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L’articulation de l’ordre juridique communautaire avec les
ordres juridiques nationaux
Monsieur Louis Dubouis
Professeur de droit public
Ce thème est un jeu d’abstraction, qui peut se révéler passionnant au même titre que les
échecs. Quelle relation l’ordre juridique communautaire entretient-il avec les ordres juridiques
nationaux, lequel l’emporte sur l’autre ? C’est toute la vision de l’Europe qui est en question
ici car la hiérarchie des normes est la traduction de la hiérarchie entre les pouvoirs. Y a-t-il
dans les relations entre les Etats membres de l’Union européenne une coopération
internationale d’Etats souverains dont la volonté constitue la base du système ou est mis en
place un système d’intégration sur le plan juridique et politique, subordonnant dans une
certaine mesure les Etats à un pouvoir commun ? Le problème de l’articulation des ordres
juridiques nationaux avec l’ordre juridique communautaire n’est pas seulement théorique. Il a
des conséquences pratiques pour tous les citoyens de l’Union européenne. C’est le moment de
réfléchir à comment se présente l’articulation de l’ordre juridique communautaire avec les
ordres juridiques nationaux car l’Union européenne a évolué : alors qu’elle se présentait
comme une construction juridique garantissant une véritable intégration juridique par un
système juridique fort qui s’imposait à tous les Etats membres avec l’idée d’assurer
l’unification dans l’application du droit communautaire, aujourd’hui ce système est remis en
cause et on se demande s’il ne faut pas abandonner l’unité de la règle communautaire vers un
système plus différencié que l’on trouve dans la PESC et la coopération policière et judiciaire,
mais aussi dans l’idée des coopérations renforcées. Une fracture est introduite dans le système
juridique, tous les Etats n’étant pas soumis au même moment à la même règle ; c’est la remise
en cause de quelque chose de fondamental dans l’Union européenne telle qu’elle se présentait
jusque là, le relâchement de l’intégration juridique. Or il n’y a pas d’intégration politique et
économique possible sans intégration juridique.
I. Les principes d’articulation
A.
La problématique de l’articulation
Il a fallu du temps pour prendre conscience des problèmes posés par l’articulation ; longtemps
on n’en a pas pris la mesure. Quand le traité CECA du 18 avril 1951 est entré en vigueur on
n’a pas bien pris conscience qu’il ne s’agissait pas d’un traité comme les autres, comprenant
deux particularités jamais rencontré à un tel degré. Il délègue un pouvoir de décision aux
institutions de la Communauté, transférant des compétences des Etats à la Communauté. De
plus, quand la Haute Autorité prend une décision, elle s’applique directement dans les droits
nationaux sans que les législateurs nationaux ne le reprennent ni qu’ils soient publiés au
Journal Officiel : c’est le phénomène de l’immédiateté des compétences. Mais à ce moment-là
ce phénomène n’a pas trop retenu l’attention. La perception ne change pas tout de suite avec
les deux traités de 1957 car il a fallu un certain temps pour que l’organe législatif (le Conseil
des Ministres) adopte les premiers grands règlements (concernant l’agriculture ou la
concurrence par exemple). Après cette époque deux arrêts-clefs sont rendus par la Cour de
Justice des Communautés (CJCE) : l’arrêt COSTA contre ENEL (15/7/64) consacrant la
primauté du droit communautaire sur le droit national quel qu’il soit (même la Constitution) et
l’arrêt VAN GEND EN LOOS (5/2/63) sur l’effet direct du droit communautaire, qui pénètre
directement dans l’ordre juridique national, donnant le droit dont les juridictions nationales
ont l’obligation d’assurer le respect.
Quand on a eu à réfléchir sur le problème de l’articulation, on a adopté une attitude
universelle chez les juristes qui a consisté à chercher si par le passé une telle situation avait
été déjà rencontrée. Or c’est le cas pour le rapport entre droit international et droit national.
Deux questions focalisent la controverse sur ce thème : l’ordre juridique national et l’ordre
juridique international forment-ils un seul ordre ou deux ordres distincts ? Ici s’affronte les
thèses du monisme et du dualisme. Enfin en cas de conflit, lequel de ces droits a primauté ?
Pour certains (comme un ancien Président de la CJCE), le problème est différent avec l’ordre
juridique communautaire. Il y aurait deux particularités au système juridique communautaire :
la relation avec les ordres juridiques nationaux serait plus intense car elle concerne un plus
grand nombre de situations (on peut cependant objecter à cet argument le fait que par exemple
les traités de protection des droits fondamentaux ont vocation à s’appliquer eux aussi
quotidiennement) ; l’ordre juridique communautaire est en relation non avec un ordre mais
des ordres juridiques nationaux différents les uns des autres et qui doivent conserver leur
autonomie tout en arrivant à une certaine harmonisation. A nouveau on peut faire valoir qu’en
droit international il existe des traités multilatéraux, notamment de protection des droits de
l’homme. Ainsi quand on s’intéresse aux relations entre l’ordre juridique communautaire et
les ordres juridiques nationaux, il reste utile d’essayer d’analyser ce qu’on peut tirer des
relations entre le droit international et le droit national, dont on trouve ici une transposition,
adaptée à l’Union européenne mais pas totalement originale.
B.
Les solutions
Il existe trois principes fondamentaux de l’articulation.
1.
Autonomie
Il existe deux ordres juridiques et l’un ne se fond pas dans l’autre (les arrêts Costa contre Enel
et Van Gend en Loos confirment cette idée). Le règlement communautaire dès qu’il est pris et
publié au Journal Officiel des Communautés Européennes (JOCE) s’intègre dans les ordres
juridiques nationaux mais conserve son caractère propre : il n’est pas adopté par les
institutions nationales, ni publié au JO national, et a un statut juridique différent du règlement
en droit interne par exemple.
2.
Complémentarité
Les ordres juridiques nationaux complètent l’ordre juridique communautaire non en donnant
une force obligatoire aux règles communautaires mais en leur donnant une force exécutoire,
assurant la pleine effectivité des normes communautaires. Le système communautaire, au
stade de l’exécution des normes, est décentralisé : les systèmes nationaux sont les agents
d’exécution des règles communautaires.
3.
Primauté
La règle qui exécute, nationale, doit reconnaître la primauté de la précédente.
II- Les principes de mise en œuvre de l’articulation
Les normes communautaires sont édictées par les institutions communautaires. Leur mise en
œuvre incombe aux autorités nationales. Il existe trois types d’exécution : normative (les
règles nationales complètent les règles communautaires), administrative (pour la gestion
courante) et sanctionnatrice (des législations nationales sanctionnant la violation des règles
communautaires).
A.
Les principes généraux de la mise en œuvre
1.
L’autonomie institutionnelle et procédurale des Etats
Chaque Etat détermine de quelle manière les autorités nationales assurent l’exécution des
règles communautaires ; la Constitution va par exemple déterminer les compétences, du
Parlement ou de l’exécutif, ou encore entre les autorités centrales et fédérées. Tous les Etats
ne vont pas prendre le même type de mesures ; il existe parfois un certain choix par rapport
aux dispositions de fond, ce qui est respecté par la règle communautaire, notamment la
directive qui laisse le choix des dispositions concrètes pour arriver au résultat qu’elle prévoit.
Ainsi par exemple si son but est l’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes,
chaque Etat détermine les mesures qu’il adoptera pour mettre en œuvre ce but.
2.
L’encadrement
Pour assurer la primauté du droit communautaire, il faut encadrer l’autonomie dont disposent
les Etats afin de tendre vers une uniformité d’application. Ainsi pour le législateur national il
est interdit d’adopter une loi contraire aux règles communautaires et il est obligatoire de voter
les lois qui vont assurer le plein effet de la règle communautaire.
B.
Les particularités de certaines règles communautaires
1.
Les traités
Les Etats doivent ratifier les traités modifiant les traités fondateurs.
2.
Les règlements
Certains sont très importants. Ils sont publiés au JOCE et entrent en vigueur au bout d’un
certain temps. A ce moment-là ils produisent leur plein effet , ils s’appliquent ipso facto. Cela
semble signifier que l’ordre juridique national n’aurait rien à faire. Mais dans la pratique les
règlements souvent ne sont pas assez précis : l’Etat est obligé de les compléter par des
mesures nationales d’application et d’édicter des sanctions nécessaires pour l’application du
règlement. L’ordre juridique national vient donc ici en renfort de l’ordre juridique
communautaire.
3.
Les directives
Il en existe environ 1700 qui sont actuellement en vigueur. Elles fixent aux Etats une
obligation de résultat, et leur laisse la liberté de la forme et des moyens. Cela pose un
problème important dans les relations entre l’ordre juridique national et les communautaire :
toute directive contient un article obligeant l’Etat à prendre dans un certain délai les mesures
de transposition, et donc à adapter la législation nationale aux règles qu’elle impose. L’Etat,
s’il dispose d’une certaine autonomie, est obligé de respecter cette date limite. La CJCE
impose de plus que les mesures prises assurent le plein effet de la directive. Il faut donc une
transposition correcte, respecter le principe de sécurité juridique - ainsi un Etat ne peut
invoquer la non application systématique d’une loi qui, contraire aux normes
communautaires, n’a pas été modifiée ou supprimée par le Parlement – et garantir un recours
effectif devant le juge.
III. Remèdes aux défauts d’articulation
A.
Diagnostic
Il existe des résistances importantes à l’application des règles communautaires car il y a des
intérêts qui y sont opposés. Quelquefois la résistance trouve appui dans les droits, dans les
Constitutions des Etats membres qui freinent l’application du droit communautaire, comme
par exemple en réservant l’accès à la fonction publique aux nationaux.
B.
Thérapeutiques
1.
Communautaires
La Commission dispose d’un recours en constatation de manquement si l’Etat viole ses
obligations communautaires, ainsi que de possibilités de sanctions financières.
2.
Venant d’une articulation entre le système sanctionnateur communautaire et celui
des Etats
La coopération entre le juge communautaire et le juge national existe au travers des questions
préjudicielles. Mais elle va au-delà de ce mécanisme. Elle a permis à la CJCE d’indiquer aux
juridictions nationales un certain nombre de techniques pour assurer de façon effective la
primauté du droit communautaire :
- l’extension de la possibilité d’invoquer une norme communautaire devant le juge national,
qui est le juge communautaire de droit commun car le droit communautaire a un effet
direct. La CJCE a donné une extension de l’effet direct : même une obligation ,
inconditionnelle et précise, de faire ou de ne pas faire quelque chose pour un Etat donne
des droits aux personnes privées. Les directives posent un problème : souvent l’Etat est en
retard. Pour la CJCE, il y a là une faute de l’Etat, il est donc possible d’invoquer contre lui
les droits que donne la directive – mais pas entre personnes privées. Elle reconnaît donc
l’effet direct vertical mais non horizontal des directives.
-
l’obligation pour le juge national d’interpréter son droit national conformément aux
normes communautaires en vigueur.
- depuis l’arrêt Francovich (19/11/91), les personnes privées peuvent engager la
responsabilité de l’Etat devant les juridictions nationales pour le cas où il ne respecterait
pas ses obligations communautaires, si cela porte atteinte à l’un de leurs droits et leur
porte préjudice (même lorsque c’est le législateur qui est défaillant).
-
la CJCE accorde aux juges nationaux le pouvoir de suspendre provisoirement
l’application d’une règle nationale contraire au droit communautaire même si cela ne leur
est pas permis par le droit national (affaire Factortame du 19/06/90).
Le résultat de l’articulation entre l’ordre juridique communautaire et les ordres juridiques
nationaux, malgré quelques imperfections, est assez satisfaisant et fonctionne sur de bons
principes, liés à la vision d’une application uniforme du droit communautaire. L’Union
européenne va-t-elle maintenant se passer de ce type de système d’articulation pour un
système plus souple, plus lâche ? On arriverait alors à un tout autre système de construction
européenne que jusque là.
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