Lorsqu’on traite des termes qui relèvent de l’usage spécialisé, les principes de la
socioterminologie conduisent bien entendu les terminologues à prendre en considération les
usages qui prévalent dans les milieux concernés. Lorsque la terminologie traitée touche
également la langue générale, un critère prend une importance particulière, celui de la
hiérarchisation des usages telle que l’ensemble de la communauté se la représente. Dans de
tels cas, est-ce que la norme, le bon usage, n’est que le reflet de la langue courante? La
réponse est évidemment non. Il faut bien avouer que l’on doit dans certains cas proposer
des choix terminologiques moins représentés dans l’usage courant, mais qui cadrent avec
un modèle idéal, qui s’appuie notamment sur les critères d’acceptation précédents. La
pondération de ces critères ne va pas nécessairement de soi. Par exemple, les critères de
productivité morphologique et de résonance internationale doivent-ils toujours primer sur
celui de la fréquence d’emploi dans la langue courante? La difficulté d’implantation de
certains termes n’est pas toujours imputable aux lacunes de la stratégie de diffusion, mais
s’explique sans doute en partie dans une pondération inadéquate des différents critères de
sélection8. Cela
[p. 39] dit, les terminologues de l’Office tiennent de plus en plus compte de l’usage courant
dans leurs propositions terminologiques, et ce, pour faciliter l’implantation ou la
reconnaissance d’un bon usage conforme au sentiment linguistique des Québécois. Ainsi,
l’existence d’un terme technique ou scientifique n’empêche naturellement pas la
reconnaissance d’un terme de la langue générale pour désigner une même réalité (cf. thuya
et cèdre). Les terminologues s’intéressent aussi aux tendances évolutives de la création
lexicale du français, lesquelles peuvent rendre normales des formes traditionnellement
jugées comme non orthodoxes (ex. : approche client, clavardage, webmestre); ils s’ouvrent
à l’emprunt, ce qui inclut le calque, comme procédé d’enrichissement de la langue : applet
(< angl. applet), lien retour (< angl. back link), pont-routeur (< angl. bridge-router), tout en
respectant la sensibilité québécoise face à ce phénomène.
Les tensions entre l’usage et le modèle prescrit
L’écart occasionnel entre l’usage courant et le modèle prescrit, voire entre différents
modèles prescrits concurrents, est la source d’un malaise que d’aucuns qualifient
d’insécurité linguistique; ce problème, présent dans toute la francophonie, est
particulièrement aigu au Québec (pensons à fournaise que ne peut déloger chaudière).
L’OLF n’étant pas le seul organisme à expliciter le bon usage et à diffuser un discours
officiel sur cette question, et ne prétendant pas le devenir, ses choix terminologiques ne
sont évidemment pas partagés par tous. Parmi plusieurs exemples, on se rappellera le cas
des mots épluchette et canot (au sens de « canoé »), inclus parmi les canadianismes de bon
8 Prenons par exemple roulotte au sens de « remorque de camping », qui est vieilli en France. Le terme y a été
progressivement remplacé par caravane, emprunté à l’anglais britannique, probablement parce que roulotte
évoque plutôt les Tsiganes nomades et désigne souvent un véhicule hippomobile. Au Québec, roulotte
demeure largement employé, même dans la langue commerciale; il n’évoque pas automatiquement les
Tsiganes, réalité peu présente en Amérique du Nord. Pour la majorité des Québécois, une caravane évoque
plus naturellement un groupe de personnes qui se déplacent (éventuellement avec leurs roulottes) qu’une
roulotte seule. Caravane a été officialisé par l’OLF en 1980. Vingt ans plus tard, caravane a pénétré l’usage
officiel (il est adopté par la Fédération québécoise de camping et de caravaning), mais moins l’usage courant.
Pourtant, ce terme avait pour lui la nouveauté, son caractère international et le fait de s’inscrire dans la famille
de caravaning et de caravanier, termes assez bien implantés au Québec. Tremblay (1994 : 63) montre que
roulotte correspond à la norme spontanée et à la norme préférée d’environ 80 % de son échantillon, tandis que
caravane correspond à la norme spontanée de moins de 2 % de l’échantillon et à la norme préférée de 7 % de
celui-ci.