1 La légende philosophique du labyrinthe de Cnossos. La légende du labyrinthe de Cnossos hanté par le Minotaure peut être interprétée comme étant sans aucun doute l’un des paradigmes philosophiques de la pensée et de la condition humaine parmi les plus anciens. Sa valeur de modèle ne peut cependant pas être saisie hors du rapport cosmologique établi entre le monde et les hommes par la philosophie grecque ancienne. Selon cette approche philosophique l’univers est conçu comme un système bien ordonné dans lequel chaque être vivant ou inanimé, chaque événement passé, présent ou futur, a une place déterminée et immuable. Chaque possibilité de changement, chaque devenir-autre, chaque nonêtre n’est que l’apparence d’une réalité dont la perfection réside dans le maintien de son être, dans l’immuabilité du jamais différent. Toute la philosophie grecque ancienne d’Héraclite à Platon en passant par Parménide et Anaxagore a ce déterminisme cosmologique rigoureux comme arrière-plan ontologique. Cependant, de par sa capacité à conceptualiser, l’homme occupe une place à part. Il est un être de la participation dont l’esprit est en mesure de contempler l’ordre du monde. Parce que l’esprit humain peut concevoir et comprendre, il a la possibilité de saisir la réalité essentielle du cosmos au-delà de l’apparence des choses qui nous sont immédiatement accessibles. Mais l’être humain est duel. S’il est un être dirigé vers l’intelligible, il est aussi un être dirigé vers le sensible. Nous retrouvons là l’une des dichotomies les plus anciennes et les plus actives de la philosophie : La dualité conflictuelle entre le corps et l’esprit. Pour un philosophe du monde hellénique ancien comme Platon le domaine conceptuel propre à l’intelligence est principe d’ordre et de perfection, tandis que le corps est principe de non-être et d’imperfection. Dans le monde sensible tout change et se transforme. Avec le temps qui passe les choses physiques se dégradent et se détériorent. Les êtres vivants vieillissent et finissent par mourir. On dit alors qu’ils sont en devenir. Leur apparence est toujours autre à elle-même. Leur être étant plus ou moins fini, il contient du nonêtre. En opposition au monde sensible, le domaine conceptuel est principe de 2 perfection. En contexte platonicien cela signifie qu’il existerait des choses en soi dont l’être se maintient et n’est pas altéré par le devenir inhérent aux choses physiques. Les catégories du désir, de l’immédiateté, du spontané, de l’erreur, de l’illusion et des changements incessants relèvent du monde sensible connaissable par l’intermédiaire du corps. Quant aux catégories de l’être, du fini et de l’existence stable par lesquels s’exprime la perfection, du vrai et de l’harmonieux, du bien et du beau en soi, elles appartiennent au domaine de l’intelligible. Principes intelligibles et principes sensibles s’affrontent en l’homme. Accéder à la connaissance essentielle – la réelle réalité selon Platon – exige de ne pas se laisser entraîner par les impératifs de son corps : Le corps est le tombeau de l’âme, selon une formule fameuse de Platon (Cratyle, 400b-400e). Il n’est pourtant pas envisageable pour l’être humain de pouvoir exister sans sa corporéité. Il ne s’agit alors pas de nier son corps, mais de trouver un équilibre et une harmonie entre corps et âme. Dans cette tension entre désirs du corps et désirs de rationalité, l’homme a en lui à la fois ce qui peut lui assigner sa place dans l’ordre du monde et ce qui peut aussi provoquer sa perte dans l’orgueil et l’excès. Dans la tragédie grecque classique cette qualité proprement humaine de la démesure qui pousse le héros à agir et, malgré leurs avertissements, à provoquer les dieux est appelée Hybris. Du point de vue de la philosophie antique ne pas s’en tenir au juste milieu, dépasser la mesure revient à remettre en question l’ordre du monde. Cette arrogance ontologique est une violence, c’est-à-dire une qualité qui s’exerce contre l’ordre des choses et qui s’impose aux êtres contrairement à leur nature. En tant qu’hommes nous pouvons avec orgueil nier la réalité pour tenter d’en substituer une autre, à savoir une réalité proprement humaine contre la réalité ontologique du cosmos à laquelle nous appartenons pourtant. Il existe par conséquent en l’homme une manière d’être qui relève en quelque sorte du monstre ; le monstre désignant ici ce qui n’a pas une identité d’être précisément définie dans un ordre donné. La signification de la tragédie consiste précisément à désigner cette monstruosité conduisant au désordre de l’être et à la perte de l’essentiel. Cette perte ou cette négation de l’essentiel consécutive à la structure duelle conflictuelle entre corps et âme, entre mesure et démesure fait exactement de l’homme un être de l’errance. Nous ne sommes jamais où nous devrions être. Nous cherchons qui nous sommes et où nous allons. Nous nous 3 demandons qu’elle est la valeur de notre connaissance. Nous nous interrogeons sur le sens de nos actions. Ces questions relatives aux recherches de l’identité de soi, en tant qu’individu membre de l’humanité ou dans la réflexion de la place de l’humanité dans l’univers, de notre destin et de notre histoire, de la valeur et de la justification de nos actions sont à la source du questionnement philosophique. Elles perdurent sous une forme ou une autre dans toute l’histoire de la philosophie. * * * La thématique du labyrinthe renvoie à celle de l’homme comme être de l’errance. Dans la perspective d’une philosophie de l’errance, les questions sur la nature de l’identité humaine et les conditions de son existence implique de connaître dans quel genre de labyrinthe nous nous trouvons. Le labyrinthe construit par Dédale pour le roi Minos peut être interprété comme représentation d’une conception grecque de l’homme à la recherche de lui-même dans son être et son destin. La vie humaine est alors figurée sous la forme d’un parcours qui n’est pas dirigé en fonction d’actions toujours justifiées par une réelle connaissance du cosmos. Nous n’agissons pas en fonction d’une connaissance adéquate à l’ordre réel des choses, c’est-à-dire en rapport à l’être. Au contraire, dans le monde sensible notre activité est conditionnée sous l’influence dictée par l’apparence illusoire et trompeuse des choses. Le monde ainsi parcouru est un monde en clair-obscur, mélange d’être et de non-être dans lequel accidents et tâtonnements plus ou moins sélectifs conduisent le déroulement de notre vie pensé comme une sorte de voyage. Tous les hommes ne sont cependant pas égaux sur ce chemin. Les uns, les philosophes, selon Platon, pourraient plus que d’autres entrevoir l’être réel situé au-delà de ce qui se présente à nous dans le monde sensible. Ils auraient suffisamment la possibilité de contempler intellectuellement la réalité vraie du cosmos pour ne pas se laisser tromper ou abuser par les apparences. Ces initiés peuvent alors entrevoir la sortie du labyrinthe ou du moins en déjouer les pièges. Les autres individus, non-initiés aux réelles réalités et vivant sous l’emprise du sens commun mêlant être et non-être, sont menacés de perdition, d’errance et d’impasses dans un monde où la lumière de la sortie sera à tout jamais invisible ou cachée par l’aveuglement des sens : Vers eux s’avance le Minotaure, être contre-nature qui correspond en même temps à l’ordre 4 de l’humanité et à l’ordre de la bestialité, violence obscure de l’irrationnel et du désordre. Mais, est-il possible de sortir réellement du labyrinthe ? Est-ce que le fait d’entrevoir la sortie du labyrinthe permet de s’en échapper ? Répondre positivement à ces questions conduirait à admettre que l’homme peut s’affranchir de son humanité, ce qui reviendrait de nouveau à être précipité dans le labyrinthe pour excès et démesure. Même si le philosophe a le privilège de participer par son intellect à la vraie nature des choses, cela ne veut pas dire pour autant qu’il peut accéder à la contemplation complète de ce qui est ; pour cela il faudrait qu’il soit un pur esprit. Il peut comprendre que l’immédiateté du monde sensible n’est pas la vérité ultime. Il peut certes saisir que la réelle réalité réside non pas dans le devenir incessant des choses, mais dans la stabilité finie de l’être. Cela n’en fait tout de même pas un dieu et ne lui donne pas la connaissance totale du monde nécessaire à la sortie du labyrinthe. Il peut seulement tenir à distance l’animalité qui est en lui. En déchiffrant le labyrinthe le philosophe ne se retrouve-t-il pas face à lui souvenons-nous du Connais-toi toi-même socratique comme clé du questionnement ontologique ? À ce titre, la figure de Thésée est remarquable. Malgré le fil d’Ariane et le retour à la lumière, Thésée d’une certaine manière échoua à l’épreuve du combat avec le Minotaure, puisqu’à sa sortie du labyrinthe il continua à errer. Il abandonna en effet Ariane, tua son propre fils dans le malentendu, eut une vie de tumulte et d’errance, son père mourut par sa négligence. L’épreuve du labyrinthe n’a pas fait de lui un sage dégagé de toutes les contingences du monde. Thésée à sa sortie du labyrinthe est resté comme tout homme un être de compromission tendu à la fois vers la sagesse et l’animalité brutale. Le Minotaure n’a pas vraiment été vaincu et au fond de lui-même le monstre est encore présent. En allant dans le labyrinthe pour trouver le Minotaure et le mettre à mort, Thésée est allé à la rencontre de lui-même. Au-delà des faits imputés par la légende, je trouve la figure de Thésée profondément humaine par ce qu’elle nous dit : Si la condition humaine est de vivre dans un labyrinthe, dans son intériorité l’homme est un être-labyrinthe. Thésée entre dans le labyrinthe, il tue le Minotaure, mais il n’en ressort pas moins homme. Toute sa vie, il continuera à errer comme dans un labyrinthe dont lui-même est le Minotaure. 5 Outre être une représentation du destin de la condition humaine, comme je viens de le faire en évoquant Thésée, l’idée du labyrinthe peut aussi être interprétée comme figure de la nature humaine tout court. Nous pouvons alors nous représenter l’homme comme un être hybride dont l’identité est multiple. En contexte platonicien, nous avons vu que la nature humaine participe à la fois de l’être et du non-être, de l’unité de soi - en vieillissant nous restons tout de même identique à soi-même - et du multiple dans le sensible – en vieillissant notre apparence se transforme, certains traits de notre caractère se modifient. Cette hybridité ontologique se traduit au sein de l’individu intérieurement et extérieurement dans le conflit entre corps et l’esprit. Ce qui participe de la pensée est principe de rationalité, tandis que l’irrationalité participe des catégories sensibles. Nous retrouvons ainsi la figure hybride du Minotaure, être mi-homme, mi bête. Dans le Minotaure il y a de l’humanité, dans l’homme il y a de la bestialité. L’histoire de la philosophie a envisagé cette identité multiple de la nature humaine selon des approches très diverses auxquelles nous ne pouvons faire que très rapidement allusion dans le cadre restreint de cette réflexion sur la légende du labyrinthe de Cnossos. Les passions, les impératifs liés aux désirs, la violence, la cruauté, l’ignorance, les abus égocentriques, l’inconscient et bien d’autres qualités et états mentaux ont tour à tour révélé le Minotaure qui existe en l’homme. La nature labyrinthique de la pensée est un thème récurrent dans l’histoire de la philosophie. Notre esprit n’est pas un appareil simple et régulier dont le fonctionnement rendrait toujours accessible une rencontre adéquate et cognitivement exacte avec le monde qui nous entoure. Si cela était le cas, notre parcours aurait l’apparence d’une ligne droite et la connaissance serait aussi spontanée qu’ontologiquement pertinente. Toutes nos pensées seraient vraies, toutes nos actions bonnes, toutes nos représentations auraient un sens certain, immédiatement évident et clairement en accord avec l’ordre des choses. Or, notre pensée analytique et raisonnable subit le Minotaure qui est en nous. Le rapport de la pensée à la réalité est sinueux, questionnant, problématique. Nous pouvons penser dans l’erreur, douter ou vivre sans réelle certitude. L’esprit humain peut se tromper et errer dans sa recherche de la certitude et de la justification de ses décisions et de ses jugements. Dans l’histoire de la philosophie le questionnement sur la valeur ou la validité des produits de la pensée est constant. Mais un chemin direct n’existe pas pour répondre à cela. La 6 réflexion philosophique sur la nature humaine et sa condition suit des voies qui se croisent, se complètent, reviennent en arrière, aboutissent à des impasses en ne menant nulle part, font apparaître des chemins nouveaux dont les espaces sur de larges avenues prennent quelquefois la forme de grandes épopées ou au contraire se perdent en de courts sentiers escarpés, tissant ainsi toute une géographie de l’esprit en acte ; il n’est pas question dans cette modeste réflexion d’explorer toutes les traces et les voies du labyrinthe de l’histoire des idées. En philosophie, les réponses ne sont jamais comme en science des propositions de solutions, mais ce sont d’autres questions aboutissant à une activité jamais conclusive. Dans le labyrinthe philosophique, à moins d’accepter de ne faire que des allers-retours sur les mêmes voies ou d’emprunter sans cesse les mêmes chemins, il n’y a que des carrefours et des virages qui conduisent à de nouveaux croisements, voire à d’autres labyrinthes. L’exploration philosophique de la réalité supposée être en nous ou hors de nous se caractérise par la diversité de ses problèmes qui sont autant de développements d’idées spécifiques traitées selon des approches précises (analytique, transcendantale, phénoménologique, dialectique, pragmatique …) réalisées en fonction de multiples principes directeurs possibles (idéalisme, empirisme, holisme, réalisme, nominalisme…). Certains philosophes explorateurs pensent que leur activité ne varie pas et qu’elle est un savoir fondamental se développant selon une nécessité propre s’articulant autour de problèmes toujours identiques et indépendants de l’histoire. Dans un autre labyrinthe, d’autres explorateurs de la pensée et de la condition humaine estiment que leur activité relève entièrement de la contingence et qu’elle doit être conçue en termes d’insertion dans des contextes et des moments historiques bien déterminés dépendant des autres disciplines. La confrontation entre ces deux approches, l’une qui insiste sur le caractère essentialiste de la philosophie et l’autre plutôt sur la nécessité d’une sorte de pragmatisme contextualiste, nous fait entrer dans un autre labyrinthe… Quoi qu’il en soit du conflit entre essentialistes et contextualistes, je soutiens l’idée selon laquelle la philosophie n’est pas une discipline dont des acquis cumulatifs s’articuleraient en fonction d’un progrès. L’activité philosophique résiste à l’idée de progrès. Les abandons et les reprises, les détours et les retours sont fréquents en philosophie. Un chercheur contemporain peut parfaitement trouver de l’intérêt à une conceptualité très ancienne ; par exemple Aristote et Descartes restent des interlocuteurs en philosophie de l’action ou dans les recherches actuelles sur le 7 concept de cognitivité. Des textes très anciens continuent d’être lus et interprétés. Nous pouvons alors nous demander dans ces conditions comment il est possible de justifier la pertinence d’une position donnée. Comment une voie choisie peut-elle être dite acceptable ? Y a-t-il un autre choix que celui de l’errance ? Ces questions reviennent au fond à se demander à quelles conditions la connaissance est valable. Le chemin que nous prenons a-t-il une possibilité de mener vers une direction ayant pour nous un sens ? La réponse que nous donnons a-t-elle une chance d’aboutir à une autre question, c’est-à-dire à un autre chemin ? À défaut de la certitude d’une sortie, pouvons-nous évoluer dans le labyrinthe pour au moins en espérer un jour en voir le bout ? La découverte d’une limite en soi provoque généralement le repli dans l’introspection. Descartes voulant fonder une base saine sur laquelle rebâtir la connaissance commence par rejeter ce qui semblait acquis pour ensuite se replier lui-même et chercher par la réflexion les critères de clarté et de distinction permettant d’atteindre une réalité indubitable. Il s’agissait alors de retrouver un chemin possible en se débarrassant des impasses déjà empruntées par ce que Descartes estimait être la tradition. Husserl ne fait pas autre chose dans les années 1920/1930 lorsqu’il reprend le projet cartésien en en excluant les illusions positivistes du psychologisme. Par son introspection philosophique, Husserl ouvre une nouvelle voie en thématisant l’intentionnalité de la conscience. Descartes a impulsé une nouvelle voie à la philosophie par la reprise des problèmes de la connaissance en les concentrant sur une analyse du sujet établi comme existant et identifié à la réflexivité. En gros, cette approche, à laquelle se sont greffées les approches existentialistes (Sartre, MerleauPonty, Kierkegaard, Heidegger), consistant à articuler ce qui relève du vécu avec les différents aspects de la subjectivité a été dominante de Descartes à Husserl. Même si les recherches effectuées en rapport avec la voie ouverte par Descartes ne se sont pas éteintes, sous l’impulsion des travaux de Frege et de Pierce l’exploration philosophique prit une nouvelle route en se focalisant davantage sur une approche formelle du langage opposé au langage courant. Ce tournant linguistique donna lieu à une importante production de textes (Wittgenstein, Austin, Searle, Strawson…) en posant non plus les problèmes philosophiques dans le registre de la conscience, mais dans celui du langage. La philosophie était alors entrée dans un nouveau labyrinthe. Cependant, un autre virage eut lieu autour de 1950 : Le tournant rhétorique pris par des auteurs comme Ch. Perelman et S. Toulmin. La philosophie 8 fut alors considérée comme une sorte de dispositif rhétorique dont l’argumentation ne s’épuise jamais. Toutes ces approches, bien trop rapidement évoquées, ne sont pas contradictoires et ne s’excluent pas. Tout au plus, elles s’ignorent, s’évitent ou se méprisent réciproquement. Quelquefois, elles se complètent et progressent de concert un moment. La philosophie, comme l’esprit, comme l’homme dans le monde, est prise dans un labyrinthe. Comme l’homme, l’activité philosophique erre. C’est certainement dans cette errance essentielle que philosophie et humanité se rapprochent le plus et que l’une est le miroir de l’autre. Comme la philosophie, l’homme est lui-même un labyrinthe pris dans un labyrinthe. Thésée sortant du labyrinthe de Cnossos après avoir tué le Minotaure n’a pas pour autant dépassé sa condition d’homme. Il ne fait que sortir d’un labyrinthe pour entrer dans un autre. Ce qui donne sa valeur anthropologique profonde à la philosophie est d’être elle aussi un labyrinthe dans un labyrinthe. C’est peut-être en cela que réside sa valeur la plus essentielle et la plus irremplaçable. Strasbourg en 2004, Michel Cinus, philosophe