Comment concilier islam et modernité ? « Islam » et « modernité

Comment concilier islam et modernité ?
« Islam » et « modernité » : ces deux concepts-clefs
demandent à être retravaillés pour sortir des
confusions courantes répandues par des usages
polémiques, idéologiques tendant à opposer deux
forces antagonistes hors de toute analyse historique,
sociologique, anthropologique, théologique et
philosophique. Il est nécessaire, en effet, de
mobiliser toutes ces disciplines pour expliciter les
enjeux de pensée, de culture, de civilisation,
généralement escamotés, même par de prétendus
experts de l’un ou l’autre de ces deux pôles de ce
que j’appellerai « l’histoire du temps présent ». Car
si les contentieux entre ce qu’on nomme
globalement « l’islam » et « l’Occident » se
trouvent déjà clairement exprimés dans le discours
coranique, c’est à partir de 1945 que des guerres
sévères et répétées ont alimenté les passions, les
haines irréductibles, les exclusions réciproques sur
la base de données théologiques islamiques, juives
et chrétiennes qui ont fonctionné depuis le Moyen
Age, comme des systèmes intellectuels,
« spirituels », moraux et juridiques d’exclusion
réciproque.
Ces systèmes construits par chaque communauté
pour revendiquer d’avoir été élu, par Dieu,
dépositaire exclusif de la Vérité révélée continuent
de fonctionner actuellement encore comme des
instances de légitimation des « guerres justes »
récurrentes depuis 1945 : guerre de libération
algérienne (1954-1962), guerre de Suez (1956),
guerre de six jours (1967), guerre de Kippour
(1973), guerre du Golfe (1991), guerre contre le
terrorisme... On notera que toutes ces guerres
engagent des protagonistes liés aux héritages
religieux, culturels, symboliques communs à
l’espace méditerranéen, qui se trouve divisé depuis
l’émergence de l’islam en rives « judéo-
chrétiennes », puis modernes laïques, et en rives
arabo-turco-irano musulmanes.
Les historiographies reflètent les processus de
construction de mémoires collectives retranchées
dans des citadelles « mytho-historiques ». Elles
s’alimentent toujours dans des thématiques
dialectiques consistant à faire valoir la nécessité de
défendre le Bien et le Vrai contre le Mal et
l’égarement. Le vocabulaire utilisé par l’Europe-
Occident « moderne » réactive des représentations
et des connotations médiévales, tout en se
réclamant avec force de la vulgate orthodoxe des
valeurs « occidentales » démocratiques, laïques,
humanistes, humanitaires...
Comment vivre avec l’islam ? Pour répondre à cette
question, il est indispensable de distinguer le
concept géopolitique, géo-économique et monétaire
d’Occident du concept géo-historique et géoculturel
d’Europe : le premier a commencé à s’affirmer
depuis 1945 sous le leadership de plus en plus
explicite des Etats-Unis, notamment dans ce que la
terminologie anglo-américaine appelle Middle
East ; le second reste solidaire du précédent, mais
avec l’islam des références historiques,
intellectuelles et culturelles communes remontant
au haut Moyen Age. On invoque souvent ces
références soit au niveau des relations bilatérales
entre Etats-nations, soit au niveau de l’Union
européenne avec le dialogue euro-méditerranéen
inauguré en 1995 à Barcelone. Il y a en outre des
relations anciennes de voisinage géographique entre
l’Europe méditerranéenne et le monde arabo-turc de
l’ancienne Mare Nostrum. Si l’on ajoute
l’importance du courant migratoire autour de la
Méditerranée, on mesurera mieux l’urgence
politique pour l’Union européenne de dépasser le
stade des échanges inégaux et aléatoires, sans cesse
renégociés avec des Etats peu soucieux de la
légitimité démocratique, pour construire une
histoire solidaire des peuples, fondée sur le respect
strict par tous les partenaires de ces « valeurs »
brandies comme l’enjeu suprême des guerres en
cours depuis 1945.
Une histoire solidaire des peuples
Cette solidarité dûment négociée et protégée par les
Etats et les peuples qu’ils représentent implique
l’inauguration d’une diplomatie préventive
consacrée, en dehors des moments de crise aiguë, à
la mise en place d’une politique commune de la
recherche en sciences de l’homme et de société.Elle
suppose la diffusion large des résultats de cette
recherche tant par les médias que par un tronc
commun du système éducatif pour l’enseignement
de disciplines-clefs capables d’apporter des
réponses fiables, scientifiquement élaborées, aux
problèmes qui ont divisé depuis des siècles des
consciences dites civiques, nationales ou religieuses
également conditionnées par des historiographies
partisanes, mytho-idéologiques et mobilisables à
tout moment contre l’ennemi construit de longue
date. Car c’est bien cela qui continue de se passer et
que l’on continue de travestir par des dialogues
inter-religieux, interculturels où l’on ressasse
depuis Vatican II et la prétendue décolonisation,
des appels moralisants à la tolérance, des
déclarations de respect pour les valeurs de l’autre...
J’ai assisté à grand nombre de colloques de ce type
où l’on a tenu des propos sur les religions qui
renseignent plus sur notre ignorance partagée
concernant chaque tradition religieuse et davantage
encore le fait religieux comme dimension
anthropologique de la condition humaine.
Seule une histoire solidaire des peuples ainsi
esquissée pourra amener la pensée islamique et les
musulmans à affronter, pour la première fois de leur
histoire, les défis les plus qualifiants de la
modernité et à bénéficier des apports universalistes
de la pensée scientifique et de l’interrogation
philosophique. Car la pensée islamique a
régulièrement rejeté jusqu’ici les conquêtes les plus
libératrices de la pensée critique moderne ; elle
s’est enfermée dans une clôture dogmatique avec
une posture agressive contre cet Occident
dominateur et sûr de lui tel qu’il s’est effectivement
donné à vivre, à percevoir et interpréter par tous les
peuples dont il continue de gonfler les imaginaires
de la résistance et de refouler dans des refuges ou
repaires identitaires.
Il est faux d’incriminer ces entités abstraites
appelées indifféremment le Coran ou « l’islam »
comme une idéologie de combat. Celle-ci
fonctionne en fait comme une réaction dialectique
aux pressions extérieures sur des sociétés privées,
depuis le XIXe siècle au moins, de produire leur
propre histoire par un travail de soi sur soi qui ne
soit pas interrompu, faussé, réorienté par des
volontés de puissances étrangères et ouvertement
conquérantes. Une dialectique de la domination, de
l’agression politique et culturelle et du contrôle
géopolitique d’un côté, de l’exaspération du
sentiment de faiblesse, d’humiliation, d’arriération,
d’oppression, d’échec de l’autre. On notera que
cette dialectique pourtant évidente n’est jamais lue
comme telle du côté occidental ; elle est inversée
même par des historiens très influents comme
Bernard Lewis (1), qui « explique » les attentats du
11 septembre 2001 par des ressorts, des facteurs,
des « choix » libres, tous internes à « l’islam » et
aux régimes arabes notamment.
S’il ne faut jamais omettre de désigner le jeu des
causes lointaines et des faits immédiats s’inscrivant
dans les structures propres aux sociétés travaillées
par le fait islamique, encore faut-il souligner les
effets multiplicateurs et les conditions aggravantes
des interventions ouvertes de l’Occident depuis la
date repère et symbolique de 1492 - la découverte
de l’Amérique et l’expulsion des musulmans et des
juifs d’Espagne.
Il y aurait beaucoup plus à dire sur tous ces
contentieux, ces malentendus, ces ignorances
cultivées dans les traditions historiographiques ; ces
guerres récurrentes où les positions de bourreau et
de victime s’inversent radicalement ; ces valeurs
invoquées pour réactiver des légitimités obsolètes,
alors qu’elles sont trahies ou frappées de dérision
par ceux-là mêmes qui les brandissent. Les excès de
la passion, de la rage meurtrière, des condamnations
réciproques, des rejets radicaux que nous observons
partout depuis le 11 septembre 2001 ne laissent
guère de place ou d’occasions aux voix et aux
témoignages capables d’ouvrir de nouveaux
horizons de pensée, de connaissance et d’action
historiques, pourtant à notre portée. Une pensée
critique qui dispose des outils conceptuels et des
postures de la raison nécessaires pour donner un
sens et assigner de nouvelles tâches à cette histoire
solidaire des peuples libérée des dualismes
manichéens et orientée vers le dépassement du Bien
et du Mal, du Vrai et du Faux, de l’Elu et du
Réprouvé, du Civilisé et du Barbare, des Lumières
et des Ténèbres...
Abdolkarim Sorouch, philosophe iranien
"Nous devons apporter une nouvelle
compréhension moderne de l'islam "
Propos recueillis par Mouna Naïm
Le Monde Mardi 5 août 97
Abdolkarim Sorouch, l'un des théoriciens de la
révolution islamique en Iran, devenu contestataire
vers la fin des années 80, est aujourd'hui considéré
comme un dissident par les autorités. Elles lui ont
récemment retiré son passeport.
"Quels sont les défis que l'islam doit relever à la fin
du vingtième siècle ?
- Le principal défi est le suivant : peut-on
réconcilier l'islam et la modernité. Nous faisons
face à ce problème depuis au moins cent ans. Nous
avons importé les idées occidentales sur la
modernité et, depuis, nous avons des problèmes,
parce que la vision du monde du point de vue
religieux est très différente de celle de la modernité.
Nous nous trouvons face à une nouvelle définition
de l'homme, de la politique, du gouvernement, à un
nouveau concept de la justice, des droits de
l'homme, etc. Et nous luttons pour les réinterpréter,
les domestiquer.
"Il y a deux écoles parmi les penseurs religieux
musulmans : ceux qui pensent que nous pouvons
réinterpréter les concepts et les idées modernes pour
les accommoder avec les traditions islamiques et
ceux qui affirment qu'il n'y a aucun espoir de
réconcilier les deux mondes. Si l'on entend par
modernité la technologie, alors oui, la réconciliation
est facile. Mais certains concepts modernes sont
irréconciliables avec l'islam.
- Quels sont ces concepts ?
- Je vais vous donner un exemple. Toutes les
religions sont basées sur l'idée d'obligation.
L'homme y est conçu comme une créature qui a des
devoirs envers son Créateur. La modernité, en
revanche, est fondée sur l'idée de droits. Il est très
difficile de réconcilier ces deux fondements. Je
crois que l'on peut parvenir à des compromis
lâches, mais il ne me semble pas aisé de les
réconcilier de manière ferme et solide.
- Les musulmans sont-ils donc condamnés à ne pas
voir les droits de l'homme respectés ?
- Ils ne sont pas condamnés, mais nous ne pouvons
pas avoir un système éclectique. Nous devons avoir
un système cohérent, construire notre propre
système sur des idées compatibles entre elles. La
modernité est une totalité et nous ne pouvons pas la
faire nôtre. L'islam est aussi une totalité qui
appartient au passé. Nous devons apporter une
nouvelle compréhension moderne de l'islam, et
construire un système pouvant inclure des parts de
modernité.
- Du point de vue musulman, les droits de l'homme
ne seraient donc pas universels ?
- Le caractère universel des droits de l'homme est la
découverte la plus précieuse des temps modernes.
Si je dois prendre un élément de la modernité, c'est
celui des droits de l'homme. Mais la modernité
oublie totalement Dieu et l'au-delà. C'est quelque
chose qu'en tant que pratiquants et penseurs
religieux, nous ne pouvons accepter. Le bonheur
dans l'au-delà est l'un des éléments les plus
importants de la vie d'un être humain. Le bonheur
qui n'amène pas l'idée de Dieu est un mirage.
L'éthique est l'un des éléments les plus importants
de la pensée religieuse. Or, dans la vie moderne,
l'éthique est réduite à l'utilité et il n'y est pas
question de la vie de l'âme. Tout ceci est
irréconciliable avec l'Islam.
- Cela a-t-il un caractère obligatoire ?
- Non. Une religion imposée n'est pas une religion.
On ne peut pas forcer les gens à penser comme soi-
même. Vous avez le droit d'être séculier, mais si
vous êtes religieux, vous êtes conscient de l'au-delà.
Et cette conscience doit se traduire dans votre
comportement.
- A votre avis, qu'est-ce qu'un gouvernement
islamique, une économie islamique ?
- L'économie islamique n'existe pas, comme il n'en
existe pas de chrétienne ou de juive. Nous avons
des valeurs que nous devons respecter. Elles
tiennent toutes dans l'idée de justice. Mais le
langage de la religion n'est pas un langage
technique, qu'il s'agisse du Coran ou de la tradition
du prophète. La mission du prophète était de nous
guider dans cette vie pour mériter l'au-delà.
"Un gouvernement islamique est un gouvernement
qui dirige des masses musulmanes. Dans une
société dont la majorité des gens sont des
musulmans, le gouvernement devient naturellement
musulman en ce sens qu'il observe les valeurs
islamiques. C'est tout. La nature d'un
gouvernement, ses fonctions, sont partout les
mêmes. Mais il y a des valeurs islamiques qu'un
gouvernement doit observer dans une société
musulmane. C'est en ce sens, c'est-à-dire de
manière accidentelle et non essentielle, qu'un
gouvernement est islamique.
- Peut-il pour autant intervenir dans la vie des
gens ?
- Absolument pas. Les droits de l'homme doivent
être respectés et je reproche parfois à notre
gouvernement de ne pas le faire.
- Le principe du "velayat e faquih" [l'autorité
religieuse a le dernier mot] est-il la marque
distinctive d'un gouvernement islamique ?
- Pas du tout. La théorie du "velayat e faquih" est
minoritaire parmi les fouqahas [docteurs de la loi
en Islam]. Elle est en vigueur en Iran et c'est la
théorie de l'imam Khomeiny. De nombreux autres
fouqahas, sunnites et chiites, ne partagent pas cet
avis. Rien qu'en chiisme, il existe onze théories
différentes. Près de 90 % des fouqahas chiites
pensent que ce principe n'est pas une partie
inévitable d'un gouvernement islamique.
- Peut-on tracer une ligne de démarcation claire
entre religion et politique ?
- Dans la terminologie moderne, la politique est la
théorie du pouvoir. Si donc, dans une société, la
religion est puissante, elle devient inévitablement
politique. Dans mon pays, la religion est politique
parce qu'elle est aujourd'hui puissante. Si elle
s'affaiblit beaucoup, elle ne sera plus politique.
Aussi, tout ce qui se dit à propos de la relation ou
de la séparation entre politique et religion revient à
se demander si la religion est puissante ou non. Le
prophète Mahomet a dû prendre des positions
politiques contre ses ennemis. C'est pourquoi notre
héritage est un islam politique. Ce n'est pas le cas
du christianisme. Ce n'est pas dans la nature d'une
religion d'être politique ou non. C'est un accident de
l'histoire. Le fondamentalisme n'est rien d'autre
qu'un islam qui veut se réaffirmer pour prouver son
existence. Evidemment, la fin ne justifie pas les
moyens.
- Est-il possible de réconcilier islam et démocratie ?
- C'est une nécessité de la vie moderne. Elle est
inévitable. Nous devons accepter dans notre société
des non-croyants. Ils doivent avoir leur mot à dire,
leur liberté, suivre leur propre mode de vie. Le
pluralisme est l'un des principaux fondements de
mes idées. Le concept de citoyenneté est très
important. Les gens ne sont plus des sujets du roi
ou des membres d'une communauté religieuse. Ils
sont citoyens et doivent être traités en égaux.
Certains ici ne connaissent pas le sens de ce mot."
L’islam est-il compatible à la modernité ?
Guerre sainte, femmes voilées, affaire des
caricatures, refus de la mixité... De plus en plus
d'Occidentaux doutent que l'islam puisse être
compatible avec nos valeurs démocratiques. Les
fondamentalistes, qui nient à la religion du
Prophète toute possibilité d'évoluer, auront-ils le
dernier mot? Malek Chebel refuse cette fatalité:
dans L'Islam et la Raison (Perrin), le
psychanalyste et anthropologue musulman
démontre comment l'islam a fait la preuve, par
le passé, de sa faculté d'épouser les idées de la
modernité. Fort de cet héritage, le dernier-né des
trois monothéismes peut et doit prendre la
réforme à bras-le-corps, sans faux-semblants,
souligne Malek Chebel. Mais ce cheminement
critique est-il envisageable? L'islam
«modernisé» est-il encore l'islam? C'est bien là
toute la difficulté, objecte Jean-Paul Charnay,
président du Centre de philosophie de la
stratégie à la Sorbonne. Islamologue de haut vol,
l'auteur de La Charia et l'Occident (L'Herne)
rappelle combien le droit coranique a façonné et
façonne encore les sociétés et l'imaginaire
musulmans. Rencontre cordiale entre deux
penseurs pour lesquels l'islam renvoie à deux
réalités fort différentes.
Pourquoi l'islam semble-t-il si difficilement
«soluble» dans la modernité démocratique?
Jean-Paul Charnay: Vous posez le problème du
point de vue occidental. La vraie question porte sur
la valeur que les musulmans accordent à leurs
dogmes. Pour une immense majorité d'entre eux, en
Europe et ailleurs, le Coran est la parole même de
Dieu, révélée aux hommes pour leur salut.
Contrairement à la Bible, qui a été écrite par des
hommes, le Coran est intouchable, inabrogeable, et
nul ne peut aller à son encontre. L'idée que l'on
pourrait réfuter ce dogme fondamental paraît
inconcevable à la plupart des musulmans, qui
enracinent leur foi dans la théologie classique, celle
qui s'est établie à partir du Coran, de la sunna (la
tradition) et du fiqh (la jurisprudence) après la
Révélation.
Malek Chebel: Je suis persuadé que l'islam peut
être compatible avec la modernité, s'il se déleste,
c'est vrai, des versets qui posent problème. A
commencer par ceux qui prônent les châtiments
corporels et ceux qui maintiennent les femmes dans
un statut d'infériorité. Selon la charia - le droit
coranique - la part d'une femme dans l'héritage est
inférieure à celle d'un homme. Ce n'est plus
tolérable aujourd'hui. Il faut aussi que les
musulmans renoncent à la polygamie (ce qui est le
vœu du Coran, sourate «Les Femmes», verset 3) et
proclament très clairement que la guerre sainte, le
djihad, menée au nom de Dieu, n'est plus une
obligation en islam, en affirmant que ni les juifs ni
les chrétiens ne sont des ennemis. Cette question-là
est importante parce qu'elle renvoie aux musulmans
la perception que l'on peut vénérer Dieu de
multiples façons.
J.-P. C.: Vous proposez un islam à la carte. Mais
est-ce toujours de l'islam? Les versets juridiques
dont nous parlons ne représentent, certes, que 3%
du Coran, mais ils constituent une épine dorsale
éthique. La charia décrit la cellule familiale, son
patrimoine, tout comme la morale sociale et la
répartition des droits et des devoirs entre individus.
Elle propose une «islamitude» qui ne coïncide pas
avec ce que nous appelons la modernité. En
remettant en cause cette structure juridique, on
affaiblit l'islam dans ce qu'il a de spécifique, sur les
plans juridique, philosophique et spirituel.
M. C.: Je ne suis pas d'accord. D'abord, je ne veux
pas d'un «islam à la carte», mais d'un islam capable
de privilégier ses côtés lumineux plutôt que ses
autres aspects. D'autant que cette religion n'a pas
toujours été pétrie des archaïsmes que nous
déplorons aujourd'hui. Ce sont les théologiens
orthodoxes, auxquels les femmes doivent la chape
de plomb qui pèse sur elles, qui ont figé la pensée
musulmane au IXe siècle, en codifiant la charia et
en stoppant tout effort de renouvellement.
J.-P. C.: Vous oubliez que la charia a aussi
constitué la matrice identitaire sur laquelle les
populations musulmanes se sont appuyées au cours
des périodes d'invasion coloniale. Dans l'Algérie
française, les musulmans devenus citoyens français
avaient conservé leur statut personnel - familial,
successoral - tel qu'il est précisé dans la charia.
M. C.: Je prétends néanmoins que cette ligne
ultraorthodoxe n'est plus majoritaire aujourd'hui.
Regardez le Canada: tout récemment, des
extrémistes ont voulu imposer la charia comme
modèle sociétal. La plupart des musulmans du pays
l'ont refusée. L'Algérie a repoussé le radicalisme
religieux, etc.
Dans le même temps, pourtant, les sociétés
arabes se réislamisent. Comment expliquez-vous
cette contradiction?
M. C.: Les jeunes, là-bas, sont sur une même
longueur d'onde: la réforme. Seulement, les
gouvernants ne les laissent pas s'exprimer et font de
la manipulation. Prenez la question du voile: avant
la révolution iranienne de 1979, personne n'en
parlait. A partir de 2001, la question est devenue
une affaire d'Etat! Les régimes politiques
musulmans, véreux pour la plupart, sont complices
des fondamentalistes. Ils savent bien que le moindre
souffle démocratique les balaierait. Dans l'affaire
des caricatures de Mohammed, les pays où
l'agitation a été la plus forte, Syrie, Palestine, Iran,
Pakistan, sont aussi ceux où les potentats ont le plus
besoin de manipuler l'émotion populaire pour rester
en place. En Europe même, un «islam
sociologique» est en train de naître. Combien de
personnes fréquentent vraiment la mosquée, font le
ramadan, prient chaque jour? Entre 10% et 20%. Et
le qu'en-dira-t-on joue plus que la conviction pour
la moitié des musulmans qui jeûnent.
J.-P. C.: Mais que reste-t-il d'une religion
lorsqu'on la réduit à une suite de festivités et à
une sorte de morale générale dans laquelle nous
pouvons tous communier? Il va y avoir une
évaporation de l'islam aussi forte que le fut celle
du christianisme. Je me souviens d'une phrase
de François Mauriac dans son Bloc-notes, un 24
décembre: «Ce soir, l'Occident s'empiffre.» Ne
serait-ce qu'en Europe, il y a encore des
musulmans, et pas seulement des
fondamentalistes, qui veulent conserver le statut
personnel coranique parce qu'ils considèrent
qu'il les mène au salut. Cela me rappelle une
dame venue me demander conseil: «Mon mari
est parti en emmenant les enfants, que dois-je
faire?» Je lui avais répondu: «Madame, si vous
décidez de respecter la charia, vous devez laisser
vos enfants à leur père. Pour les récupérer, vous
devez dire à votre mari que vous voulez
appliquer la loi française.» Pour cette femme, il
s'agissait d'un dilemme existentiel.
Autre point noir: la politique. L'islam peut-il
réellement tolérer que la loi des hommes ne soit
pas celle de Dieu?
M. C.: L'islam, à ses débuts, a raté une occasion
en or de séparer le religieux du politique. Parce
qu'il était le Prophète, Mohammed faisait la
synthèse des deux sphères: c'était l'homme le
plus sage, l'organisateur de la Cité, le chef de
guerre, l'ami, le confident, etc. Ses successeurs
ont voulu cumuler les prérogatives de
Mohammed, être prophètes à la place du
Prophète. Aucun n'émergeant vraiment, la
théologie orthodoxe l'a emporté. Depuis cette
époque, l'islam n'a pas cessé de donner des gages
aux religieux, englobant et fusionnant tous les
niveaux, individuel, collectif, politique, spirituel,
eschatologique, etc. C'est à cet inceste collectif
qu'il faut s'attaquer.
J.-P. C.: Vous semblez oublier qu'en islam le
souverain, c'est le Coran. L'islam n'est pas une
théocratie, mais une logocratie. Il ne fait pas la
distinction entre le politique et le sacré, étant
donné que tout découle de ce petit livre
intangible. Les Ecritures chrétiennes, elles,
contiennent des versets qui séparent clairement
le temporel et le spirituel, tel le fameux «Rendez
à César ce qui est à César». Cela a permis
l'émergence d'Etats-nations qui ont lutté contre
la primauté du spirituel. En outre,
contrairement aux Occidentaux, qui partent de
leur histoire pour mieux se projeter dans
l'avenir, les musulmans jugent nécessaire de
revenir à la pureté des origines, celle de l'époque
de l'Etat-cité de Médine, fondé par Mohammed,
au début du VIIe siècle. De ce fait, ils sont
continuellement obligés de se transporter dans le
passé pour affronter l'avenir. Résultat: un très
fort torticolis!
M. C.: Plus qu'un torticolis, c'est une
malformation! Contrairement aux tenants d'un
islam archaïque, je soutiens que l'islam est en
train de s'émanciper de cette période
prophétique pour aborder sa phase historique.
Comment? En s'appuyant sur son héritage des
Lumières, justement. Car la religion
musulmane, elle aussi, a connu ses libres-
penseurs. A la fin du VIIIe siècle, les mutazilites,
des philosophes réformistes, ont osé faire la
distinction entre le Coran incréé - donc existant
de toute éternité et intangible - et le Coran créé,
c'est-à-dire le Coran apparu à un moment
historique précis, celui de la Révélation, qui
s'étend sur une vingtaine d'années, au début du
VIIe siècle. Conçu dans cette perspective, le
Coran reste la parole de Dieu «tombée» sur le
Prophète, qui la transmet à l'humanité, mais les
hommes jouent un rôle dans cette transmission,
leur éthique y est engagée. Ce qui laisse une
fenêtre à l'interprétation du texte. Au Xe siècle,
les auteurs des épîtres des Ikhwan as-Safa
(encyclopédie des frères de la pureté) ont tenté
d'insuffler un esprit cartésien dans l'islam, à la
manière de ce que nous avons connu plus tard
avec l'Encyclopédie des Lumières. Au XIXe, le
petit groupe des réformistes de la Nahda
(renaissance) a aussi voulu inséminer l'islam
avec des idées nouvelles venues d'Occident,
l'idée étant d'introduire la notion de progrès et
de rendre l'islam compatible avec l'évolution des
techniques et des savoirs.
Pourquoi ces initiatives n'ont-elles jamais
débouché sur une vraie réforme?
M. C.: Parce que ces réformistes ont voulu
emprunter à l'Occident des valeurs toutes faites. Si
nous voulons voir émerger une autre conception des
droits de l'homme et de la femme, il faut que la
maturation des idées se produise à l'intérieur de
l'islam. Voilà pourquoi une nouvelle interprétation
des textes, par les musulmans eux-mêmes, me
paraît indispensable afin d'affirmer qu'il est possible
de ne plus être totalement esclave de la charia. Pour
ce faire, nous devons organiser une conférence
mondiale avec des savants musulmans d'envergure -
c'est-à-dire écoutés et respectés par leur propre
communauté - capables de réinterpréter en
profondeur les textes controversés.
J.-P. C.: A l'heure actuelle, je ne vois pas quelle
institution serait suffisamment légitime pour mener
à bien ce projet. Les gouvernements des pays
musulmans ne sont pas prêts à accepter une autorité
religieuse indépendante et transnationale. La
preuve: parmi la quinzaine d'interprétations
proposées aujourd'hui «sur le marché», qui
permettent de ne pas appliquer la charia tout en
préservant la morale de l'islam - une sorte
d'ambiance musulmane - aucune ne fait l'unanimité,
que ce soit en Occident ou dans les pays
musulmans. M. C.: Je ne parle pas de tout
révolutionner, je propose une méthodologie. Dans
le village mondial de ce IIIe millénaire, on peut
semer des graines d'une efficacité redoutable.
L'image en est une, comme nous l'avons vu avec les
caricatures de Mohammed. Montrer sur les écrans
du monde entier des savants musulmans réunis pour
la première fois autour d'une table pour dégager un
consensus interprétatif peut avoir un énorme
impact. D'ores et déjà, on peut dire aux musulmans
vivant en Europe: votre foi est garantie, en
revanche, l'organisation juridique de la société
relève du droit que les citoyens d'un même pays ont
instauré, et non de la charia. C'est l'un des points de
la réforme, faire passer le politique avant le
religieux.
J.-P. C.: Vous faites de l'angélisme! On ne peut pas
distinguer, d'un côté, le dogme, la charia et, de
l'autre, la philosophie, l'attitude à l'égard des textes
sacrés.
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