venue, avait pissé dans ses braies et perdu pied dans les
marches de l’estrade qu’il avait entièrement dégringolées. Jamais Romain
n’avait subi pareille humiliation publique et Ventidius ne pensait plus qu’à
se soustraire à tout jamais aux yeux de ses Compatriotes et accepta avec
plaisir le poste de Légat en Hyperborée, qu’il aurait à découvrir en longeant
les côtes d’Europe du Nord. Les Triumvirs firent bien comprendre au
Triomphateur effondré que sa désobéissance lui méritait cette démotion, et
qu’il ne devait d’être toujours vivant qu’au pardon du Philosophe Antiochus,
dont il avait pourtant assassiné le petit-fils. Ventidius n’assista pas aux
festivités de son Triomphe sur les Parthes et on ne le revit en public,
471
furtivement, que lors de son embarquement à Ostie, pour une mission
houleuse en perspective.
Puis au début de l’été, Octavie et Antoine se rendirent en Orient et
abordèrent à Éphèse, acclamés par toute la population et celles de toute la
région. Théla souhaita la bienvenue au Divin Triumvir et serra tendrement
Octavie, son élève de l’Académie, qui lui présenta fièrement ses deux
charmantes fillettes. Théla offrit à l’aînée, qui n’avait pas encore trois ans,
un chiot minuscule, enrubanné de soie, et dit à l’enfant en lui présentant le
petit animal :
-Tu lui apprendras le latin, sa mère ne comprend que le chinois.
Après trois semaines, passées à banqueter et à renouer ses liens en Asie,
Marc-Antoine, prétextant les dangers de la guerre et son obligation de
préparer sa campagne contre les Parthes, renvoya son épouse Octavie et
leurs enfants en Italie. A l'automne, Antoine déplaça son État-Major à
Antioche, quelques jours seulement avant que Cléopâtre n’y fasse son
entrée, à la tête d’une caravane venue d’Égypte et qui apportait les
cargaisons des Mers du Sud, d’Afrique, d’Arabie, des Indes, du Sri Lanka et
la production de blé de l’Égypte,
-Assez pour nourrir ton armée de cent mille hommes !, s’exclama la Reine
d’Égypte en donnant un baiser au Triumvir Antoine.
Thrasyllus (Myryis) accompagnait Cléopâtre, et présenta à Antoine le
manifeste de leurs marchandises.
-Votre part oscillera autour de trois cents millions de sesterces, Divin
Antoine, presque autant que celle notre Divine Réincarnation d’Isis, qui
règne sur un Royaume très fertile et bien situé.
Antoine déborda de joie à la vue des jumeaux qu’il avait eus de Cléopâtre,
Hélios et Séléné, le Soleil et la Lune. Le lendemain des retrouvailles,
Antoine reconnaissait la paternité des jumeaux et reprenait avec sa
maîtresse, Maîtresse du Nil, un train de vie divin. Dionysos et Aphrodite
réincarnés passèrent l’hiver à festoyer ensemble au Sanctuaire de Daphné et
à l’oasis créée par les Huulus à quelques kilomètres d’Antioche.
472
Avant les premières chutes de neige, Cléopâtre insista auprès d’Antoine pour
se rendre au Nympheum et y rencontrer le Divin Antiochus :
-On dit que sa santé vacille et qu’il ne quitte presque plus son Sanctuaire ou
son Palais d’été construit au pied de la Montagne Sacrée. J’aimerais le
remercier pour toutes ses bontés et discuter avec ce Philosophe très fortuné,
de l’avenir des Peuples de l’Asie, et de celui de nos dynasties.
En route, ils s’arrêtèrent à la Cour de Samosate et furent reçus par le
Polémon Mithridate en personne, venu les accueillir aux portes de sa
Capitale. Voyant Thrasyllus avec le couple, le Polémarque s’étonna :
-Divin Myryis! Vous avez perdu vos yeux bridés! Je n’aurais pu vous
reconnaître sans vos vêtements sacerdotaux!
Thrasyllus répondit, sobrement :
-Mes fibres chinoises s’effritent depuis la disparition de mes épouses, Li et
Li-Ling, emportées par la même épidémie qui se révéla aussi fatale à
l’épouse de Pyréis, et à bien d’autres victimes de ce Fléau venu de Chine et
qui a failli détruire le Royaume, il y a quelques années. Heureusement, Opys
avait pu détecter et juguler à temps cette horrible Mort Noire venue du
tréfonds de l’Asie. Opys croyait même que les puces des Myrmidons avaient
introduit le germe de cette maladie parmi nous. Nous avons rasé, épilé et
désinfecté tous les Lutins du Royaume, pour finalement les ramener dans
leur lointaine Patrie, l’Île des Fleurs, afin d’éviter d’autres catastrophes
sanitaires pouvant résulter de la cohabitation de nos deux Espèces sœurs…
Sentant l’agacement d’Antoine devant quelques termes et concepts qui lui
échappaient totalement, la fine Cléopâtre invita de la main le Divin Myryis,
à les précéder au portail du Château :
-Entrez Vénérable Thrasyllus avant de prendre froid.
Pendant quelques jours, le Polémarque leur fit les honneurs de sa Capitale et
des installations qui la distinguaient comme carrefour de tous les Peuples
d’Orient. Puis leurs carrosses les portèrent jusqu’au Palais du Philosophe et
Dieu vivant, Antiochus qui reçut le fameux couple avec courtoisie et
manifestations de respect. Antiochos serra longuement la main de Myryis en
473
plongeant son regard dans celui du Cyborg qui l’avait vu naître, afin de lui
faire partager sa réflexion, et l’image obsessionnelle qui hantait son esprit.
Au cours du repas officiel en l’honneur du Proconsul romain et de la
Souveraine d’Égypte, Antiochus fit souvent allusion à son nouveau
Royaume, infiniment plus vaste que l’Empire qu’il avait légué à son fils
Polémon :
-Il est constitué des millions de cœurs d’hommes et de femmes habitant
l’Occident et l’Orient, le Septentrion et les contrées australes. Mes Sujets
vivent dans tout l’Empire des Romains, et dans une multitude de RoyaumesClients, comme l’Égypte, grâce à la protection de la Divine Cléopâtre.
Antiochus se félicitait aussi des conversions massives survenues au cours de
l’année dans les Communautés juives de toute l’Asie.
-Les Juifs manifestent leur dégoût et leur rejet du nouveau Grand-Prêtre qui
règne à Jérusalem. Ils préfèrent adhérer à notre Nouvelle Alliance, qui
englobe leurs Saintes-Écritures, et qui avait été autorisé par AntigoneMattathias, le dernier de leurs Rois, celui qui a péri sur la croix, sous le fouet
des Romains ... nous en reparlerons, mes enfants. Pour l’heure, fêtons votre
arrivée au Sanctuaire.
Cléopâtre exposa à Antiochus son idée de publier des Saintes-Écritures pour
son Culte d’Isis, des Feuilles Sibyllines qui pourraient être consultées par ses
Fidèles pour obtenir une réponse de la Divinité à toutes leurs interrogations.
Antiochus y consentit, offrant d’y consacrer des copistes du Nympheum, en
faisant remarquer que cette initiative initierait certains à l’alphabet.
-Grec, naturellement!
-Bien sûr!, rétorqua Cléopâtre, qui parlait dix langues, mais pas le latin.
474
Chapitre XL Les Dieux punissent Antoine (36 avant JC)
Dans les premiers jours de l’année, après avoir fêté la naissance de Mithra
au Nympheum, Antoine célébra au Château de Samosate le mariage de sa
fille aînée, Antonia, qui célébrait aussi ses dix-huit printemps. L’époux
passait pour le plus riche héritier du Monde Connu, Pythodoris de Tralles,
fils adoptif du Basileus Mithridate, le Polémarque, qui avait jadis épousé sa
mère, une jeune veuve de seize ans, elle même fille du grand Mithridate du
Pont, le Fléau de Rome. La cérémonie, malgré la neige qui recouvrait
l’Anatolie, réunit de nombreuses têtes couronnées et emmitouflées dans les
plus belles fourrures des steppes. Pythodoris, le nouveau marié, avait été
nommé Chancelier de Commagène et contrôlait les finances du Royaume et
de l’Église, en coordination avec son père le Polémarque Mithridate et son
grand-père, le Divin Antiochus.
La Grande Prêtresse Théla et Thrasyllus d’Alexandrie projetaient à Médonje
des images du fastueux banquet et des convives coiffés de mitres, tiares,
couronnes et diadèmes, ou de plumes multicolores extravagantes. Le
Triumvir Antoine exultait : il mêlait son sang à la richissime Dynastie de
Commagène, devenant le beau-père de l’Héritier du Polémarque Mithridate,
fils du Dieu vivant Antiochus. Cette union consacrait sa propre accession au
statut de divinité et le Divin Bacchus se livra à moult libations, comme pour
soutenir son titre de Dieu de la vigne. Même Antiochus s’enivra en portant
de nombreux toasts aux mariés et aux invités, Divins, ou simples Rois.
Cléopâtre et Antoine obtinrent l’aval d’Antiochus pour les fiançailles de leur
fils Ptolémée et de la fille de Pacorus, tous deux encore des nourrissons.
Le Triumvir Antoine assoyait désormais sa puissance sur les ressources de la
Commagène et de ses innombrables Alliés, ainsi que sur celles de l’Égypte,
rendue scandaleusement prospère par le commerce de la Mer Rouge et les
conseils agronomiques prodigués par Thrasyllus (Myryis) à Cléopâtre. Aux
premiers jours du printemps, Antoine et Cléopâtre quittèrent le Sanctuaire de
Daphné près d’Antioche pour se rendre au Nympheum, afin d’y recevoir la
bénédiction du Saint-Père, qui appuyait cette croisade contre l’Empire du
Roi des Rois parricide. À l’appel d’Antiochus et de son fils Mithridate, le
Polémarque du Pont-Euxin, des myriades de volontaires avaient afflué pour
aller combattre le Parthe Phraatès et s’emparer de sa Capitale de Ctésiphon
sur le Tigre, réputée contenir des trésors dont la valeur défiait l’entendement,
sauf celui de Marc-Antoine, aux appétits démesurés.
475
Sur la Montagne Sacrée, Antoine fit ses adieux à Cléopâtre qui retournait en
Égypte avec son Divin conseiller Thrasyllus, et il prit lui-même le chemin
d’Arsamosate, accompagné du Polémon qui brandissait l’Épée d’Iphigénie,
une relique sacrée pour beaucoup des Peuples d’Asie. De son Sanctuaire
Sacré, le premier des Papes bénissait les armées de son fils qui s’étiraient à
perte de vue à travers les trois vallées entourant le Nympheum et qui
défilaient interminablement en empruntant l’une des Routes de la Soie. À
Arsamosate, Philippe, le dernier des Séleucides, accueillit dans son Château
Antoine et le Polémon, son filleul.
Du haut des tours de la confortable forteresse lambrissée de bois précieux, la
vue s’étendait sur les deux rives du principal affluent de l’Euphrate et sur les
mers humaines qui s’y étaient rassemblées, en tout soixante mille fantassins
et dix mille cavaliers, Gaulois et Espagnols, ainsi que trente mille soldats
recrutés chez les Vassaux de Polémon. À lui seul, le Roi de la Grande
Arménie, Artavazdès, gendre d’Antiochus, commandait une cavalerie forte
de treize mille cavaliers d’élite. La Commagène pourvut à
l’approvisionnement de cette multitude, fournissant blé et orge, argent et
même d’énormes troncs pour les machines de siège.
Antoine divisa ses troupes en deux corps d’armée. Le premier comprenait
deux Légions italiennes, commandées par Statinius, et les contingents du
Pont et d’Arménie, commandés par Polémon de Commagène. Le Triumvir
laissa à Statinius la garde de leurs engins de siège, répartis sur plus de trois
cent lourds chariots, et les regarda s’éloigner vers l’est en remontant la
source de l’Euphrate pour ensuite emprunter la vallée de l’Araxe, contourner
le Lac de Van et bifurquer vers le sud et la frontière de la Médie Atropatène,
un des Royaumes de la Parthie. Antoine, lui, emprunta l’antique Voie
Royale des Achéménides qui passait près d’Arsamosate, suivi du reste de ses
hommes, formés, à la hâte, en Légions et déjà fourbus d’avoir parcouru des
milliers de lieux pour se rendre à Arsamosate.
Antoine désirait avancer rapidement avec cette deuxième armée et ses
Auxiliaires, Asiatiques, Gaulois, Espagnols et Crétois, et ainsi surprendre les
Parthes par la vitesse de son attaque. Il devait se diriger vers la Capitale de
l’Empire des Parthes, Ctésiphon, en longeant le Tigre à partir de la
Corduène, Royaume de Philippe, le parrain de Polémon. Tant qu’ils
traversèrent les pays appartenant à la fédération religieuse d’Antiochus,
Antoine et ses hommes furent célébrés par les Populations autochtones qui
leur vendaient leurs récoltes et leurs troupeaux et remettaient une partie de
476
l’argent à Antoine, pour le remercier de cette campagne contre les Parthes
dirigés par le monstre qui avait tué la fille du Divin Antiochus, le fondateur
de leur religion.
Antoine, arrivé aux derniers contreforts montagneux d’Arménie, hésita à
pénétrer dans l’immense plaine de Mésopotamie, si propice aux
mouvements de cavalerie. Il craignait moins pour son armée que pour le
contingent moins rapide de Statianus, qui devait transporter leurs
équipements de siège, impérativement nécessaires à la prise de Ctésiphon.
Alors Antoine, plutôt que de suivre le Tigre directement sur la Capitale
ennemie, obliqua vers la Médie Atropatène pour y attendre les troupes de
Statianus et du Polémarque Mithridate. Ce faisant il mit le siège devant
Phraaspa, la Capitale de ce Royaume des Parthes, ainsi nommée en
l’honneur du vénérable père d’Orode et non pas de son fils dégénéré,
Phraaspès, l’actuel Roi des Rois.
Ce fut une décision regrettable, car Phraaspa et la Médie Atropatène étaient
gouvernées par la veuve de Pacorus et sœur du Roi Artavazdès d’Arménie,
reconnue par ses Sujets comme Régente au nom du jeune fils du très regretté
Pacorus, le petit-fils favori du Divin Antiochus. Par pigeons voyageurs, la
Reine de Médie, prévint Antiochus, de la bévue d’Antoine qui l’assiégeait
avec soixante mille hommes ravageant le Royaume de son arrière-petit-fils.
Cette nouvelle atterra tellement la Reine Isias qu’elle en mourut. Ce fut
Lucien, Grand Chambellan de Samosate, qui prévint Polémon de l’action
irréfléchie d’Antoine qui avait provoqué la mort d’Isias, mère du
Polémarque. Lucien contacta Polémon en utilisant les chapelets des Grands
Initiés :
-Majesté, votre Divin Père semble anéanti par la disparition de son épouse,
notre Reine Bien-aimée. Il m’a chargé de vous apprendre cette triste
nouvelle et de faire connaître au Roi d’Arménie la menace qui pèse sur sa
sœur.
Les Cyborgs se concertèrent et contactèrent Polémon. Médonje s’adressa au
fils d’Antiochus :
-Antoine ne voulait pas rester inactif en attendant votre détachement. Hélas
le trop bouillant Général a attaqué sans discernement, tout à fait comme les
Légionnaires de son Légat Machéras qui, en Judée, tuaient indistinctement
477
amis et ennemis. Que le sang de ses hommes retombe sur la tête de ce
criminel inconscient, ce bellâtre écervelé.
Dix jours plus tard, les quelques rares survivants de l’armée de Statinius,
racontaient à Marc-Antoine que les Arméniens et leurs Auxiliaires s’étaient
retirés, pour soi-disant aller attaquer une armée des Parthes, et que le
lendemain une mer d’archers ennemis avait pulvérisé les deux légions,
totalement détruit leur camp et incendié toutes les machines de siège. Le
même jour, le gendre d’Antoine et Chancelier de Commagène, Pythodoris
de Tralles, se présentait devant Phraaspa, toujours assiégée par les Romains.
Aux dires de Pythodoris, il n’avait pu traverser l’arrière-pays sans être
inquiété que parce que lui et ses hommes portaient l’habit des Acolytes du
Nympheum. L’Héritier présomptif de la Commagène livra à son beau-père
Marc-Antoine une version de l’Histoire revue et corrigée par Antiochus et
ses Conseillers, et fort éloignée de la réalité :
-Les Parthes ont capturé mon père le Polémarque et exigent une forte
rançon. Il veulent que nous démobilisions nos troupes et que nous ne
soutenions plus l’armée romaine d’invasion. Une immense armée d’un
million de cavaliers Parthes se dirige vers vous, Divin Triumvir. Vous devez
évacuer la Médie et vous échapper pendant qu’il en est encore temps.
En réalité, mais Antoine jamais ne le sut, le Polémon Mithridate avait
commandé l’annihilation des deux légions romaines qu’il était chargé
d’escorter. Puis Artavazdès d’Arménie, son beau-frère, gagna la Médie
Atropatène voisine et joignit ses forces à celles des Parthes pour attaquer
Antoine qui assaillait le Royaume de sa sœur. À contre-cœur, Antoine,
devant l’impossibilité de prendre Phraaspa sans ses engins de siège, ordonna
à ses dix légions de retraiter. Pendant vingt-sept jours, l’armée romaine subit
une vingtaine d’assauts meurtriers. Sans nourriture, sans eau, au début de
l’hiver où il gelait la nuit, les hommes d’Antoine souffrirent terriblement des
éléments et de la maladie, presque autant que des pluies d’acier acéré que les
Parthes faisaient continuellement pleuvoir sur leur arrière-garde.
Les restes pitoyables de l’immense armée d’invasion parvinrent à Samosate
avec les premières neiges. Le nouvel Hôpital déborda et on réquisitionna le
caravansérail, pour en faire une annexe où opérèrent sans relâche les
Acolytes formés par le très regretté Opys. Antoine accompagnait les
traînards, les plus amochés de ses hommes, et faisait pitié à voir, sale et
hirsute, fiévreux et affaibli par les privations qu’il avait partagées avec ses
478
soldats, qui le vénéraient pour cela. Le Chancelier Pythodoris de
Commagène avait guidé les Romains tout au long de leur retraite, leur
évitant, du moins Antoine en était-il persuadé, de nombreux pièges et
traquenards tendus par les Parthes, aussi nombreux que des essaims de
sauterelles.
Dans le Château, les attendait Polémon qui jura sur la tête de son Divin père
Antiochus qu’il venait tout juste d’être relâché par les Parthes contre le
versement d’un poids d’or égal à celui de son étalon du Fergana. Antoine
s’exclame :
-Une tonne d’or !
Et Mithridate le corrigea :
-Non Triumvir ! Une tonne et demie, en comptant la cuirasse.
Le Polémarque passa sous silence que le Parthe qui l’avait libéré était déjà
son propre prisonnier et que les trois mille livres d’or ne lui appartinrent
qu’un bref instant. Ainsi, les Dieux avaient cruellement puni Antoine le
gaffeur qui s’en ouvrit à Antiochus, avant de regagner Antioche. Le Divin
Philosophe expliqua au Triumvir maître de l’Orient que :
-Si la Divinité vous a conservé la vie, Antoine, c’est pour que vous reteniez
une leçon. Il apparaît manifeste que Mithra a d’autres tâches à vous confier,
mon fils.
Puis, après avoir salué une dernière fois Antoine, maintenant membre de sa
famille par alliance, le Saint-Père alla porter une gerbe de fleurs sur la tombe
de la Reine Isias, enterrée avec leur fille Laodicée et la petite Princesse Aka,
tuées par le nouveau Roi des Rois. Les sarcophages avaient été recouverts
sous un immense tumulus de pierres, dans une vallée proche du Mont Sacré.
Et Antiochus avait fait élever autour du tumulus de hautes colonnes
surmontées des statues des Dieux et d’un aigle, l’animal favori de Laodicée.
Le vieux patriarche s’agenouilla dans la neige fraîche et pria pour le repos de
leurs âmes, pendant que des larmes glissaient et se cristallisaient sur ses
joues. Le Prophète pensa :
-Puisse un jour l’Homme se soustraire à la mort, dans cette Société des
Anges que les Cyborgs se plaisent à décrire.
479
Pendant qu’Antoine connaissait une amère défaite en Orient, Octave, en
Italie, parvenait enfin à écraser définitivement Sextus Pompée, en
transformant une bataille navale en bataille de fantassins. Comme
Athénodore (Médonje) le faisait remarquer au Jeune César :
-Contre Sextus Pompée, vous disposez d’une importante supériorité
numérique en hommes qu’il suffit de matérialiser sur le champ de bataille.
En juillet, Agrippa fut nommé Amiral en Chef et coordonna une attaque
simultanée de trois flottes contre celle du pirate Pompée. Deux flottes
venaient d’Italie, la troisième, d’Afrique, était commandée par le Triumvir
Lépide et transportait de nombreuses légions africaines.
Début septembre, à Naulochus, les galères d’Agrippa, lourdement chargées
de fantassins, utilisèrent des balistes pour projeter des grappins contre les
navires de Sextus Pompée qu’ils attirèrent contre leurs bords et qu’ils prirent
d’assaut un à un. Seuls quelques vaisseaux purent fuir, dont celui de Sextus,
qui cinglèrent vers l’Orient. Le Triumvir Lépide avait capturé la Sicile et
reçu la soumission de toutes les forces de Pompée. En tout, Lépide disposait
de dix-huit légions et, fort de cette puissance, exigea de conserver la Sicile
pour lui.
Octave réussit un coup de maître, en faisant distribuer aux légions de Lépide
une fortune en pièces d’or, d’argent, de cuivre et de laiton, qui toutes
portaient le profil d’Octave et mentionnaient sa divine filiation. Puis Octave
se présenta en personne au camp de Lépide, accompagné des seuls Amiral
Agrippa et de son précepteur, le Philosophe Athénodore de Tarse (Médonje),
et sans aucun garde du corps. Le Jeune César, coiffé d’une couronne de
lauriers et tenant une branche d’olivier à la main, reçut une ovation des
troupes de Lépide et, spontanément, l’État-Major de Lépide se mit aux
ordres d’Octave. Lépide, rouge de colère, fut mis aux fers par ses propres
hommes et Octave lui fit grâce de la vie, puisque Lépide avait été nommé
Pontifex Maximus à la mort de Jules César. Mais Lépide passa le reste de
ses jours en exil sur un îlot au large de la côte d’Italie.
Octave triomphait ! Il s’emparait de toutes les possessions d’Afrique que
tenait Lépide, le Triumvir déchu, et aussi de ses nombreuses légions. Sa
flotte régnait sur la Méditerranée occidentale, débarrassée enfin des corsaires
pompéiens. Le commerce pouvait reprendre entre toutes les rives de la Mer
480
Romaine et l’approvisionnement de Rome se faire à nouveau sans entrave.
Le Cyborg Athénodore, si longtemps Chancelier de Commagène, peaufinait
avec Octave, Mécène et Agrippa, mais aussi avec Livie Drusilla, l’épouse
d’Octave, la gestion et l’administration de l’Empire de Rome. Parallèlement,
Médonje consacrait beaucoup de son temps aux choses de l’Église et
conférait quotidiennement avec l’Évêque Pierre qui correspondait avec les
centaines de Communautés de la Nouvelle Alliance établies en Occident.
Médonje contactait tous les jours son ami, et fils spirituel, le Philosophe
Antiochus, au Nympheum :
-Sire, la moitié des Juifs de Rome et d’Occident verse désormais sa dîme au
Temple de Nymphée plutôt qu’à celui de Jérusalem, aux mains d’Hérode qui
fit crucifier le dernier des Jésus, notre Initié. À Rome, on confond
maintenant nos Adeptes et les Juifs en une seule Communauté. Avec la
disparition des pirates, nos cargos pourront approvisionner nos comptoirs
commerciaux fondés en Occident et j’anticipe un Pactole, généré par tous
nos monopoles. J’ai mis la main sur quelques arbrisseaux et légumes,
inconnus en Orient et fort prometteurs. Et je vous fais parvenir, pour
l’amusement des Princes et Princesses de la Cour, des chevaux nains
ramenés de Calédonie, un Royaume insulaire du Septentrion.
-Antiochus, nous avons réussi à implanter notre message évangélique à
Rome et en Occident, le reste n’est que question de temps, mais je crains
qu’il ne me fasse défaut, ce temps, car mes implants cybernétiques me
lâchent un à un et je deviens perclus de rhumatisme. Je prie pour toi, mon
vieil ami. Fais de même pour moi !
481
482
Chapitre XLI Des chaînes d’or pour Artavazdès (35 avant JC)
Le Polémarque Mithridate, Basileus du Pont-Euxin, Roi de Commagène, et
qui régnait sur dix millions de Sujets, demanda à son père, le Divin
Antiochus, la permission de se remarier. Il avait surpris le Patriarche en
prières devant l’image d’un supplicié sur une croix et qui portait une
couronne d’épines ensanglantées. Le Saint-Père regarda son fils avec
amusement et lui demanda qui remplacerait son épouse, la Princesse de
Tralles, morte en couches au cours de l’hiver.
-La Reine du Bospore Cimmérien, Dynamis la fille de Pharnace du Pont,
rendue veuve depuis l’exécution de son mari, le traître Asander qu’Antoine a
fait décapiter à notre demande. Père, tu aimeras cette femme, tellement
admirable que son propre père ne s’était jamais résolu à la faire mettre à
mort comme le reste de sa famille. Et elle apportera comme dot la Crimée.
Et le sang du Grand Mithridate du Pont se mêlera encore au nôtre.
Antiochus donna sa bénédiction au projet de son fils et, comme Mithridate
s’étonnait de l’image du supplicié qui trônait derrière l’autel, son père lui
expliqua son idée d’utiliser le martyre du Jésus pour l’intégrer à son Culte.
-Cette image bouleverse tous les Juifs qui l’ont vue. Leur ressentiment
demeure très vif contre Hérode d’avoir fait ainsi périr le dernier des Grands
Prêtres de cette lignée. Je pense envoyer dans toutes les Synagogues de nos
Royaumes des copies de cette icône.
Le Saint-Père embrassa son fils le Polémarque qui se rendait en ses
Royaumes de la Mer Noire, convoler en justes noces, et qui laissait la
Couronne de Commagène à son propre fils, Pythodoris de Tralles,
maintenant gendre d’Antoine.
En janvier, Cléopâtre aborda en Syrie avec une flotte de secours pour
l’armée de son amant. Elle apportait vivres, vêtements et argent en
abondance et se rendit à Antioche au chevet d’Antoine qui ne s’était pas
encore remis entièrement des privations subies lors de sa désastreuse
campagne contre les Parthes. Cléopâtre dorlota le père de ses trois enfants,
puis après quelques jours, la Reine d’Égypte se permit de sermonner le
Triumvir :
483
-Tu as vraiment la beauté d’un Dieu, mais le cerveau d’un oiseau, mon bel
Antoine. Qu’as-tu pensé en t’attaquant à Phraaspa, la Capitale de la sœur
d’Artavazdès d’Arménie?
Antoine bondit sur ses deux pieds, et sa fureur ne fit que s’amplifier, à
mesure qu’il comprenait que l’Arménien avait délibérément causé la perte
de son expédition militaire.
Après une nuit blanche, passée à fulminer contre Artavazdès, Marc-Antoine
quitta Antioche avec ses deux meilleures légions qu’il dirigea, à marches
forcées, vers l’Arménie afin de se saisir du Roi qui l’avait trahi. Il exigea de
Cléopâtre qu’elle demeure quelques semaines à Antioche et qu’elle ne
s’approche d’aucun des Cyborgs, pour ne pas dévoiler à ces Sorciers
télépathes les véritables raisons de cette expédition vengeresse. Antoine
savait que Thrasyllus voyageait entre Suez et Alexandrie, que Théla était à
Éphèse et qu’Athénodore (Médonje) vivait à Rome comme Conseiller
d’Octave. Antoine obtint sans difficulté le libre passage en Commagène
auprès de son gendre Pythodoris qu’il visita brièvement au Château de
Samosate.
Antoine mentit à son gendre :
-Je désire préparer ma prochaine campagne contre les Parthes et je dois
rencontrer Artavazdès d’Arménie. Utilisez vos pigeons voyageurs pour le
convoquer à Arsamosate, au château du Roi Philippe où je l’attendrai.
Le Triumvir passa ensuite le reste de la journée à bavarder avec sa fille,
Antonie, qui se préparait à être couronnée Reine de Commagène au cours
des grandioses cérémonies estivales au Sanctuaire de Nymphée. Mais
Antonie ignorait presque tout des secrets de son nouvel époux et de ceux de
la Cour de Samosate où elle venait de s’installer et ses ragots ne purent
révéler aucune information cruciale à son père le Triumvir.
Rendu à Arsamosate, Marc-Antoine ne dut patienter que trois jours avant
que ne s’y présente Artavazdès d’Arménie qui fut aussitôt fait prisonnier et
enchaîné comme un voleur de grand chemin. Artavazdès s’en tint mordicus
à la version concoctée par son beau-frère le Polémarque, que les Parthes
innombrables avaient balayé ses cavaliers et qu’il ignorait alors qu’Antoine
assiégeait la Capitale de sa sœur, Souveraine de Médie Atropatène. Puis
Artavazdès s’enferma dans un silence hautain qu’il n’interrompait que pour
484
exiger sa remise en liberté. Mais Antoine ne crut pas Artavazdès et ordonna
qu’on le ramène à Antioche et à Alexandrie, entravé de chaînes d’or, lui et
sa famille qui l’accompagnait. Il ordonna à son Questeur, chargé de
convoyer le royal prisonnier, de passer par Arsamée sur la rivière Nymphée,
afin de démontrer au Divin Antiochus qu’on ne pouvait impunément se rire
d’Antoine. Puis le Triumvir dut regagner la côte d’Ionie au galop pour y
rencontrer Sextus Pompée qui venait d’aborder à Milet près d’Éphèse avec
les restes, considérables, de sa flotte de pirates et qui proposait à Antoine
une alliance contre Octave.
Pendant ce temps, à Éphèse, Théla récapitulait les offres que lui avait faites
Sextus Pompée. La Grande Prêtresse s’adressait simultanément à Thrasyllus,
assis dans une litière portée par un chameau entre le Nil et la Mer Rouge, au
Saint-Père au Nympheum, à Lucien et au Roi de Commagène, ainsi qu’à
Athénodore à Rome, entouré d’Octave, de Livie et de Mécène :
-Sextus Pompée se souvenait bien de moi et de ma fille Marie, qui l’avions
extirpé de Rome, il y a treize ans, pour le ramener, lui et sa mère Cornélia
jusqu’à son père le Grand Pompée. Mais Sextus Pompée a bien changé, le
charmant jeune adolescent parfumé s’est métamorphosé en une brute
haineuse couturée de cicatrices. J’ai lu la duplicité dans son esprit.
-Alors même qu’il me proposait de contacter les Parthes, qu’il croit toujours
Alliés d’Antiochus, afin de s’emparer ensemble de l’Asie, je décelais qu’il
avait formulé une autre proposition d’alliance à Marc-Antoine, une
association visant à renverser Octave ensemble et à s’emparer de l’Occident.
Sextus Pompée semble aux abois, il a perdu sa thalassocratie, mais conserve
une flotte d’une centaine de navires, ancrés en rade de Milet, dont il s’est
emparé par la ruse.
Octave intervint :
-Quelle fut la réponse d’Antoine?
Théla expliqua qu’il semblait que le Triumvir bigame se dirigeait à bride
abattue vers Milet, qu’il devrait atteindre en deux jours. Athénodore
(Médonje), précepteur et conseiller d’Octave, demanda à Théla de
neutraliser Sextus Pompée en détruisant sa flotte, ancrée à quelques dizaines
de kilomètres d’Éphèse.
485
-Privé de ses navires, Sextus perdra toute importance et Antoine se
débarrassera lui-même de ce fauteur de troubles qui a ravagé si longtemps
l’Italie.
Au même instant éclata un échange furieux. Antiochus s’adressait à un
Acolyte de haut niveau, prosterné face contre terre devant le Dieu vivant.
-J’avais ordonné qu’on ne me dérange sous aucun prétexte!
On put entendre la voix de l’Acolyte, tremblante :
-Seigneur, les Romains passent devant votre Palais en traînant derrière leurs
chariots Artavazdès d’Arménie, enchaîné, ainsi que son épouse, votre fille,
et ses enfants. Pardon, Majesté, de vous avoir désobéi, mais je devais vous
prévenir!
Antiochus, se précipita hors de la chapelle de son Palais et sortit, sans même
se couvrir, pour assister à une scène navrante. Son gendre, entravé, couvert
de boue et de poussière, boitillait derrière un chariot bâché où son épouse
appelait au secours son père Antiochus :
-Que les Dieux de la Commagène sauvent mes enfants! Ô Divin Père aideznous!
Pythodoris, le Roi de Commagène, et Lucien, son Chambellan,
interrompirent leur conversation avec les Huulus pour se rendre auprès
d’Antiochus à la tête de l’escadron des Chevaliers Noirs, comme on appelait
les cavaliers de la Garde Royale. Quand ils arrivèrent à Arsamée, la Capitale
d’été du petit Royaume, Antiochus lavait les pieds ensanglantés de son
gendre et tentait de badigeonner ses blessures avec cette pâte d’amande aux
vertus cicatrisantes miraculeuses. Le plus mirobolant des bakchichs ne put
ébranler la détermination du Questeur responsable d’acheminer les
prisonniers à Antioche :
-Le Triumvir Marc-Antoine a été on ne peut plus clair. Il me ferait trancher
la tête et celles de ma famille, si je manquais à ma mission. Je regrette
vraiment, Majesté, ce sont les ordres stricts de votre beau-père Antoine. Tout
ce que je peux faire, c’est m’attarder ici quelques heures, en prétextant le
bris d’une roue.
486
Pendant que Marie, Grande Prêtresse du Nympheum, tentait de consoler
Antiochus et veillait sur son sommeil agité, induit par l’opium, sa mère, la
Divine Théla regardait brûler la flotte pompéienne en rade de Milet.
Quelques canots rapides, zigzaguant entre les navires amarrés, avaient
aspergé de feu grégeois les coques de bois que rien ne pouvait plus éteindre.
Au matin, il ne restait à Sextus Pompée que cinq navires intacts. Même son
trésor de guerre, qui occupait les cales de treize volumineuses galères, avait
sombré dans les eaux du port de Milet. Théla, du haut de l’éminence qu’elle
occupait, vit arriver Antoine et son escorte de cavaliers, mais ne tenta pas de
les contacter et se contenta d’observer la scène avec sa vision télescopique.
Antoine dépêcha deux cent cavaliers commandés par son neveu, Marcus
Titius, son homme de main, une brute, fanatique partisan du Triumvir et
exécuteur de ses basses œuvres. Théla assista à la mise à mort du dernier des
chefs de la rébellion républicaine et vit qu’on apportait à Antoine, au bout
d’une pique, la tête de Sextus Pompée, trophée sanglant qui dut plaire à ce
Dionysos guerrier. Médonje remercia sa collègue pour le succès de cette
opération qui débarrassait la Méditerranée d’un Fléau et qui avait empêché
que ce pirate ne s’allie à Antoine contre Octave.
-Je crains que les inconduites et les gaffes répétées de Marc-Antoine ne nous
obligent à sévir contre lui. Pour l’instant essayons de bien le conseiller et de
le contenir. Et je compte ardemment sur la présence de Thrasyllus à
Alexandrie pour ce faire.
Peu de temps après ces évènements, Octavie se présentait à Éphèse avec une
flotte transportant vivres, provisions et munitions à son mari vaincu par les
Parthes. Elle avait convaincu son frère Octave de venir en aide à son beaufrère, et Collègue, le Triumvir d’Orient. Octave avait cédé à sa sœur, avec
réticence, en lui disant :
-L’amour t’aveugle, chère sœur! Je consens à ta demande de porter
assistance à Antoine, seulement parce que tu y seras humiliée par ton mari,
entièrement sous la coupe de Cléopâtre, et que cet affront constituera un
excellent prétexte pour déclarer la guerre à cet incapable dévoyé. Tu ne
soupçonnes pas à quel point les rumeurs colportées par la Plèbe, jusqu’au
Sénat et dans ma demeure, condamnent l’inconduite de ton volage époux.
Ainsi, Octavie mena à Éphèse quarante vaisseaux lourdement chargés de
provisions, nourriture, armes et cuirasses, destinées aux légions durement
487
éprouvées. Or, Marc-Antoine depuis trois semaines tentait de repêcher le
trésor de Sextus Pompée au large de Milet. Des centaines d’hommes
s’activaient à plonger sur les épaves à demi carbonisées, surveillés par des
légionnaires. Et d’imposants bâtiments, venus de l’arsenal de Rhodes,
soulevaient au moyen de solides câbles les carcasses des vaisseaux pour les
remorquer jusqu’à la rive afin d’y être démantelés. Antoine connut la venue
de son épouse moins d’une heure après son arrivée à Éphèse, ville voisine de
Milet, et enfourcha sa monture pour galoper au devant d’Octavie qu’il
surprit en compagnie de ses deux charmantes fillettes, à boire un thé à la
cannelle dans le Palais de marbre de la Grande Prêtresse Théla, adossé à la
Basilique de la Nouvelle Alliance, tout près du vénérable Sanctuaire
d’Artémise.
Octavie passait pour la plus accomplie des Romaines, par sa beauté, son
élégance, sa gentillesse, son esprit, sa voix et son élocution. Elle incarnait
chez ses Compatriotes les vertus d’une bonne mère, épouse fidèle,
pacificatrice, qui avait déjà évité à l’Italie une autre confrontation fratricide
entre les partisans des deux Triumvirs qui se partageaient l’Empire de Rome.
Antoine se fit d’emblée cajoleur et complimenta sa femme sur sa bonne
mine, et sur celles des enfants, qui embrassèrent respectueusement leur papa,
malgré sa barbe rugueuse et l’odeur de cheval qui s’en dégageait. Théla
exécuta une courbette protocolaire et s’enquit poliment de la santé d’Antoine
et de celle d’Artavazdès d’Arménie et de son épouse, la fille d’Antiochus.
Antoine pâlit, malgré son visage cuivré par les chevauchées, et hésita à
répondre :
-Tous se portent bien et les pieds d’Artavazdès cicatrisent rapidement!
Mais il se tourna ostensiblement vers Octavie pour se soustraire aux
questions de Théla et entraîna son épouse dans les jardins, plus pour
s’éloigner de l’Extraterrestre télépathe que pour y discuter seul à seule.
Après une dizaine de minutes, la conversation entre les époux longtemps
séparés prit une tournure virulente et les éclats de voix d’Antoine
résonnèrent. Puis Antoine surgit comme un lion irrité, le visage pourpre de
rage, ne s’arrêta pas saluer ni ses fillettes ni la Grande Prêtresse et fit claquer
la porte sur ses talons.
Octavie avait versé quelques larmes mais se contint devant ses enfants
qu’elle dut rassurer après cet esclandre de leur bouillant père.
488
-Allons promener nos petits chiens dans les jardins de Dame Théla et jouer
avec eux!
Octavie confia à Théla avoir offert Mer et Monde à son mari, le pardon,
l’amour, la gloire, la fortune, Rome Elle-même.
-Mais rien n’y fait! Mon frère avait bien raison de me prévenir, mais j’étais
prête à toutes les compromissions pour préserver la paix, et mon foyer.
Antoine m’ordonne de retourner en Italie avec les enfants. Il me confie
même ceux qu’il eut de Fulvia pour qu’ils soient éduqués à Rome. Et si je ne
quitte pas l’Asie d’ici trois jours, il me menace de répudiation.
En fermant la porte, Antoine avait trébuché et s’était étendu de tout son long
sur le sol de mosaïque. Dans son crâne, il entendit distinctement la voix de
Théla qui lui disait :
-Doutez-vous encore de la puissance de l’Esprit Saint?
Antoine, comme piqué par une abeille se rua hors du palais et retourna à
Milet sans demander son reste. Mais, à la vue de Cléopâtre, il oublia tous les
remords qui l’avaient hanté tout au long de sa chevauchée. Laissant son
neveu Marcus Titius récupérer le reste du trésor englouti, Antoine se rendit
avec Cléopâtre à Alexandrie, pour y préparer un Triomphe digne des Dieux.
Théla riait en son for intérieur, en contemplant les Romains s’acharner
inutilement à remonter des coques déjà vidées de leurs trésors. Utilisant leur
navette spatiale, les pêches nocturnes suggérées par Médonje paraissaient
miraculeuses et avaient renfloué les caisses de l’Église d’Éphèse. Les voûtes
du palais de Théla regorgeaient des richesses volées à l’Italie, des rançons
versées aux pirates, ou des fortunes monétaires saisies sur les innombrables
victimes du corsaire Sextus Pompée.
Thrasyllus avait navigué en Mer Rouge et inspecté leurs installations de l’Île
de Socotra. La garnison fondée par les Huulus, devenue place forte, puis port
fortifié, toute entière composée de Fidèles d’Antiochus avait maintenant son
propre Évêque, un Noir africain qui avait grandi en Commagène, élevé par
les Acolytes, à l’ombre de la Montagne Sacrée. Niger53 s’avéra un hôte
53
Noir en latin
489
affable qui ne tarissait jamais à décrire les avancées de ses Missionnaires en
Éthiopie, sa terre natale. L’Évêque Niger supervisait aussi la Trésorerie de
leurs Comptoirs d’Afrique et d’Extrême-Orient. Avec un drôle d’accent, le
Noir qui parlait dix langues, mais aucune à la perfection, félicita Thrasyllus
pour ses assortiments de minerais précieux qui, exposés aux murs des postes
de traite et des comptoirs commerciaux, avaient permis aux Indigènes de
découvrir leurs propres richesses.
-En quatre ans, nous avons entrepris d’exploiter une trentaine de mines sur
des filons métalliques vierges et des veines de pierres précieuses. Et certains
de nos Agents me rapportent qu’il existe des Royaumes dans les profondeurs
de l’Afrique où l’or est si abondant qu’on l’échange contre notre acier, poids
pour poids.
Après avoir passé quelques jours sur la côte de Somalie, Thrasyllus (Myryis)
reprit la voile dans un convoi rassemblant plus de cinquante navires,
plusieurs provenant d’aussi loin que le Sri Lanka ou Madagascar. Le grand
voyageur adorait se tenir sur le pont, le visage fouetté par les embruns, à
dialoguer avec les dauphins qui composaient un cortège enjoué dans le sillon
de son navire. Une quinzaine des grands vaisseaux de haute mer
bifurquèrent vers Aqaba et y déversèrent leurs cargaisons qu’achemineraient
les caravanes des Arabes, passant par Pétra, jusqu’à Samosate. On laissa une
partie des précieuses cargaisons dans la garnison égyptienne de Bérénice qui
seraient ensuite apportées à dos de chameau jusqu’au Nil. Le reste des
marchandises, une fortune incommensurable en gemmes, épices, bois et
extraits précieux transita par Suez et fut déposé aux pieds de Cléopâtre et
d’Antoine dans le Palais Royal d’Alexandrie.
Les réincarnations d’Isis et de Dionysos siégeaient, hiératiques, sur des
trônes d’or massif et la satisfaction se lisait dans leurs yeux face aux
merveilles amoncelées devant leur Conseiller Thrasyllus. Le Grand Prêtre ne
put approcher les Souverains suffisamment pour lire leurs pensées. Et il
n’essaya pas de le faire, ayant deviné les ordres donnés aux gardes des
Divins Souverains. Myryis se rappelait avec appréhension le traquenard que
lui avait tendu jadis l’Empereur de Chine et se savait plus que jamais un
mortel vulnérable sur une Planète de Barbares assoiffés de sang. Mais le
Cyborg ne laissa rien paraître de son trouble :
-Longues vies, Majestés! Je vous apporte quelques milliards de sesterces. Oh
bien sûr il faudra vendre les marchandises sur les marchés de Rome pour
490
transformer le tout en or. Mais, maintenant que Sextus ne menace plus la
Méditerranée, l’or afflue de partout en Italie et mon Divin Collègue, le
Philosophe Athénodore de Tarse (Médonje) saura nous en faire verser le
meilleur prix.
Antoine dut reconnaître que la présence d’un des Grands Prêtres du
Nympheum représentait une bénédiction pour l’Égypte et un Pactole
pouvant soutenir son train de vie extravagant et ses dépenses somptuaires.
Le Triumvir s’adressa au sage Extraterrestre :
-Comment pouvons-nous vous remercier de vos bienfaits, Divin Thrasyllus?
Le Huulu réclama la vie et la liberté d’Artavazdès et de sa famille. Rien
d’autre.
-La Reine d’Arménie est la fille d’Antiochus que je considère mon propre
fils. S’il fallait qu’on s’en prenne à elle ou à ses enfants, je quitterais
l’Égypte et même peut-être votre Monde à tout jamais.
Cléopâtre, malgré qu’Antoine tentât de la retenir, descendit de son piédestal
enfumé par les volutes d’encens et vint s’agenouiller devant le Cyborg :
-Maître, lisez en moi tout le respect et la vénération que je vous porte.
Restez à ma Cour, pour notre plus grande gloire, et au nom du Culte que
nous partageons. Par considération pour le Divin Saint-Père Antiochus, je
vous assure que vos protégés conserveront la vie. Les enfants et la Reine
d’Arménie sont libres de vous suivre, mais Artavazdès restera en résidence
surveillée, aussi longtemps qu’il refusera de prêter allégeance à Antoine en
lui jurant fidélité sur Mithra.
Thrasyllus demanda à Théla de prévenir Antiochus que sa fille vivait
désormais dans un confortable palais, voisin du sien, avec une suite digne de
son rang et qu’elle avait choisi de demeurer auprès de son mari en Égypte.
-Dis à Antiochus de ne plus s’inquiéter, du moins pour sa fille. Il a bien
assez de prendre sur ses épaules tous les péchés des hommes.
491
492
Chapitre XLII Les sarcophages des Dieux (34 avant JC)
Antiochus contemplait le grand tumulus qui recouvrait les tombeaux de son
épouse la Reine Isias, de leur fille et de leur petite-fille assassinées.
L’édification de la colline artificielle avait exigé des mois de labeur aux
populations des trois vallées entourant le Nympheum. Le Saint-Père
affirmait que ce monument impérissable survivrait aux millénaires et
témoignerait de l’amour d’un Peuple envers une Souveraine inoubliable.
Antiochus, maintenant de santé fragile, se faisait porter en litière, escorté par
une foule d’Acolytes et le Chœur du Nympheum, pour se rendre prier
presque tous les jours devant le grand tumulus conique.
Le reste de la journée, le Patriarche, qui régnait sur une Confédération
religieuse s’étendant à la moitié de l’Asie et sur son Église universelle,
recevait des Ambassades de Peuples jusqu’alors parfaitement inconnus des
Asiatiques : des Bretons, des Francs, des Germains, des Hyperboréens, des
Illyriens, et même des Africains de la côte occidentale atlantique. Tous ces
envoyés s’émerveillaient devant le colossal Sanctuaire, au sommet de la
Montagne Sacrée. Ils participaient aux rituels, écoutaient et commentaient
les Évangiles, puis retournaient dans leurs lointaines Patries avec des
Missionnaires de la Nouvelle Alliance. La moitié des Communautés juives
s’étaient détachées du Temple de Jérusalem et versaient maintenant leur
dîme au Nympheum. Antiochus avait obtenu que les Triumvirs protègent ses
Adeptes ainsi que les Juifs dans tout l’immense Empire de Rome.
Toutes les semaines, le Roi Pythodoris de Commagène et son épouse, fille
d’Antoine, convertie à la Foi de l’Esprit Saint, se rendaient au Palais
d’Antiochus, pour y prier, mais surtout pour y glaner ses conseils sur la
gouvernance des Peuples. Souvent, Pythodoris exposait à son illustre grandpère les problèmes qu’il devait résoudre, financiers, dynastiques, moraux, les
jugements qu’il devait rendre, et les choix déchirants auxquels il était
confronté. Pythodoris, né Prince de Tralles, près de Pergame, se faisait
souvent accompagner de son Chambellan, Lucien de Samosate, un des
Grands Initiés du Culte fondé par les Cyborgs. Lucien lui prodiguait de
judicieux conseils et administrait le Trésor du Royaume avec brio.
Pythodoris s’étonnait sans cesse de l’adresse de son trésorier, habile à
jongler avec des sommes défiant l’entendement. Lucien, humblement,
répondait invariablement :
493
-Tous ces chiffres semblent broutilles, comparés aux affaires qui se brassent
à Rome aujourd’hui et que mon Divin Maître, le Grand Prêtre Médonje,
coordonne avec notre élève, l’inestimable Mécène. La Commagène dispose
de dépôts de cuivre, d’argent, de zinc, de fer, d’arsenic, de charbon et de
pétrole. Mais les ressources de l’Occident romain s’avèrent infiniment plus
variées et couvrent un territoire mille fois plus vaste que notre petit
Royaume prospère.
À Rome, le Sénateur Athénodore de Tarse discutait avec les architectes qui
supervisaient la construction de la tour de Mécène, surmontant un ensemble
colossal de palais et de dépendances, en briques recouvertes de marbre. Le
plus brillant de ces architectes, Vitruve, auteur d’un Traité magistral sur
l’architecture, et expert dans la conception d’engins de siège, affirmait sa
certitude inébranlable, partagée par bien des Romains, que les Prêtres
Chaldéens pouvaient lire le passé et prédire l’avenir en consultant les astres.
Peut-être Vitruve désirait-il plaire à Médonje qu’il soupçonnait de provenir
de Chaldée. Mais son envolée provoqua chez l’Extraterrestre un effet
contraire. Médonje se désola de constater les superstitions grandissantes qui
inondaient Rome de leur obscurantisme.
Le Conseiller d’Octave s’en plaignit au Maître de Rome :
-Les plus éminents cerveaux de l’Empire se font piéger par ces Astrologues,
des fraudeurs qui ne croient même pas en leurs propres assertions. Nous
essayons d’une part d’implanter un Culte éthique dans vos États, alors que
nous laissons des hurluberlus déblatérer n’importe quoi sous couvert de
religion. Notre Culte en pâtit, les Citoyens sont bernés, et Rome elle-même
souffre de ces superstitions.
Octave, convaincu, demanda à Agrippa, devenu Édile de Rome et
responsable des bonnes mœurs, de faire expulser d’Italie tous les
Astrologues et les Sorciers qui y pullulaient. Athénodore profita de
l’occasion pour demander et obtenir d’Octave que l’on interdise absolument
aux souteneurs de prostituer des enfants, fussent-ils esclaves. Ce que
Lucullus n’avait pu accomplir, Agrippa le réalisa et les bordels de Rome
relevèrent leurs critères d’embauche, sous peine de lourdes sanctions.
Octave, et tout Rome, s’étaient montrés outrés par l’attitude d’Antoine qui
avait congédié son épouse Octavie, alors même qu’elle lui apportait des
secours et du ravitaillement. Le ressentiment envers le Triumvir chargé de
494
l’Orient atteignit un point culminant lorsque furent connues les Donations
d’Alexandrie, où Antoine distribua l’Orient et des Provinces romaines aux
enfants qu’il avait eus de Cléopâtre.
À Alexandrie, le Triomphe d’Antoine célébrant sa victoire sur l’Arménie,
engloutit une bonne partie des fortunes qu’on tirait chaque année du trafic de
la Mer Rouge, qui nolisait plus de soixante-dix vaisseaux de haute mer. Des
navires fabriqués avec les poutres et l’acier de la Commagène, par des
menuisiers et des architectes adorant Mithra, manœuvrés par des équipages
dévoués et des Capitaines formés par Thrasyllus en personne. Le Huulu, en
leur révélant les secrets de la navigation sur la Mer du Sud, faisait jurer aux
Capitaines de ne pas répandre ces connaissances qui assuraient leurs
monopoles. Puis il leur remettait des cartes détaillant les côtes, les hautfonds, les récifs, les courants, le régime des vents, le cycle de la Mousson,
l’emplacement des comptoirs et des baies abritées, des boussoles et des
cartes du ciel nocturne, des abécédaires en diverses langues indigènes et des
échantillons des produits qu’ils avaient pour mission de ramener ou de
vendre. Pour éviter qu’ils ne tombent entre les mains d’Antoine, Thrasyllus
avait fait jeter par dessus bord tous les canons qui équipaient ses navires, ne
conservant que les tubes projetant le feu grégeois, fabriqué avec le pétrole de
Commagène, et qu’il jugeait amplement dissuasifs.
Thrasyllus (Myryis) assista au très fastueux Triomphe d’Alexandrie. En fait,
il fut lui-même du cortège qui précéda l’entrée solennelle d’Isis et de
Dionysos réincarnés. Presque en tête de parade, déambulait le Roi
d’Arménie, portant sa couronne, une tiare étincelante de pierreries, des
soieries de grand prix et entravé de chaînes d’or. Des serviteurs, munis de
parasols, veillaient plus à protéger Artavazdès des projectiles lancés par la
foule qu’à lui assurer de l’ombre, en cette superbe matinée ensoleillée de
juin. Derrière le Roi d’Arménie, suivait la famille d’Artavazdès et
Thrasyllus, le Conseiller de Cléopâtre, qui marchait aux cotés de la fille
d’Antiochus pour la protéger contre toute agression.
Un des clous du spectacle éblouissant offert à ses Sujets d’Alexandrie par
Cléopâtre faisait s’extasier les foules, qui n’avaient jamais vu tant de beautés
réunies en un seul chef-d’œuvre : le sarcophage de la Reine d’Égypte, que
venaient de terminer les plus grands sculpteurs du temps. Six éléphants
drapés de soie et rutilants de bijoux, tiraient le lourd coffre de marbre
artistement sculpté et posé sur un chariot à seize roues, fabriqué à Samosate.
Cléopâtre en avait eu l’idée au Sanctuaire de Nymphée, en admirant
495
inlassablement les sarcophages, d’une perfection accomplie, du Divin
Mithridate Kallinikos et de son arrière-petit-fils, Pacorus, ainsi que celui
d’Antiochus, prêt à recevoir la dépouille du Grand Philosophe quand les
Dieux le réclameraient près d’eux.
Pour réaliser le chef-d’œuvre imaginé par Cléopâtre, Antiochus lui prêta
bien volontiers ses Maîtres sculpteurs et les artisans les plus doués d’Asie,
des Acolytes spécialistes des pigments d’Extrême-Orient, des peintres
chinois, des orfèvres, et Médonje puisa dans sa fabuleuse collection de
pierres précieuses pour se gagner le respect et la reconnaissance éternels de
la femme qui dirigeait l’Égypte et contrôlait la Mer Rouge. Les Mages de
Samosate avaient remis aux sculpteurs des croquis d’une extraordinaire
précision et qui montraient une Cléopâtre rayonnante, telle qu’elle était au
faîte de sa beauté et de ses dix-huit ans, au tout début de son règne. Le
marbre provenait de Paros, le meilleur, et l’ensemble pesait plus de dix
tonnes.
Des dizaines d’admirables statuettes chryséléphantines émergeaient des
parois de marbre, serties de pierreries et tenant de minuscules accessoires
d’or et d’argent. Aux quatre coins du sarcophage, des représentations des
Déesses Isis, Astarté, Aphrodite, et Ishtar étendaient leurs ailes
marmoréennes, délicatement ciselées. Un des panneaux montrait Antoine et
Cléopâtre, entourés de Nymphes au Sanctuaire de Daphné. Une autre scène
présentait les foules se prosternant devant Cléopâtre, trônant entre les Divins
Jules César et Marc-Antoine au Sanctuaire de Nymphée. Sur toute la surface
du sarcophage apparaissaient des formes féminines, des nus parés de bijoux
pour seuls vêtements. Les Huulus reconnurent dans plusieurs des statuettes
les traits et le corps de la Grande Prêtresse Marie, la fille de Théla, que tous
ses Contemporains disaient la plus belle femme du Monde.
Mais ce qui imposait le silence à la foule des Alexandrins ébahis, c’était
cette reproduction de marbre, grandeur nature, de leur Souveraine, dans la
fleur de sa jeunesse, et à peine voilée, assise sur un trône d’or incrusté de
pierreries, au sommet du sarcophage et qui tenait d’une main une licorne en
laisse et de l’autre un globe ciselé dans un énorme rubis surmonté d’une
croix. Médonje fit remarquer à l’oreille interne de Myryis combien la licorne
paraissait aussi vraie que son modèle, bien vivant, que tenait en laisse la
Cléopâtre de chair et de sang qui paradait derrière son admirable sarcophage.
496
-Antoine nous a déjà commandé le sien et il ne regarde pas lui non plus à la
dépense! Cléopâtre conservera son merveilleux sarcophage à Alexandrie
jusqu’au printemps prochain pour l’exposer et rehausser son prestige. Puis
on le transportera ensuite au Nympheum où il sera bien protégé par nos
Acolytes et offert à l’adoration de nos Fidèles. Et si tu regardes
attentivement la croix d’or qui surmonte le rubis, tu remarqueras le
Supplicié, le Jésus des Juifs. Une idée d’Antiochus qui veut en faire un
symbole de notre Foi et un signe de ralliement.
Lors des cérémonies fastueuses qui s’ensuivirent, Antoine proclama sa
copine ‘Reine des Rois’ et lui remit le gouvernement des Provinces romaines
de Chypre et de Judée. Aux enfants de sa Divine concubine il donna
l’Orient, au plus vieux l’Arménie, la Médie et la Parthie, à sa sœur la
Cyrénaïque, et au plus jeune, encore bébé, la Syrie, la Cilicie et la
Suzeraineté sur tous les Royaumes-Clients de Rome. Quand il apprit que
Césarion, le fils de Jules César et de Cléopâtre, avait été fait co-Régent
d’Égypte, Octave entra dans une vive colère contre Antoine à qui il écrivit
de violents reproches.
Antiochus, dans la chapelle de son Palais d’Arsamée, semblait soliloquer.
Mais il s’adressait à Médonje qui accompagnait Agrippa en Illyrie, pour y
pacifier des tribus montagnardes et sévir contre quelques pirates, mais
surtout pour exercer leurs légions, en prévision d’un affrontement
inéluctable avec les armées d’Antoine.
-Je crains qu’Antoine n’ait commis sa dernière gaffe. Notre préférence
s’impose d’elle-même, entre Antoine, un irresponsable soudard guerrier, et
Octave, un Philosophe adhérant à nos principes et que vous avez choisi pour
ses gènes semblables aux miens, qui détermine cette aversion envers le sang
répandu qui le rend même incapable d’assister aux batailles sans défaillir et
s’évanouir.
L’Extraterrestre confirma :
-Oui, Majesté, un gène porteur d’espoir pour une humanité trop belliqueuse.
Médonje décrivit à son vieil ami le Saint-Père les ressources quasi-infinies
de l’Occident, les vastes forêts de chênes jamais encore exploitées, les mines
d’étain de la Mer du Nord, les pêches fantastiques qu’on y faisait, les
497
peuplades rousses ou blondes aux mœurs étranges et leurs animaux non
moins étranges.
-Le Proconsul Ventidius est revenu d’Hyperborée, après un périple de trois
ans dans ces mers brumeuses et glacées, avec dans ses cales une fortune
d’ambre fossile. Devons-nous le renvoyer encore naviguer entre les blocs de
glaces flottantes ou jugez-vous sa punition suffisante, Divin Saint-Père ?
Regardant le Supplicié en croix accroché derrière l’autel, le Patriarche aux
cheveux blancs accorda son pardon à Ventidius :
-Il y a déjà trop de souffrances sur cette Terre!
Au début de l’hiver, alors qu’il ramenait à Alexandrie les marchandises de la
Mer Rouge, après qu’il eut chiffré leur prodigieuse valeur, qui permettrait au
Divin Couple de poursuivre son train de vie céleste, Cléopâtre confia à
Thrasyllus une charmante enfant de huit ans à la longue chevelure noire.
-La Princesse Iotape de Commagène, la fille de Pacorus et héritière de la
Médie Atropatène, et fiancée à notre fils aîné, Alexandre. Son aïeul, le Divin
Antiochus, nous l’a confiée, en demandant que vous, Thrasyllus, soyez le
tuteur et le précepteur de la Princesse Iotape jusqu’à son mariage. La
Princesse charma le cœur de Thrasyllus, par sa douceur et la beauté de son
âme d’enfant. Devant Myryis, la petite Princesse exécuta un salut
protocolaire impeccable, dans la gestuelle universelle que les Huulus avaient
enseignée jadis à son trisaïeul Mithridate Kallinikos. À partir de ce jour,
Thrasyllus servit de père attentif à Iotape qu’il confiait, lors de ses voyages
en Mer Rouge, à la sœur de la grand-mère de la Princesse, la Reine
d’Arménie qui partageait toujours volontairement la captivité dorée de son
époux, logé dans la villa voisine du Conseiller royal Thrasyllus
d’Alexandrie, leur protecteur.
498
Chapitre XLIII L’assèchement de la Mer Rouge (33 avant JC)
Marcus Titius aborda aux quais d’Ostie, le port de Rome, aux premiers jours
du printemps. Son oncle, Marc-Antoine l’avait chargé de contacter ses
partisans du Sénat et de réchauffer leur amitié en leur distribuant une partie
du trésor de guerre pris aux pirates de Sextus Pompée, que Titius avait
égorgé de sa propre main à Milet. Titius et Plancus, un Général de l’ÉtatMajor d’Antoine, devaient aussi confier aux Vestales, Prêtresses sacrées de
Rome, le testament du Triumvir de l’Orient par lequel il léguait son Empire
aux enfants qu’il avait eus de Cléopâtre. Enfin, les deux Légats devaient
rencontrer Octave pour renégocier avec lui un nouveau partage du Monde,
car le Triumvirat, maintenant réduit à deux Triumvirs, venait à échéance à la
fin de l’année en cours.
Les envoyés d’Antoine rencontrèrent le Maître de l’Occident dans
l’auditorium que Mécène venait de terminer et que Livie, l’épouse d’Octave,
avait fait décorer avec des motifs et des scènes s’inspirant de l’art élégant et
dépouillé des Atlantes. Octave, Consul pour la troisième fois, malgré son
jeune âge, ne se leva pas à l’arrivée des Ambassadeurs d’Antoine et leur
rendit leurs salutations du bout des lèvres.
-Un nouvel accord avec ce salaud, ce beau-frère qui méprise et humilie ma
propre sœur, la première Dame de Rome? Il ne reste plus rien de romain
chez Marc-Antoine, soumis à sa putain égyptienne. Il a eu l’outrecuidance
de reconnaître ce Césarion comme le fils véritable de mon Père adoptif, le
Divin César dont je porte l’auguste nom et qui m’avait désigné comme son
héritier. Il distribue Chypre, la Cyrénaïque et la Cilicie comme si ces
Provinces n’appartenaient pas à Rome. Pourquoi continuerais-je à
m’associer à un tel Inconscient?
À l’évocation de Césarion, les deux émissaires se regardèrent furtivement,
sans mot dire. Mais le Conseiller d’Octave, le Sénateur Athénodore avait
capté leurs pensées coupables et avait demandé la parole :
-Vous avez remis le testament scellé d’Antoine aux Vestales, hier? Et il y
lègue l’Égypte à Césarion? Et vous avez deux vaisseaux à double-fond
amarrés à Ostie, avec suffisamment d’or pour tenter de corrompre des
Sénateurs et les opposer à Octave? Voulez-vous de cette délicieuse confiture
de fraises?
499
Les deux Ambassadeurs, blancs comme des draps et suant à grosses gouttes,
se mirent à trembler. Octave les calma :
-Je vous offre de passer à mon service, la vie sauve, le gouvernement d’une
province pour Plancus et un Consulat pour Titius. Contre votre serment de
fidélité à ma personne. Et la promesse solennelle de ne jamais mentionner
l’existence ni les talents de mon Astrologue Athénodore, qui peut lire en
vous comme dans un livre ouvert. Acceptez ma main tendue ou soyez
exécutés sur-le-champ pour sédition.
Puis Octave se rendit au Temple des Vestales, le dépôt le plus sacré de
Rome. Il écarta avec douceur les objections des Prêtresses et se fit remettre
le testament dont il prit connaissance. Non seulement Antoine reconnaissaitil Césarion comme l’héritier de César, donnait les propriétés de Rome aux
enfants de Cléopâtre, mais mentionnait aussi vouloir être enterré aux côtés
de l’Égyptienne au Nympheum, afin d’y être adoré pour l’éternité parmi les
Dieux. Médonje obtint d’Octave qu’il ne mentionne pas le Nympheum, ni la
Commagène d’Antiochus, mais qu’il désigne plutôt Alexandrie comme le
lieu choisi par Antoine pour s’y faire inhumer.
-Nous devons protéger notre Église, mon fils.
Pour la réorganiser, Mécène parcourait l’Afrique, maintenant administrée
par Octave depuis la condamnation de Lépide à l’exil. Et dans les pas de
Mécène, suivaient les Acolytes, formés au Nympheum et au Vatican, des
scribes, architectes, argentiers habitués à gérer les finances des plus
prospères Monarchies d’Asie, les ressources de la Fédération de
Commagène et l’Empire du Pont-Euxin. Pierre, l’Évêque de Rome
partageait le grand vaisseau de Mécène. Il découpait la Libye54 en diocèses
et déposait dans les principales villes portuaires des Missionnaires et des
agents commerciaux, pour évaluer les populations, les ressources et les
besoins, et établir des cartes pouvant servir d’itinéraires.
Agrippa avait formulé sa volonté de constituer une carte détaillée de tout le
Monde connu, s’inspirant de la carte de l’Asie que les Huulus avait dessinée
dans la mosaïque de leur Chancellerie de Charmodara. L’Amiral désirait
passer à la postérité en tant que Géographe, et non pas pour ses victoires
militaires. Agrippa avait déjà refusé un Triomphe pour consacrer l’argent
54
Ancien nom que portait l’Afrique.
500
ainsi épargné à la construction de bains publics qu’il offrait à ses
Concitoyens. Quand il n’était pas à entraîner ses légions, Agrippa se
penchait sur les plans et les maquettes des espaces publics de Rome qu’il
remodelait en parcs ornés de statues, déambulatoires de marbre, Temples,
gymnases, thermes, aqueducs, et même une nouvelle Bibliothèque. Il
employait pour ces travaux titanesques une partie de ses légions, afin
d’améliorer le réseau routier qui menait à Rome et qui sillonnait l’Empire
jusqu’aux colonnes d’Hercule.
Octave s’attristait à la pensée qu’il devrait affronter Marc-Antoine et aux
souffrances que provoquerait cette guerre fratricide. Il résolut de ne pas
déclencher le premier les hostilités mais, devant l’inéluctable conflit qui se
dessinait, de ne pas démobiliser ses soldats et de les utiliser entre-temps aux
travaux publics. Quand il séjournait à Rome, auprès de son épouse adorée,
l’exquise Livie, dans sa villa du Palatin, Octave se rendait visiter Mécène
dans son Palais voisin, où habitait aussi Médonje, devenu Athénodore de
Tarse. Le vieux Précepteur du Jeune César paraissait maintenant l’âge
canonique qu’il avait depuis longtemps dépassé, grâce à la Science des
Huulus. Mais plusieurs de ses implants cybernétiques avaient cessé de
fonctionner, faute d’énergie ou ayant épuisé leurs réserves.
L’Extraterrestre, dorloté par une kyrielle de serviteurs et d’Acolytes
attentifs, dans le Palais doré de Mécène, montrait un grand plaisir à échanger
avec son illustre élève qui se disait :
-Toujours soucieux d’améliorer le sort des Peuples de l’Empire, de donner
un sens à la République et à notre Civilisation et de rehausser l’Éthique de
mes Semblables pour améliorer la condition humaine.
Octave poursuivait, avec un clin d’œil complice à son vénérable professeur :
-Et bien entendu, pour cela il faut l’ordre social, des ressources, des
hommes, de l’or et de l’argent. J’ai tout, sauf assez d’or et d’argent. Divin
Athénodore possédez-vous l’art du Roi Midas de tout transformer en or? Je
vous l’achète, dites-moi votre prix!
Octave paraissait d’humeur rieuse, il venait de lire le testament de MarcAntoine devant le Sénat et le Peuple assemblés. Le futur Consul Marcus
Titius et Plancus y avaient paru, attestant de l’authenticité du document qui
portait leurs signatures comme témoins lors de sa rédaction. Antoine avait
501
été conspué par la foule et les quelques partisans de Marc-Antoine avaient
dû se retirer sous les quolibets et les menaces de la Plèbe et même des
Aristocrates du Sénat qui brandissaient furieusement le poing en leur
direction.
Médonje rappela au jeune Maître de l’Occident la création depuis deux ans
de plus de mille nouveaux Comptoirs, Colonies, établissements,
exploitations minières ou garnisons.
-La production ne fait que débuter, les champs défrichés à porter fruits. On
commence l’exploitation de nouvelles mines d’or et d’argent, en Gaule et en
Espagne. Et puis nous pourrions monnayer plus de cuivre, de bronze et de
laiton, pour satisfaire aux marchés locaux. Mais, fondamentalement,
l’entretien de cent légions pèse lourd dans l’Économie de l’Occident, cher
Antiochus.
Médonje, s’était arrêté, conscient de son lapsus. Octave s’en montra flatté :
-Me confondre avec le Basileus Antiochus, et surtout venant de votre part,
constitue le plus beau compliment à mes oreilles, Divin Athénodore. Vous
savez fort bien que le Philosophe Antiochus me servit de modèle et que ses
écrits occupent ma table de chevet. Quant à démobiliser, ne serait-ce qu’une
seule de mes légions, je ne peux y consentir. Vous connaissez l’immense
armée qu’Antoine pourrait constituer en Asie et aussi son amour indécent
pour la bataille et la vue du sang.
À l’évocation du champ de bataille, la voix d’Octave lui manqua. Médonje
mis sa main sur l’épaule de son talentueux disciple :
-Mon fils, saches que Marc-Antoine risque fort de recruter des Asiatiques
qui se retourneront contre lui à notre signal. L’Asie aussi souffre des
frasques et du train de vie démesuré de mes Divines Créatures qui dilapident
les fortunes que leur remettent Thrasyllus et Polémon, leurs parts sur les
Épices et la Soie. Je comprends et je soutiens ta position, mon fils, mais ni le
Basileus Antiochus, ni son fils le Polémarque, ne pourront se soustraire à
l’appel aux armes de Marc-Antoine pour vous combattre. Toutefois, je vous
assure qu’au moment de la bataille, l’Asie se retournera contre ton beaufrère ennemi.
502
Après avoir reçu de son Collègue Octave des lettres d’invectives, Antoine se
décida à prendre les armes contre le Maître de l’Occident. Il convoqua tous
ses Vassaux et ses Alliés, leur ordonnant de se présenter à Éphèse avec leurs
troupes, pour se joindre à ses légions et se rendre envahir l’Italie.
-Mon armée dépassera le million d’hommes et je vous laisserai piller Rome
et ses trésors.
Antoine passa le printemps et une partie de l’été à la Cour de sa fille, la
Reine de Commagène, à conférer avec son gendre Pythodoris et le père de
celui-ci, le Polémarque Mithridate. Ceux-ci, affables et coopératifs, avaient
promis d’importants contingents asiatiques provenant de la trentaine de
Royaumes dont ils étaient les Suzerains, et aussi de l’or et de l’argent, du blé
et de l’orge, de nouveaux navires et des armes d’acier.
Avant de se rendre lui-même à Éphèse, pour y prendre le commandement
des hordes guerrières, Marc-Antoine fit un pèlerinage au Nympheum, où
trônait son effigie dorée offerte à l’adoration des Fidèles. Le Saint-Père,
Antiochus, lui montra son sarcophage presque terminé et qui portait les
emblèmes du Triumvir, un lion tenant un sabre recourbé sur fonds d’étoiles à
huit branches. Une des parois de ce chef-d’œuvre de marbre enjolivé de
dorures et incrusté de gemmes, représentait Antoine se faisant adorer au
sommet du Nympheum, en compagnie de César et de Cléopâtre. Un bestiaire
extraordinaire surgissait de la pierre taillée : Cyclopes, Myrmidons, dragons,
Dieux et Déesses s’enlaçaient en des scènes ou se mêlaient mythologie et
réalité. Un autre panneau de marbre montrait Antoine au cœur d’une bataille
rangée, écrasant ses ennemis, protégé par des Anges survolant le destrier du
Divin Dionysos réincarné.
Marc-Antoine s’agenouilla devant Antiochus, lui demandant de bénir son
entreprise visant à briser l’orgueilleux Octave, dernier obstacle à la création
d’un Empire universel sur lequel règneraient les descendants d’Antoine et de
Cléopâtre, et, par alliances, ceux d’Antiochus. Le Saint-Père, affaibli,
demeura assis tout au long de l’audience. Cependant, d’une voix
étonnamment forte, qui se répercuta sur les parois de la Basilique creusée
dans la montagne, il prédit :
-La Divinité accordera la victoire à mes troupes et l’offrira au plus méritant
des hommes.
503
Antoine dut se contenter de cette prophétie sibylline et, dans le carrosse le
menant à Éphèse, regarda s’éloigner, songeur, le Nympheum resplendissant
sous les rayons du Soleil frappant les colonnes et le revêtement d’or pur.
Polémon prévint Thrasyllus :
-Le Roi des Rois, l’indigne Phraatès, a constitué des équipes de sbires qu’il a
chargées de retrouver et d’assassiner la Princesse Iotape, votre petite
protégée, la seule descendante de Pacorus et héritière de la Médie, un
Royaume qui résiste toujours à sa domination.
Thrasyllus choisit de se faire accompagner en Mer Rouge par la jeune
Princesse, la soustrayant ainsi aux lames des spadassins. Ils se rendirent
ensemble sur l’Île de Socotra où convergeaient toutes leurs flottes de la
grande Mer du Sud avant de pénétrer en Mer Rouge. Thrasyllus confia
l’enfant au Gouverneur de leur garnison, l’Évêque Niger, un grand Éthiopien
qui avait bien connu et aimé Pacorus, le père de la jeune Princesse.
Thrasyllus avait précisé à son Initié à la peau d’ébène :
-Je mets les plus grands espoirs en cet enfant, instruisez-la, ne lui cachez
aucun de nos secrets, montrez-lui toutes nos cartes, faites-lui rencontrer nos
Capitaines et nos équipages, qu’elle récolte l’encens, la myrrhe et le cinabre
aux côtés de nos Acolytes. Iotape possède en elle l’intelligence et l’esprit du
Divin Antiochus et du Divin Mithridate Kallinikos. Et un jour peut-être tous
ces navires lui appartiendront.
À la fin de l’automne, les Huulus déclenchèrent les hostilités dans cette
guerre entre Orient et Occident. D’Éphèse, Théla rapportait des
concentrations de troupes venues de toute l’Asie :
-En plus de ses légions, Antoine a recruté des Juifs, des Arabes, des
Arméniens, des Ciliciens, des Syriens, et des Cappadociens. La Commagène
a fourni d’importants effectifs, d’Assyrie, de Mésopotamie, de Galatie, de
Corduëne, de Sophène et même de Médie, toujours gouvernée par la veuve
de Pacorus et qui avait fiancé sa fille, Iotape, avec l’aîné des fils d’Antoine
et de Cléopâtre. Le printemps prochain, Antoine, qui évite toujours ma
présence, disposera de cinq cent vaisseaux de guerre, trois cent cargos, plus
de cent mille légionnaires et de vingt-cinq mille cavaliers. En tout, avec les
équipages et leurs intendances, plus d’un demi million d’hommes qui se
dirigeront vers la Grèce, où s’y joindront à l’armée promise à Antoine par le
504
Polémarque Mithridate, des contingents des Peuples du Pont-Euxin, venus
de Pannonie, de Crimée, de Thrace, d’Ibérie, de Colchide, du Pont, de
Bithynie, et de Paphlagonie. Le Polémon attend aussi des contingents des
Sarmates, les Amazones, de même que des mercenaires Scythes et
Hyperboréens.
Théla enchaînait :
-Je crois que nous devons cesser d’engraisser la Cour d’Alexandrie et la
bourse de ce puéril Dionysos qui ne pense plus que par Cléopâtre, devenue
tellement imbue de sa propre personne qu’elle désire transformer le Culte
d’Antiochus en Culte de la Grande Isis, où elle règnerait sur les Dieux.
Médonje donna raison à sa collègue et demanda à Thrasyllus d’interrompre
tout le trafic de la Mer Rouge en prétextant une quarantaine imposée par une
épidémie meurtrière.
-Fais déposer toutes les cargaisons dans l’Île de Socotra et organises un
commerce entre l’Afrique et l’Inde. Quant au navire qui transportera la solde
de ses armées, il coulera devant les yeux d’Antoine et s’abîmera dans des
profondeurs inaccessibles aux hommes.
Fin novembre, Thrasyllus écrivait à Éphèse, où s’était transportée la Cour de
Cléopâtre, qu’une épidémie meurtrière ramenée des Indes, décimait leurs
équipages et la garnison de Socotra :
-J’ai dû ordonner l’arrêt de tout le trafic maritime, et même le vol de pigeons
voyageurs vers l’Égypte, pour préserver votre Royaume des ravages de la
Peste. J’ai moi-même subi une quarantaine, mais par précaution, je me tiens
encore isolé dans ma villa d’Alexandrie. Nos marchandises s’accumulent au
port de Socotra et nous seront livrées l’an prochain, où nous recevrons les
cargaisons de deux années d’opérations.
Thrasyllus terminait son message par un autre mensonge :
-J’ai aussi le regret de vous annoncer le décès de la jeune Princesse Iotape,
emportée par la peste, et qu’on a inhumée à Socotra.
505
506
Chapitre XLIV La mort du Messie (32 avant JC)
À la fin de l’hiver, Antiochus se trouva au plus mal. Prévenue par Marie,
Théla quitta Éphèse pour le Nympheum. Elle put gagner Arsamée sur la
rivière des Nymphes avant que les yeux du Saint-Père ne se voilent à jamais.
Pendant deux jours, par l’intermédiaire de Théla, les Cyborgs mêlèrent leurs
esprits à celui du meilleur des hommes, celui qu’ils considéraient comme
leur propre rejeton, et avec qui ils avaient parcouru ce Monde barbare mais
fascinant. Antiochus sentait sa fin prochaine et ses dernières pensées allaient
à l’Église, l’espoir de l’Humanité. Il désigna, pour diriger le Nympheum, un
des petits-fils d’Archélaüs de la lignée des Grands Prêtres de Comana.
-Et Marie me remplacera à la tête de l’Église Universelle.
Les dernières paroles d’Antiochus s’adressaient aux Cyborgs :
-Protégez Octave comme s’il s’agissait de mon héritier.
À Rome, Médonje pleurait à chaudes larmes, effondré sur sa table de travail.
Mécène et Octave, prévenus de l’état de leur Précepteur, se précipitèrent
auprès de lui. Comme ils montaient les marches du Palatin, ils entendirent
l’énorme cloche de bronze du Vatican sonner le glas, interminablement.
Médonje montrait un visage pitoyable, ravagé par la douleur :
-J’ai perdu mon enfant, le fils que j’ai élevé, le meilleur de moi-même. Ah
que la mort est injuste!
Il répéta à Octave les dernières paroles du grand Philosophe, les adjurant de
protéger Octave et de le considérer comme son successeur.
Octave, ébranlé de savoir, qu’en ses derniers instants, Antiochus avait
demandé aux Cyborgs de lui transférer leur fidélité, opina :
-Avec Antiochus est mort un Messie.
Médonje cessa ses sanglots et releva la tête :
-Octave, tu mérites vraiment le rang que tu occupes! Tu es GÉNIAL, mieux
tu es Divin! Tu viens de solutionner le grand dilemme que dut affronter
Antiochus et qu’il n’avait pu résoudre : la promesse de la venue d’un
507
Messie. Un acte de Foi difficile à faire partager. Mais, si ce Messie était déjà
passé parmi les hommes et que de Saintes Écritures l’attestaient, en
insufflant à vos Semblables les valeurs que nous prônons? L’acte de Foi en
un possible et aléatoire Rédempteur à venir se baserait plutôt sur des
témoignages du passage sur Terre d’un tel Émissaire de la Divin
Téléchargement