Emmanuelle ROZIER Cours Terminales / La morale
COURS TERMINALES
La morale : entre bonheur et devoir
PROBLÉMATIQUE DU COURS
Si la morale réfléchit sur l’action pour lui donner des règles, il est problématique que ces
règles semblent toujours venir du passé ou de l’extérieur même de l’action. Ne peut-on
penser une morale qui soit mienne, ou du moins qui tienne compte des conditions concrètes
de mon agir ? Par ailleurs, cette régulation est-elle un devoir ou un moyen du bonheur ?
PLAN DU COURS
I. Qu’est-ce que la morale
II. Différentes théories morales : « faire son devoir »
III. Que vaut la formule : « A chacun sa morale » ? (corrigé de dissertation)
AUTEURS ABORDÉS
Ruwen Ogien, Kant, Aristote, Hume.
REPÈRES
Fait-valeur, transcendance-immanence
DÉFINITION
MORALE
1) Théorie ou doctrine de l’action humaine qui tente d’établir de façon normative la
valeur des conduites et de prescrire les règles de conduite qu’il convient dès lors de
respecter. Elle décrit la manière dont les hommes agissent et dit aussi comment les
hommes devraient agir.
2) Chez Kant théorie de l’obligation, ou théorie du devoir conçu comme inconditionnel et
universel.
3) Ensemble de règles de normes et de valeurs propres à une société donnée. La
morale en ce sens assure une fonction de cohésion et d’ordre.
DEVOIR
De
debere
: être détiteur envers quelqu’un.
1) le fait d’avoir à faire quelque chose.
2) Concept kantien : nécessité d’accomplir l’action par pur respect pour la loi morale,
« je dois parce que je dois ».
BONHEUR
Du latin
bonum augurum
: chance, bonne fortune.
1) Etat de satisfaction complète, caractérisé par sa plénitude et sa stabilité.
2) Selon les philosophes
Aristote : le bonheur est la réussite de l’activité, or la plus élevée et celle de l’intelligence :
penser vrai est donc le plus grand bonheur.
Stoïciens : disposition de l’âme de celui qui vit selon la nature.
Kant : l’état dans le monde d’un être raisonnable à qui dans le cours de l’existence tout
arrive selon son souhait ou sa volonté.
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INTRODUCTION
Savoir ce que nous devons faire implique une réflexion mêlant morale, devoir et bonheur.
Tout homme se pose cette question. Nos propres actions sont même souvent les premiers
objets de nos attentions (avant de réfléchir à la connaissance d’ailleurs). L’homme est un
être libre et il peut choisir ses actions. C’est sa différence avec le monde animal, naturel
ou divin. La condition d’un être naturel ne laisse aucune place à la notion de devoir (une
branche tombant et tuant une personne n’est ni coupable ni innocente, elle n’est pas
responsable de son action ; quant à Dieu, il est parfait, et ne pourrait être autrement qu’il
n’est, donc il n’est pas vraiment libre).
La condition humaine se caractérise par une capacité à décider et à choisir d’elle-même ce
qu’elle doit être. La morale pose donc plusieurs problèmes :
Le problème du devoir :
Que dois-je faire pour faire le bien ?
Le problème de la liberté :
Comment utiliser ma liberté au mieux ?
Quelles limites dois-je donner à ma
liberté ?
Le problème du bonheur :
Comment par mon action atteindre au
bonheur ?
Que dois-je faire ?
Accroche : « La morale est une faiblesse de la cervelle » écrit Rimbaud dans une lettre du
début des années 1870. Il revendique par cette formule une critique de la morale. Elle est
une stupidité, une illusion dont il faut se débarrasser. La morale a été désacralisée à la fin du
XIXe siècle et pendant le XXe siècle, et pourtant les questions d’éthique et de morale sont de
nouveau présentes, avec les questions de bioéthiques, soulevées par les progrès des
biotechnologies.
Problématisation : D’une manière globale, la morale désigne la sphère des valeurs et le
discours sur les valeurs. Elle désigne alors une théorie de l’obligation, de la loi et du devoir,
conçue comme inconditionnelle et universelle (la morale vaut pour tous les hommes). C’est
pourquoi la morale est essentiellement normative (elle donne des règles). Dans une
dimension philosophique, elle peut être une doctrine du bien et du mal, de règles
inconditionnellement valables. Dans un aspect social, elle renvoie aux règles d’une socié
donnée. La morale est un ensemble d’idées et de sentiments qui obligent intérieurement un
sujet humain à respecter des valeurs sous peine de honte ou de remords de conscience.
Le mot « devoir » a une ambiguïté en français : les réalités naturelles doivent suivre les lois
de la nature, c'est-à-dire qu’elles sont soumises à une nécessité. Mais dire qu’on doit
respecter autrui fait appel à un tout autre sens : on a le pouvoir de ne pas le faire, même si
nous n’en avons pas le droit. Le « tu dois » est une expérience fondamentale de la
conscience. Nous nous sentons parfois tenus de faire notre devoir. Il est une obligation
morale alors, qui dépasse notre intérêt particulier, pour aller vers un intérêt général qui
englobe l’humanité entière, ou le groupe auquel j’appartiens. Il faut donc comprendre
l’origine du devoir, et savoir grâce à la morale ce que nous devons faire. Qu’est-ce qui nous
oblige et comment ? La morale est toujours obligation (et non une contrainte) car elle
résulte de notre liberté.
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I. Qu’est-ce que la morale
A. Ethique et morale
1) Deux termes, un ou deux objets ?
La morale désigne la sphère des valeurs (le bien/le mal ; le juste/l’injuste…). D’une manière
générale, il n’y a pas de différence à faire avec l’éthique. Les deux termes désignent ce
champ particulier qui nous dit « ce qu’il faut faire ». Etymologiquement, ces deux mots
renvoient bien au même objet : ethos en grec, sphère des mœurs et des façons de vivre,
mos(mores au pluriel) qui en est la traduction latine. Dans les deux cas, on renvoie aux
jugements évaluatifs sur ce que l’on doit faire, sur la manière dont il faut concevoir une vie
bonne. Comment vivre pour faire le bien, pour agir conformément au devoir ?
Si on veut différencier les deux termes, on peut opérer cette distinction_. Le terme
« éthique » est utilisé lorsqu’il s’agit pour le sujet moral de réfléchir avec autrui sur des
valeurs communes et ce qu’elles impliquent. C’est pourquoi on parle généralement des
questions éthiques dans notre monde (avortement, tests sur les embryons), et qui pousse
généralement à une modification de la loi juridique.
Le terme « morale » renvoie alors plutôt à la sphère des valeurs envisagée dans la
perspective où la conscience se rapporte elle-même à ses propres valeurs, dans l’expérience
du devoir ou de la recherche du bonheur. La morale oblige donc l’individu à se confronter
avec lui-même, avec sa conscience.
2) La morale est-elle périmée ?
De nos jours, parler de morale semble faire vieux jeu. La morale semble faire référence à un
système de principes et de valeurs contraignants et périmés dans notre monde actuel et son
évolution permanente. La société individualiste dans laquelle nous vivons et dans laquelle
l’affirmation de l’individu comme valeur tend à primer sur toute autre considération, a mis
en question la sphère morale et éthique. La formule de Rimbaud, la philosophie de
Nietzsche, celle de Sartre, sont des destructions et des critiques de la morale.
Nietzsche pense la morale comme la « Circé_ de l’humanité », c'est-à-dire une séductrice
perverse et morbide, qui fait miroiter des idéaux, des valeurs sublimes, issus d’un monde
divin parfait, en discréditant notre monde. La morale est un refuge des contemplatifs, une
tour d’ivoire pour les vieux sages, pour ceux qui veulent truire la liberté des individus.
C’est même l’idée de Sartre : la seule valeur c’est la liberté. La vie n’a que le sens que nous
lui donnons. « La vie n’a pas de sens a priori. Avant que vous la viviez, la vie, elle, n’est rien,
mais c’est à vous de lui donner un sens, et la valeur n’est pas autre chose que ce sens que
vous choisissez ».
On ne trouve plus dans nos écoles françaises de « leçons de morale », d’éducation à la
morale (la partie du programme consacrée à la morale est même très courte en philo). Elle
est devenue quelque chose de privé. Faut-il pourtant rejeter la morale ? N’est-il pas
nécessaire de formuler des jugements moraux ?
3) La nécessité de la morale
Pourtant il est bien nécessaire d’évaluer nos actions, de savoir ce qu’il est bon de faire, et
non pas seulement pour nous, mais pour les autres, que ce soit dans la perspective de
remplir son devoir, ou d’atteindre le bonheur. L’homme en tant qu’être libre peut mesurer
ses actions, les juger, et il doit le faire. Mais en tout homme, il se trouve bien des obstacles à
la moralité, mais aussi des qualités qu’il peut leur opposer. L’effort moral de chacun consiste
bien à s’auto-contraindre (donc librement) en réprimant notre tendance aux vices, au mal,
selon des valeurs que nous reconnaissons et que nous partageons avec d’autres. Même dans
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une perspective individualiste, nous pouvons penser que la morale est nécessaire, puisqu’elle
permet à l’individu de s’affirmer, de s’auto-discipliner pour atteindre le bonheur, pour
respecter les autres, en tant qu’être humain, et peut-être même respecter la nature comme
ayant des droits comme un être humain.
La preuve de la nécessité de la morale se lit dans les interrogations nouvelles et les
demandes de limites des individus (notamment sur les questions de bioéthiques).
B. Y a-t-il des vérités morales ?
1) Description et prescription
On parle de discours normatif dans le domaine moral : « il ne faut pas mentir » nous donne
une norme pour notre action, pour la mesurer (si je mens, et que je n’ai pas respecté la
règle, je sais que j’ai fait le mal). Il se distingue du domaine descriptif de la science, qui dit
seulement comment le monde est, sans donner de valeurs (cf. cours sur l’objectivité
scientifique). De nombreux philosophes estiment pourtant qu’il n’y pas tant de différences
entre les deux discours car ils seraient tous deux des discours rationnels. Nous aurions une
raison pratique, c'est-à-dire qu’il suffirait d’interroger comme il faut notre raison pour savoir
ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire. Mais peut-on parvenir dans le domaine des
valeurs à des énoncés objectifs ou scientifiques ? Les phrases comme « on ne doit pas
voler » ne sont-elles pas l’expression de choix subjectifs ? Auquel cas, il n’y aurait jamais de
vérités morales_. C’est l’idée de Hume. La raison ne peut pas être mobilisée pour exprimer
des vérités d’ordre normatif ou prescriptif. D’ailleurs il n’y a pas de possibilités de vérification
ou de falsification des énoncés moraux contrairement aux énoncés descriptifs de la science
(c’est ce qu’exprime Wittgenstein : on ne peut pas voir dans le monde ce qu’il faut et ne faut
pas faire, seulement ce qui est). Il y a donc une différence importante entre ce qui est et ce
qui doit être.
« David Hume : « Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde
entier à l'égratignure de mon doigt »
Pour le penseur écossais, la raison n'a aucun pouvoir sur nos passions, notamment sur
l'égoïsme. Au risque de nous mener au chaos.
Enfin un philosophe sincère », murmureront certains. Il fallait de la jeunesse et un peu de
folie pour oser faire une telle déclaration d'amour à l'égoïsme. Du haut de ses 26 ans, en
plein siècle des Lumières, l'Écossais David Hume n'a pas hésité. Est-ce par goût du paradoxe
qu'il fait mine, dans son Traité de la nature humaine, de cautionner un individualisme porté à
l'extrême, qu'il prétend préférer la destruction universelle à un léger désagrément ? Ou bien
exprime-t-il cyniquement le sentiment de celui qui cherche en lui-même une raison d'agir
vertueusement… et n'en trouve finalement aucune ? Quel soulagement alors de voir rompue
la longue chaîne des philosophes sévères et moralisateurs !
Si la raison elle-même nous engage à faire primer notre plaisir sur tout autre motif, nulle
autre instance, a fortiori, ne saurait désormais nous reprocher d'agir au mépris de la morale.
Vice et vertu n'ont plus à être distingués, et nous sommes libérés des pesanteurs du devoir.
Le philosophe semble même aller plus loin : « La raison, affirme-t-il dans la suite de
l'ouvrage, est et ne doit qu'être l'esclave des passions. » David Hume annoncerait l'anti-
humanisme d'un Dostoïevski : « Que s'écroule l'univers pourvu que je boive toujours mon
thé », affirmait le narrateur des Carnets du sous-sol.
En réalité, même si Hume exprimera tout au long de sa vie les opinions les plus provocantes
sur la religion, le suicide, l'identité personnelle ou les principes de la connaissance, au point
de réveiller Kant de son sommeil dogmatique, cette formule ressortit davantage au constat
qu'à l'incitation pousse-au-crime. Ouf ! Reste qu'elle ne perd rien de sa radicalité. Depuis ses
origines, la philosophie confie à la raison la mission d'édicter les valeurs morales et de les
faire respecter contre nos passions égoïstes. On suppose donc que la raison puisse influer
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sur nos passions. Or c'est précisément ce que conteste Hume. La raison n'est pas égoïste,
elle n'a tout simplement aucun pouvoir sur la morale. Elle doit comprendre qu'elle est
totalement impuissante à diriger ou même à régler notre conduite et nos passions. Son
domaine d'intervention est le vrai et le faux, pas le bien et le mal. Le problème est
d'imaginer une vie en communauté possible si chacun suit librement ses passions. Ce serait
oublier que, si la raison ne peut s'opposer aux passions, une autre passion le peut. Pour
nous qui sommes caractérisés à l'origine par l'amour de soi et une « générosité limitée » à
nos proches, le rôle de l'art politique est de faire servir nos passions à la communauté. On
peut donc envisager une vie à peu près harmonieuse avec ses semblables sans intervention
directe de la raison sur les passions.
Certains scientifiques contemporains semblent avancer dans le sillage de Hume. Dans Le
Gène égoïste, le sociobiologiste Richard Dawkins suggère que les gènes utilisent les individus
dans le cadre d'une lutte pour la reproduction et la sélection naturelle. Les comportements
égoïstes, que le philosophe écossais considérait comme irréductibles dans la nature
humaine, se retrouveraient aussi au niveau cellulaire ! Il ne serait pas contraire à la
rationalité naturelle de préférer la destruction du génome humain à l'égratignure d'un de
mes acides aminés. Décidément, Hume demeure un penseur dangereux. »_
2) Ethique de la discussion
Faut-il alors aller jusqu’à dire que les énonces moraux sont irrationnels ? Abandonner à
l’obscure la morale et l’éthique avec tous les risques que cela comporte ?
Au début des années 80, Habermas et Karl-Otto Appel pense la spécificité de l’éthique. Il
faut combattre à la fois le relativisme et le rationalisme moral. On ne peut pas dire que tous
les jugements moraux se valent, mais on ne peut pas non plus affirmer que les jugements
qu’on formule sont susceptibles d’une vérité absolue. Il s’agit donc de trouver un moyen
d’évaluer les jugements moraux pour leur conférer une valeur de vérité. Contre le
relativisme, il est bien possible de montrer que, dans le sens commun, les hommes se
mettent d’accord sur certaines valeurs (cf. C. 2.) Habermas propose donc d’affirmer qu’il y a
des vérités éthiques, mais qui ne sont pas du même ordre que les vérités scientifiques.
Qu’on dise « la table est jaune » (énoncé descriptif), ou « il ne faut pas mentir, sauf dans
certains cas » (énoncé normatif), il faut justifier ces énoncés par des raisons. Il s’agit donc
de trouver l’équivalent de la méthode expérimentale pour la morale.
Habermas s’appuie alors sur l’idée de Kant : les commandements moraux valides ont un
caractère impersonnel et universel. Mon choix doit pouvoir être accepté par tous les
hommes, mais après une discussion morale. Une norme morale ne peut prétendre à la
validité que si toutes les personnes concernées participant à une discussion sont d’accord.
L’éthique se fond donc sur une discussion argumentative qui fonde la validité d’une norme.
3) Conscience morale et conscience
Nous savons aujourd’hui que nous devons inventer nos valeurs. Ni la nature, ni dieux ne
peuvent nous les fournir, et l’éthique de la discussion semble être une bonne solution pour
remplacer les vérités morales pensées comme issues de Dieu dans les discours religieux. Il
existe pourtant une autre idée. La morale ne relève peut-être pas de la raison, mais elle peut
relever du sentiment, d’une évidence immédiate. Je sens ce qui est bien et mal. C’est l’idée
de Rousseau :
« Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos
propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises,
et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience (...). Il ne faut pour cela que vous
faire distinguer nos idées acquises de nos sentiments naturels ; car nous sentons avant de
connaître ; et comme nous n’apprenons point à vouloir notre bien et à fuir notre mal, mais
que nous tenons cette volonté de la nature, de même l’amour du bon et la haine du mauvais
nous sont aussi naturels que l’amour de nous-mêmes. Les actes de la conscience ne sont pas
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