répondu: "Dieu sera juge entre nous le jour de la rétribution. " Ces musulmans ignorent-ils que l'islam, qui a traduit et
étudié les philosophies les plus athéistes et argumenté face aux idéologies les plus redoutables, destructrices et semeuses
de doutes, ne saurait trembler aujourd'hui devant un dessin caricatural et de mauvais goût ? Pourtant, une religion sûre
d'elle-même, convaincue de sa solidité, ne peut fuir les critiques et les mises en cause. Alors, comment veulent-ils que les
bases de l'islam vacillent aujourd'hui devant une futile provocation? » (8) Hier, lorsque la pensée socialiste était caricaturée
par l’image du communiste avec un couteau entre les dents, n’invitions nous pas tout un chacun à laisser la peur du rouge
aux bêtes à cornes ?
« Et que faire des caricatures ? conclut Mohamed Kacimi. Mieux vaut en rire comme le dit le Coran VIII, 30 : “Ils (les
incroyants) se moquent mais en matière de moquerie, Dieu est insurpassable” ». (9)
Dans la tradition coranique, « Dieu a 99 noms, cent moins un. Quiconque les énumère entrera dans le Paradis ; Il est le
singulier (witr) qui aime qu’on énumère Ses noms un à un » (Boukhâri, tome 8, B.12, R.12) Il est par exemple, le tout
miséricordieux, celui qui magnifie, le novateur, celui qui ouvre. (10)
Dès lors que « l’intégrisme commence quand l’homme perd le sens de l’humour »(11), Dieu pourrait être aussi le grand
humoriste.
L’incompréhension d’un tel Islam met à jour pour Soheib Bencheikh, une « autre ignorance (…) plus grave encore. Ces
musulmans ignorent-ils que la liberté d'expression la plus totale est un édifice commun à toutes les pensées, construit pour
toutes les convictions, même les plus contradictoires et inassimilables? Tout un chacun a droit de cité, qu'il soit beau ou
laid, fou ou sage, provocant ou responsable. Faut-il rappeler que c'est grâce à cette même liberté d'expression que l'islam
lui-même peut élever la voix à tout moment dans les pays démocratiques. ? Qui empêche un musulman, en France ou
ailleurs en Europe, de proposer ses valeurs? Qui entrave un croyant qui veut publier ses convictions? N'est-il pas permis à
tous les citoyens, y compris les musu1mans, de critiquer tout projet ou de promouvoir toute action? Au moment où l'islam
n'a pas bonne presse en Occident, c'est grâce à cette même liberté d'expression que nous, musulmans, pouvons nous
défendre pleinement. » (12)
Pour peu que nous inscrivions l’Islam dans des espaces-temps distincts, l’argumentaire de S. Bencheikh s’oppose point par
point à celui de H. Tincq. En premier lieu, il y a un Islam européen, qui comme véritable spiritualité dispose d’une force
interne le rendant totalement imperméable à toute caricature invariablement dérisoire . En second lieu, cet Islam a besoin de
la plus grande liberté d’expression pour pouvoir continuer de se développer, s’enrichir, mais aussi pour être en mesure de
se défendre lorsqu’il est stigmatisé. En cette dernière occasion, cet Islam européen pourrait, avec d’autres, sauver cette
liberté d’expression quand l’“opinion” n’est plus qu’invective, quand cette liberté selon des mots prêtés à Bertolt Brecht, se
dissout d’elle même dès qu’elle sombre dans la haine raciale.
De la sorte, la double incompréhension n’est plus seulement celle de quelques musulmans : dans notre seul espace-temps,
elle est bien plus large. Sa mise à jour conduit tout aussi bien à récuser avec force, ici, ces appels un peu nauséabonds, à
protéger, encourager, aider les porteurs d’un Islam modéré, et là, la possibilité de caricaturer les tenants d’un Islam
européen, en «supplétifs (…) dans un avatar pasteurisé, clean de Radio Mille Collines». (13)
Quid dès lors d’une limitation responsable de la liberté d’expression, d’une autocensure, d’une limitation non pas relative à
une question religieuse in abstracto mais qui viendrait s’inscrire - en se surajoutant - dans un procès récent de limitations
successives de la liberté d’expression ? (14)
De cet Islam européen en devenir autonome, de cet Islam théologique inscrit dans un espace distinct de ceux où prévalent
soit les valeurs théocratiques réactionnaires du wahhabisme, soit celles récentes des divers islamismes, de cet Islam
singulier ne se déduit pas pour autant, une communauté musulmane d’Europe ou de France.
« Le terme de communauté désigne un groupe d'individus vivant, de façon plus ou moins ouverte ou fermée, à part du reste
de la société (distance spatiale), et à part également du mode de vie de cette société (distance culturelle). Vis-à-vis de cette
définition, il est déjà clair que les musulmans européens constituent tout au plus une communauté idéale, et non réelle :
même s’ils ont des références culturelles communes, et même s'ils se rassemblent en certaines occasions, ils ne vivent pas
en vase clos et n'ont pas des moeurs fondamentalement distinctes des autres Européens. Contrairement à la représentation
dominante, y compris chez les politiques, le musulman n'habite pas toujours en banlieue ou dans le Londonistan, et même
s’il y habite, son “occidentalité” l'emporte largement sur son “islamité”. » (15)
Pour Abdennour Bidar, philosophe, il n’y a pas d’un point de vue strictement sociologique, de communauté musulmane en
Europe ou en France. Tous les musulmans européens n’habitent pas en banlieue, et tous les musulmans européens n’ont pas
un même rapport à l’Islam. Peut-être sont-ils européens précisément en ce que leur rapport à l’Islam est dans ses grandes
lignes et très majoritairement, similaire à celui des catholiques, des protestants ou des juifs à leurs traditions religieuses.
« Rien, aujourd'hui en Europe, ne ressemble moins à un musulman qu'un autre musulman : certains se vivent comme
musulmans à partir de la religion, vécue d’ailleurs soit comme simple croyance ou espérance, soit activement comme
pratique, plus ou moins régulière elle-même selon les cas individuels, mais d'autres, très nombreux, se sentent musulmans
par héritage culturel au sens le plus large et non plus du tout religieux. Ceux-là tiennent à l’islam, non pas par la foi et la
prière, mais aussi bien par une éthique (valeurs traditionnelles de la convivialité, de la famille) que par des coutumes
(alimentaires, festives), ou même encore par un certain mode de participation original à la culture de consommation
occidentale (choix de produits au label "islamique", viande halal, Mecca Cola, etc.). Il n'y a plus ici de musulman type ;
nous sommes tous devenus des musulmans atypiques.» (16)