Jean* Mathys : de Westmount à Saint-Benoît-du-Lac Jean Mathys naquit à Montréal le 20 mars 1908, le troisième d’une famille de cinq enfants. Son père, François-Benoît Mathys, était originaire de Bruxelles. (*C'est au moment de sa profession religieuse qu'il prend le nom de Jean-Anselme.) Après avoir fait des études en génie civil et en droit, il vint s’établir à Montréal à l’âge de vingt et un ans. Il se spécialisa d’abord dans le commerce du drap tout en travaillant au développement des relations commerciales entre son pays d’origine et le Canada. Pendant une dizaine d’années il exerça la fonction de vice-consul de Belgique à Montréal. S’étant adapté rapidement à sa nouvelle patrie, il prit une part active à divers organismes politiques, sociaux, scolaires et religieux. Il avait épousé en 1898 Honorine Leman qui appartenait par sa famille à l’élite de la bourgeoisie de Montréal. Son père était un médecin bien connu, et elle comptait dans sa parenté des hommes qui s’étaient fait un nom dans le monde des affaires et de la politique. Son frère, Beaudry Leman, fut longtemps président de la Banque Canadienne Nationale. Deux de ses grands-oncles Beaudry, les deux frères, avaient été maires, l’un de Montréal et l’autre de Los Angeles (Californie). Elle était par alliance la cousine d’Henri Bourassa. On vivait à l’aise au foyer des Mathys. La maison de quatre étages qu’ils habitaient Place Viger avait été achetée de monsieur Amable Jetté, lieutenant-gouverneur de la province de Québec. Une demeure secondaire à Saint-Eustache, sur les bords du lac des Deux-Montagnes, permettait à la famille de passer les mois d’été à la campagne. Monsieur et madame Mathys formaient un couple profondément chrétien et soucieux d’inculquer à leurs enfants un idéal de vie inspiré de l’évangile et de l’enseignement de l’Église. Si la réussite professionnelle était un objectif légitime, elle ne devait jamais être atteinte aux dépens des valeurs chrétiennes. L’aisance matérielle entraînait à leurs yeux l’obligation du partage; ils donnèrent eux-mêmes l’exemple en aidant de nombreuses œuvres avec une exceptionnelle générosité. 1 L’enfance de Jean fut heureuse. Aimé, choyé mais non gâté, il reçut une forte éducation. On ne badinait pas à la maison quand il s’agissait de l’obéissance, du respect d’autrui et des devoirs religieux. Son père, tout en aimant bien ses enfants, remplissait son rôle de chef de famille avec une autorité sans faiblesse. Jean, dans ses notes biographiques, le présente comme un homme «assez sévère dans ses réprimandes mais juste, et je dois dire qu’il a certainement contribué à me former le caractère». Sa mère, toute bonté, sans rien sacrifier de l’essentiel, donnait à sa tâche d’éducatrice une touche de tendresse et d’indulgence. Le jeune Jean Mathys fit ses études primaires d’abord en cours privés, puis à l’école Saint-Eustache des Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame. En marge de ses occupations scolaires, il prit l’initiative, assez rare chez un jeune citadin de cet âge, d’élever des poules – de 30 à 40 – dans un poulailler aménagé dans l’arrière-cour de la maison. «Avant de partir pour la classe, raconte-t-il, j’allais voir si tout était en ordre et dès mon retour dans l’après-midi je passais une bonne heure dans le poulailler.» Et «il fallait que les invités de maman consentent à venir voir mes poules s’ils voulaient avoir le privilège d’acheter mes œufs». Déjà chez lui pointait le sens des affaires. Il acquit ainsi très tôt une compétence d’aviculteur qui lui fut bien utile quand, une fois au monastère, il fut chargé d’un poulailler où les poules se comptaient par centaines. Ses observations d’enfant attentif l’amenèrent à tirer des conclusions aussi personnelles qu’inattendues. En effet, plus tard il se plaira à déclarer dans ses conférences aux Amis de Saint-Benoît qu’il «avait appris à connaître les hommes en observant les poules dans la cour de la Place Viger». La situation centrale de la maison paternelle lui permit d’assister à ces nombreux défilés et parades qui sillonnaient à l’époque les rues au rythme bruyamment cadencé des fanfares. Cette musique militaire l’enchantait et le faisait vibrer d’enthousiasme. Quelque cinquante ans plus tard – en 1972 – il confiera : «Encore maintenant je préfère de beaucoup une bonne fanfare à un récital d’orgue ou de violon.» 2 En 1921, la famille déménage à Westmount, le quartier le plus huppé de la métropole. La même année, en octobre, Jean commence son cours classique comme pensionnaire chez les messieurs de Saint-Sulpice au «Collège de Montréal». Il y étudiera jusqu’en 1926. Ses succès scolaires seront modestes; les bulletins conservés le rangent parmi les élèves moyens. Sa mère suit avec sollicitude l’évolution morale et intellectuelle de son cher «grand gars». Les encouragements et les mots d’ordre ne manquent pas. Elle lui écrit de Saint-Eustache le 9 octobre 1921 : «Tu dois devenir un homme instruit et sérieux qui sache que les plaisirs et les distractions doivent être accidentels dans la vie et à titre de repos pour mieux remplir les devoirs qui en sont le but sur la terre, préparation au grand but du ciel.» Cette femme cultivée déplore souvent les négligences de son collégien en matière d’orthographe; elle y revient encore en janvier 1926 : «Gare aux fautes d’orthographe… Quatre dans ta dernière lettre, pour un rhétoricien, c’est raide!» Jean est alors en pension dans un chalet de Ste-Marguerite-duLac-Masson où il fait une cure de repos et de grand air. Lui qui jusque-là n’a jamais montré de goût pour les sports s’éprend du ski, et ses progrès sont si rapides qu’il réussit, rapporte-t-on à sa mère émerveillée, «cinq ou six fois le saut du Curé», une prouesse de champion, au dire des connaisseurs. En juin 1926, il passe avec succès les examens du baccalauréat de Rhétorique et fait ses adieux à ses maîtres sulpiciens dont il reconnaîtra avoir beaucoup reçu. Il restera particulièrement attaché à monsieur Léon Pemberton, son directeur spirituel, qui l’aida à discerner la vocation à laquelle il se sait maintenant appelé. Au témoignage de Clothilde, la sœur aînée de Jean, il était fréquemment question des bénédictins dans le cercle familial. Au cours d’un voyage en Belgique, en 1900, madame Mathys avait eu l’occasion de visiter l’abbaye de Maredsous et en avait été fortement impressionnée. Ces imposants bâtiments néo-gothiques de construction toute récente, et surtout la vie des moines si parfaitement réglée et uniquement consacrée à la prière et au travail lui avaient laissé un souvenir qu’elle aimait évoquer. Cet idéal bénédictin trouva un écho d’abord chez Clothilde qui devint oblate de SaintBenoît-du-Lac vers 1920 et, quatre ans plus tard, entra à l’abbaye de Maredret. Atteinte par la maladie, elle ne put toutefois y rester que quelques mois. 3 Jean également se sentit interpellé par l’idéal bénédictin au moment où élève de rhétorique, il s’interrogeait sur l’orientation de sa vie. En avril 1926, il vint passer les Jours saints et la fête de Pâques à Saint-Benoît-duLac. On aurait pu croire que la pauvreté de la maison et la rusticité du style de vie des moines rebuteraient l’élégant jeune homme de Westmount, il n’en fut rien. Il s’attacha tout de suite à cette petite communauté si fervente dans son dénuement matériel. Il trouva aussi chez le supérieur d’alors, dom Paul Cosse, un homme et un moine avec qui il s’entendit parfaitement. Au cours de leurs entretiens la question de sa vocation tint évidemment une place prépondérante. Il revint au mois d’août, et ce furent des jours décisifs. Après avoir prié et consulté de nouveau le Père Cosse, il écrivit à ses parents : «J’ai pris ma décision le jour de l’Assomption (15 août), je deviendrai fils de saint Benoît». Cette décision, il ne la remit jamais en cause, même si, au cours des deux années qui suivirent, de fortes pressions l’incitèrent à modifier son projet vocationnel. Ses parents s’y montrèrent nettement défavorables. Non certes pour des motifs égoïstes, ni non plus par mésestime de la vocation bénédictine qu’ils tenaient en haute considération, mais parce qu’ils estimaient que Jean était trop jeune et que sa santé, sans être mauvaise, exigeaient des ménagements. Sa croissance avait été très rapide; à 18 ans, il mesurait déjà six pieds deux pouces et son poids était loin de correspondre à sa haute taille. De plus, le choix de la fondation canadienne ne leur agréait guère, surtout à monsieur Mathys. Que Jean veuille entrer dans l’Ordre de saint Benoît, il n’avait rien contre, mais il aurait préféré que ce soit dans l’une ou l’autre de ces grandes abbayes de Belgique qui comptaient de nombreux moines issus des meilleures familles du pays. Finalement une solution de compromis fut acceptée de part et d’autre : les parents de Jean ne s’opposeraient pas à son entrée à Saint-Benoît-du-Lac pourvu qu’il se donne un délai de deux ans. Dans l’intervalle il compléterait son cours classique par deux années au Collège Loyola dirigé par les jésuites anglophones de Montréal. Il aurait ainsi l’avantage de se familiariser avec la langue anglaise tout en acquérant plus de maturité et en raffermissant sa santé. Ce collège jouissait d’une réputation d’excellence et Jean y fit de solides études. Il fut surtout marqué par le professeur de philosophie, le Père Thomas I. Gasson, qui était également son directeur spirituel. Ses condisciples, ayant vite reconnu ses qualités de leader et aussi «his philosophical acuteness and his success as a salesman», l’élirent viceprésident de leur classe. Si captivantes que furent ses études et ses activités sociales, elles ne lui firent pas oublier Saint-Benoît-du-Lac. Entre avril 1926 et avril 1928, il y fit pas moins de huit séjours de longueur variée. Et il y venait rarement les mains vides. Son grand cœur s’ingéniait à faire don aux moines de ce que leur impécuniosité ne leur permettait pas de se procurer. Le cadeau le plus apprécié fut une barque qui rendit possibles d’agréables croisières sur le lac et qui fit le bonheur du Père Bontront en élargissant le rayon de ses expéditions de pêche. 4 Une vocation contrariée En accord avec le Père Cosse, l’entrée de Jean au noviciat, au terme de ses études au Collège Loyola, avait été fixée à l’automne 1928. Avant qu’il ne quitte le monde, ses parents avait jugé bon de lui offrir un voyage de quelques semaines en Europe. Son père lui-même l’accompagnerait et ils visiteraient ensemble l’Angleterre, la France, l’Allemagne, l’Italie et surtout la Belgique où monsieur Mathys avait une nombreuse parenté. Tout s’annonçait pour le mieux quand une lettre du Père Cosse datée du 6 mai assombrit les esprits en révélant que la communauté traversait une crise majeure et que la survie de la fondation était sérieusement menacée (cf. «L’Ami», no. 98, p. 9-11). La réaction de monsieur Mathys en apprenant cette nouvelle fut radicale. Déjà indisposé par l’affaire de la Villa et l’échec de Clothilde, il refusa tout net l’entrée de son fils dans ce monastère en perdition; s’il voulait devenir bénédictin ce devrait être ailleurs que là. Pour Jean, il n’était pas question de passer outre au veto paternel, ni non plus de renoncer à sa vocation. Ces semaines en Europe qu’il aurait voulu vivre en toute tranquillité d’esprit allaient être chargées de lancinantes préoccupations vocationnelles. Débarqués en Angleterre au début de juin, ils passèrent quelques jours à l’abbaye de Downside où, note-t-il, «Papa aurait voulu que j’entre à cause de la grande largeur de vues et des conditions sanitaires excellentes ainsi que de l’exercice physique». Lui-même s’entretint avec la Père Abbé, dom Leander Ramsay, qui l’assura qu’il était prêt à l’accepter comme novice tout en étant d’avis que sa place serait plutôt dans la fondation canadienne malgré les difficultés du moment car, concluait-il, «where is the fire there you must fight». Ce conseil cornélien ne dut pas effaroucher Jean et il l’aurait sans doute suivi s’il n’en était tenu qu’à lui. Quelques semaines plus tard, de passage à Paris, les voyageurs rencontrèrent le Père Cosse qui venait de rentrer du Canada et leur apportait des nouvelles toute fraîches de Saint-Benoît-du-Lac. La situation s’y était encore aggravée et le noviciat avait été fermé; à moins d’une intervention vigoureuse de l’abbaye fondatrice de SaintWandrille – d’ailleurs improbable – la communauté allait se dissoudre. Ce constat persuada encore davantage monsieur Mathys que seul un monastère aussi dynamique que Saint-André de Bruges pourrait assurer le renflouement de la fondation. Tout à son idée, il prit l’initiative d’aller en conférer avec la Père Abbé de ce monastère, dom Théodore Nève. 5 Celui-ci lui fit comprendre qu’il lui était impossible de s’engager de façon ferme. Pour le moment, puisqu’il s’agissait en priorité du sort de Jean, il l’invitait à venir faire un stage à Saint-André. Arrivé le 14 septembre, Jean y séjourne quelques jours. Il assiste à tous les offices, observe la vie des moines et s’émerveille de leur esprit d’entreprise dans les domaines de l’éducation, de la liturgie et des missions. Il consulte aussi le Père Abbé et le maître des novices. Cette forme de vie monastique n’est pas sans le séduire et il confie au Père Cosse avec qui il garde le contact qu’il se sent maintenant «incliné vers la congrégation belge vu que l’œuvre de Saint-Benoît-du-Lac n’a pas l’air de continuer; je préférerais être moine en Belgique plutôt qu’en France à cause du plus d’activités». Quant à dom Nève, «il serait prêt à reprendre l’œuvre canadienne avec les Pères qui voudraient passer à la congrégation belge, c’est dans le domaine des possibilités». Mais dom Nève pose une condition précise : l’intervention belge ne pourra être envisagée que si Saint-Wandrille renonce formellement à Saint-Benoît-du-Lac. Pour en avoir le cœur net, Jean écrit directement à l’abbé de SaintWandrille, dom Jean-L. Pierdait, pour s’enquérir de ses intentions. «À ma grande surprise, rapporte-t-il, il me répondit immédiatement par une lettre catégorique disant qu’il soutiendrait l’œuvre canadienne par des moyens effectifs et ne reculerait pas devant de très grands sacrifices, et que Solesmes même s’intéressait à l’entreprise.» Cet engagement ferme de Saint-Wandrille, assez inattendu, change à nouveau les données du problème. Jean consulte derechef dom Nève dont il admire la prudence, le désintéressement et le sens surnaturel. Le conseil qu’il en reçoit est clair à souhait : puisque Saint-Wandrille s’engage à revitaliser la fondation, sa voie est toute tracée, il doit entrer au Réray (où la communauté normande est installée provisoirement), y faire son noviciat et retourner au Canada quand la fondation sera solidement reprise en main. Jean se range sans difficulté à cet avis et n’attend plus maintenant que l’autorisation de ses parents. Il anticipait de leur part quelque résistance, et elle fut en effet très vive; trop réceptifs à des bruits malveillants, ils avaient conçu une piètre opinion de ce monastère. Sa mère lui écrit donc le 3 octobre 1928 : «Je t’en prie, n’entre pas au Réray… nous avons donné notre consentement à ton entrée à Saint-André, mais pas au Réray dans les circonstances actuelles». Jean ne croit pas toutefois désobéir à sa mère en allant y faire une visite de dix jours pour avoir une connaissance personnelle de cette communauté. Ce qu’il y voit et ce qu’il y entend l’édifie au plus haut point. Dans son esprit toute hésitation est dissipée; c’est bien là que Dieu l’appelle. Le 26 octobre, il écrit à ses parents une longue lettre qui est aussi un vibrant plaidoyer où il fait valoir ses motifs de préférer le Réray : «J’ai prié, j’ai observé, j’ai réfléchi et… j’ai ressenti une fois de plus une attraction pour la vie monastique, indépendamment d’un retour au Canada. Vous étiez prêt à donner votre consentement pour St-André, il n’y a pas de raison pour que vous ne la donniez pas pour le Réray. Même si St-Benoît-du-Lac devait ne pas continuer, je vous demanderais de me laisser entrer à St-Wandrille, j’en serais si heureux». 6 Tout à la fin, son plaidoyer prend un accent émouvant : «Je vous demande donc en grâce, chers parents, au nom de mon bonheur de me laisser entrer au Réray». Une requête formulée de façon si touchante aurait peut-être fait fléchir madame Mathys, mais son mari se montra inflexible; son opposition demeura aussi catégorique et il l’exprima à son fils dans un télégramme d’un laconisme impérieux : «Prends inscription à Louvain. Pas à Réray. Expédie paletôt et diplôme». En clair, il lui enjoignait de renoncer, du moins pour le moment, à son projet monastique et de s’inscrire comme étudiant à l’Université de Louvain. Bien qu’elle lui fût très pénible, Jean, fidèle à la règle qu’il s’était donnée, se soumit à la décision de son père. Il eut d’autant plus de mérite en l’occurrence que le nouveau supérieur de Saint-Benoît-duLac, dom Fernand Lohier, rencontré à Bruxelles, lui insinuait «de venir au Réray et de mettre plus ou moins papa devant le fait accompli… Soit dit en passant, ajoute-t-il, je me rends compte qu’il était pas mal «normand». Étudiant à Louvain Bien que ce stage d’études à Louvain (Belgique) ne fut pas son choix personnel, Jean en saisit rapidement les avantages. Il pourrait y parfaire sa formation intellectuelle dans l’une des universités les plus prestigieuses du monde catholique et aussi nouer des relations plus étroites avec ses oncles, tantes, cousins et cousines et autres parents de Bruxelles. Parmi les disciplines académiques qu’offrait l’Université, il opta pour la philosophie que le Père Gasson lui avait appris à aimer. Les cours étaient donnés à l’«Institut supérieur de philosophie» fondé par le cardinal Mercier; il s’y inscrivit le 29 octobre 1928. Le doyen de la Faculté, après s’être informé de ses études antérieures, l’admit au programme du baccalauréat (et non à celui de la licence comme Jean l’aurait souhaité). Comme lieu de résidence, il sollicita d’être admis en qualité de pensionnaire à l’abbaye du Mont-César où il avait un cousin, le Frère Augustin Reyntens qui y étudiait la théologie, et où il pourrait lui-même garder le contact avec la vie monastique. De l’abbaye à l’Institut, la distance était d’un mille et demi et il devait parcourir ce trajet quatre fois par jour. Il s’en accommode fort bien d’ailleurs, jugeant cet exercice bénéfique pour sa santé et, en outre, il ne se lasse pas d’arpenter cette ville dont le cachet médiéval l’enchante. De ses professeurs, tous gens de haut savoir, le chanoine L. Noël, qui enseigne la logique, l’éphistémologie et l’histoire de la philosophie, est celui qui le marque le plus, et quand, dans sa famille la 7 rumeur circule que sa philosophie est entachée de kantisme, Jean se portera vigoureusement garant de sa parfaite orthodoxie. Au début de janvier 1929, il doit quitter à regret le Mont-César. Le règlement de la maison, lui explique le Père Abbé, ne permet pas de garder un pensionnaire plus de trois mois. On l’oriente alors vers le «Séminaire Léon XIII» qui héberge des étudiants ecclésiastiques venus de tous les coins du monde. Admis sans difficulté, il y résidera jusqu’à la fin de l’année scolaire. Il écrit à sa mère que «c’est une maison très fervente vivant de l’esprit du cardinal Mercier» décédé trois ans plus tôt. Il est parfaitement à l’aise dans ce milieu cosmopolite et lui-même fait excellente impression si on en juge par les éloges qu’en fera le chanoine Brohée, le président du Séminaire : «…le cher Jean n’a fait que nous édifier tous très profondément par sa piété, sa docilité, son esprit de travail, sa grande charité et, ce qui ne gâte rien, son inaltérable bonne humeur». Les examens finals eurent lieu au mois d’août 1929 et il s’en tira fort bien. Si les résultats détaillés n’ont pas été conservés, on sait cependant qu’il fut reçu bachelier «avec distinction», le deuxième des douze élèves de sa promotion. Revenu au Canada en août 1929, Jean réaffirma qu’il comptait toujours entrer à Saint-Benoît à l’automne. Il s’en faisait même un devoir. Il se souvenait en effet que le Père Lohier lui avait écrit quelques mois plus tôt : «Nous avons besoin de sujets comme vous. Non pas que vous valiez plus qu’un autre… mais tout de même nous tenons à vous avoir. Votre présence ici est de nature à ramener la considération qui nous est nécessaire.» Ses parents, qui s’inquiétaient de sa santé, tentèrent de le persuader de s’accorder une période de repos avant d’affronter les austérités du noviciat. Jean persista dans son dessein, encouragé d’ailleurs par le maître des novices, le P. Crenier, qui lui écrivait le 9 septembre : «Il vous sera plus facile de vous reposer ici que dans le monde. Je ne vous laisserai pas venir aux Matines tant que vous n’aurez pas repris vos forces normales.» Arrivé au monastère avec son trousseau de postulant le 3 octobre à 15h50 – il a noté l’heure précise –, il était introduit au noviciat le surlendemain. Les novices firent le meilleur accueil à ce postulant dont ils avaient tant entendu parler. L’affection paternelle du Père Crenier lui était acquise depuis longtemps : dès leur premier entretien au Réray, il confiait avoir reconnu immédiatement chez ce jeune homme «une âme touchée par la grâce et choisie par Dieu». Le 26 octobre, après les premières Vêpres de la fête du Christ-Roi, Jean Mathys recevait du Père Prieur l’habit bénédictin. Cette cérémonie marquait la première étape d’un vie monastique particulièrement riche de dévouement au service de l’Ordre de saint Benoît et de l’Église. 8