SUJET ET CORRIGE DE L’EPREUVE DE STYLISTIQUE
CAPES SESSION 2002/2003
TEXTE
Mme de Chevreuse n’avait plus même de restes de beauté quand je l’ai connue. Je n’ai jamais vu
qu’elle en qui la vivacité suppléât le jugement. Elle lui donnait même assez souvent des ouvertures si
brillantes, qu’elles paraissaient comme des éclairs ; et si sages, qu’elles n’eussent pas étaient désavouées par
les plus grands hommes de tous les siècles. Ce mérite toutefois ne fut que d’occasion. Si elle fût venue
dans un siècle il n’y eût point eu d’affaires, elle n’eût pas seulement imaginé qu’il n’y en pût avoir. Si
le prieur des chartreux lui eût plu, elle t été solitaire de bonne foi. M. de Lorraine, qui s’y attacha, la
jeta dans les affaires ; le duc de Buchinchan et le comte de Hollande l’y entretinrent ; M. de Châteauneuf
l’y amusa. Elle s’y abandonna, parce qu’elle s’abandonnait à tout ce qui plaisait à celui qu’elle aimait.
Elle aimait sans choix, et purement parce qu’il fallait qu’elle aimât quelqu’un. Il n’était pas me difficile
de lui donner, de partie faite, un amant ; mais dès qu’elle l’avait pris, elle l’aimait uniquement et
fidèlement. Elle nous a avoué, à Mme de Rhodes et à moi, que par un caprice, ce disait-elle, de la fortune,
elle n’avait jamais aimé le mieux ce qu’elle avait estimé le plus, à la réserve toutefois, ajouta-t-elle, du
pauvre Buchinchan. Son dévouement à sa passion, que l’on pouvait dire éternel quoiqu’elle changeât
d’objet, n’empêchait pas qu’une mouche ne lui donnât quelquefois des distractions ; mais elle en revenait
toujours avec des emportements qui les faisaient trouver agréables. Jamais personne n’a fait moins
d’attention sur les périls, et jamais femme n’a eu plus de mépris pour les scrupules et pour les devoirs :
elle ne reconnaissait que celui de plaire à son amant.
Cardinal de RETZ, Mémoires, Seconde partie.
QUESTIONS
1. Lexicologie (2points)
Etudiez les mots :
_foi (l.6)
_uniquement (l.10)
2. Grammaire (8 points)
a. Etudiez le morphème de, du début du texte jusqu’à « de bonne foi » (l.6) (5 points)
b. Faites les remarques nécessaires sur « Je n’ai jamais vu qu’elle en qui la vivacité suppléât
le jugement. » (l.1-2). (3 points)
3. Stylistique (10 points)
Etude stylistique du texte.
CORRECTION
1. LEXICOLOGIE
premier mot
Le substantif féminin foi vient du latin fides qui signifie promesse, parole donnée. Son sens
s’est spécialisé et évoque le fait de "croire sans demander de preuves".
Dès le Moyen-âge foi signifie engagement ou assentiment, et dans le langage juridique
évoque une notion de garantie.
_ analyse en contexte :
foi est un substantif simple qui appartient à un syntagme nominal prépositionnel dont il est le
noyau. Ce substantif est qualifié par l’adjectif épithète bonne. Ce syntagme fonctionne comme
un adverbe c’est-à-dire qu’il apporte des modifications sémantiques au groupe verbal.
On peut évoquer plusieurs notions équivalentes à ce syntagme : loyalement ou fidèlement à
son inclination.
second mot
uniquement vient du latin unicus dérivé de unus qui signifie seul ou un exemplaire. Ceci
évoque deux orientations sémantiques :
_ une orientation quantitative : ce qui n’est pas accompagné par des éléments du même genre.
_une orientation qualitative : un individu ou un objet au-dessus des autres.
_ analyse en contexte
uniquement est composé de deux morphèmes, d’un adjectif épicène unique auquel on a greffé
un autre morphème, le suffixe ment.
-ment vient du latin mente qui signifie à la manière de (manière, façon à l’ablatif).
uniquement appartient à la classe grammaticale des adverbes et a pour fonction de modifier le
sémantisme verbal. Ici il est coordonné à un autre adverbe dont il va contaminer le sens,
uniquement signifie dans ce contexte à l’exclusion de tous les autres.
2. Grammaire
a. Le morphème de …
Introduction
Dans l’analyse linguistique des énoncés le morphème est le plus petit segment porteur d’une
signification. En effet toute tentative de segmentation ultérieure ne pourrait aboutir qu’à un
niveau d’analyse d’un autre ordre, à savoir sur le plan phonologique et sur le plan sémantique.
Le morphème peut se réaliser dans différentes catégories grammaticales, ici on peut relever
essentiellement deux catégories, d’une part les prépositions et d’autre part les déterminants.
I. Prépositions
1. La particule
Il s’agit ici du de nobiliaire dans l’expression Mme de Chevreuse (l.1). cette particule
fonctionne comme une préposition qui indique l’origine liée à la possession d’une terre, et
dans la syntaxe du groupe elle assure la relation entre la terre et le nom.
2. Les groupes prépositionnels
On retrouve trois occurrences de de dans un groupe prépositionnel : de beauté (l.1), de tous
les siècles (l.4), des chartreux (l.6). Ces occurrences sont analysées comme des compléments
du nom ou compléments déterminatifs, on peut élaborer des analyses différentes.
_(l.1) restes de beauté
Traditionnellement beauté apparaît comme un complément du substantif restes mais ce qui
apparaît important ici c’est le fonctionnement syntaxique de ce complément.
D’abord la composition : Nom + préposition + déterminant Ø + Nom
Restes + de + Ø + beauté
On peut élaborer des comparaisons avec d’autres compléments :
(1) une faute d’imprimeur
faute d’imprimeur = Nom + préposition + déterminant Ø + Nom
(2) une faute de l’imprimeur
faute de l’imprimeur = Nom + préposition + déterminant + Nom
on peut essayer d’élaborer des équivalences :
(1) une faute de correcteur
lecteur
clerc
(2) une coquille de l’imprimeur.
une facétie
un oubli
de ne fonctionne pas de la même façon suivant le déterminant, ici restes de beauté correspond
à l’exemple (1), ainsi beauté peut être remplacé mais restes de reste en place.
Donc de + Nom sans déterminant introduit une catégorie générique commutable.
(l.4) de tous les siècles
de introduit un syntagme à la fois locatif et temporel, ici il marche avec un superlatif.
(l.6) le prieur des chartreux
ici le morphème de se cache dans un amalgame qui a pour structure profonde de + les.
Dans un cas d’amalgame de la préposition on peut faire apparaître la préposition de en
modifiant une expression en la mettant au féminin :
Ex : le prieur de la communauté.
On peut retrouver le même type de problème pour du, il ne s’agit pas toujours d’un partitif
mais il peut être un amalgame de de + le.
3. Les expressions lexicalisées
On peut en relever deux dans cette partie du texte, (l.4) d’occasion et (l.6) de bonne foi.
D’occasion se construit à l’aide de la préposition de et d’un nom sans déterminant et
fonctionne comme un adjectif qui aurait une fonction d’attribut, un attribut particulier car il
évoque quelque chose d’accidentel ou d’occasionnel.
La seconde expression de bonne foi est entièrement lexicalisée et fonctionne comme un
adverbe, en fait le syntagme prépositionnel agit sur tout le groupe verbal.
II Le morphème de en qualité de déterminant
On peut relever le morphème de en qualité de terminant à l’intérieur de deux expressions :
(l.5) d’affaires et (l.1) de restes. Il s’agit ici de deux morphèmes qui entrent dans une
construction négative et ont la valeur de partitifs.
CONCLUSION
On peut voir dans ce texte une belle représentation des catégories auxquelles peut appartenir
le morphème de c’est-à-dire prépositions ou déterminants et expressions lexicalisées ou non.
b. faites les remarques nécessaires sur : « Je n’ai jamais vu qu’elle en qui la vivacité suppléât
le jugement »
remarque n°1 :
la première remarque porte sur l’utilisation du passé composé ou du passé simple, en effet à
l’époque du cardinal de Retz il existait une règle appelée la règle des 24 heures qui régissait
l’emploi du passé simple et du passé composé.
Quand l’auteur relate un fait qui date de moins de 24 heures par rapport au moment de
l’énonciation il doit utiliser le passé composé. Tout ce qui se passe il y a plus de 24 heures par
rapport au moment de l’énonciation est relaté au passé simple.
Mais cette gle a été assouplie, tous les événements du passé devaient être relatés au passé
simple sauf s’ils entretenaient un rapport avec le présent de l’énonciation. on ignore ici si le
cardinal de Retz se plie ici à cette règle car le genre des mémoires induit l’emploi du passé
composé puisque les éléments relatés entretiennent une relation directe avec l’énonciation.
Remarque n°2
On peut relever la présence d’une tournure restrictive qu’elle.
Remarque n°3
Il s’agit de comprendre la valeur du pronom clitique de troisième personne elle.
Ce clitique de troisième personne a pour référent dans le texte une première mention qui est
Mme de Chevreuse on a ici une relation anaphorique. L’apparition de elle valide une relation
entre Mme de Chevreuse et le pronom.
Remarque n°4
Le relatif apparaît dans une tournure particulière qui est tout à fait courante à l’époque
classique : en qui. Cette tournure pouvait même désigner un non humain.
Qu’elle en qui [kεlãki] on a ici une cacophonie proscrite dans les arts poétiques de l’époque.
Remarque n°5
Cette remarque porte sur la construction du verbe suppléer. Ici on peut remarquer qu’il est
employé en construction transitive directe alors qu’en français moderne l’emploi s’effectue en
construction transitive indirecte, entre les deux on peut relever une légère variation
sémantique.
Remarque n°6
On peut travailler sur les modes et les temps verbaux, en effet le verbe de la principale est un
temps du passé ( passé composé de l’indicatif) or une règle classique spécifie que s’il y a un
temps du passé dans la principale, on doit employer un temps du passé dans la subordonnée,
on évoque ainsi deux actions concomitantes. Dans la subordonnée l’emploi de la restrictive
qu’elle entraîne l‘emploi du subjonctif, ici on a choisi l’imparfait du subjonctif pour relater
une action en cours d’accomplissement.
3. Stylistique
Introduction
Le cardinal de Retz s’appelait Jean-François de Gondi et a vécu une grande partie du
XVIIe siècle, ses Mémoires ne sont publiées qu’au début du XVIIIe siècle vers 1717, il s’agit
donc d’une œuvre posthume. Il est un ecclésiastique animé de toutes les passions humaines,
très porté sur le beau sexe, ambitieux, il est étroitement lié aux intrigues nouées par la Fronde.
Il est arrêté sur l’ordre de Louis XIV, il s’enfuit et se réfugie à Rome, puis en Allemagne et en
Hollande. Il rentre en France après la mort de Mazarin en 1661 et démissionne de
l’archevêché de Paris. Il termine sa vie à Commercy après avoir raconté une partie de sa vie
dans ses Mémoires. Il est célébré comme un des grands orateurs de son temps. Mme de
Chevreuse est née en 1600 et morte en 1679, elle n’a eu que deux maris mais beaucoup
d’amants, elle était notamment la maîtresse du duc de Lorraine. Le cardinal de Retz fait ici le
portrait de cette femme, un portrait essentiellement psychologique qui illustre toute la
subjectivité de l’énonciateur qui est le témoin direct des éléments qu’il expose, il s’agira ici de
relever les distorsions éventuellement introduites par la subjectivité de l’auteur. On pourra
dans un premier temps examiner les procédés référentiels et la construction du portrait, puis il
s’agira de comprendre en quoi ce portrait est unilatéral, enfin on s’intéressera à l’écriture elle-
même, à cette plume trempée dans le vitriol.
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