musulmans, et pas seulement des
fondamentalistes, qui veulent conserver le statut
personnel coranique parce qu'ils considèrent
qu'il les mène au salut. Cela me rappelle une
dame venue me demander conseil: «Mon mari
est parti en emmenant les enfants, que dois-je
faire?» Je lui avais répondu: «Madame, si vous
décidez de respecter la charia, vous devez laisser
vos enfants à leur père. Pour les récupérer, vous
devez dire à votre mari que vous voulez
appliquer la loi française.» Pour cette femme, il
s'agissait d'un dilemme existentiel.
Autre point noir: la politique. L'islam peut-il
réellement tolérer que la loi des hommes ne soit
pas celle de Dieu?
M. C.: L'islam, à ses débuts, a raté une occasion
en or de séparer le religieux du politique. Parce
qu'il était le Prophète, Mohammed faisait la
synthèse des deux sphères: c'était l'homme le
plus sage, l'organisateur de la Cité, le chef de
guerre, l'ami, le confident, etc. Ses successeurs
ont voulu cumuler les prérogatives de
Mohammed, être prophètes à la place du
Prophète. Aucun n'émergeant vraiment, la
théologie orthodoxe l'a emporté. Depuis cette
époque, l'islam n'a pas cessé de donner des gages
aux religieux, englobant et fusionnant tous les
niveaux, individuel, collectif, politique, spirituel,
eschatologique, etc. C'est à cet inceste collectif
qu'il faut s'attaquer.
J.-P. C.: Vous semblez oublier qu'en islam le
souverain, c'est le Coran. L'islam n'est pas une
théocratie, mais une logocratie. Il ne fait pas la
distinction entre le politique et le sacré, étant
donné que tout découle de ce petit livre
intangible. Les Ecritures chrétiennes, elles,
contiennent des versets qui séparent clairement
le temporel et le spirituel, tel le fameux «Rendez
à César ce qui est à César». Cela a permis
l'émergence d'Etats-nations qui ont lutté contre
la primauté du spirituel. En outre,
contrairement aux Occidentaux, qui partent de
leur histoire pour mieux se projeter dans
l'avenir, les musulmans jugent nécessaire de
revenir à la pureté des origines, celle de l'époque
de l'Etat-cité de Médine, fondé par Mohammed,
au début du VIIe siècle. De ce fait, ils sont
continuellement obligés de se transporter dans le
passé pour affronter l'avenir. Résultat: un très
fort torticolis!
M. C.: Plus qu'un torticolis, c'est une
malformation! Contrairement aux tenants d'un
islam archaïque, je soutiens que l'islam est en
train de s'émanciper de cette période
prophétique pour aborder sa phase historique.
Comment? En s'appuyant sur son héritage des
Lumières, justement. Car la religion
musulmane, elle aussi, a connu ses libres-
penseurs. A la fin du VIIIe siècle, les mutazilites,
des philosophes réformistes, ont osé faire la
distinction entre le Coran incréé - donc existant
de toute éternité et intangible - et le Coran créé,
c'est-à-dire le Coran apparu à un moment
historique précis, celui de la Révélation, qui
s'étend sur une vingtaine d'années, au début du
VIIe siècle. Conçu dans cette perspective, le
Coran reste la parole de Dieu «tombée» sur le
Prophète, qui la transmet à l'humanité, mais les
hommes jouent un rôle dans cette transmission,
leur éthique y est engagée. Ce qui laisse une
fenêtre à l'interprétation du texte. Au Xe siècle,
les auteurs des épîtres des Ikhwan as-Safa
(encyclopédie des frères de la pureté) ont tenté
d'insuffler un esprit cartésien dans l'islam, à la
manière de ce que nous avons connu plus tard
avec l'Encyclopédie des Lumières. Au XIXe, le
petit groupe des réformistes de la Nahda
(renaissance) a aussi voulu inséminer l'islam
avec des idées nouvelles venues d'Occident,
l'idée étant d'introduire la notion de progrès et
de rendre l'islam compatible avec l'évolution des
techniques et des savoirs.
Pourquoi ces initiatives n'ont-elles jamais
débouché sur une vraie réforme?
M. C.: Parce que ces réformistes ont voulu
emprunter à l'Occident des valeurs toutes faites. Si
nous voulons voir émerger une autre conception des
droits de l'homme et de la femme, il faut que la
maturation des idées se produise à l'intérieur de
l'islam. Voilà pourquoi une nouvelle interprétation
des textes, par les musulmans eux-mêmes, me
paraît indispensable afin d'affirmer qu'il est possible
de ne plus être totalement esclave de la charia. Pour
ce faire, nous devons organiser une conférence
mondiale avec des savants musulmans d'envergure -
c'est-à-dire écoutés et respectés par leur propre
communauté - capables de réinterpréter en
profondeur les textes controversés.
J.-P. C.: A l'heure actuelle, je ne vois pas quelle
institution serait suffisamment légitime pour mener
à bien ce projet. Les gouvernements des pays
musulmans ne sont pas prêts à accepter une autorité
religieuse indépendante et transnationale. La
preuve: parmi la quinzaine d'interprétations
proposées aujourd'hui «sur le marché», qui
permettent de ne pas appliquer la charia tout en
préservant la morale de l'islam - une sorte
d'ambiance musulmane - aucune ne fait l'unanimité,
que ce soit en Occident ou dans les pays
musulmans. M. C.: Je ne parle pas de tout
révolutionner, je propose une méthodologie. Dans
le village mondial de ce IIIe millénaire, on peut
semer des graines d'une efficacité redoutable.
L'image en est une, comme nous l'avons vu avec les
caricatures de Mohammed. Montrer sur les écrans
du monde entier des savants musulmans réunis pour
la première fois autour d'une table pour dégager un
consensus interprétatif peut avoir un énorme
impact. D'ores et déjà, on peut dire aux musulmans
vivant en Europe: votre foi est garantie, en
revanche, l'organisation juridique de la société
relève du droit que les citoyens d'un même pays ont
instauré, et non de la charia. C'est l'un des points de
la réforme, faire passer le politique avant le
religieux.
J.-P. C.: Vous faites de l'angélisme! On ne peut pas
distinguer, d'un côté, le dogme, la charia et, de
l'autre, la philosophie, l'attitude à l'égard des textes
sacrés.