INTRODUCTION Andrea Rea (GERME, Université Libre de Bruxelles) Le contenu des interventions du Colloque An European Dilemma : Welfare or Punishment Society est essentiellement basé sur les travaux menés dans le cadre de deux recherches financées par la DGXII, Evaluation comparée de la mise en œuvre d’une politique européenne de lutte contre la précarité des jeunes dans les pays membre de l’UE et La gestion publique de la déviance en Europe. Depuis le début, ces deux recherches ont été menées en synergie. Les premières articulations tiennent à l’importance accordée à la construction des catégories et aux questions épistémologiques liées à la comparaison européenne. En effet, tant en ce qui concerne la problématique de l’emploi des jeunes que celle de la délinquance des jeunes, nous sommes confrontés à des interrogations sur la validité des comparaisons européennes (comparaisons des données statistiques agrégées du chômage des jeunes ou de la délinquance enregistrée), sur les catégorisations sociales (chômage ou délinquance), sur les politiques publiques (Etat social et Etat pénal). À l’inverse de la politique de l’emploi, la politique de la gestion de la déviance ne dispose pas d’un cadre normatif européen. Néanmoins, l’absence de compétences européennes en matière de sécurité intérieure – à l’exception de ce qui relève de la politique migratoire et du contrôle des frontières externes – et d’administration de la justice pénale n’interdit pas les pratiques d’importation-traduction de dispositifs d’un pays européen à un autre, ou encore de vision du monde et de dispositifs en provenance des Etats-Unis (par exemple, Zero Tolerance). (Wecquant, 1999). L’articulation entre ces deux recherches se trouve particulièrement finalisée dans la production d’un Glossaire qui prend comme objet d’une part, les catégorisations au principe des définitions des "problèmes" que les politiques publiques entendent résoudre (chômage des jeunes, violences urbaines, petite délinquance, banlieues, etc.) et d’autre part, les dispositifs chargés d’y répondre. En outre, l’articulation entre les deux projets s’est également construite à l’occasion d’une étude sur les effets sociaux des politiques néolibérales ou sur les liens entre espace socio-économique et pathologies sociales. Les liens entre les deux objets de recherche se sont aussi tissé lors de la constitution d’hypothèses de travail relatives aux transformations de l’action de l’Etat et, plus particulièrement, sur les formes de pénalisation du social et sur le glissement potentiel, comme aux Etats-Unis (Wacquant, 1999), de l’Etat social vers l’Etat pénal. En raison du poids historique (path dependancy) de la formation de l’Etat social en Europe et de l’existence, aussi historique, d’un half Welfare State (Katz, 1997) aux Etats-Unis, la comparaison Europe et Etats-Unis porte moins sur la transposition pure et simple de dispositifs que sur les usages 1 sociaux et politiques que font les autorités européennes des mesures ou des discours américains (Workfare et le Zero Tolerance). Les liens entre la problématique de la gestion de la précarité des jeunes à l’emploi et celle de la gestion de la déviance ont été élaborés à quatre niveaux d’analyse : les politiques publiques, les agents d’encadrement de la jeunesse, les pratiques d’encadrement et les populations cibles. En matière de politiques publiques, on observe dans tous les pays européens analysés, un renforcement de la logique sécuritaire et pénale qui s’accompagne, surtout dans le domaine de la gestion publique de la déviance, d’une régression des mesures à caractère purement social. La gestion prévisionnelle des risques se généralise comme logique d’action publique, de même que les pratiques de surveillance des populations en situation de précarité (jeunes, immigrés, usagers de drogues, etc.). Les classes précaires doivent être placées sous contrôle. Cet accroissement des discours et des pratiques de contrôles s’observe tant dans le domaine de l’Etat social (contrôle des chômeurs, de leurs manières de vivre) que de l’Etat social-sécuritaire (contrôle de populations désignées "à risque"). L’insécurité est réduite à une seule question ; celle de la délinquance urbaine. Le contrôle s’exerce par le recours à des technologies et surtout par la mobilisation accrue d’un personnel surveillant. Certaines zones font l’objet d’une attention particulière, notamment là où résident les jeunes chômeurs et les jeunes "à risque" (les deux pouvant se superposer). Les politiques publiques témoignent du développement de la société de contrôle (Deleuze, 1990 ; Garland, 2001). L’augmentation de l’investissement public dans le contrôle des populations précarisées se traduit par une inflation de nouveaux métiers. Sur ce point, la politique de l’emploi et la politique de la gestion de la déviance converge aussi. Les politiques sécuritaires sont aussi des politiques publiques pourvoyeuses de main-d’œuvre comme l’ont aussi été les politiques d’insertion. Elles le sont aussi pour les jeunes eux-mêmes. En effet, la création de nouveaux dispositifs dans le champ de la sécurité et du pénal (les antennes de justice, les maisons de la citoyenneté, etc.) ont généré l’apparition de nouveaux métiers spécialisés dans la médiation sociale, selon la terminologie politique, ou dans le contrôle des territoires et des populations. Chargés d’encadrer des populations "à risque" et précaires, ces nouveaux professionnels (les médiateurs, vigiles, stewards urbains, etc.) occupent souvent des emplois précaires et tendent à transformer certaines pratiques du travail social. Ces nouveaux professionnels de l’encadrement viennent rejoindre d’autres institutionnels plus institués, comme la police et les magistrats. Les pratiques professionnelles issues de la politique sociale-libérale en matière d’emploi et de la pénalisation du social en matière de gestion de la déviance présentent aussi des convergences. En effet, l’encadrement s’organise de plus en plus selon un impératif de répression. En matière de chômage, l’inactivité est stigmatisée et en matière pénale, l’écart aux normes est 2 davantage réprimé. Ce processus répressif s’accompagne de pratiques de moralisation des populations précarisées. Une même logique de réparation traverse des pratiques aussi diverses que la mise au travail forcé des jeunes au chômage ou le travail obligatoire (travail d’intérêt général) pour ceux qui ont commis des infractions mineures. Des pratiques d’aide sociale, des pratiques culturelles ou sportives dans les espaces sociaux de relégation sont instrumentalisées à des fins sécuritaires. Cette moralisation des pratiques s’accompagne, notamment avec le développement d’un workfare soft, d’un habitus flexible visant à faire de tous les jeunes des entrepreneurs-de-soi. La responsabilité collective des effets de la mondialisation et des transformations des structures sociales et économiques européennes se métamorphosent en l’addition de responsabilités individuelles. Les politiques de gestion de la déviance et de la précarité à l’emploi sont organisées au départ d’une même optique de ciblage des populations. Les problèmes sociaux sont associés à des publics spécifiques : la délinquance et les jeunes immigrés, le chômage et les jeunes peu diplômés, la grande exclusion et les sans-abri, etc. Le ciblage des politiques publiques s’accompagne des processus de décentralisation des politiques sociales et pénales qui ont surtout pour effet d’accroître la surveillance et, aussi, de contribuer à augmenter le sentiment d’injustice chez ceux qui se sentent victimes de l’aggravation de la précarité. L’extension de la précarité, qui veut que toute activité devienne un emploi, même précarisé, marque la fin d’une civilisation, pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu (1998), celle que le compromis social-démocrate a instituée à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Cette civilisation était fondée sur les principes fondamentaux de l’égalité des droits et l’égalité des chances, de développement de services publics et de la protection sociale. Ces différents principes sont aujourd’hui remis en cause par une révolution néolibérale au niveau du marché et une révolution néo-conservatrice au niveau étatique. Les services publics sont démantelés, la protection sociale est remise en cause et l’égalité des droits n’est plus un impératif sociétal. Cette révolution néo-conservatrice étatique se lie aussi dans la généralisation de dispositifs de surveillance remplaçant les dispositifs disciplinaires (école, usine, hôpital, prison). Les individus ne sont plus des masses, ce sont des données enfermées dans des bases de données, qui doivent s’adapter, se former continuellement tout au long de la vie et dont les pratiques sont mises sous surveillance. Cette profonde transformation n’est pas sans incidence sur la cohésion sociale de la société européenne qui est plus que jamais une question sociale et politique primordiale pour le devenir de l’Union européenne et de ses Etats membres. 3 BIBLIOGRAPHIE Bourdieu P. (1998), Contre-feux, Paris, Raisons d’agir. Deleuze G., "Post-scriptum sur les sociétés de contrôle", in Pourparlers, Paris, Minuit, pp. 240-247. Garland David (2001), The Culture of Crime : Crime and Social Order in Contempory Society, Chicago, University of Chicago Press. Katz M. (1997), Improving Poor People, Princeton, Princeton University Press. Wacquant L. (1999), Les prisons de la misère, Paris, Raisons d’agir. 4