86 86 B) Enjeux et réponses actuelles face à la crise de l’Etat Providence 1°) Réforme des retraites et de l’assurance maladie : où en est-on ? En matière de protection sociale, deux branches connaissent des difficultés financières, la branche vieillesse et la branche maladie, conduisant les pouvoirs publics -- à engager des réformes qualifiées de structurelles. a) La réforme du système de retraite En 1993, le gouvernement d’Edouard Balladur a modifié la durée d’annuité dans le secteur privé et le niveau futur des pensions de retraites en indexant celles-ci sur l’évolution des prix et non plus sur l’évolution du salaire moyen. Document n°119 Les effets de la réforme Balladur (estimation de l’évolution, jusqu’en 2040, du taux de remplacement (rapport entre première pension et dernier salaire) net de cotisations des salariés du secteur privé à législation constante ayant effectué une carrière complète). 2000 Carrière toujours au 81% SMIC Carrière au salaire 84% moyen des noncadres Carrière au salaire 75% moyen des cadres 2020 70% 2040 68% 71% 67% 62% 58% Conseil d’Orientation des retraites, in Arnaud Parienty, « Protection sociale : le défi », éd Gallimard, 2006, p.42. Document n°120 « La proportion de salariés du secteur privé bénéficiant du minimum contributif est déjà passée de 25% des partants au début des années 1990 à 40% au début des années 2000. Elle pourrait bientôt être de 60%. Le minimum a été réévaluée pour le régime général passant de 534 euros à 589 euros pour le régime de base ». Arnaud Parienty, « Protection sociale : le défi », éd Gallimard, 2006, p.45 Après l’échec de la réforme des régimes spéciaux en 1995 sous l’égide du gouvernement d’Alain Juppé, il a fallu attendre 2003, pour les pouvoirs publics se lancent dans une nouvelle réforme concernant la fonction publique. Le 24 juillet 2003, malgré une forte protestation, le Parlement adopte un projet de réforme des retraites. Il en ressort que : - « (…) dans le secteur public, il faudra cotiser pendant quarante ans comme dans le privé, et que cette durée de cotisation sera prolongée pour tous à quarante et un ans en 2008 et à quasiment quarante deux ans en 2020. 86 87 87 - - (…) la revalorisation des pensions se fera pour tous sur les prix (alors que les fonctionnaires voyaient leur pension augmenter au même rythme que les salaires de la fonction publique) ». la mise en œuvre « (…) d’un système de bonification (« surcote ») en cas de départ à la retraite au delà des 60 ans et de sanction (« décote ») en cas de départ avant cet âge et d’années de cotisations manquantes »1. Par ailleurs suite à des négociations avec la CFDT et la CGC, « le gouvernement annonce qu’il garantit un taux de remplacement de 85% du SMIC pour les plus basses retraites et un taux de 66% pour toutes les autres retraites (le taux de remplacement moyen en France, est en 2003 de 74%).Il annonce que les personnes ayant accumulé plus de quarante ans de cotisations avant 60 ans et ayant commencé à travailler entre 14 et 16 ans pourront partir à l’âge de 58 ans. Il annonce la création d’un régime complémentaire par point pour prendre en compte les primes des fonctionnaires. Il annonce enfin une hausse de 0.2% des cotisations sociales à partir de 2006 pour financer les départs avant 60 ans, en comptant sur la baisse à venir du chômage pour financer les grands déséquilibres (ces mesures ne devraient permettre de couvrir qu’un tiers des déficits futurs »2. Enfin, un système de fonds de pension a été créé en France, malgré l’existence d’un certain nombre de critiques. Le gouvernement de M. J.P. Raffarin a transformé les « plans partenariaux d’épargne salariale volontaire » (épargne sur le long terme, sommes faisant l’objet d’une exemption fiscale et délivrables sous forme de capital ou de rente) en plan partenarial d’épargne salariale volontaire pour la retraite (PPESVR). Document n°121 « (…)les sommes ne sont plus bloquées durant dix ans, mais jusqu’au départ à la retraite. A ce dispositif s’ajoute le plan d’épargne individuel pour la retraite (PEIR), « produit d’assurance, géré sur les marchés financiers par une compagnie d’assurance, une institution de prévoyance ou une mutuelle et placé sous le contrôle d’un comité de surveillance émanant des adhérents individuels aux groupements d’épargne individuels pour la retraire qui auront, eux, le statut d’associations. Il est destiné à recevoir l’épargne individuelle et reverser après départ à la retraite une rente viagère »3. Les arguments essentiels en faveur des fonds de pension en France sont les suivants : - le fait de mettre en œuvre des dispositifs d’épargne retraite volontaire au caractère individuel permet de résoudre le problème démographique ; - la constitution de fonds de pension permet également à l’économie française de disposer d’un réservoir national d’épargne longue ; susceptible de concurrencer les fonds de pensions anglo-saxons 1 2 Bruno Palier, « La réforme des retraites », Ed Puf, Coll « Que sais-je ? », 2003, p.107. Bruno Palier, « La réforme des retraites », Ed Puf, Coll « Que sais-je ? », 2003, p.107. 3 Bruno Palier, « La réforme des retraites », Ed Puf, Coll « Que sais-je ? », 2003, p.116. 87 88 88 Document n°122 « Ainsi N. Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT, déclarait : « Les salariés européens et français doivent quand même se demander maintenant s’ils vont continuer à laisser les fonds de pension anglo-saxons (…) avoir le monopole de l’intervention dans le capital des entreprises françaises et européennes ».in B. Palier, « La réforme des retraites », Ed Puf, Coll « Que sais-je ? », 2003, p.112-113. « Dans un rapport du Conseil d’analyse économique, François Morin montre que les entreprises françaises ont besoin de capitaux issus de fonds de pension français pour ne plus se faire dicter leur loi par les fonds de pensions américains », in B. Palier, « La réforme des retraites », Ed Puf, Coll « Que sais-je ? », 2003, p.113. - la généralisation des fonds de pension permettrait de développer un actionnariat populaire susceptible de générer un meilleur contrôle de la part des salariés de la gestion des entreprises. Document n°123 « Certains imaginent d’actionner le levier de l’épargne salariale pour reconquérir du pouvoir sur le capital, et projettent de donner une réalité institutionnelle à l’idée que les salariés sont les véritables propriétaires puisqu’ils sont les détenteurs finaux des actions des entreprises. D’autres vont plus loin encore et rêvent d’une société politique entièrement reconstruite autour de la question patrimoniale », in F. Lordon, « Fonds de pension, piège à cons ? Mirage de la démocratie actionnariale », Ed Liber/Raisons d’agir, 2000, p.12. Face à ces arguments, il convient de relever les critiques suivantes. Document n°124 La mise en œuvre d’un système de retraite par capitalisation ne résoud pas le problème démographique dans la mesure où « les richesses réelles que les retraités consommeront demain avec leurs pensions, quel que soit le système, devront bien être prélevées sur la production disponible à ce moment là. Le recours à la capitalisation, en complément de la répartition, est au mieux un moyen d’accroître la part du revenu national dédiée aux retraités au détriment des actifs en lui donnant un autre fondement (la possession de droits de propriété se substitue à un droit de tirage sur les générations futures), mais elle a au niveau macroéconomique le même effet qu’une hausse des cotisations ». Ph. Frémaux, art : « Le casse-tête des retraites », in Alternatives économiques, n°164, novembre 1998, p.37-41. Document n°125 Cela n’empêche pas le fait que « Les retraites de l’an 2020 vivront de biens et services produits en 2020 »4. Document n°126 « Par ailleurs, d’un point de vue macroéconomique, le rendement de la capitalisation ne peut être supérieur que si au minimum le taux d’intérêt est toujours plus élevé que le taux de croissance de la valeur ajoutée (qui définit le rendement des cotisations dans un système par répartition), hypothèse enfin difficilement tenable dans une perspective de long terme. 4 P. Sohlberg, art : « La grande illusion des fonds de pension », in Alternatives économiques, n°31, hors-série, 1er trim 1997, « Protection sociale : l’heure des choix », p.28-29. 88 89 89 En effet, elle implique une déformation continue du partage de la valeur ajoutée au détriment des revenus du travail et au profit des revenus du capital, ce qui ne paraît soutenable ni au niveau pratique ni au niveau théorique »5. Du point de vue de la nécessité de favoriser l’épargne au moyen de la constitution de fonds de pension, il convient de relever que la faiblesse des taux d’épargne dans un certain nombre de pays industrialisés est plus le résultat d’une croissance molle (et non sa cause au passage) que de l’absence de fond de pension, et qu’aux Etats-Unis, le taux d’épargne, fonds de pension inclus, est particulièrement faible. Il en résulte que le véritable argument en faveur des fonds de pension ne se situe pas autour de la question de leurs capacités à élever le taux d’épargne, mais plus fondamentalement, à même niveau de taux d’épargne, à assurer une meilleure allocation des ressources en capital. Les défenseurs des fonds de pension considèrent que ceux-ci permettent de renforcer les mécanismes de financement de l’économie par les marchés financiers (développement des marchés d’actions et d’obligations), mécanismes qui sont considérés comme plus efficaces économiquement que le système traditionnel de financement bancaire. Or, les observations empiriques ne permettent guère de démontrer une telle efficacité, et du point de vue du financement, la tendance aux EtatsUnis est au « buy-back », c’est-à-dire au rachat par les entreprises de leurs actions6. Du point de vue de la possibilité de voir émerger un véritable pouvoir de gestion et de contrôle par et pour les salariés, le tableau est moins idyllique qu’il n’y paraît. L’histoire des fonds de pension aux Etats-Unis est avant tout l’histoire d’une montée en puissance du pouvoir actionnarial, le temps des « entreprises providence » dans lesquelles des plans de retraite à prestations définies, sous le contrôle et la gestion de l’entreprise même et de son chef, est désormais largement remis en cause. Document n°127 Se développe aujourd’hui « (…) une formule de retraite de fait individualisée puisque les cotisations sont versées sur un compte personnel associé à chaque salarié et transférable d’un employeur à un autre. Le terme logique de ce désengagement progressif de l’entreprise réside dans son retrait de la gestion même qui se retrouve déléguée à des intermédiaires financiers spécialisés : les fonds de pension et les fonds mutuels »7. Ces intermédiaires financiers, ce nouveau pouvoir actionnarial, ne laissent guère de place aux petits actionnaires salariés et à une démarche éthique ou sociale, puisque par nécessité, ces fonds de pension se doivent de garantir une maximisation de la rentabilité des capitaux propres, au mépris parfois de stratégies industrielles de croissance. « Cette possibilité d’un « socialisme des fonds de pension » est démentie par l’expérience des fonds gérés par les syndicats américains qui montre que la logique financière l’emporte nécessairement sur la logique salariale dans leur gestion »8. 5 Jean Claude Barbier, Bruno Théret, « Le nouveau système français de protection sociale », Ed La Découverte, coll « Repères », 2004, p.60. 6 Cf. F. Lordon, op-cit, p.41-42. 7 F. Lordon, op-cit, p.34. Jean Claude Barbier, Bruno Théret, « Le nouveau système français de protection sociale », Ed La Découverte, coll « Repères », 2004, p.63. 8 89 90 90 b) Assurance maladie : quelle réforme ? Jusqu’au début des années 80, la sécurité sociale a joué un rôle majeur en matière de remboursement face aux risques qu’encouraient les individus (« progression à froid des mécanismes de protection sociale » selon P. Rosanvallon), mais depuis le milieu des années 80, une inflexion sensible se fait jour9. Les ménages et les assurances complémentaires sont amenés à prendre en charge un peu plus massivement les conséquences des risques sociaux et en particulier en matière de maladie. Document n°128 « Il n’existe au fond que trois grands principes de régulation. Le principe de la demande solable est intégralement marchand : celui qui dispose des moyens de paiement peut les dépenser comme il l’entend, sur un marché libre. La contrainte budgétaire consiste à définir un certain nombre de prestations offertes à peu près gratuitement mais dont le périmètre est limité en fonction d’une nomenclature et d’une enveloppe financière. La délibération financière. La délibération démocratique consiste à définir un certain nombre de droits sociaux qui doivent être garantis sous forme d’une gratuité socialisée »10. La montée en puissance des mutuelles et des assurances privées Quelques soient les données utilisées, on constate une montée en puissance des mécanismes de prise en charge par les complémentaires (assurances et mutuelles) ou directement par les ménages . Document n°129 Structure de financement de la dépense courante de soins et de biens médicaux 1960 1980 2000 Ménages et autres 32.4 13.8 16.1 assurances complémentaires Mutuelles 5.2 5.1 7.4 Etat 9.2 3.0 1.1 Sécurité sociale 53.2 78.2 75.4 ème Source : Alternatives économiques, Hors série, n°58, 3 trim 2003. Structure de financement de la dépense courante de soins et de biens médicaux en 2002 en % Sécurité sociale Etat et collectivité locales Institutions de prévoyance Assurances Mutuelles Ménages Source : Le Monde, 25 juillet 2003 75.7 1 2.5 2.7 7.5 10.6 9 Cela correspond à un changement d’orientation de la politique économique et sociale dès 1983 : mise en oeuvre de la politique de rigueur ; lutte contre l’inflation et politique de désinflation compétitive ; volonté de stabiliser et de réduire le poids des prélèvements obligatoires. 10 Michel Husson, « Les casseurs de l’Etat social. Des retraites à la Sécu : la grande démolition », Ed La Découverte, 2003, p.61. 90 91 91 Document bis Structure du financement de la dépense courante de soins et de biens médicaux Sécurité sociale État et collectivités locales Mutuelles Sociétés d’assurance Institutions de prévoyance Ménages Ensemble 1995 77,1 1,1 7,3 3,3 1,6 9,6 100,0 2000 77,1 1,2 7,7 2,7 2,4 9,0 100,0 2004 77,1 1,4 7,6 3,1 2,6 8,3 100,0 2005 77,0 1,3 7,7 3,1 2,5 8,4 100,0 2006 76,8 1,4 7,8 3,2 2,4 8,4 100,0 en % 2007 76,6 1,4 7,9 3,2 2,5 8,5 100,0 Source INSEE, 2007 Mais cette montée en puissance est largement dépendante de la nature des soins ou pour le dire autrement de l’offre médicale. Etat et Sécurité Mutuelles Institutions collectivités sociale de locales prévoyance Dépenses de soins 1.4 103.1 10.2 3.4 et biens médicaux en milliards d’euros et % 1 75.7 7.5 2.5 Soins 0.8 91.5 2.4 0.9 d’hospitalisation et secteurs médicalisés (%) Dont hôpitaux 1.0 93.0 1.4 0.6 publics Dont hôpitaux 0.5 83.9 6.8 2.3 privés Soins ambulatoires 1.3 64.0 12.0 4.2 Dont médecins 1.3 70.4 11.9 3.7 Auxiliaires 1.8 79.8 5.7 0.9 Dentistes 0.5 34.2 18.1 9.1 Transports de 0.5 94.4 2.2 0.2 malades Officines 1.2 64.1 11.3 2.6 pharmaceutiques Autres biens 0.7 44.1 7.5 2.5 médicaux Source : Alternatives économiques, Hors série, n°58, 3 ème trim 2003. Assurances Ménages Total 3.7 14.5 136 2.7 0.8 10.6 3.6 100 100 0.5 3.5 100 1.8 4.7 100 4.8 4.6 2.2 8.1 0.5 13.8 8.1 9.6 30.0 2.1 100 100 100 100 100 3.7 17.1 100 2.7 10.6 100 Malgré un taux de prise en charge par la sécurité sociale qui diminue, la branche assurance maladie est en déficit chronique depuis le début des années 90 du fait d’une croissance des dépenses de santé (nouvelles technologies, nouvelles thérapies, vieillissement) très largement supérieure à la croissance du PIB. En outre, depuis 2001, le déficit s’aggrave en raison d’un ralentissement économique qui se traduit par un accroissement du chômage et donc d’une moindre entrée de cotisations sociales. Face à cette situation, le gouvernement a appréhendé la question de l’assurance maladie comme il l’a fait pour la question des retraites. Etablir un accord sur le constat, puis ensuite formuler des propositions de réformes. 91 92 92 A cette fin, un Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie a été mis en place, l’enjeu étant, comme pour le Comité d’Orientation des retraites (COR) de formuler un diagnostic partagé. La réforme de l’assurance maladie de M. Douste-Blazy En 2004, a été adoptée une nouvelle réforme de l’assurance maladie définissant une nouvelle modalité d’accès aux soins et créant une Union nationale des caisses d’assurance maladie (Uncam). Du point de vue de l’accès aux soins, a été instauré le principe du médecin généraliste référent, envers qui le patient doit s’adresser avant de consulter un spécialiste, pour pouvoir bénéficier du remboursement maximum prévu par l’assurance maladie. Document n°130 « Depuis le 1er janvier 2006, il est nécessaire de passer par un médecin, généraliste ou spécialiste, avec lequel a été passé un contrat, avant d’aller voir un médecin spécialiste, sous peine de se voir pénalisé d’un dépassement d’honoraires de 7 euros non pris en charge par les complémentaires. Cette mesure a pour objet de réduire les consultations inutiles et le « nomadisme médical », c’est-à-dire les consultations multiples pour une même pathologie ou les examens redondants ». Arnaud Parienty, « Protection sociale : le défi », éd Gallimard, 2006, p.53. D’un point de vue institutionnel, a donc été créée l’Uncam disposant d’une plus grande autonomie à l’égard des pouvoirs publics dans la définition des taux de remboursement et du champ des dépenses remboursables. Les mutuelles, les institutions de prévoyance et les assureurs privés participent au conseil d’administration de cette institution qui regroupe les caisses de salariés et de non salariés. Document n°131 « L’UNCAM a des pouvoirs importants et le gouvernement a beaucoup insisté sur son autonomie de gestion. En réalité, ce qui est mis en place est une machine à réduire les remboursements. En effet, si la dérive des dépenses dépasse l’ONDAM (Objectif Nationale de Dépense d’Assurance Maladie) de plus de 0.75%, le comité d’alerte le notifie « aux caisses nationales d’assurance maladie. Celles-ci proposent des mesures de redressement. Le comité rend un avis sur l’impact financier de ces mesures et, le cas échéant, de celles que l’Etat entend prendre pour sa part »(article 22). Autrement dit, il appartient aux caisses de freiner les dépenses, ce qu’elles ne peuvent faire qu’en réduisant ou supprimant le remboursement de certaines prestations. Eventuellement, ces déremboursements seront compensés par une augmentation de la prise en charge par les assurances complémentaires, qui augmenteront en conséquence leurs tarifs. L’assuré n’y gagnera rien et les inégalités se creuseront selon la qualité des assurances complémentaires que chacun aura les moyens d’acheter, mais les pouvoirs publics pourront maintenir l’équilibre des comptes sans augmenter les prélèvements obligatoires. Ce mécanisme évite également à l’Etat de prendre ses responsabilités. Si le Parlement fixe un ONDAM irréaliste car trop bas, le comité d’alerte constate rapidement que les dépenses dépassent l’objectif et les caisses sont contraintes de réduire les dépenses. Ainsi en fixant un objectif de baisse des dépenses de produits de santé pour 2006, l’Etat ouvre la voie à des déremboursements inévitables, tout en laissant la décision à l’UNCAM ». 92 93 93 Arnaud Parienty, « Protection sociale : le défi », éd Gallimard, 2006, p.57. Les orientations semblent donc inchangées voir accentuées - compte tenu de la suppression du principe de la gratuité totale des soins par l’instauration d’une contribution non remboursable de un euro par consultation -. En perspective se dessine toujours une volonté : - de favoriser l’essor d’une prise en charge par les usagers, les assurances complémentaires, les mutuelles et surtout les assurances ; - de faire en sorte plus exactement que la sécurité sociale continue à prendre en charge les risques graves et les affections de longue durée ( qui représentent près de 40% des dépenses de soins), à charge pour les complémentaires de prendre en charge le reste des affections 11, au prix d’une mise en place d’un crédit d’impôt pour ceux qui n’ont pas les moyens de souscrire à une complémentaire, s’il le faut. Si le principe d’une entrée encore plus massive des complémentaires et plus particulièrement des assurances privées, dans le système d’assurance maladie était finalement retenue, cela risquerait de générer : - le renforcement d’un système de santé à deux vitesses entre ceux qui ont les moyens de dégager des ressources pour accéder à une qualité supérieure de soins par des cotisations plus élevés ; entre ceux qui ont le choix en matière de consommation et ceux qui ne l’ont guère ou point et cela concerne non seulement les biens et soins médicaux mais également tout ce qui relève de l’hygiène alimentaire et sanitaire ; entre ceux qui ont la capacité de se projeter dans l’avenir, et ceux frappés par une culture du « vivre au jour le jour »12 ; Document n°132 Accès à une complémentaire en fonction du revenu en 2000 Revenu par consommation <3500 3500-4500 4500-5500 5500-6500 unité de Taux de couverture par une Taux de renoncement aux complémentaire soins 51.1 23.9 73.9 22.8 84.0 21.5 91.8 18.5 « Dans tous les systèmes de santé des pays d’Europe de l’Ouest, les soins les plus coûteux, nécessités par des maladies très graves (cancer, maladies cardio-vasculaires, SIDA, diabète, …) et par les maladies de longue durée (maladies dégénératives), sont très bien pris en charge (la quasi-totalité des soins hospitaliers sont pris en charge en Europe). Le coût représenté par ces soins et très élevé et représente la majeure partie des dépenses de santé. Ainsi en France, les 5% des patients atteints des affections les plus graves engagent 51% des dépenses (soit 18 000 euros par personne et par an) et 60% des remboursements » in Bruno Palier, « La réforme des systèmes de santé », ed Puf, coll « Que saisje ? », 2004, p.39. 12 Une telle orientation aura donc pour conséquence une augmentation des inégalités en matière de santé et ce d’autant plus que le principe de concurrence entre systèmes complémentaires sera maintenue. 11 93 94 94 6500-8500 92.6 15.5 >8500 95.7 10.9 Source : Alternatives économiques, Hors série, n°58, 3ème trim 2003. - une remise en cause du principe de solidarité, tel qu’il a été conçu à la fin du XIXème siècle, reposant sur l’idée que les risques qu’encourent les individus sont essentiellement le produit de faits sociaux, de faits collectifs, et par conséquent, susceptibles d’être pris en charge par la collectivité, mais reposant sur un voile d’ignorance sur les risques individuels. L’entrée des assurances dans le système de protection sociale implique la mise en œuvre d’un système de « clients profilés » - contrairement à l’usage des mutuelles qui privilégient les « contrats solidaires »- , « clients profilés » qui seront amenés demain à présenter leur héritage génétique pour repérer les risques individuels qu’ils présentent, forme avancée du questionnaire de santé. Document n°133 « Le financement public des dépenses de santé repose sur l’idée que chacun finance à hauteur de ses revenus et non pas de son profil de risque. Le financement par l’impôt permet d’introduire certains mécanismes de redistribution (si l’impôt est progressif). A l’inverse, le financement des assurances privées tient compte du profil de risques des assurés, et module le montant des primes en fonction de l’âge, du sexe, voire de l’état de santé de l’assuré, réduisant ainsi l’égalité des citoyens devant la maladie »13. Ce déchirement du voile d’ignorance sur les risques individuels comme le relève P.Rosanvallon serait annonciateur de la fin des systèmes de solidarité collectif. c) Quelle alternative ? Il convient de souligner ici qu’une hausse de 1 point de la CSG conduit à une rentrée supplémentaires de cotisations de 9 milliards d’euros, soit quasiment le montant du déficit du régime général de la sécurité sociale. Dans cette perspective la Fondation Copernic préconise : - une augmentation des cotisations portant notamment sur les revenus financiers des entreprises ; - une politique active de prévention qui représente moins de 3% des dépenses de consommations médicales ; - la nationalisation des groupes pharmaceutiques ; - le renforcement du rôle des médecins généralistes pour en faire des pivots du système. Il reste qu’un travail reste à faire par les forces progressistes qui consistent à identifier les besoins sociaux et sanitaires sur le long terme et à chiffrer le coût d’une politique de réponse à ces besoins, sachant que pour les retraites, avant la réforme Fillon 13 Bruno Palier, « La réforme des systèmes de santé », Ed Puf, coll « Que sais-je ? », 2004, p.43. 94 95 95 les déficits cumulés des régimes de retraite se seraient élevés à plus de 65 milliards d’euros en 2020 et à plus de 180 milliards d’euros en 2040. Que le poids des retraites dans le PIB étant de 11.6% du PIB en 2000, il passera à 13.8% en 2020 et à 16% en 2040. Quel sera le poids des dépenses médicales sur cet horizon ? Quelles implications cela aura-il sur les prélèvements obligatoires ? Quelle société voulons avec quel niveau de prélèvements obligatoires et au passage, quel niveau d’emploi ? 2°) Le redéploiement de l’action publique : l’essor de logiques multiples Face à l’émergence de l’exclusion et de la pauvreté, les politiques d’assistance qui devaient peu à peu disparaître au profit du développement de la sécurité sociale et de sa logique d’assurance, ont connu un renouveau. Ainsi, la protection sociale en France est marquée par l’existence de trois étages, la sécurité sociale (logique d’assurance), l’aide sociale (logique d’assistance) et les mutuelles et assurances privées (logique de complémentarité de la protection), rendant la lisibilité des politiques sociales de plus en plus difficiles, et ce d’autant plus qu’il y a une complexification des dispositifs mis en œuvre. Ce manque de lisibilité des politiques sociales n’est certainement pas étranger à la volonté du gouvernement d’A. Juppé de faire en sorte que le Parlement ait un peu plus son mot à dire en matière de sécurité sociale, compte tenu des déficits démocratiques accumulés. a) Une logique d’insertion : du RMI au RSA - La mise en œuvre du RMI (loi du 1er décembre 1988) se situe dans le prolongement de l’instauration de toute une série de minimas sociaux au cours des années 1970 et 1980 visant à couvrir les personnes âgées (minimum vieillesse), invalides ou handicapés (allocation d’adulte handicapé), les risques liés au chômage de longue durée (allocation de parent isolé, allocation veuvage). Mais le RMI constitue cependant une rupture par rapport au système antérieur, il participe, par le biais du volet d’insertion, d’une volonté de transformer les dépenses passives de l’Etat-providence en dépenses actives. Le RMI crée certes un droit à un revenu minimum (système d’allocation différentielle), mais également un devoir d’insertion sur la base d’un engagement contractuel entre l’individu et la société. L’instauration de ce volet insertion visait, par ailleurs, à atténuer l’ampleur d’une critique de nature libérale mettant l’accent sur l’effet de désincitation au travail. Le montant même du revenu minimum est calculé de telle façon qu’il ne puisse être supérieur à un revenu d’activité à temps plein. Cela n’empêche pour autant pas le développement de l’idéologie du « workfare », consistant à relier 95 96 96 l’octroi d’aide sociale à l’exercice de certains comportements, dans le cadre d’un modèle de protection sociale que F.X. Merrien qualifie de « modèle résiduel libéral répressif »14. Document n°134 « L’insuffisance du RMI est à relier au fait que les plus conservateurs parmi les élus n’ont pas cessé de voir en lui un encouragement à la paresse et à la fraude, thème classique dans la tradition britannique, mais qui a toujours été présent également dans la droite française. Cette logique punitive a refait surface avec force dans les débats des années 2000, au point que l’actuel gouvernement Raffarin a mis en place une variante additionnelle du RMI, dite RMA, au début de 2004 (un revenu minimum d’activité destiné aux bénéficiaires les plus anciens du RMI incités à prendre des emplois). En période de faible création d’emploi, on voit mal comment cette initiative pourrait dépasser sa fonction principalement rhétorique, visant à satisfaire la droite la plus conservatrice »15. Dans cette perspective, afin d’améliorer ce volet insertion, les pouvoirs publics ont créé le Revenu Minimum d’Activité (RMA) à destination des allocataires de plus de deux ans. Il s’agit de proposer un contrat de travail de 20 heures sur une période de 18 mois, rémunéré obligatoirement au SMIC. L’employeur s’engage à assurer une formation, en contrepartie d’exonération de charges sociales . En retour, le RMA est l’objet d’un certain nombre de critiques selon lesquelles : - il présuppose que les individus en chômage de longue durée ne sont pas véritablement en recherche active d’emploi (stigmatisation) ; - il conduit la puissance publique à financer largement des emplois privés au risque d’effet d’aubaine. Par ailleurs d’autres réflexions apparaissent aujourd’hui portant sur l’extrême complexité de l’aide sociale en raison de l’existence d’une pluralité de minimas sociaux, un certain nombre de pressions s’exercent en faveur d’une fusion de tous les minimas sociaux, constitutif d’un nouveau RMI16. C’est dans cette perspective qu’a été créé le RSA, le Revenu de Solidarité Active. Document n°135 LE revenu de solidarité active (RSA), qui doit être généralisé à l’ensemble du territoire le 1 e r juillet 2009, est un dispositif destiné à encourager le retour à l’emploi. Il s’agit d’un complément de revenu qui est versé aux bénéficiaires de minima sociaux quand ceux-ci travaillent à nouveau. Actuellement, en effet, une personne touchant le RMI et reprenant un emploi à temps partiel payé au smic peut voir ses revenus diminuer (le salaire qu’elle perçoit étant inférieur au RMI, qui ne lui est plus versé). 14 Cf. F.X. Merrien, « L’Etat-providence », op-cit, p.116-119. 15 Jean Claude Barbier, Bruno Théret, « Le nouveau système français de protection sociale », Ed La Découverte, coll « Repères », 2004, p.88. 16 Cf M.TH. Join-Lambert, A. Bolot-Gittler, Ch. Daniel, D. Lenoir, D. Méda, « Politiques sociales », op-cit, p.643-644. 96 97 97 Une fois le RSA en vigueur, une personne qui perçoit 450 € d’allocation verra ses revenus passer à 760 € si elle trouve un emploi payé 500 €. Le RSA concernera tous les Français qui gagnent moins de 1,04 smic par mois. Il sera versé par les Caisses d’allocations familiales (CAF) et financé par une nouvelle taxe de 1,1 % sur les revenus du capital. Selon Martin Hirsch, le haut-commissaire aux Solidarités actives, le RSA devrait permettre à 700 000 Français de passer au-dessus du seuil de pauvreté (817 € par mois). Le Parisien, 23 septembre 2008 Document n°136 Martin Hirsch semble avoir gagné sur toute la ligne. D'abord parce que son « revenu de solidarité active » (RSA) sera généralisé en juin 2009 et non en 2010 comme le demandait Bercy, soucieux de réduire le déficit budgétaire après la catastrophique affaire du « paquet fiscal » qui l'a accru sensiblement. Ensuite, et surtout, parce que les « riches » - pour faire court - vont financer le surplus de dépenses (1,5 milliard d'euros) qu'engendrera le RSA, puisque les ressources supplémentaires seront obtenues grâce à une taxe de 1,1 % sur les revenus du patrimoine et de placement : loyers encaissés par des particuliers, revenus d'assurance vie ou dividendes. Certes, ces revenus ne sont pas tous encaissés par le cinquième le plus favorisé des ménages, mais ceux-ci en perçoivent 80 %, et ce sont essentiellement ces ménages qui seront mis à contribution. D'ailleurs, les craintes exprimées par Colette Neuville, présidente de l'Association de défense des actionnaires minoritaires (ADAM), sont révélatrices, car cette association regroupe essentiellement des actionnaires qui détiennent des portefeuilles de titres suffisamment importants pour les gérer directement au lieu de passer par des organismes spécialisés, les fameux « organismes de placement collectif en valeurs mobilières ». Le financement : les riches, et non les couches moyennes Il faut reconnaître que ce financement par les revenus du capital était totalement inattendu. Jusqu'ici, le schéma privilégié par les milieux gouvernementaux [1] était un « recentrage » de la prime pour l'emploi (PPE). D'un coût de 4,5 milliards, la PPE a été versée en 2006 à un travailleur sur trois (9 millions de personnes gagnant entre 0,3 et 1,4 fois le Smic) et appartenant à des ménages dont le revenu imposable est inférieur à un certain plafond [2]. Des conditions d'attribution qui font qu'un peu plus d'un million des bénéficiaires se trouvent dans la moitié la mieux rémunérée des travailleurs, tandis que, en sens inverse, 2,8 millions de travailleurs aux revenus d'activité très faibles en sont exclus, si bien que le taux de pauvreté des personnes en emploi (7,2 %) n'est que très peu réduit par la PPE. Le « recentrage » de cette dernière aurait permis d'en accentuer l'effet redistributif, en supprimant la PPE pour les travailleurs situés dans la deuxième partie de la distribution des revenus d'activité et en utilisant le milliard d'euros ainsi économisé au bénéfice des travailleurs pauvres éligibles au RSA. Ce schéma avait fait bondir les syndicats, pour qui cela revenait à prendre aux travailleurs aux revenus modestes pour aider les travailleurs pauvres. Au final, on ne touchera donc pas à la PPE, on se contentera d'en geler le montant. La réforme de cette dernière attendra donc, et l'on continuera de saupoudrer l'argent des contribuables au bénéfice de personnes pour lesquelles il s'agit d'argent de poche... La mécanique du RSA Le RSA va être perçu par environ 4 millions de ménages. Parmi eux, il convient de distinguer deux grandes catégories. Il y aura d'abord les ménages actuellement allocataires du RMI et de l'API (allocation parent isolé, versée aux familles monoparentales ayant un ou plusieurs enfants de moins de trois ans et dont les revenus sont inférieurs à 600 euros), soit environ 1,3 million de ménages. Pour la plupart d'entre eux, rien ne changera (450 euros maximum pour une personne seule, 675 pour un couple), si ce n'est l'appellation de l'allocation qu'ils perçoivent. Cependant, on compte environ 170 97 98 98 000 ménages allocataires du RMI ou de l'API qui bénéficient de ce que l'on appelle aujourd'hui « l'intéressement », c'està-dire d'un cumul de revenus d'activité et d'une fraction de leur allocation. Cet intéressement sera supprimé, mais, en échange, ils pourront continuer à percevoir, en plus de leur revenu d'activité, le RSA diminué de 38 % de ce revenu d'activité. Dans la quasi-totalité des cas, cette nouvelle règle sera plus favorable que l'ancienne. Ce qui devrait se traduire par une incitation accrue à trouver un emploi. C'est hélas ce que la plupart des médias ont retenu : ils présentent le RSA comme une incitation à revenir à l'emploi pour les allocataires de minima sociaux. Or c'est oublier l'autre grande catégorie de ménages bénéficiaires, qui sera largement majoritaire. Cette deuxième catégorie, ce sont les ménages où vit un ou plusieurs travailleurs à faibles revenus d'activité (temps partiel ou chômage récurrent non indemnisé), mais néanmoins supérieurs aux seuils d'attribution des minima sociaux. Environ 2,8 millions de ménages sont aujourd'hui contraints de vivre avec des revenus d'activité inférieurs au Smic. La plupart d'entre eux (1,5 million [3]) sont en dessous du seuil de pauvreté (880 pour une personne seule en 2006, 1320 euros pour un couple sans enfant, 1140 pour une famille monoparentale avec un enfant) : ce sont les travailleurs pauvres. Et 1,3 million de ménages comprenant au moins un travailleur doivent se contenter d'un niveau de vie par personne compris entre 880 et 1180 euros (le Smic net à plein temps est actuellement de 1050 euros). Sans être pauvres, ces ménages sont cependant sans cesse confrontés aux privations et à la crainte du lendemain. Pour tous ces travailleurs, le RSA consistera en une allocation sociale égale au RSA « de base » (celui versé aux actuels allocataires de minimum social sans autre revenu, soit 450 euros pour une personne seule) diminué de 38 % de leurs revenus d'activité. La plupart d'entre eux, jusqu'ici privés de PPE, verront donc leurs revenus totaux augmenter dans des proportions non négligeables (en moyenne 150 à 180 euros par mois). Pas de quoi sortir de la pauvreté monétaire la totalité de ces personnes, mais seulement une fraction (environ un cinquième). Il s'agit incontestablement d'une avancée importante. Mais elle demeure partielle : à la fois parce que les jeunes de moins de 25 ans en sont exclus et parce que le revenu social attribué à la majorité des travailleurs pauvres demeure trop faible pour pouvoir les sortir de la pauvreté monétaire. Surtout, elle s'accompagne d'un risque majeur, que le projet de loi ne prévient guère, renvoyant aux partenaires sociaux le soin de le régler : le risque de voir se multiplier les « petits boulots », désormais subventionnés par cette aide sociale, et le risque de voir les pressions s'accentuer sur les demandeurs d'emploi pour qu'ils acceptent ces « emplois indignes », qui ne leur assurent ni reconnaissance professionnelle, ni avenir solide. C'est désormais sur ce terrain que devra se juger le RSA. Ce dernier a amélioré la couverture sociale, mais s'il aboutit à dégrader le marché du travail et la qualité des emplois proposés, il creusera d'une main les trous qu'il s'efforcera de boucher de l'autre. Denis Clerc 24 Septembre 2008 Notes 1 Schéma que, sur la foi d'informations concordantes, nous avions nous-mêmes repris dans le récent article consacré au RSA dans le n° 272 d'Alternatives économiques septembre 2008). 2 Plafond qui est fonction de la taille du ménage. En outre, un système de majoration au bénéfice des couples monoactifs ou des familles monoparentales permet à certains de percevoir la PPE malgré des gains d'activité supérieurs à 1,4 fois le Smic. 3 Dans ce chiffre, ne sont pas comptés les ménages de travailleurs pauvres percevant un minimum social (les 170 000 ménages indiqués plus haut). 98 99 99 Document n°137 Les victimes collatérales du RSA par Hélène Périvier Le gouvernement s’est engagé à réduire la pauvreté d’un tiers au cours du quinquennat. Le Revenu de solidarité active (RSA) est présenté comme la pièce maîtresse de cette ambition. Il repose sur le constat que le travail n’est pas assez rémunérateur pour se prémunir contre la pauvreté. Cela a deux conséquences que l’on peut résumer de la manière suivante, au risque de les caricaturer : la première est que l’on peut être pauvre tout en travaillant ; la seconde, que l’on peut préférer percevoir les minima sociaux (le RMI principalement) plutôt que de travailler, la différence n’étant pas assez intéressante pour s’efforcer de prendre un emploi. Pour corriger cette situation, le RSA entend compléter les revenus des bénéficiaires des minima sociaux qui reprennent un travail, ce qui devrait permettre à une partie d’entre eux de passer le cap du seuil de pauvreté . Par ailleurs, comme il laissera le revenu des pauvres sans emploi inchangé, ces derniers seront, pense-t-on, encouragés à travailler pour bénéficier du RSA. Une mécanique bien huilée, sur le papier du moins, car, la réalité, est plus complexe qu’il n’y paraît. Qui sont les pauvres ciblés par le RSA ? Le RSA ne concerne ni les retraités (les plus pauvres d’entre eux sont couverts par le revenu minimum vieillesse), ni les personnes handicapées (qui perçoivent l’allocation adulte handicapé). Il vise les ménages pauvres dans lesquels les personnes en âge de travailler sont jugées aptes à le faire. Dans les trois quarts des cas, il y a au moins un adulte actif dans ces ménages. Certains travaillent et touchent un salaire, les autres sont au chômage. Tous les actifs ne seront pas éligibles au RSA, seuls ceux qui ont un emploi pourront voir leur revenu complété par le nouveau dispositif. Qui sont les actifs pauvres ? On peut avoir un emploi stable et à temps plein et être pauvre. Cette situation correspond le plus souvent au modèle familial traditionnel dans lequel l’homme travaille et la femme s’occupe des enfants : le salaire de l’homme peut s’avérer trop faible pour subvenir aux besoins de la famille s’il a trop de personnes à sa charge. Le taux de pauvreté des ménages dans lequel l’homme travaille et la femme est inactive, varie de 5,8% à 8,3% selon le nombre d’enfants, chiffre que l’on peut comparer avec le taux de pauvreté calculé sur l’ensemble de la population de 6,3% (au seuil de 50% comme dans tout ce qui suit). Ces familles sont pauvres parce que la femme ne travaille pas et elle ne travaille pas parce que l’organisation sociétale la pousse à être inactive : en levant les verrous qui pèsent sur l’activité des mères peu qualifiées, la situation de ces familles s’améliorerait sensiblement et durablement. En ce sens, le RSA aidera ces familles qui ont incontestablement besoin d’un soutien monétaire, mais il ne s’attaquera pas directement au mal, seulement à son symptôme. Quoi qu’il en soit, ce cas de pauvreté laborieuse n’est pas le plus fréquent, notamment du fait de l’existence du salaire minimum et de la générosité de la politique familiale : seulement 1% des personnes employées à temps plein toute l’année sont pauvres (soit 11% des actifs pauvres, cf. tableau 1). Tableau 1 Qui sont les actifs pauvres ? (2004) 99 100 100 Taux de pauvreté En % des actifs pauvres Emploi à temps complet toute 60% l’année 1% 11% Temps de travail inférieur au temps plein annuel 12% dont 7,6% 32% Emploi à temps complet une partie de l’année 9% 10% 17% 13% 6% 15% 9% 22% 38% chômage indemnisé 7% 17% 15% chômage non indemnisé 2% 38% 23% Indépendant 9% 11% 19% Total 100% (26 000 000 de 5% personnes) En % des actifs Emploi à temps partiel Chômage dont 100% (1 300 000 de personnes) Source : Observatoire des inégalités Lecture du tableau : parmi les actifs, 60% travaillent à temps complet toute l’année, dans cette catégorie de travailleurs 1% sont pauvres et ils représentent 12% de l’ensemble des actifs pauvres, dont le nombre au total s’élève à 1 300 000 de personnes. NB : Le seuil de pauvreté est fixé à 50% du revenu médian soit 645 euros. Ensuite, on peut avoir un emploi à temps plein mais instable, par exemple en alternant les CDD et les périodes de chômage. Ou bien encore avoir un emploi toute l’année mais à temps partiel. Dans ces cas-là, le Smic horaire ne garantit pas un salaire décent aux travailleurs. Ils ne sont pas tous pauvres pour autant, car certains vivent avec des personnes dont les ressources sont suffisantes pour subvenir aux besoins du ménage. Mais dans le cas contraire, ils entrent dans la catégorie des travailleurs pauvres. Au total, un tiers des actifs pauvres sont dans cette situation (tableau 1). À cela s’ajoute le cas particulier des indépendants dont les revenus sont aléatoires : ils représentent un cinquième des actifs pauvres. Ces deux groupes constituent la cible privilégiée du RSA : il leur permettra d’augmenter leurs ressources en cumulant leur revenu avec l’allocation de solidarité active. S’il est légitime de soutenir ces ménages, il est tout aussi indispensable de s’interroger sur la qualité des emplois occupés par ces travailleurs pauvres dont les conditions de travail sont souvent difficiles. Parmi les actifs, il y a aussi ceux qui n’ont pas d’emploi : les chômeurs. Le Smic ne les protège pas. Or ils représentent presque 40% de l’ensemble des actifs pauvres (tableau 1). Certains chômeurs sont indemnisés et perçoivent une allocation au titre de 100 101 101 l’assurance chômage, les autres n’y ont pas droit parce qu’ils n’ont pas suffisamment, ou pas du tout cotisé. Ceux-ci n’ont pas de revenus du travail, et donc pour eux, le RSA ne change rien directement : ils resteront pauvres et dépendront des derniers filets de sécurité, à savoir pour l’essentiel un RMI non revalorisé, mais aussi pour certains, l’Allocation de solidarité spécifique (ASS) ou l’Allocation parent isolé (API) selon leurs parcours professionnel et familial. Considéré comme inefficace, le RMI est jugé à l’aune du nombre de ses allocataires. Toute augmentation de ce nombre est souvent interprétée, à tort, comme une preuve de son échec. Le nombre d’allocataires est sensible à la conjoncture : lorsque l’environnement économique et le marché du travail se dégradent, le RMI joue son rôle de dernier filet de sécurité en garantissant une aide minimale à ceux qui sont le plus affectés par un contexte défavorable. L’accroissement du nombre d’allocataires résulte aussi des ajustements de l’assurance chômage, devenue plus restrictive ; ils ont entraîné une augmentation du nombre de chômeurs non indemnisés , pour lesquels le RMI est le seul recours. Au fil du temps, le RMI est ainsi devenu un prolongement de l’indemnisation chômage. Pour aider ces chômeurs, on pourrait commencer par revoir les règles de l’assurance chômage de telle sorte que celle-ci protège mieux et plus longtemps les plus fragiles vis-à-vis de l’emploi. En résumé, le problème n’est pas tant que l’emploi ne paie pas, mais plutôt le manque d’emplois et le sous-emploi. L’actif pauvre est souvent un chômeur pauvre, ou un « demi-chômeur » pauvre (ou, si l’on préfère, un « demi-travailleur » pauvre) et plus rarement un travailleur (au sens de quelqu’un qui travaille toute l’année à temps plein). Le RSA se concentre sur les pauvres qui ont un revenu du travail. Est-ce à dire qu’il laisse de côté tous les autres ? Ce serait aller trop vite en besogne, car le RSA est non seulement un dispositif de lutte contre la pauvreté mais également un élément de la politique de l’emploi. Il a pour triple objectif d’« inciter à l’activité professionnelle grâce à une meilleure articulation entre prestations sociales et revenus du travail », de « faciliter une insertion durable dans l’emploi », et enfin de « lutter contre la pauvreté ». L’idée est donc de lutter contre la pauvreté par l’insertion dans l’emploi. Le paradigme de l’incitation au travail Le RSA part de l’idée que si certains pauvres sont sans emploi, c’est parce que le salaire auquel ils peuvent prétendre est trop faible au regard des revenus d’inactivité dont ils bénéficient sans rien faire. Autrement dit, le RMI est trop élevé relativement au salaire potentiel de ces personnes, qui sont devenues dépendantes du système et ne sont plus encouragées financièrement à en sortir . Le RSA fait d’une pierre deux coups : non seulement il vient en aide aux travailleurs pauvres en leur assurant un complément de revenu mais, ce faisant, il encourage les pauvres à reprendre un emploi puisqu’il creuse l’écart entre les revenus du travail et ceux du non emploi. Tableau 2 Allocataires des minima sociaux et situation sur le marché du travail en 2006 RMI ASS API longue Activité 70% 87% 32% 101 102 Emploi 102 19% 15% 10% Chômage 51% 72% 22% Inactivité 30% 13% 68% Source : Pla (pdf), 2007. Les individus pauvres sans emploi peuvent être inactifs ou chômeurs. Par définition, les chômeurs recherchent un emploi mais n’en trouvent pas : en 2001, 62% des Rmistes et 82% des allocataires de l’ASS étaient au chômage (26% des APIstes, cf. tableau 2). Ils pourraient devenir plus efficaces dans leur recherche, pense-t-on, si le jeu en valait davantage la chandelle. Mais les RMIstes au chômage sont déjà très actifs dans leur recherche et ils refusent rarement un emploi . L’incitation financière n’apparaît pas comme étant la clé du problème des chômeurs pauvres . D’ailleurs, dès que le marché du travail se dynamise, le nombre d’allocataires diminue. Ce sont les personnes les plus « employables » qui voient alors leur situation s’améliorer. Malgré tout, et même en période de création d’emplois et de baisse du chômage, le marché du travail n’est pas en mesure d’intégrer l’ensemble des personnes pauvres qui vivent des minima sociaux. Plutôt que de tout miser sur l’incitation au travail, ce qui est par ailleurs extrêmement stigmatisant pour ceux qui n’en ont pas, il serait plus judicieux de renforcer leur accompagnement vers l’emploi. Le service public de l’emploi manque sensiblement de moyens en France : le budget consacré par chômeur est 3,6 fois moins important qu’aux Pays-Bas et 2,8 qu’en Grande Bretagne . En outre, il existe une batterie de contrats aidés à destination des allocataires de minima sociaux. Certes, ils sont loin d’offrir un parcours ascendant à tous leurs bénéficiaires, néanmoins ils restent à ce jour le moyen le plus rapide de donner du travail à des personnes sans qualification ou déqualifiées. Or, le RSA est proposé dans une période de forte réduction du nombre de contrats aidés à destination des allocataires des minima sociaux : il y en aura 100 000 de moins d’ici la fin 2008 (voir graphique 1). Ce retournement brutal de la politique de l’emploi affectera les moins bien lotis, car on voit mal comment ils pourront alors décrocher un emploi et donc bénéficier du RSA. Restent tous les inactifs pauvres qui, eux, ne recherchent pas d’emploi. Est-ce l’insuffisance de la rémunération nette de l’emploi qui les en dissuade ? Il est vrai que la recherche d’un emploi est une démarche coûteuse, ce qui accentue les difficultés de reprise d’activité des personnes les plus pauvres, lesquelles peuvent difficilement faire cet « investissement ». Une fois l’emploi obtenu, ces dépenses persistent : transports quotidiens, habillement, garde des enfants… Mais le coût n’est pas le seul obstacle, la disponibilité des services est également en cause : comment aller travailler (ou même se rendre à un entretien d’embauche) quand on n’a pas de voiture, ou même pas de permis de conduire, en l’absence de transports publics ? De même, comment être disponible rapidement lorsqu’on a un enfant en bas âge, ce qui est le cas des allocataires de l’API (Allocation Parent Isolé), et que l’on ne dispose pas d’une place en crèche, ou chez une assistante maternelle ? La question de la disponibilité des modes de garde sur le territoire est centrale dans l’accès à l’emploi des mères de jeunes enfants. Ces personnes ne peuvent tout simplement pas travailler, avec ou sans RSA. 102 103 103 Le RSA ou la pauvreté méritée ? La pauvreté est le fruit de multiples handicaps qui, combinés, fragilisent la position de l’individu et de sa famille : bas salaire et précarité de l’emploi, manque de qualification ou déqualification, mais également problème de logement, de mode de garde, problèmes familiaux et sociaux. Un état de santé médiocre, ainsi que le manque d’estime de soi constituent un obstacle supplémentaire pour s’engager dans une démarche active de recherche d’emploi. D’ailleurs, l’abandon de cette recherche par une minorité d’allocataires s’explique le plus souvent par des problèmes de santé. Ces personnes sont pauvres et inactives et ne recherchent pas d’emploi : méritent-elles de ne pas être aidées pour autant ? La logique du RSA est claire sur ce point, elles ne le seront pas plus qu’aujourd’hui comme l’a très clairement souligné Martin Hirsch : « J’insiste également sur le fait que seules les personnes qui travaillent bénéficieront d’un surcroît de prestations par rapport à la situation actuelle. Avec le RSA, nous ne mettons pas un centime vers l’inactivité, et nous augmentons sensiblement le pouvoir d’achat des travailleurs pauvres ». Le RSA se fonde sur une vision duale de la pauvreté : la pauvreté méritante, celle qui affecte ceux « qui travaillent et se lèvent tôt », par opposition à une pauvreté qui serait « méritée ». Cela repose sur une idée naïve et dangereuse : « quand on veut, on peut ». Cela conduit à considérer, de façon absurde dans le contexte socio-économique actuel, que le fait d’« avoir un emploi » est révélateur de la volonté de l’individu de se réinsérer… En refusant de toucher aux niveaux des minima sociaux, on sacrifie sur l’autel de l’incitation au travail les individus qui constituent le « noyau dur » de la pauvreté, ceux pour lesquels une insertion immédiate dans l’emploi apparaît peu crédible. Le dernier rapport de l’Observatoire de la pauvreté et de l’exclusion sociale fait état d’une stabilisation du nombre de pauvres, mais d’une intensification de la pauvreté, ce qui n’est pas étonnant au regard de la dégradation du niveau du RMI. Le niveau du RMI est ainsi passé d’un peu moins de 70% du seuil de pauvreté en 1995 à près de 60% en 2005. Pour lutter contre la paupérisation des plus démunis, la mesure d’urgence serait de relever le niveau du RMI, ce qui profiterait au tiers des ménages pauvres qui perçoivent actuellement cette allocation. À cette mesure devraient s’ajouter des politiques de fond qui mettent l’accent sur l’accompagnement dans l’emploi des chômeurs, sur la formation, sur l’encouragement à l’emploi des femmes. Ainsi qu’une meilleure prise en charge du coût de l’enfant (avec par exemple une allocation familiale dès le premier enfant) et une création massive de modes de garde. Enfin les questions de l’accès au logement et de l’accès aux soins devraient également être intégrées dans une politique générale de lutte contre la pauvreté. Évidemment tout cela est coûteux. Comme le dit le prix Nobel d’économie, Robert Solow : « No cheap answer ». Il s’agit là d’un véritable engagement de la société, qui exige de redéployer massivement les ressources pour se donner les moyens de cette ambition. Document n°138 Le RSA va sortir 300 000 travailleurs de la pauvreté » DENIS CLERC, économiste, ancien rapporteur du Conseil de l’emploi des revenus et de la cohésion sociale (Cerc) Propos recueillis par Catherine Gasté-Peclers | 23.09.2008, in le Parisien 103 104 104 delicio.us facebook Digg.com Wikio.fr scoopeo.com blogm arks.netAVEC « la France des travailleurs pauvres », à paraître aujourd’hui chez Grasset, Denis Clerc jette un pavé dans la mare. Le travail n’est plus un remède contre la pauvreté, constate-t-il. Au contraire, c’est la multiplication des emplois à temps partiel et des jobs temporaires qui a fait plonger dans la pauvreté 2 millions de travailleurs et leurs familles. L’Etat porte, selon lui, sa part de responsabilité. Au nom de la baisse du chômage, il a prêté main-forte à la création d’emplois paupérisants et aggravé le problème au lieu de le réduire. Denis Clerc s’explique et lance une sérieuse mise en garde pour que le revenu de solidarité active (RSA) ne devienne pas « la dragée enrobant la pilule du mauvais emploi ». Vous affirmez que les travailleurs pauvres sont de plus en plus nombreux. Pourtant, la pauvreté recule en France… Denis Clerc. Elle a reculé de 1990 à 2004, mais elle augmente à nouveau. Et, surtout, elle change de visage. Avant, elle concernait des personnes âgées ou handicapées, éloignées du marché du travail. Les revenus sociaux qui visaient à les aider étaient très faibles. Depuis, les choses ont changé : les revenus sociaux, heureusement, ont augmenté. Mais, de plus en plus, la pauvreté concerne des personnes qui sont sur le marché du travail. Dans deux ménages pauvres sur trois, il y a un travailleur, soit à temps partiel, soit avec un petit boulot qui ne permet pas de vivre décemment. Actuellement, on compte en France près de 2 millions de ménages de travailleurs qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. « Les femmes sont en première ligne » Pourquoi les statistiques ne reflètent-elles pas ce type de pauvreté? Les statistiques s’intéressent au nombre total de pauvres. Le fait qu’il y ait eu une baisse assez sensible du nombre de pauvres permettait d’éviter de regarder qui était pauvre. Et puis on était tellement content que les gens trouvent des emplois qu’on n’a pas voulu mettre l’accent sur la qualité des emplois créés. Aujourd’hui, une personne seule qui trouve un emploi à trois quarts temps au smic est en situation de pauvreté si elle n’a pas d’autre revenu. Le seuil de pauvreté officiel est de 880 € , ce qui correspond à 85 % d’un temps plein au smic. Les femmes, souvent avec enfants, sont en première ligne. A la fois parce qu’elles occupent plus fréquemment que les hommes des emplois à temps partiel et parce que, lorsque le couple est séparé, ce sont souvent elles qui ont la charge des enfants. Le dispositif du RSA va-t-il permettre d’endiguer ce phénomène ? Partiellement. Le RSA va permettre à environ 300 000 travailleurs de sortir de la pauvreté grâce à un complément de revenu d’environ 100 € par mois. A peu près autant vont voir leur sort s’améliorer, tout en restant en dessous du seuil de pauvreté. Mais pour les deux tiers restant, soit près de 1,3 million de travailleurs pauvres, le RSA ne va rien changer. Au départ, Martin Hirsch réclamait 3 milliards d’euros pour ce dispositif. S’il avait pu obtenir cet argent, on aurait pu en sortir un plus grand nombre de la pauvreté. « Il est rare de sortir par le haut de ces emplois mal payés » Ne risque-t-on pas d’encourager la multiplication des emplois précaires ou à temps partiel ? C’est un risque. Les offres d’emplois à très faible salaire qui ne trouvaient pas preneur seront plus attractives grâce au RSA, qui viendra en complément. Les employeurs seront donc encouragés à multiplier ce type d’offres. Tandis que les chômeurs percevant le RSA risqueront de le perdre s’ils les refusent, en raison des nouvelles règles sur « l’offre raisonnable d’emploi ». Quels sont les emplois « paupérisants » ? Les emplois familiaux et plus généralement les services à la personne encouragés par l’Etat. Mais aussi l’hôtellerie-restauration et la grande distribution. Lorsqu’on est serveur de café ou de restaurant, femme de ménage dans un hôtel ou chez des particuliers, caissière dans un hypermarché, il s’agit souvent de « miettes d’emploi » : dix ou vingt heures par semaine payées au smic. Il est rare de sortir par le haut de ces emplois mal payés. Ce sont des impasses. Que faudrait-il faire pour les limiter ? Le gouvernement a une arme atomique entre les mains : les allégements de cotisations sociales appliqués aujourd’hui à ces emplois. Il a le moyen d’obliger les partenaires sociaux à engager des discussions pour réduire le nombre de ces emplois paupérisants qui sont une menace pour notre société. 104 105 105 Dans ce débat figure aussi la question de l’instauration ou non d’un revenu minimum universel et inconditionnel, pouvant prendre la forme d’une allocation universelle ou d’un impôt négatif. b) Le retour de l’assistance et du local ? Les politiques en matière d’aide et d’action sociale ont été largement bouleversées par la mise en œuvre de la décentralisation en 1982. Aujourd’hui, depuis la loi du 22 juillet 1983, le département a en charge la responsabilité et le financement de l’action sociale. Cette modification du paysage institutionnel n’a pas été sans conséquences : - sur la détermination des objectifs en matière d’action sociale, des divergences notables entre départements, ont pu apparaître dans un contexte de modification des besoins en raison de l’émergence de nouveaux publics concernés (chômeurs en voie d’exclusion, allocataires de minimas sociaux, …). - Sur la nature du travail demandé aux travailleurs sociaux (assistants sociaux, éducateurs spécialisés, animateurs socio-culturels) ; selon R. Castel17, dans les années 1960-1970, les travailleurs sociaux sont sous l’emprise des administrations d’Etat et soumis à une logique de professionnalisation et de technicisation homogénéisant les pratiques et étant essentiellement en charge de la gestion des individus en situation sociale difficile mais extérieures au monde du travail (petite enfance, personnes âgées dépendantes, personnes handicapées, personnes sous éducation surveillée). A partir du début des années 1980, les missions de leur travail se modifient, désormais, elles se situent autour d’objectif d’insertion sociale et professionnelle, exigeant au passage de grandes capacités de gestion face au développement des actions de collaboration/partenariat entre des institutions diverses. Plus généralement, on peut considérer aujourd’hui qu’il existe en matière de lutte contre l’exclusion deux types de mouvement en œuvre : Document n°139 « Le premier s’inscrit dans une dynamique renouvelée de contractualisation et d’accompagnement autour d’un projet individualisé. Le second valorise le retour au communautaire et aux solidarités territoriales »18. Mais ces deux mouvements se heurtent respectivement : - à la difficulté de mettre en œuvre un suivi social individu par individu, à défaut de l’existence d’un contrôle social serré19 ; 17 R. Castel, art « Du travail social à la gestion sociale du non-travail », in la Revue « Esprit », mars-avril 1998. 18 N. Richez-Battesti, « Intégration et cohésion sociale : l’enjeu majeur de la citoyenneté, in M. Parodi, Ph.Langevin, J.P. Oppenheim, N. Richez-Battesti, « La question sociale en France depuis 1945 », Paris Ed A. Colin, 2000, pp.85-115, p.111. 19 « Les nouvelles interventions sociales se caractérisent en effet par leur diversification, censées s’ajuster à la spécificité des problèmes des populations prises en charge, et, à la limite, à une individualisation de leur mise en œuvre. Deux termes absents du vocabulaire de la protection classique, prennent une place stratégique dans ces nouvelles opérations : le contrat et le projet. La mise en place du revenu minimum d’insertion à partir de 1988 exemplifie bien l’esprit de ce nouveau régime de 105 106 - 106 au fait que les populations les plus marginales sont souvent itinérantes et échappent par conséquent à la logique de la reterritorialisation des politiques d’aide sociale20. Document n°140 « Beaucoup d’indices montrent que ce risque de régression vers une solidarité d’abord locale, fondée sur de petites identités et remettant en cause la solidarité nationale est réel : le refus des départements de prendre en charge les populations non résidentes malgré les textes, leur revendication d’obtenir la libre gestion de prestations ou de structures qui concernent leur population (établissements médico-sociaux, volonté de gérer une future prestation dépendance, (…), ou la réticence de certains à participer aux actions d’insertion du RMI, dont ils n’ont pas l’entière responsabilité », in M.TH. Join-Lambert, A. Bolot-Gittler, Ch. Daniel, D. Lenoir, D. Méda, « Politiques sociales », op-cit, p.421. c) L’impossible démocratie sociale ? L’ordonnance du 4 octobre 1945 détermine le mode de gestion des institutions de sécurité sociale, dans un souci d’éviter une main mise de l’Etat sur la protection sociale et de promouvoir une véritable démocratie sociale, en faisant en sorte que les conseils d’administration des caisses de sécurité sociale soient composés en majorité de représentants des travailleurs, lesquels représentants étaient désignés par les organisations syndicales les plus représentatives21. Mais ce mode de gestion fût rapidement remis en cause et l’objet d’incessantes modifications. Le 30 août 1946, l’Assemblée nationale adopta une loi prévoyant le principe de l’élection avec candidatures libres. En 1967, par voie d’ordonnances, le principe de désignation est rétablie et le paritarisme est instaurée (égalité de représentation entre employeurs et employés). La loi du 17 décembre 1982 réinstaure une représentation majoritaire des employés et le principe de l’élection refait son apparition pour la désignation des membres des caisses de sécurité sociale de base, donnant lieu à élection en 1983. Enfin l’ordonnance du 24 avril 1996 revient aux principes de 1967 : retour du principe de désignation et paritarisme. protections. », in R. Castel, « L’insécurité sociale,. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Seuil/République des Idées, 2003, p.70. « La nouvelle économie des protections exige, dira-t-on, que l’on en revienne, par delà l’étatisation du social, à une prise en compte de ces situations particulières et à la limite des individus singuliers », in R. Castel, « L’insécurité sociale,. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Seuil/République des Idées, 2003, p.71. 20 Cf. M.TH. Join-Lambert, A. Bolot-Gittler, Ch. Daniel, D. Lenoir, D. Méda, « Politiques sociales », op-cit, p.421. Cf. également R. Lafore, art : « Les nouveaux modes de régulation juridique. L’exemple des politiques d’insertion », pp.40-53, in « L’Etat à l’épreuve du social », ouvrage collectif ss la dir de Ph Auvergnon, Ph. Martin, P. Rozenblatt, M. Tallard, Ed Syllepse, 1998. Les autres membres minoritaires des conseils d’administration étaient des représentants des organisations patronales ou de la société civile (associations familiales, mutuelles, personnalités qualifiées désignées par l’Etat. 21 106 107 107 A ce « va et vient » autour des formes de la démocratie sociale à instaurer, s’ajoute une tutelle effective de l’Etat sur la sécurité sociale22, tutelle qui vient affaiblir l’autonomie de gestion des caisses de sécurité sociale. Mais tutelle surtout, qui s’exerce, depuis la Constitution de 1958 jusqu’à la loi organique du 22 juillet 1996 relative aux lois de financement de la sécurité sociale, dans le cadre du pouvoir réglementaire. En d’autres termes, les grandes orientations en matière de protection sociale sont prises par voie de règlement, sont donc prises par le pouvoir exécutif en l’absence de véritable contrôle du Parlement. Il aura donc fallu attendre cette loi du 22 juillet 1996, pour que le Parlement ait son mot à dire en matière d’orientations du système de protection sociale (fixation des conditions générales de financement et des objectifs de dépenses). Cette réaffirmation du rôle du Parlement présente une certaine légitimité dans la mesure où le financement de la protection sociale est loin d’être aujourd’hui du seul ressort des salariés sous l’effet notamment de l’introduction de la CSG. S’ajoute à cela le fait que les syndicats semblent de moins en moins représentatifs de la population active en raison de la faiblesse du taux de syndicalisation. Il reste que nombre de syndicats dont FO restent hostiles à cette réforme considérant qu’une logique comptable budgétaire risque de présider à la détermination des grandes orientations en matière de protection sociale au détriment d’une logique de réponse aux besoins23. 3°) Le retour des classes sociales ? Du milieu du XIXème siècle jusqu’à la fin des années 70, les représentations dominantes de la réalité des sociétés industrielles consistaient à mettre en avant la notion de classes sociales. A partir de cette date sous l’effet de l’enregistrement du développement d’une société de consommation, d’une classe « moyenne », d’une non paupérisation de la classe ouvrière, ces représentations dominantes vont s’estomper au profit d’analyses sur la post-modernité, sur la société post-industrielle, sur le « retour de l’acteur », analyses plus centrées sur la question de la démocratie et de la construction des identités individuelles que sur la question du régime économique. Il reste que depuis le milieu des années 90, il semble y avoir un retour de balancier qui conduit à une forme de « retour en grâce » des analyses en termes de classes sociales, celles-ci pouvant se définir à partir de la prise en compte de trois dimensions : - communauté relative de situation et de destin ; - sentiment d’appartenance à un même monde ; - constitution comme sujet politique. Les deux dernières dimensions se sont affaiblies dans le monde ouvrier sans se transposer dans une autre fraction centrale du salariat. En revanche du point de vue de la 22 Tutelle de l’Etat bien plus forte que celle qui s’exerçait sur les collectivités locales avant les lois de décentralisation de 1982, tutelle qui trouve son origine dans l’article 34 de la Constitution de 1958 dont l’objet est de définir le domaine de la loi et qui stipule que « la loi (…) détermine les principes fondamentaux du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale ». Cette tutelle de l’Etat s’exerce, que pour les questions de respect des dispositions législatives et réglementaires. 23 M.TH. Join-Lambert, A. Bolot-Gittler, Ch. Daniel, D. Lenoir, D. Méda, « Politiques sociales », op-cit, p.443-456. 107 108 108 première dimension, les rapports de domination se sont multipliés (exemple de l’insertion des femmes sur le marché du travail qui bouleverse les relations entre la sphère privée et la sphère publique) et les classes populaires voient de large fraction d’entre elles précarisée et menacées d’exclusion politique Pour le dire autrement, deux éléments conduisent à raisonner en termes de « retour des classes sociales » : - une montée des inégalités depuis le milieu des années 80 qui rend plus visible les différences de position objective des individus dans les rapports de production ; plus grande visibilité qui ne conduit cependant pas à ressortir les « vieux logiciels », dans la mesure où à la différence des années 70 il y a a) contraction, départicularisation et émiettement du monde ouvrier au profit d’une montée d’un groupe hétérogène des employés ; b) croissance du salariat qualifié ; c) apparition d’un chômage de masse et précarisation de l’emploi. d) affaiblissement du sentiment d’appartenance de classe (évolution des conditions de vie, des pratiques de consommation, des formes de conscience et d’individualité sociales, des modes de représentations politiques - un renouveau des conflits sociaux qui semble prendre la forme d’une lutte des classes sans classes, mais lutte des classes qui est la condition même de l’existence des classes ; celles-ci dans une perspective marxiste se construisant et se renforçant dans leurs rapports. Sans rapports de classes pas de classes sociales, sans lutte de classes pas de classes sociales. a) La notion de classes sociales : quelques repères Le concept de classe sociale chez Marx Pour K. Marx (1818-1883), les classes sociales se définissent à partir des rapports de production et d’échange. Les individus appartiennent à une classe en fonction de leur place dans le système de production. Les classes n’existent pas en dehors de la lutte des classes qui porte notamment sur le partage du surplus économique. Marx distingue la classe en soi qui résulte de l’organisation objective de la production et la classe pour soi qui suppose la prise de conscience collective des intérêts de classe. Au sein du mode de production capitaliste (MPC), l’exploitation repose sur la contradiction entre travail et capital, eux-mêmes constitués en classes sociales antagonistes, le prolétariat et la bourgeoisie. Doc 141 : La conception marxiste de l’histoire "On appelle classes sociales de grands groupements humains se distinguant par leur place dans un système historique déterminé de production sociale, par leurs rapports (le plus souvent fixés par la loi), avec les moyens de production, par leur rôle dans leur manière de recevoir leur part de la richesse sociale, ainsi que par la grandeur de cette part. Les classes sociales sont des groupements humains dont l'un peut s'approprier le travail de l'autre par suite de la place qu'il occupe dans un régime économique donné". V.I. Lénine, "La grande initiative" (28 juin 1919, in J.P. Cot et J.P. Mounier, "Pour une sociologie Politique", coll, Points politique, Ed Seuil, 1974. Doc 142 : La notion de rapports de classe Chez Marx, « les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu’ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe » et on ne peut donc penser la classe sans son rapport avec une autre 108 109 109 classe : « l’histoire de toute la société jusqu’à aujourd’hui est l’histoire de la lutte des classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et cerf, maître et compagnon, bref oppresseurs et opprimés dressés les uns contre les autres dans une opposition constante, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt cachée, tantôt ouverte, une lutte qui s’est chaque fois terminée par un bouleversement révolutionnaire de toute la société ou par la ruine commune des classes en lutte. » (Manifeste du parti communiste). "Le grand principe marxien est que l'on ne peut définir une classe sociale en dehors des rapports qu'elle entretient avec une ou plusieurs autres classes : "les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu'ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe" (L'idéologie allemande, Engels et Marx, 1846). Les classes ne préexistent pas à ce rapport social : c'est ce rapport - en général d'échange de biens, de travail, de marchandises, etc. -qui constitue les classes sociales. Celles-ci ne commencent donc à exister que dans les sociétés où existent un surplus à échanger (il en est de même de l'Etat qui régit en partie le rapport entre classes), c'est-à-dire là où la division du travail est grande, puisqu'elle conduit à l'existence de ce surplus. Le rôle attribué par Marx et Engels à la lutte des classes prouve cette place centrale du rapport de classes : "l'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes" écrivent-ils dans le Manifeste du parti communiste. Les rapports de classes définissent les caractéristiques essentielles des classes sociales : économiques, sociales, politiques, culturelles, etc. Par exemple, dans la société capitaliste, le rapport de classes bourgeoisie/classe ouvrière (qui est la personnification du rapport entre capital et travail) définit le rapport d'exploitation à travers lequel la classe ouvrière vend sa force de travail aux détenteurs des moyens de production (la bourgeoisie) qui en tirent profit. La classe ouvrière ne s'enrichit pas tandis que le capital s'accroît du coté de la bourgeoisie. D'où les conditions de vie misérables de la classe ouvrière anglaise et le travail des enfants que décrit Engels dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre. Les rapports de classe sont donc au cœur non seulement de la définition théorique des classes sociales, mais de la constitution de leurs caractéristiques essentielles dans le monde réel : les rapports de classes définissent tout autant les rapports économiques, sociaux, idéologiques entre les classes que les contenus économiques sociaux, idéologiques culturelles de la vie sociale dans chaque classe". J.P. Durand, "la lutte des classes selon Marx, Alternatives économiques, hors série n°29, 3° trim, 1996. - La théorie marxiste de la polarisation À la fin du Capital, Marx définit trois classes, les ouvriers salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers, à partir des trois types de revenus : le salaire, le profit, la rente foncière, issus respectivement de la mise en valeur de la force de travail, du capital et de la propriété foncière. Pour Marx, dans le MPC, la contradiction principale oppose la classe ouvrière aux capitalistes (prolétaires et bourgeoisie en termes politiques). La rivalité et les conflits entre grande propriété foncière et capital ne sont qu’un phénomène secondaire. Les classes intermédiaires, comme la petite bourgeoisie, sont ruinées, et « tombent dans le prolétariat : d’une part parce que leurs faibles capitaux ne leur permettant pas d’employer les procédés de la grande industrie, elles succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes ; d’autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population » (Manifeste du parti communiste) Selon cette thèse de la polarisation des classes sociales, la petite bourgeoisie est appelée à disparaître, absorbée par le prolétariat, tandis que celui-ci ne cesse de s’appauvrir. - Classes et fractions de classes Selon Marx, la France de la monarchie de Juillet serait constituée d’au moins sept classes et fractions de classes qui vont faire et défaire leurs alliances durant les 109 110 110 grands conflits allant de février 1848 au coup d’État du 2 décembre 1851 (le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte) : –L’aristocratie financière : fraction de la bourgeoisie française qui régnait sous Louis-Philippe : « banquiers, rois de la bourse, rois des chemins de fer, propriétaires des mines de charbon et de fer, propriétaires de forêts ». La – bourgeoisie industrielle, qui constituait l’opposition officielle sous LouisPhilippe. La – petite bourgeoisie, constituée d’artisans et de commerçants. Elle s’opposait aussi à Louis Philippe. La – classe ouvrière, ou prolétariat industriel. Le – lumpenprolétariat, « prolétariat en haillons » ou sous-prolétariat. Il est le fruit de l’exode rural ou de l’exclusion des ouvriers de la grande industrie par le machinisme. Il s’agit de la surpopulation relative dont parle Marx, produite en permanence par le capitalisme et qui entretient par sa simple présence la concurrence entre les ouvriers. La – paysannerie parcellaire, dite aussi classe paysanne. Il ne s’agit pas d’une classe au sens fort du concept, puisque ses membres sont dispersés et inorganisés politiquement parce que sans ennemi bien désigné. Les – grands propriétaires fonciers. Ils entrent en rivalité avec la bourgeoisie dans le partage de la plus-value. L’analyse de Max Weber Les propositions de M. Weber (1864-1920) occupent une position charnière entre les analyses en termes de classes et les analyses de classification statutaire. Tout en s’opposant à Marx en maints domaines, il reprend à sa façon certains aspects de sa problématique (lutte de classes liée aux enjeux économiques, domination sociale, etc.). Parallèlement à T. Veblen (1857-1929), il inaugure une réflexion basée sur la compétition statutaire par la consommation et les styles de vie. Enfin, il influence directement les analyses américaines de la stratification avec la notion de statut social. L’analyse de M. Weber est en effet pluridimensionnelle. Il distingue : les classes, qui correspondent à – l’ordre économique. Les groupes statutaires, qui – correspondent à l’ordre social. Les partis, qui correspondent à l’ordre – politique. L’ordre économique est « le mode selon lequel les biens et les services sont distribués et utilisés ». L’ordre social « sphère de répartition de l’honneur » est le mode selon lequel le prestige se distribue dans une communauté. Quant à l’ordre politique il peut être défini comme la compétition pour le contrôle de l’État. Les « partis » qui en résultent procurent éventuellement un pouvoir supplémentaire aux classes et aux groupes de statut. M. Weber donne une définition strictement économique de la situation de classe, en disant que c’est la chance caractéristique pour un individu d’accéder aux biens. Les individus, du fait de leur famille, de leur profession, des capitaux qu’ils possèdent, de la région où ils habitent, ou de tout autre cause déterminante, ont des chances (au sens de possibilité) inégales, différentes, d’accéder aux biens. Ces différences définissent des situations de classe différentes. Les classes ne sont par conséquent qu’une dimension de la stratification sociale même si Weber sous-entend qu’elles en sont la trame la plus importante dans les sociétés 110 111 111 modernes. Selon Weber, une classe se définit notamment par deux critères. La possession des moyens d’édifier une – fortune ou de constituer un capital. Les classes de possession privilégiées sont d’abord celles des rentiers. Les classes de possession négativement privilégiées sont les esclaves, les déclassés, les débiteurs et les pauvres en général. La mise en œuvre des moyens de – production. Les classes de production positivement privilégiées comprennent les marchands, les armateurs, les entrepreneurs industriels, les banquiers, les professions libérales, etc. Les classes de production négativement privilégiées sont celles des travailleurs (ouvriers spécialisés, qualifiés et non qualifiés) ; Pour M. Weber, les classes ne sont pas des communautés, elles représentent simplement des bases possibles, fréquemment utilisées pour une action commune. Des gens dont la situation est commune peuvent prendre conscience de cette situation et organiser une action commune. Les intérêts de classe peuvent n’entraîner aucune action commune, mais seulement ce que Weber appelle des actions de masse, simples résultats communs d’une même situation sans prise de conscience. Une action de classe, au contraire, répond au sentiment d’une communauté d’intérêts, et elle est orientée vers une défense commune de ces intérêts. Elle se constitue seulement si les contrastes entre les différentes classes sont suffisants pour motiver l’action. On peut donc parler de luttes de classes, à condition qu’il n’y ait pas seulement des intérêts de classes définis objectivement, mais aussi une prise de conscience des intérêts. Pour Marx, c’est parce qu’il y a lutte que les classes se définissent. Pour Weber, c’est parce qu’il y a situation de classe sur le marché qu’il peut y avoir lutte de classes et ces luttes se transforment avec l’évolution économique. Document n°143 Groupes d’intérêts et conflits de groupes chez R. Dahrendorf Pour Dahrendorf, plutôt que la propriété, c’est le contrôle ou l’exercice de l’autorité qui est le critère essentiel de la formation des classes aujourd’hui. : « les classes ne sont liées ni à la propriété ni à l’industrie ni aux structures économiques en général, mais, en tant qu’éléments de la structure sociale et facteurs produisant le changement, elles sont aussi universelles que leur déterminant, à savoir l’autorité et sa distribution spécifique ». Pour Dahrendorf, alors que le pouvoir s’attache à la personne, l’autorité est toujours associée à un rôle ou à une position sociale. L’analyse des conflits sociaux consiste alors pour Dahrendorf à s’interroger sur les groupes conflictuels qu’engendrent les relations d’autorité prévalant dans une société. Il existe en effet un conflit d’intérêt entre ceux qui exercent l’autorité et ceux qui y sont assujettis, ceux qui ont intérêt au maintien du statu quo et ceux qui ont intérêt à son renversement. Mais on trouve dans la société globale un pluralisme des conflits : au lieu d’un seul grand conflit mettant aux prises deux – et seulement deux – grandes classes sociales, il existe une grande diversité de conflits entre des groupes innombrables qui sont de nature et de légitimités différentes et qui, en conséquence, ne peuvent ni s’ordonner en deux camps ni se hiérarchiser. Dans l’analyse de Dahrendorf, la classe sociale est alors le produit d’une superposition de multiples groupes et associations d’intérêt qui divisent et organisent les différents secteurs de la société (la superposition des groupes d’intérêt est liée au fait que parfois, les mêmes personnes ou les mêmes groupes exercent l’autorité dans plusieurs secteurs de la société). Il n’y a plus ni parti de classe, ni culture de classe, ni religion de classe, etc. Il existe bien sûr des différences, mais cet agencement très diversifié et complexe de groupes en conflits offre aux individus une liberté de manœuvre, une variété de projets et de stratégies personnelles qui sont le ressort de la mobilité sociale. La théorie du « feu de camp » de M. Halbwachs 111 112 112 La théorie des classes sociales de M. Halbwachs (1877-1945) constitue un compromis entre les deux représentations dominantes à son époque de la société de classes, la théorie marxiste et la sociologie américaine. Il formule une théorie qui fait passer la production au second plan et laisse le primat aux forces sociales d’intégration. La société se présente comme un ensemble emboîté de cercles concentriques disposés autour d’un noyau central, chaud et vivant, qui représente la « vie sociale la plus intense qu’on puisse se représenter ». Chacun des cercles correspond à une classe sociale et chacune de ces classes se définit par la distance qui la sépare du « feu de camp ». Les classes les plus proches du centre sont les classes les plus instruites, les plus riches, les plus intégrées. À la périphérie, on trouve au contraire les classes ouvrières « que leurs fonctions obligent à sortir périodiquement de la société ». Ces distances plus ou moins grandes qui séparent les différentes classes sociales du feu de camp central engendrent à leur tour des niveaux de vie différents, c’est-à-dire des degrés inégaux de participation à la vie sociale. Document n°144 « On parlera de classes sociales pour des catégories : - inégalement situées – et dotées – dans le système productif ; - marquées par une forte identité de classe, dont trois modalités peuvent être spécifiées : - l’identité temporelle, c’est-à-dire la permanence de la catégorie, l’imperméabilité à la mobilité intra et intergénérationnelle, l’absence de porosité aux échanges matrimoniaux avec les autres catégories (homogamie) , - l’identité culturelle, c’est-à-dire le partage de références symboliques spécifiques, de modes de vie et de façons de faire permettant une inter-reconnaissance, - l’identité collective, à savoir une capacité à agir collectivement, de façon conflictuelle, dans la sphère politique afin de faire reconnaître l’unité de la classe et de ses intérêts ». L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001. b) Evolution des inégalités et classes sociales L’étude méthodique des inégalités conforte la thèse de la persistance des classes sociales. Des sociétés segmentées et hiérarchisées Les sociétés contemporaines sont à la fois segmentées, hiérarchisées et conflictuelles : - segmentées : il existe des groupements d’individus qui partagent des manières de faire, de vivre identique ou proche ; la thèse de l’uniformisation des modes de vie ne résiste pas à l’examen empirique. La société française est fortement segmentée (niveaux de vie et modes de vie ; exemple de la consommation). - hiérarchisées : les groupements sont inégalement dotés en ressources sociales (matérielles, symboliques mais aussi politiques : pouvoir de se faire entendre, de défendre ses intérêts et ses droits) ; Remise en cause de la thèse de la réduction uniforme et continue des inégalités entre PCS. Des études montrent que : 1) tous les domaines de la vie sociale sont marqués par des inégalités anciennes ou récentes ; 2) ces inégalités forment un système : elles s’engendrent et se renforcent mutuellement ; 3) il existe un processus de cumul d’avantages ou de handicaps qui conduit à une polarisation entre la base et le sommet de la hiérarchie sociale ; 4) ces inégalités se reproduisent entre générations (mythe de l’égalité des chances) et la mobilité sociale se réduit à des trajets courts. Les inégalités ont donc un caractère systémique. Quel système de classe aujourd’hui ? 112 113 113 Cinq caractéristiques apparaissent dans le cadre d’une analyse rapide : 1) la « disparition » des classes populaires est contestable : légère diminution en valeur absolue des ouvriers mais hausse des employés de manière concomitante : la somme des deux PCS restent stable autour de 60 % de la population active ; 2) si les inégalités statiques baissent (rapport entre le salaire des classes supérieures et celui des classes populaires), les inégalités dynamiques augmentent (le temps de rattrapage des mieux situés par rapport aux autres) blocage de l’effet d’ascenseur social ; 3) un creusement des inégalités de patrimoine : lorsque les inégalités de revenus vont de 1 à 3, celles de patrimoine vont de 1 à 70 ; 4) un maintien de fortes inégalités dans l’accès aux biens socialement sélectifs (tourisme, culture, etc.) critique des analyses post-modernes relatives au déplacement des enjeux matériels vers les enjeux identitaires. 5) Un maintien de la faiblesse de la mobilité nette : les enfants de cadre ont 70 fois plus de chances d’accéder à la catégorie cadre plutôt qu’à celle d’ouvrier. Document n°145 20 % de la population active est durablement situé hors de l’emploi stable ; cette population polarise tous les débats sur la pauvreté et conduit à une commisération médiatisée (occultation du débat sur la question sociale) ; 40 % de la population constitue une « classe populaire salariée stable » : emploi routinisé avec protection sociale (les « privilégié ») ; mais pas de croissance du pouvoir d’achat (moins de 0,5 % en moyenne annuelle du salaire net depuis 20 ans). Sa stabilité est apparente car il y a mise en concurrence progressive avec le groupe précédent ; jusqu’à présent faible conscience collective et sa restructuration future est incertaine. 25 % de la population correspond au « reliquat des classes moyennes » soit présent dans les grandes entreprises ou dans les grands appareils d’Etat. 15 % de la population constitue la « classe de confort » : possibilité de construction d’une existence autonome et valorisée (et avec possibilité de mobilité ascendante dans la dernière catégorie). La « classe titulée » représente quelques dixièmes de pour cent de la population (quelques dizaines de milliers d’individus) : accumulation des titres de propriétés, des titres scolaires, des ressources organisationnelles par laquelle ils contrôlent les échanges de biens, d’informations, de savoirs. Si ce système de classe est en cours d’émergence, son ampleur change selon la génération considérée : il existe chez les seniors des restes de la société salariale moyennisée même si certains ont connu des rupture de carrières qui les rapprochent des générations plus jeunes. Perrucci et Wysong (Robert Perrucci, Earl Wysong, The new class society, Goodbye american dream ? - Immigrés, étrangers : le nouveau lumpenprolétariat ? A partir de l’ère du fordisme, le recours à l’immigration permet de mobiliser une main d’œuvre non qualifiée nécessaire dans de nombreux secteurs du système productif (« l’ouvrier de masse » de B. Coriat, L’atelier et le chronomètre, Ch. Bourgeois, 1973). Ce processus migratoire s’accompagne d’une utopie : l’immigration provisoire de travail (on imaginait une immigration tournante, composée d’hommes seuls et vouée à rester en marge du monde social). La migration de travail s’est transformée en migration de peuplement sans que cette migration ait été pensée. A partir des années 1970, les transformations du système productif condamne l’emploi ouvrier classique. Le monde ouvrier français se fractionne : d’un coté, un pôle qualifié composé de techniciens, de l’autre une main d’œuvre précaire (BTP, sous-traitance, 113 114 114 services divers, etc.). Enfin, dans sa composante tertiaire déqualifiée, l’immigration se féminise. Selon M. Piore, Birds of passage, Cambridge University Press, 1979, les migrations internationales répondent à la demande de travailleurs peu qualifiés qui alimentent le marché secondaire (flexibilité plus forte, nécessité de réponse plus rapide aux cycles économiques). Cela permet de comprendre pourquoi en Europe le recours aux travailleurs immigrés se poursuit même en période chômage (ils ne se substituent pas aux nationaux). Se pose le problème des degrés de fixités des parcours individuels et collectifs : si les immigrés et leurs familles restent cantonnés dans le marché secondaire sur des bases légales (restriction des droits des étrangers) ou illégales (racisme) leur incorporation dans la classe ouvrière ne peut rester que partielle. Ils sont alors une « fraction de classe » (au sens de N. Poulantzas) au caractère hétérogène : 1) les immigrés proviennent de pays divers ; 2) la diversité de leur parcours ne permet pas de produire de mouvement collectif d’immigrés (caractère particulier des mouvements de « sans-papiers » qui ne motive pas les ouvriers immigrés stabilisés). Il reste que la classe ouvrière n’a jamais été homogène du point de vue de ses origines (générations, sexe, activité, degré de qualification conduisent à la mise en concurrence entre les travailleurs) : c’est l’expérience partagée qui lui donne une unité objective et l’action syndicale et politique peut y contribuer. Tant que l’illusion collective de l’immigration provisoire s’est maintenue, c’est l’action syndicale, dans l’entreprise, qui a offert des occasions de mobilisation collective. Après la phase des années 1950 où la CGT s’oppose à l’immigration, elle prône à partir des années 1960 l’unité en faisant valoir sa conception internationale du prolétariat (crainte d’une chute de son influence si elle n’intègre pas l’immigration dans les revendications et les luttes). C’est ainsi que l’extension des droits des immigrés a suivi la courbe des rapports de force entre les syndicats et le patronat (les acquis commencent à être remis en cause à partir de la fin des années 1970). Si les distances ont toujours été importantes entre les jeunes actifs issus de l’immigration et les « vieux actifs » qui ont vécu le déclassement de la classe ouvrière, tous les travaux montrent qu’elles tendent à s’accroître à partir des années 1980 : les enfants d’ouvriers immigrés n’intègrent pas l’emploi stable comme autrefois les enfants de polonais ou d’italiens. En dehors de l’entreprise, les syndicats ont des difficultés à socialiser les jeunes actifs issus de l’immigration à la culture de classe : 1) les vieux actifs ont quitté les HLM pour les lotissements ; 2) les syndicats perdent le monopole de l’action envers et/ou avec les immigrés : la question immigrée sort du monde du travail (mouvement des jeunes beurs) ; en 1981, une loi autorise les associations d’étrangers (leur nombre explose : secteurs culturels, sportifs, religieux, de femmes, de quartiers, etc.) ; 3) pour la frange la plus stigmatisée du groupe, l’identité ethnique (réelle ou supposée) tend à prendre le pas sur les autres identités (et notamment l’identité professionnelle) processus de repli communautaire qui a conduit à la formation de l’under-class aux Etats-Unis. On assiste toutefois à quelques luttes sociales faiblement médiatisées (absence de foulard !) – Fnac, chaîne Accor – qui montrent que les jeunes actifs précaires sont capables de produire une action collective. Comme pour le reste de la population ouvrière, l’histoire des 30 dernières années conduit à scinder le groupe en deux catégories : ceux qui connaissent une mobilité sociale ascendante de proximité (vers les PI) ; ceux quoi connaissent un déclassement et 114 115 115 basculent vers les FPE et la précarité. Les enfants d’immigrés sont évidemment davantage marqués par ce second processus. - Ouvriers, classe ouvrière, entre déclin et redéploiement Selon l’Insee, l’ouvrier est un salarié d’exécution. Il peut travailler dans l’industrie, l’artisanat ou l’agriculture et produit ou transforme un bien matériel. Derrière cette définition, se dissimule une grande diversité des formes concrètes de l’ouvrier (avec des passerelles mais aussi des fossés entre les catégories). L’effet de brouillage de la classe ouvrière tient en partie à un processus démographique : la population ouvrière diminue et sa composition se transforme (qualification, montée du chômage des NBQ, tertiarisation, précarisation de l’emploi ouvrier : externalisation et FPE + flexibilité interne aux entreprises). L’emploi ouvrier évolue dans un climat d’incertitude croissante. L’évolution du système productif international (concentrations financières, conglomérats, etc.) entraîne une moindre lisibilité quant à la répartition des responsabilités : ou est vraiment l’entreprise, qui est le patron, qui décide de licencier ? L’hétérogénéité croissante du groupe ouvrier est à l’œuvre (ceux des secteurs prospères : aéronautique, armement, nucléaire d’un coté, ceux des secteurs sinistrés de l’autre – sidérurgie, mines, chantiers navals –). Par ailleurs, l’externalisation du système productif conduit à déplacer la population ouvrière de la production de biens vers celle des services (réparation, entretien, livraison, transmission, etc.). Il existe donc des salariés de « cœur de métier » d’entreprise (encadrement, spécialistes) qui bénéficient d’un statut relativement favorable (stabilité, qualification, rémunération) qui se distinguent des salariés flexibles (FPE, qualifications et rémunérations moindres). Cette main d’œuvre flexible est plus jeune, plus féminisée. Document 146: La classe ouvrière en chiffres « Ci-gît la classe ouvrière ? On peut certes en rester là. On peut aussi tirer les fils et tenter de voir comment ils pourraient se renouer. Parlons chiffres tout d’abord. « Il n’y a plus d’ouvriers » dit-on. Pourtant, 6.8 millions de personnes sur 19 millions de salariés et 23 millions d’actifs, ce n’est pas négligeable. Il y a encore, comme le souligne Michel Verret, 2.8 millions de retraités anciens ouvriers. Donc si l’on raisonne en termes de ménages, actifs et retraités, « 20 millions de personnes dans la mouvance culturelle ouvrière » et « cette masse a toute une épaisseur intergénérationnelle – trois, quatre générations parfois – et cela donne au présent un passé de mémoire que l’avenir recueillera encore bien au delà de ce que la statistique peut dire ». Pourtant, que dit encore la statistique ? Qu’il y a 7.1 millions d’employés – en majorité des employées, occupant des emplois peu qualifiés. « Le salariat d’exécution demeure très majoritaire dans l’ensemble de la population » souligne Alain Chenu. (…) « Contrairement à ce qu’affirment certains sur la moyennisation de la société, les catégories populaires demeurent majoritaires. (…) On peut dire encore en regardant les chiffres qu’il y a 19 millions de salariés pour 835 000 employeurs dont 172 000 seulement de plus de 10 salariés. Que le partage des richesses créées (la valeur ajoutée) s’est déformée depuis quinze ans à l’avantage des profits et au détriment des salaires. Que l’appropriation des moyens de production reste à l’ordre du jour. Et que l’humiliation demeure le lot quotidien de dizaine de milliers de salariés, même si l’on n’est plus au temps de Zola. Comme ces caissières de supermarchés punies, il y a quelques années, par leur directeur pour quelques dizaines de francs d’erreur dans les caisses et condamnées à rester debout à leur poste de travail ; ou ces ouvriers d’un abattoir à qui leur patron avait décidé d’imposer des pauses-pipi à heure fixe ». D. Sicot, « La classe ouvrière bouge encore ! », Alternatives économiques, hs n°29, 3° trim 1996. - Les employés : « un archipel à la dérive » On assiste à un hausse sensible de la PCS « employé » sur le moyen terme. Mais cette hausse s’accompagne d’une hétérogénéité croissante de la catégorie. 115 116 116 L’étude de cette PCS permet de comprendre l’évolution de la place des femmes dans l’emploi et comment les inégalités se creusent entre les différentes catégories de femmes salariées. On observe un double phénomène : 1) progression de l’activité et des dynamiques professionnelle au sein de la PCS ; 2) maintien des inégalités sexuées (au sein de la PCS, les hommes occupent une place à part). Le code des CSP du recensement de 1954 définissait les employés comme des salariés d’exécution « non manuels » travaillant dans un bureau ou un commerce (quelle que soit l’activité de l’entreprise). En 1982, la refonte de la nomenclature a conduit à absorber les « policiers et militaires subalternes » et les « personnels qui rendent des services directs aux particuliers ». Deux conséquences essentielles de cette modification : 1) hausse du nombre des employés dans la population active en 1982 : ils passent de 4,7 millions à 6,3 millions. 2) La catégorie perd de son homogénéité et devient une catégorie « ni-ni » définie par défaut. Les employés, une catégorie sociale ou une catégorie de sexe ? Les employés sont essentiellement des femmes : 52,8 % des employés sont des femmes en 1954, 65,5 % en 1975, 80 % depuis la refonte de la nomenclature. Remarques : 1) les femmes ont surtout « profité » de la tertiarisation du système productif : un homme sur deux travaille aujourd’hui dans le tertiaire contre 4 femmes sur 5. 2) La progression des femmes dans les services s’est accompagné de leur maintien dans les emplois SNQ (la moitié des femmes actives appartiennent aujourd’hui à la catégorie des employés). De nouvelles tensions entre femmes, source d’une transformation d’une catégorie de sexe en catégorie sociale ? On assiste à un important creusement des écarts entre les femmes sur le marché du travail depuis trente ans : mobilité sociale ascendante importante pour certaines d’entre elles mais aussi déclassement vers les Formes Particulières d’Emploi (FPE) pour d’autres (3 % des femmes cadres sont au chômage contre 17 % des ouvrières). Les facteurs explicatifs résident dans : 1) L’essor de la scolarité féminine ; 2) La bipolarisation du marché du travail féminin : l’activité des plus qualifiées a généré des emplois pour celles qui le sont le moins (femmes de ménages, assistantes maternelles, employées certaines commerces comme les pressing, etc.). Ces emplois de services déclassés servent surtout les intérêts des femmes des catégories supérieures (hypothèse de Kergoat). Les femmes qualifiées refusent parfois une féminisation de leur titre (inspecteur du Trésor par exemple) pour éviter un déclassement. Les enquêtes montrent qu’elles tendent à reprendre à leur compte les stéréotypes sexués à propos des femmes pour mieux les rejeter sur le groupe des femmes des PCS inférieures (les plus qualifiées se sentent épargnées par les défauts naturels des femmes). On assiste donc bien à un clivage femmes / femmes (qui n’est pour autant pas une nouveauté historique : au XIXème siècle, les femmes bourgeoises développaient 116 117 117 des stratégies de distinction vis-à-vis des femmes des milieux populaires, cela se retrouve également autour de la question de la parité en politique : quelles femmes sont représentées ?). Travail et emploi : les lignes de fracture à l’intérieur du groupe. L’hétérogénéisation de la catégorie est croissante avec une hausse du poids des salariés non qualifiés en son sein, posant la question de la prolétarisation de cette catégorie. 1) 2) 3) 4) 5) 6) 7) la PCS employé perd ses effectifs par le haut : essor des NTIC, baisse des activités peu qualifiées (sténodactylos) et hausse de celles qui nécessitent un bon niveau de formation générale et une certaine polyvalence (secrétaires) rapprochement avec les professions intermédiaires (notamment les PI administratives et commerciales) ; ce mouvement concerne autant les entreprises que la fonction publique ; Depuis 10 ans, la PCS employé a vu ses effectif croître vers « le bas » : 1) augmentation des personnels de service auprès des particuliers de près de 45 % (assistantes maternelles, femmes de ménages, aides à domicile incitation fiscales et demande sociale) ; 2) augmentation des emplois de serveurs en restauration (rapide et classique) ; 3) hausse des emplois dans la fonction publique : écoles, hôpitaux, maisons de retraites sans formation ni concours (Voir A. Pauron et D. Quarré « les agents de l’Etat », Insee première n°865, août 2002). Le sous-emploi touche en particulier les femmes et les salariés SNQ. Les employés de la fonction publique sont relativement protégés du sousemploi même si les personnels recrutés sur les conventions collectives de droit privé sont croissants. La fonction publique est gagnée par le recrutement de salariés sous forme de FPE ; Les employées administratives des entreprises privées connaissent le moins le travail à temps partiel : 1) dans ce cas, lorsque le temps partiel est présent il résulte plus d’un choix que d’une contrainte ; 2) ces employées ont un rapport à l’emploi qui les rapproche des femmes PI et cadres. Les employées de commerce (nettoyage, manutention, entretien, empaquetage, etc.) sont les plus touchées par le sous-emploi : 45 % des employées à temps partiel de cette catégorie souhaitent travailler davantage en 2000 (catégorie importante de working poor). Il s’agit massivement d’individus qui sont dans des entreprises de moins de 10 salariés, sur des contrats aidés ; ceux qui viennent du chômage sont surreprésentés. C’est le groupe le plus prolétaire de la PCS. Les points de passage et de proximité aux frontières du monde des employés. Cette PCS est l’une de celle ou la mobilité est la plus forte (Voir Simone Chapoulie « une nouvelle carte de la mobilité professionnelle », Economie et statistique, n°331, 2000). Mais la mobilité se limite aux PCS limitrophes ; les flux ascendants sont plus importants que les flux descendants). 117 118 118 Au sein des employés, les hommes sont deux fois plus nombreux à « monter » au sein des PI ou des cadres (pour les femmes, la maternité n’est plus un obstacle à la poursuite de l’activité professionnelle mais elle est un obstacle à la mobilité sociale ascendante). La construction de la carrière masculine est évidente alors que la féminine reste contingente. La nébuleuse des salariés d’exécution de service non qualifiés. Les employés connaissent également une forte mobilité sociale descendante. Depuis 1990, il y a plus d’échanges entre les « employés non qualifiés » et les ouvriers qu’entre les « employés non qualifiés » et les « employés qualifiés ». Le niveau de qualification génère une barrière infranchissable à l’intérieur même de la catégorie ; les FPE (et notamment le temps partiel) constitue un handicap supplémentaire. Les échanges entre « employés » et « ouvriers » sont importants car il s’agit de catégories « socialement voisines » (le magasinier est ouvrier s’il travaille dans un entreprise industrielle et employé s’il travaille dans un supermarché). Une catégorie aux identités sociales plurielles. La spécificité du groupe « employé » est qu’il s’est construit « à coté » de celui des ouvriers (dont l’histoire sociale a conduit à l’élaboration de la conscience de classe) : on observe par exemple un rejet des femmes employés par le syndicalisme ouvrier et/ou employé hommes. La PCS employé développe une socialisation professionnelle différente de celle des ouvriers : 1) Selon B. Groppo (« le déclin du parti ouvrier : à propos de l’expérience allemande », communication au Colloque « crises et mutation ouvrières » Université de Nantes, 1992), étudiant le déclin du parti ouvrier allemand, il montre que l’incapacité de ce parti à rallier à ses causes le groupe des employés vient du fait qu’il le considère sur la seule base de ses conditions de travail (donc comme des prolétaires) alors que les employés se construisent sur l’idée du refus de la prolétarisation. En défendant la même thèse, C. Avril (« quels liens entre travail et classe sociale pour les travailleuses du bas de l’échelle ? », Lien social et politique n°49, 2003) montre comment les « aides à domicile » (et surtout les plus précaires) puisent dans la prise en charge des personnes âgées des formes de dignité sociale qui leur permettent de se mettre à distance de leur statut social objectif. M. Cartier (« Déclassement scolaire et pluralité des appartenances sociales : l’exemples des factrices surdiplômées » ; Lien social et politique n°49, 2003) analyse comment les factrices surdiplômées et d’origines sociales diverses refusent de s’identifier aux classes populaires. P. Alonzo (« Secrétaires, des carrières à la traîne » in M. Maruani, Les nouvelles frontières de l’inégalité, La Découverte, 1998) montre que, dans les PME, les secrétaires n’ont pas développé d’identification à un groupe : absence de mesure collective pour accompagner l’évolution du métier, gestion individuelle de la carrière et de la défense des droits ; il n’y a que l’image de l’assistante de direction qui est proposée. Nous sommes donc loin des contradictions propres à la catégorie ou l’image du groupe « fourre-tout » (M. Crozier définissait les employés comme « le monde des contradictions et de l’incohérence », in « Le monde des employés de bureau », Le Seuil, 1965). Plus un employé cumule les attributs 118 119 119 d’ouvriers (conditions de travail et d’emploi, trajectoire individuelle, etc.) plus il aura tendance à se déclarer comme appartenant à cette classe. Des travaux récents (J.-C. Benvenuti, « Les salariés de McDonald’s » in P. Cours-Sallies, S. Lelay, Le bas de l’échelle, constructions sociales des situations subalternes, Erès, 2004) montrent que la confrontation d’employés avec des conditions de travail difficiles (FPE, bas salaires, cadences élevées, non reconnaissance des qualifications, etc.) conduit à des stratégies collectives de mobilisation constitutives de sentiment d’appartenance à la classe ouvrière ou aux classes populaires (constitution de microgroupes par des caissières d’hypermarché leur permettant d’agir collectivement et de résister au formes modernes du management fondée sur la flexibilité des horaires et la faible coprésence des salariés ). - Le salariat intermédiaire sous tensions L’existence d’un salariat intermédiaire révèle un problème de désignation pour les catégories sociales qui se situent dans l’espace du « ni-ni » (ni classes populaires, ni classes dominantes), problème qui est théorique pour les chercheurs par rapport à la thèse marxiste de la polarisation et de la lutte des classes (ou classer la « petite bourgeoisie » ?) . Il n’en reste pas moins que ce « salariat intermédiaire » représente une part relative de la population active croissante. Un tiers du salariat. Si l’on souscrit à la proposition d’un regroupement des Professions intermédiairesI et d’une bonne partie des cadres et professions intellectuelles supérieures sous l’appellation de « salariat intermédiaire », on peut relever une hausse soutenue de cette partie du salariat depuis 40 ans : 15 % du salariat en 62, 33 % en 2002. Il reste que la structure de ce salariat se transforme : baisse des contremaîtres, hausse forte des professeurs et professions scientifiques, des PI de la santé et du travail social (rôle important joué par l’Etat dans ce processus). La question des cadres Pour P. Bouffartigue, Les cadres. Fin d’une figure sociale, La Dispute, 2001, les transformations depuis 20 ans incitent à revaloriser la dimension de producteur du groupe cadres. Il a pu être interprété en terme de « salariat de confiance » car il est à la fois subordonné (à l’employeur) et responsabilisé (fonction de délégation, d’expertise et d’autonomie). Mais les cadres connaissent une crise car la figure traditionnelle du cadre est indissociable de l’apogée du cycle du travail industriel taylorisé et inséparable des deux autres groupes sociaux structurés : la classe ouvrière et le patronat. Les cadres sont soumis à des tensions nombreuses : massification relative, féminisation (Un tiers de femmes aujourd’hui), certification croissante (proportion croissante issue des filières professionnalisées des universités), montée des activités expertes au détriment de celles d’encadrement hiérarchiques. A cela s’ajoute surtout la question d’une fragilisation de leur emploi et de leur statut, comme le relève le dernier conflit chez Hewlett-Packard, de relever l’apparition du chômage des cadres à partir du début des années 1990 (présence dans les plans de licenciements collectifs). Plus précisément encore, l’épisode « chômage » se banalise 119 120 120 dans les parcours professionnels (un tiers des cadres d’entreprises a connu au moins une période de recherche d’emploi, enquête APEC) et les difficultés de retour à l’emploi augmentent pour les cadres de plus de 50 ans ; phénomène à relier au fait que les firmes sont sorties du modèle de l’emploi-carrière au profit d’un fonctionnement en réseau modulable, flexible (modèle du « cadre nomade »). Ce nouveau modèle est plus sélectif que l’ancien, générateur de plus d’incertitudes, même si bien évidemment la question du niveau d’accumulation du capital scolaire et du capital social est déterminante dans les formes de nomadisme volontaire ou contrainte. En outre, il convient de relever qu’ à partir de 1995, la question de la « durée du travail des cadres » est portée sur la scène publique : initiatives d’inspecteurs du travail, actions syndicales, etc. En la matière, la loi sur le 35 heures a intensifié le débat ; les parlementaires ayant tranché en segmentant les cadres en trois populations : les cadres dirigeants (exclus de la législation sur le temps de travail) ; les cadres intégrés aux horaires collectifs (gérés comme des « non cadres) ; les cadres autonomes susceptibles de faire l’objet de conventions de forfait en jours. Enfin depuis 15 ans, diverses études montrent que le travail des cadres est concerné au premier chef par les nouvelles gestions managériales conduisant à une hausse sensible des contraintes dans le travail (travail par objectifs et contrôle des résultats obtenus, raccourcissement des délais). Document n°147 « Sans parler en France d’une shrinking middle class, d’écartèlement des classes moyennes, comme aux Etats-Unis (…), on ne peut nier que les nouvelles classes moyennes salariées commencent à subir une perte d’homogénéité entre le déclassement social de la fraction qui voit s’évanouir les rêves d’ascension ouverts naguère dans le cadre de la société salariale et la promotion de celle qui s’élève vers la bourgeoisie patrimoniale via la valorisation d’une épargne héritée ou par l’accès à des modes de rémunérations « post-salariaux » tels que les stock-options ». L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001. - Une dernière classe sociale : la bourgeoisie, haute bourgeoisie ou hyperbourgeoisie ? L’émergence d’une nouvelle fraction de classe au sein de la bourgeoisie Traditionnellement, la stratification sociale est envisagée dans le cadre de l’Etatnation. Même si cet ancrage nationale reste important, l’analyse des rapports sociaux appelle à être étudiée dans une dimension de plus en plus internationale. La mondialisation économique a ainsi des effets sur les hautes classes (mobilité internationale des dirigeants). Les firmes multinationales se constituent depuis les années 1960 un vivier de cadres et de dirigeants de différentes nationalités (rôle des Business Schools) aux caractéristiques socio-économiques des individus particulières : bilinguisme (voir multi), expérience professionnelle dans plusieurs pays, mariages mixtes, dispersion géographique de la famille et des relations (cosmopolitisme des groupes de pairs). Si les effectifs de cette population restent toutefois faibles connaissant une faible hausse ; le travail idéologique produit par cette population et par sa représentation est important : valeurs prônant : 120 121 - - 121 la mobilité géographique (celui qui a voyagé est crédité d’une plus grande légitimité) et la remise en cause des fondements nationaux des positions de pouvoir ; le libéralisme économique, critiquant l’archaïsme des protections nationales, le caractère passéiste des grandes écoles étatiques françaises . Toujours-est-il, qu’objectivement, ces managers internationaux occupent pour l’instant une position seconde par rapport au patronat national, comme le soulignent Michel Bauer, Bénédicte Bertin-Mourot, ( Radiographie des grands patrons français. Les conditions d’accès au pouvoir, 1985-1994, L’Harmattan 1997), en 1996, 50 % des hauts patrons français étaient issus de l’X ou de l’ENA ; un tiers d’entre eux était passé par 5 grands corps d’Etat : Mines, Ponts, Inspection des Finances, Cour des Comptes et Conseil d’Etat ; le passage par un cabinet ministériel parachèvant la voie royale d’accès au grand patronat, renvoyant à la caractéristique centrale du pouvoir en France : interpénétration du monde des affaires et de celui de la haute fonction publique situation n’étant pas spécifique à la France : cas de l’Allemagne et de la Grande Bretagne (les non nationaux ne représentant que 4,5 % des grands patrons britanniques). Une fraction de classe perturbatrice ? Les nouveaux managers internationaux sont porteurs d’une contestation du système français au nom de critères pour partie économiques (mise en phase avec la mondialisation de l’économie) mais aussi à partir de jugement sur les modes légitimes de gouvernance (le jeu croisé des conseils d’administration entre quelques grands patrons fait l’objet de critiques croissantes : manque de transparence et souci d’une plus grande rentabilité pour les actionnaires). L’enjeu porte sur les principes de légitimation du pouvoir : les administrateurs « indépendants » sont passés de 13 % des conseils d’administration en 1996 à 21 % en 2000 ; mais la concentration des mandats reste forte : 43 % des administrateurs des entreprises cotées en Bourse sont diplômés de l’X ou de l’ENA en 2000 et 70 % des participations croisées sont le fait d’administrateurs issus de l’une de ces deux écoles. Le pouvoir accru des actionnaires n’a donc pas bouleversé les directions d’entreprises. Les compétences des managers internationaux sont avant tout relationnelles (rôle du réseau entre individus des entreprises et de la finance mais aussi vis-à-vis d’institutions - Union Européenne, institutions internationales-) travail de lobbying. Comment analyser les effets de cette place croissante des ressources internationales sur les principes de hiérarchisation sociale en France ? 1) le processus ne fragilise pas les hautes classes les plus traditionnelles qui parviennent à s’adapter (voir Biographie du baron Seillière) ; 2) l’accumulation des ressources internationales engage des compétences sociales plus particulièrement préparées par les éducations bourgeoises (même si on assiste à une relative démocratisation de cette accumulation, cela ne conduit pas à un annulation des différences de classe : la rentabilité des investissements scolaires ou professionnels dépend fortement de la position de départ) ; Une grande bourgeoisie en grande maîtrise Selon Béatrix Le Wita, (Ni vue ni connue. Approche ethnographique de la culture bourgeoise. Editions de la maison des sciences de l’homme, 1988), la grande bourgeoisie contrôle sa visibilité sociale, présentant trois caractéristiques : Caractéristique n°1 : La transparence est la caractéristique centrale de la grande bourgeoisie (grande différence par rapport à l’aristocratie qui avait une « visibilité 121 122 122 tapageuse »). Si la bourgeoisie semble atteindre une hégémonie idéologique (rôle du libéralisme économique), on observe par ailleurs un collectivisme pratique par lequel elle développe une sociabilité intense (galas, vernissages, etc.). Caractéristique n°2 : la bourgeoisie gère ses frontières : il s’agit de familles de la bourgeoisie ancienne depuis plusieurs générations (anciennes familles nobles qui ont pu se reconvertir après la Restauration) inscrites dans une nébuleuse ce qui en rend l’analyse plus difficile. La transparence des élites (rallyes, écoles spécifiques, pratique de l’entre soi dans les beaux quartiers, etc.) permet de nourrir le mythe du dépérissement de la classe dominante en même temps qu’elle rend difficile l’investigation sociologique (faiblesse relative des travaux sur ce champ) . Caractéristique n°3 : la force sociale de ses membres qui ont profondément incorporé leur position dominante jusqu’à la naturalisation. c) Conflit social, classes sociales : la question de la représentation de la réalité sociale La thèse du déclin des classes répérable par la modification de la nature des conflits sociaux sous l’effet du changement social : Les théories des nouveaux mouvements sociaux Les théories des nouveaux mouvements sociaux s’appuient généralement sur l’idée, que le mouvement ouvrier n’est plus l’acteur essentiel de nos sociétés. Elles reprennent le plus souvent à leur compte les analyses de R. Nisbet (1959) tentant de démontrer la fin des classes sociales. Document n°148 « Une (…) tentative de démonstration systématique de la fin des classes sociales a été imaginée pour la première fois par R. Nisbet selon qui cette fin provien(drai)t : - dans la sphère politique, de la diffusion du pouvoir au sein de l’ensemble des catégories de la population et de la déstructuration des comportements politiques selon les strates sociales ; - dans la sphère économique, de l’augmentation du secteur tertiaire, dont les emplois ne correspondent pour la plupart à aucun système de classe parfaitement clair, et de la diffusion de la propriété dans toutes les couches sociales ; - de l’élévation du niveau de vie et de consommation qui conduit à la disparition de strates de consommation nettement repérables, rendant peu vraisemblable l’intensification de la lutte des classes ». L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001. Ces théories des nouveaux mouvements sociaux cherchent à déterminer quels seront les nouveaux enjeux susceptibles de générer de nouvelles mobilisations des individus. - Les modèles culturels Pour R. Inglehart, plus les sociétés satisfont les besoins élémentaires de leurs membres, plus ceux-ci cherchent à satisfaire des besoins non matériels. L’ère de prospérité des trente glorieuses a généré le développement de nouvelles valeurs postmatérialistes qui sont à la base de nouveaux enjeux politiques, économiques et sociaux et de nouveaux mouvements sociaux (défense de l’environnement, féminisme, antiracisme,...). 122 123 123 Document n°149 “Ronald Inglehart24 souligne que, dans les sociétés occidentales, la satisfaction des besoins matériels de base pour l’essentiel de la population déplace les demandes vers des revendications plus qualitatives de participation, de préservation de l’autonomie, de qualité de vie, de contrôle des processus de travail. Inglehart associe aussi ce glissement “post-matérialiste” des attentes à la valorisation des questions identitaires, de la quête d’une estime de soi. Il souligne également les effets du processus de scolarisation comme élément explicatif d’une moindre disposition des générations nouvelles aux pratiques de délégation et de soumission à un ordre organisationnel fortement hiérarchique. Ces données participent en fait d’un ensemble de travaux sociologiques plus anciens dont l’hypothèse centrale tourne autour d’une forme de dépassement du modèle de la société industrielle et de ses conflits”. E. Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Editions La Découverte, coll Repères, 1996. Document n°150 “l’ère post-moderne se caractérise par un ensemble d’éléments qui bouleversent les formes de domination dans les organisations, tout du moins transitoirement. En premier lieu, la société ne se lit plus en termes de rapports de classes. Que ces rapports existent ou qu’ils se soient modifiés, ils ne structurent plus autant les systèmes de représentation. La société est désormais pensée à la fois comme une société de masse et comme une société d’individus où chacun évolue en fonction de ses désirs et de ses besoins vécus, où chacun démêle le labyrinthe de sa vie personnelle. Une société hédoniste organisée autour de la diversification des modes de consommation, dont aurait disparu la raison, une société perdue dans les miroirs de la subjectivité d’individus tourbillonant dans la quête de leur image et de l’image de l’autre”. Tixier (P.E.), art: “Légitimité et modes de domination dans les organisations”. Document n°151 “Selon Gérard Grundberg et Etienne Schweisguth 25 (...), “le libéralisme culturel” (...) a pu caractériser les positionnements spécifiques qui s’agençaient dans les mouvements des nouvelles classes moyennes. Ici, le libéralisme culturel génère de nouvelles normes progressistes en s’opposant, entre autres, aux valeurs traditionnelles de la gauche politique marquées, pour l’essentiel, par des références à l’économique et au social. Le libéralisme culturel s’appuie sur une critique poussée des systèmes d’autorité et des formes les plus anciennes de la morale.Les principes qui l’étayent s’appliquent à des registres extrêmement divers qui vont de la sphère privée à des domaines plus globaux. Il milite pour une “économie ouverte”, prône la contraception, rejette toute répression judiciaire systématique, exige une école basée sur l’esprit critique, etc. Les représentations qui relèvent du libéralisme culturel restent peu présentes parmi les ouvriers, alors qu’elles structurent massivement les systèmes de valeurs des couches moyennes salariées et leur rapport à l’action collective et au conflit . Enfin, la “moyennisation” de la société française a généré de nouveaux systèmes de valeurs au sein des espaces propres aux luttes sociales. Les revendications liées à la gestion se substituent plus souvent à celles qui relèvent des traits les plus typiques de l’exploitation capitaliste. Et les conflits qui renvoient à ces enjeux culturels suppléent les luttes (purement) économiques”. G. Groux , Vers un renouveau du conflit social, Editions Bayard 1998. Document n° 152 “De plus en plus souvent, le citoyen se comporte dans ses choix politiques comme un consommateur rationnel, non pas simplement en fonction de convictions politiques désormais atones, mais en harmonie avec ce qu’il se représente comme son intérêt, transformant la civitas en un immense “marché politique”. Plusieurs exemples viendraient à l’esprit, mais le plus récent est sans doute le mouvement de protestation contre la loi à laquelle Jean-Louis Debré a attaché son nom. En fait, et quoi qu’on ait pu pensé au moment d’intense polémique que le projet avait soulevé, il était remarquable que la critique se concentrât sur la mesure exigeant de la part des hôtes d’un étranger une déclaration au moment de son départ. (...) Toute la thématique proprement politique, ou du moins publique, tout ce qui relevait traditionnellement de la citoyenneté “militante” et “participante” passait au second plan au profit de la critique d’une seule mesure, celle justement qui dérangeait non le citoyen mais l’individu privé. (...) L’essentiel était moins une conception de la citoyenneté et de son extension que la volonté plus modeste et limitative de 24 R. Inglehart, sociologue américain, auteur de Cultural shifts in Advanced Industrial Societies, Princeton University Press, 1990. 25 Gérard Grundberg et Etienne Schweisguth ont écrit plusieurs articles où ils développent les idées exprimées dans ce document. Cf. notamment, “Profession et vote : la poussée de la gauche”, in France de gauche, vote à droite, PFNSP, 1982. 123 124 124 préserver l’intimité du foyer. (...) On ne se mobilisait plus en fonction d’un engagement envers le domaine public, mais pour défendre un immense “chacun chez soi”. Etait défendue sur la scène publique non plus la grande cause publique, mais une protection de l’individu hors de la sphère publique. La conséquence s’impose, juste après l’anecdote : les droits de la citoyenneté, loin d’engager le citoyen dans la sphère publique de sa participation, sont utilisés pour l’en séparer, pour le restituer à son individualité. Une redéfinition radicale de la civitas se prépare : le sens classique de la citoyenneté, la participation d’êtres libres à une communauté de droits, est retourné et sert simplement de ressource en faveur de la préservation des intimités individuelles”. Leterre (Th.), art : La naissance et les transformations de l’idée de citoyenneté, in Les Cahiers Français, n° 281, mai-juin 1997, pp.3-10, p.10. - La sociologie de l’action Pour A. Touraine, un mouvement social est une « action collective organisée par laquelle un acteur de classe lutte pour la direction sociale de l’historicité dans un ensemble historique concret », c’est-à-dire lutte pour la détermination des grandes orientations culturelles de la société. L’historicité est la « capacité d’une société de construire ses pratiques à partir des modèles culturels et à travers des conflits et des mouvements sociaux », un « ensemble de modèles culturels qui commandent les pratiques sociales, mais seulement à travers des rapports sociaux ». Pour lui, chaque société connaît en réalité, un mouvement social et un seul qui possède les caractéristiques suivantes : – il est placé au centre des contradictions sociales ; – il a face à lui un adversaire social clairement déterminé et défini ; – il est doté d’un projet de changement social. Pour Alain Touraine, le mouvement ouvrier est le mouvement social de la société industrielle, en tant qu’« (...) action organisée par laquelle la classe ouvrière met en cause le mode de gestion sociale de la production industrielle et, plus largement, la domination qu’exercent, selon ses représentants, les détenteurs du capital sur l’ensemble de la vie sociale et culturelle ». La société industrielle, en tant que « société de production », dont le but était de dominer la nature, était l’objet d’un conflit central pour le partage des gains de productivité et pour le contrôle du pouvoir. Ce qui est remarquable à ses yeux, c’est que nul acteur collectif, pas même le mouvement ouvrier, ne s’attachait à démonter les principaux paramètres logico-culturels : « Le mouvement ouvrier et le mouvement des industriels croient également au travail, à la domination de l’homme sur la nature, à l’austérité et à la rigueur morale, au progrès, à l’association ». C’est donc la question de la mise en forme sociale de l’historicité qui était l’enjeu central de la société industrielle et non ses propres fondements. Document n° 153 “Le mouvement ouvrier possède un centre, défini par le lieu de la destruction la plus directe et la plus active de l’autonomie professionnelle par l’organisation industrielle, et dont le taylorisme et le fordisme ne sont que des formes particulières. La conscience de classe ouvrière répond à ce conflit fondamental”. Le mouvement ouvrier est une “(...) action organisée par laquelle la classe ouvrière met en cause le mode de gestion sociale de la production industrielle et, plus largement, la domination qu’exercent, selon ses représentants, les détenteurs du capital sur l’ensemble de la vie sociale et culturelle” Il reste que “le mouvement ouvrier et le mouvement des industriels croient également au travail, à la domination de l’homme sur la nature, à l’austérité et à la rigueur morale, au progrés, à l’association” . D’après Dubet (F.), Touraine (A.), Wieviorka (M.), “Le mouvement ouvrier”, Paris : Ed. Fayard, 1984. p.101 ,p.18 et p.51. Document n°154 124 125 125 “Si l’on entend par socialisation l’insertion des actions individuelles dans un système plus vaste qui leur confère une signification, alors le conflit autour de la production est bien vecteur de socialisation. Les protagonistes de ce conflit reconnaissent en effet la production comme un enjeu commun, comme un bien social dont chacun se veut le meilleur défenseur. La contestation porte sur un objet la production, dont le sens pour chacun et pour la société dans son ensemble ne fait pas de doute. Cette adhésion à des valeurs communes ne limite pas la portée de l’affrontement: la violence des luttes ouvrières est là pour en témoigner. Mais cette violence même est fortement intégratrice (...), la dialectique du conflit et de l’intégration est au coeur de la production des identités collectives dans la société industrielles”. B.Perret, G.Roustang, “L’économie contre la société. Affronter la crise de l’intégration sociale et culturelle”, Ed Seuil, 1993, p.27-28. Pour A. Touraine, nous vivons aujourd’hui la fin de la société industrielle et l’avènement d’une « société programmée ». Document n°155 “J’appelle en effet société programmée, expression plus précise que celle de société post-industrielle, qui n’est définie que par ce à quoi elle succède, celle où la production et la diffusion massive des biens culturels occupent la place centrale qui avait été celle des biens matériels dans la société industrielle. Ce que furent la métallurgie, le textile, la chimie et aussi les industries électriques et électroniques dans la société industrielle, la production de la diffusion des connaissances, des soins médicaux et des informations, donc l’éducation, la santé et les médias, le sont dans la société programmée. Pourquoi ce nom ? Parce que le pouvoir de gestion consiste, dans cette société, à prévoir et à modifier des opinions, des attitudes, des comportements, à modeler la personnalité et la culture, à entrer donc directement dans le monde des “valeurs” au lieu de se limiter au domaine de l’utilité. L’importance nouvelle des industries culturelles remplace les formes traditionnelles de contrôle social par de nouveaux mécanismes de gouvernement des hommes. En renversant la formule ancienne, on peut dire que le passage de la société industrielle à la société programmée est celui de l’administration des choses au gouvernement des hommes, ce qu’exprime bien l’expression lancée par les philosophes de Francfort, d’ “industries culturelles”. Dans la société programmée “ (...) l’enjeu de ces luttes n’est pas l’utilisation sociale de la technique, mais celle de la production et de la diffusion massive des représentations, des informations et des langages. (...) Nous ne sommes pas sortis de la société industrielle pour entrer dans la post-modernité; nous construisons une société programmée où la production de biens symboliques a pris la place centrale qu’occupait la production des biens matériels dans la société industrielle”. Touraine (A.), “Critique de la modernité”, op-cit, p.284 etp.412. Il en résulte que ce passage de la société industrielle à la société post-industrielle (société programmée) suscite des modifications quant à la nature des mouvements sociaux. Les sociétés industrielles étaient dominées par le conflit entre capital et travail au sein de l’entreprise. L’enjeu portait alors sur la propriété et sur la direction des moyens de production. La société post-industrielle est une société dans laquelle le pouvoir appartient à ceux qui maîtrisent le savoir et l’information, une société caractérisée par sa capacité à modeler les conduites sociales et culturelles. L’enjeu s’est donc déplacé en dehors de l’entreprise suscitant l’apparition de nouveaux mouvements sociaux (mouvement étudiant, féministe, anti-raciste). Document n°156 "Historiquement, le mouvement de mai et la période qui l'a suivi, se placent à la charnière de deux types de sociétés comme la Commune de Paris se plaçait à la charnière du capitalisme marchand et du capitalisme industriel. (…) Aujourd'hui : la société française est dominée par l'économie industrielle mais devient déjà une société postindustrielle. le mouvement ouvrier est encore la force de protestation la plus importante, mais le mouvement de mai a déjà fait apparaître des thèmes et des acteurs nouveaux. Qu'on observe les mouvements régionaux, les grèves d'immigrés, le mouvement écologiste ou la lutte des femmes, chaque fois on est ramené à mai 68 comme au point d'origine ou à une inflexion fondamentale. C'est depuis mai que les mouvements sociaux ne se subordonnent plus à l'action des partis, que le champ de contestation s'est étendu à presque tout les secteurs de la vie culturelle et de l'organisation sociale". A. Touraine, Le communisme utopique. Le mouvement de mai 68. Coll Postface, Ed Seuil, avril 125 126 126 1972-mars 1980. Mais mélangeant le registre descriptif et prescriptif, il finit par associer démocratie et mouvement social, pour rejeter toute perspective révolutionnaire, ses réflexions sur la démocratie, finissent par n’avoir qu’un enjeu : la défense d’un certain type de démocratie, une démocratie pluraliste, pacifiée associée à l’acceptation du principe d’une économie de marché. Document n°157 « L’essentiel aujourd’hui à mes yeux est de (…) détruire activement les restes de toutes les visions unificatrices de l’histoire qui sont les pires ennemies de la pensée comme de la liberté. C’est pourquoi on ne peut parvenir à l’idée de mouvement social comme conflit central qu’après s’être débarrassé complètement de toute philosophie de l’histoire et plus concrètement de l’illusion révolutionnaire. Que le phénomène révolutionnaire existe, nul ne peut en douter, mais l’idée du mouvement social et sa réalité supposent la destruction du globalisme révolutionnaire, la libération de la société civile et la reconnaissance du marché, c’est-à-dire des changements non contrôlables de l’environnement. Je n’exprime pas ici une préférence idéologique ; j’affirme que l’idée de mouvement social ne peut pas vivre hors de son association avec celle de démocratie et de marché. Me permettra-t-on de dire plus brutalement que l’idée de mouvement social est inséparable d’une pensée libérale-démocratique et incompatible avec les régimes et les doctrines révolutionnaires ? Formule qui a le mérite au moins de s’opposer brutalement à l’identification si courante dans la tradition européenne entre mouvement social et révolution. C’est parce que l’idée de mouvement social n’a rien à voir avec celle de mutation historique ou celle d progrès qu’elle peut et qu’elle doit avoir la prétention de désigner un élément central de fonctionnement des sociétés (…), le principe d’une dynamique central de la société civile et donc de la naissance sous nos yeux d’un nouveau type de sociétal, société post-industrielle, société programmée ou de quelque autre nom qu’on la nomme ». A. Touraine, « Découvrir les nouveaux mouvements sociaux, in F. Chazel (ss la dir), « Action collective et mouvements sociaux », Ed Puf, 1993. Philosophie de l’histoire tourainienne qui finit par le disqualifier pour saisir les nouveaux mouvements sociaux en cette période contemporaine. Le renouveau des luttes anticapitalistes entre fragmentation et convergences Le mouvement social de l’automne 1995, suivi du mouvement des chômeurs ouvre un nouveau cycle de contestation en France (prémisses avec la mobilisation étudiante de l’hiver 1986-1987). Document n°158 "Face à l'offensive déclenchée par le gouvernement, nous estimons qu'il est de notre responsabilité d'affirmer publiquement notre pleine solidarité avec celles et ceux qui, depuis plusieurs semaines, sont entrés en lutte ou s'apprêtent à le faire. Nous nous reconnaissons pleinement dans ce mouvement qui n' a rien d'une défense des intérêts particuliers et moins encore des privilèges mais qui, est en fait, une défense des acquis les plus universels de la République. En se battant pour leurs droits sociaux, les grévistes se battent pour l'égalité des droits de toutes et de tous : femmes et hommes, jeunes et vieux, chômeurs et salariés, travailleurs à statut, salariés du public et salariés du privé, immigrés et français. C'est le service public, garant d'une égalité et d'une solidarité aujourd'hui malmenées par la quête de la rentabilité à court terme que les salariés défendent en posant le problème de la Sécurité sociale et des retraites. C'est l'école public ouverte à tous, à tous les niveaux et garante de solidarité et d'une réelle égalité des droits au savoir et à l'emploi que défendent les étudiants en réclamant des postes et des crédits. C'est l'égalité politique et sociale des femmes que défendent celles et ceux qui descendent dans la rue contre les atteintes aux droits des femmes. Tous posent également la question de l'Europe : doit-elle être l'Europe libérale que l'on nous impose ou l'Europe citoyenne, sociale et économique que nous voulons ? Le mouvement actuel n'est une crise que pour la politique gouvernementale. Pour la masse des citoyens, il ouvre la possibilité d'un départ vers plus de démocratie, plus d'égalité, plus de solidarité et vers une application effective du Préambule de la Constitution de 1946 repris par celle de 1958. Nous appelons tous nos concitoyens à s'associer à ce mouvement et à la réflexion radicale sur l'avenir de notre société qu'il engage ; nous les appelons à soutenir les grévistes matériellement et financièrement. 126 127 127 "Le mouvement de décembre 1995, appel de soutien aux grévistes, le 4 décembre 1995", in Le Monde, 5 décembre 1995. Document n°159 En décembre 1996, « le mouvement des chômeurs est un événement unique extraordinaire (…). Tous les travaux scientifiques ont (…) montré que le chômage détruit ceux qu’il frappe, qu’il anéantit leurs défenses et leurs dispositions subversives. Si cette sorte de fatalité a pu être déjouée, c’est grâce au travail inlassable d’individus et d’associations qui ont encouragé, soutenu et organisé le mouvement. (…) La première conquête de ce mouvement est le mouvement lui même, son existence même : il arrache les chômeurs et, avec eux, tous les travailleurs précaires, dont le nombre s’accroît chaque jour, à l’invisibilité, à l’isolement, au silence, bref à l’inexistence. En réapparaissant au grand jour, les chômeurs ramènent à l’existence et à une certaine fierté tous les hommes et les femmes que, comme eux, le non emploi renvoie d’ordinaire à l’oubli et à la honte. P. Bourdieu, « Le mouvement des chômeurs, un miracle social », Contre-feux, Ed Liber-Raisons d’agir, 1998. Une première hypothèse est formulée par un certain nombre de chercheurs celle d’un déplacement de la conflictualité hors de la sphère du travail avec les mouvements des « sans » : 1) Occupation de la rue du Dragon (décembre 1994) ; 2) Occupation de l’église St Bernard en juillet-août 1996 ; 3) Implication des professions artistiques dans la mobilisation contre les lois Pasqua Debré en février 1997 ; 4) Montée en puissance d’Attac à partir de juin 1998 (l’association naît suite à un éditorial de I. Ramonet dans le Monde diplomatique en décembre 1997) ; 5) Manifestation de Seattle en novembre 1999. Malgré des précédents dans l’histoire (marche des chômeurs dans les années 1930, MLF dans les années 1960, etc.) de nombreux auteurs insistent sur la radicale nouveauté de ces mouvements contestataires : on peut les opposer au monde du travail perçu comme figé sur des positions défensives à partir d’institutions traditionnelles (syndicats et partis politiques). Opposition simpliste (reprise par les médias) : 1) d’un coté les manifestations des sociétés « modernes » (les « prides », les forums altermondialistes, etc.) ; 2) de l’autre le monde du travail désespéré qui cherche à sauver ses emplois. Cette thèse s’appuie sur une série d’arguments solides : 1) on assiste effectivement à une « cohabitation difficile » lors des contre-sommets européens entre les organisations syndicales et la mouvance altermondialiste ; 2) les manifestations et les grèves du printemps 2003 n’ont pas permis au « sans » – ni d’ailleurs aux chômeurs et aux précaires qui ont animé des luttes dans le commerce et la restauration rapide entre 2000 et 2003 – de se faire une place légitime dans le conflit le contre-sommet d’Evian (28 mai 3 juin 2003) s’est déroulé en pleine phase ascendante de la mobilisation anti-Fillon sans permettre une synthèse des deux mouvements. Mais par ailleurs, à cette thèse de la « segmentation » des conflits sociaux et de la montée en puissance des conflits « post-modernes », on peut opposer les remarques suivantes : 1) les conflits « traditionnels » du travail ont connu une forte remontée en 20002001 (explosion des grèves localisées au moment des négociations des 35 heures) ; 2) le conflit des intermittents pendant l’été 2003 emprunte des modalités d’action lancées en France par Act-up (die-in quotidiens dans les rue d’Avignon). 3) On a assisté à un soutien des enseignants vers les intermittents ce qui alimente l’idée d’une dimension interprofessionnelle du mouvement ; 127 128 128 4) En août 2003, le rassemblement contre l’OMC organisé par la Confédération paysanne mobilise sur le plateau du Larzac plus de 200 000 personnes d’horizons divers : Attac, syndicalistes, militants inorganisées, etc. il existe une jonction entre les différents champs de la conflictualité. Il en résulte l’apparition d’un nouveau débat dans le champ scientifique : 1) pour certains (de plus en plus nombreux), un changement historique s’est produit qui interdit désormais d’accorder une place structurante à un antagonisme social central (multiplication des champs de la conflictualité). Cette approche se fonde sur trois hypothèses : 1) une substitution de nouveaux acteurs aux dépens du mouvement social ouvrier ; 2) un processus de parcellisation de la contestation (disparition du conflit social central) ; 3) la limitation des objectifs revendicatifs à l’obtention ou à la consolidation des droits, vecteurs d’un meilleur fonctionnement démocratique. 2) Pour d’autres, cet antagonisme central n’a pas disparu mais il est soumis à un lent travail de reconquête de la parole collective sur des bases transversales. - Un champ contestataire structuré par un multiplicité d’antagonismes et d’oppressions ? Pour Tim Jordan, (S’engager ! Les nouveaux militants, activistes, agitateurs, Autrement, 2003), les nouveaux mouvements contestataires se développent en parallèle d’une transformation des structures de la société. Evolution en 4 séquences : a) société industrielle : syndicalisme ouvrier + mobilisations pour l’extension des droits démocratiques (femmes, noirs) ; b) à partir des années 60, le conflit de classe perd sa centralité, apparition des NMS, mais jusqu’en 1989, même si chaque mouvement privilégie un combat spécifique, tous s’efforcent de « travailler sur la place de l’oppression de classe par rapport aux autres formes d’oppressions » ; c) à partir de 1989 (fin du bloc de l’est) cette hiérarchisation saute : aucune lutte militante ne peut désormais se prétendre plus importante qu’une autre constitution du « militantisme politique populaire » qui a trois caractéristiques : transgression de la normalité, respect des différences, recherche en actes de pratiques démocratiques plus abouties. En s’appuyant sur M. Castells, Jordan pose l’hypothèse d’une rupture historique liée à la crise d’un certains nombre d’institutions sociales ; le militantisme populaire est le lieu de la constitution de nouvelles normes sociales : chaque lutte identifie un problème dans une institution et exige, via le rapport de force (actions de lobbying et/ou recours à une action directe non violente), sa résolution ; deux cas de figure se présentent : a) on aboutit à une réforme du dispositif existant (un renforcement du contrôle de la détention d’armes par exemple) ; b) on aboutit à un changement social radical (attribution de terres aux populations indigènes engagées dans le zapatisme par exemple). Cette thèse conduit à l’idée d’un découpage de l’espace social en différents champs d’action : chaque mouvement collectif interpelle le pouvoir politique en fonction de son « répertoire d’action » spécifique. Le risque est alors l’absence d’articulation entre ces domaines bornés : la lutte des classes a cédé la place à un « radicalisme auto-limité » 128 129 129 (Andrew Arato, Jean Cohen, Civil society and political theory, MIT, 1992 auteurs qui ont proposé la notion de self-limiting radicalism). Cette approche est reprise en France par Daniel Mouchard, (« les mobilisations des “sans” dans la France contemporaine : l’émergence d’un radicalisme auto-limité », RFSP, vol. 52, n°4, août 2002.) Pour lui, l’originalité du mouvement tient à la relation ambivalente que le mouvement entretient avec l’Etat : adversaire et interlocuteur. La source de légitimation du mouvement se trouve dans le droit normatif entendu comme supérieur à la légalité en vigueur (droit d’avoir des papiers pour accéder à la citoyenneté, droit d’avoir un toit, un emploi, etc.). Cette action se traduit par un « illégalisme sectoriel » qui se combine avec une référence constante aux droits fondamentaux. Selon Mouchard, ce type de mouvement social est toutefois limité à une demande d’intégration dans le système et s’interdit toute contestation du système. Il n’empêche, ce radicalisme auto-limité qui s’appuie sur des pratiques de désobéissances civiques fait du droit son arme symbolique et vise à conquérir de nouveaux espaces de citoyenneté. Cette approche permet également d’expliquer la relative institutionnalisation de ce que l’on a appelé les nouveaux mouvements sociaux, institutionnalisation que reconnaît même A. Touraine et qui finit même par penser que les mouvements féministes, antiracistes, étudiants ne constituent plus à proprement parler des mouvements sociaux. Document n°160 “Au milieu des années 70 on a vu se développer ce que j’ai nommé de nouveaux mouvements sociaux, mais quelques années plus tard la plupart d’entre-eux semblent avoir disparu. Ce n’est en tout cas ni le mouvement étudiant, décomposé ou réduit à des soulèvements sans lendemain, ni le mouvement des femmes, qui s’est désorganisé au lendemain de ses victoires juridiques, ni l’action des minorités régionales ou culturelles qui peuvent prétendre occuper aujourd’hui la place qui fut celle du mouvement ouvrier dans le passé, et le mouvement écologiste est davantage une critique du modèle de développement antérieur qu’un mouvement proprement social. Il est vrai que les minorités défendent leurs droits plus activement qu’avant mais il s’agit clairement d’actions collectives qui sont beaucoup plus proches de la pression institutionnelle que du mouvement social”. Touraine (A.), art : “Découvrir les nouveaux mouvements sociaux”, in F. Chazel (ss la dir), “Action collective et mouvements sociaux” , Ed Puf, 1993, p.32. Document n°161 “Parce que présentés comme typique de l’opposition à l’Etat et aux mécanismes d’institutionnalisation, les nouveaux mouvements sociaux constituent un excellent terrain pour relativiser la pertinence de l’opposition société civile-Etat. (...) La collaboration conflictuelle entre administrations et mouvements sociaux peut (...) s’observer dans les rapports que nouent les ministères “nouveaux” (Environnement, Consommation, Condition féminine) avec les groupes mobilisés. Parce que souvent en position dominée dans les structures politico-administratives, ne disposant ni du relais des “grands corps”26 , ni de budgets et services extérieurs27 très étoffés, ces administrations cherchent le soutien des associations qui interviennent sur leur secteur. Le ministère de l’Environnement a joué en 1983 la mobilisation des associations de pêcheurs contre le travail de lobbying parlementaire d’EDF pour faire passer une loi qui imposait des contraintes fortes en matière de protection du poisson sur les cours d’eau. Ces rapports aboutissent à des situations où s’imbriquent des “administrations militantes” dont les responsables sympathisent souvent avec les causes qu’ils ont à gérer et des 26 Grands corps : corps de la fonction publique : Inspection Générale des Finances, Conseil d’Etat, Corps des Ponts et chaussées, corps des Mines. 27 Services extérieurs : services déconcentrés de l’Etat, directions départemental et régional des ministères. 129 130 130 mouvements sociaux partiellement phagocytés28 par une collaboration institutionnalisée à la définition et à la mise en oeuvre des politiques publiques. Les associations écologistes participent ainsi au Conseil national de protection de la nature, à la Commission supérieur des sites, au Conseil supérieur des installations classées, au Conseil national du bruit, au Conseil de l’information sur l’énergie nucléaire, sans compter les structures mises en place par les collectivités locales. Pareil investissement suppose un gros travail d’expertise sur dossiers qui contribue à modeler le style de l’écologisme militant. Le développement de la capacité d’agir en justice reconnue par les lois françaises aux associations de défense de la nature, les ressources juridiques que leur apporte le droit communautaire ont également poussé les organisations écologistes à fréquenter plus les prétoires que la rue”. E. Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Editions La Découverte, coll Repères, 1996. - Une contestation protéiforme de la marchandisation croissante des sociétés Les trois hypothèses de l’approche n°1 méritent d’être discutées : 1) l’idée de rupture historique se heurte au phénomène de l’extension du rapport salarial ; installer les NMS hors de la sphère du travail empêche de rendre compte de la production et de la reproduction de l’essentiel des inégalités sociales. Selon L. Mathieu (L. Mathieu, « les nouvelles formes de contestations sociales », Regard sur l’actualité n°251, mai 1999), les mobilisations des « sans » (emploi, logement, papiers) attestent du peu de crédibilité de la thèse de la prédominance des revendications post-matérialistes. Même si les formes de domination et d’aliénation qu’elles font apparaître ne sont pas réductible au rapport capital / travail, elles entretiennent avec lui des liens étroits (la lutte des « sans-papiers » est une contestation du processus de « délocalisation sur place » du système productif). Document n°162 “Les grèves actuelles représentent une étape décisive dans la tendance longue des peuples à la démocratie. Derrière la défense d’acquis sociaux chèrement obtenus, de services publics fondateurs de l’identité de notre République s’affirme certes le rejet massif du libéralisme maastrichien et de l’argent comme seul critère de régulation sociale. Mais aussi, à beaucoup plus long terme, l’irruption du nouveau prolétariat dans l’histoire. Bien sûr, cela ne vient pas de rien : des précédents mouvements des infirmières et des grèves de cheminots, de l’hiver étudiant de 1986 à la levée en masse du 16 janvier 1994 contre l’aggravation des dispositions de la loi Falloux, on a vu des catégories entières de travailleurs entrer dans l’action, imposant leur point de vue à des syndicats hésitants (ou produisant de nouveaux syndicats). (...) Le danger, pour ceux qui dominent cette République, est que l’identification d’une large partie des travailleurs de France aux employés des services publics - qu’ils rejoignent ou non en pratique leur mouvement gréviste - ne fait que souligner l’unité fondamentale du travail salarié et sa massification sans précédent dans la société française. Certains le découvriront avec terreur, mais le prolétariat représente désormais probablement plus de 75% de la population de ce pays. 75% de prolétaires dites-vous? Vous exagérez ? Mais non. Certes, dans le langage courant la notion de “prolétaire” a souvent été liée à celle de “pauvre” : cela ne saurait exprimer la place grosso modo identique de vastes secteurs de la population dans le procès de production. Le prolétaire est souvent pauvre, cependant il n’est pas le seul dans ce cas. Parfois, il gagne dignement sa vie. Mais il est celui qui, fondamentalement, vit de la vente de sa force de travail. (...) Messieurs les dominants, le nouveau prolétariat vous salue bien”. Cahen (M.), art : “Le nouveau prolétariat vous salue bien !”, in Le Monde, décembre 1995. Document n°163 “Contrairement à ce qui s’écrit le plus souvent, la période actuelle n’est pas marquée par un changement de nature de la participation politique. L’analyse des revendications portées par les 28 phagocytés : encadrés, contrôlés 130 131 131 manifestations actuelles ne vient pas corroborer l’hypothèse d’une modification des valeurs défendues : les valeurs dites matérialistes sont très largement dominantes avec, pour l’essentiel, l’emploi, le revenu et le niveau de vie, les problèmes liés à l’école. Les mobilisations porteuses de revendications post-matérialistes ne font pas vraiment recette, qu’il s’agisse des revendications liées aux moeurs, à l’environnement, à des questions de politique générale, à l’exception cependant des questions internationales et de l’anti-racisme”. O. Fillieule, “La mobilisation collective. Comment manifeste-t’on en France aujourd’hui ?”, in Sciences Humaines, n°40, juin 1994. 2) L’affaiblissement de l’action collective traditionnelle peut s’interpréter par un « effet de conjoncture » : l’idéologie libérale qui a marqué les années 1980 et 1990 a conduit à un émiettement de l’action syndicale en même temps qu’un déséquilibrage du rapport de force. Au nom de quoi considérer de manière catégorique que le syndicalisme serait incapable de rénover ses pratiques, d’assouplir son mode de fonctionnement interne et parvenir à syndiquer les secteurs les plus exposés du salariat ? 3) La thèse du radicalisme auto-limité peut être contredite par la place croissante qu’occupe le mouvement altermondialiste. Spirale historique des classes sociales et dyssocialisation : les analyses de L. Chauvel - La question des inégalités objectives Selon Louis Chauvel, on peut distinguer deux moments dans la période contemporaine : 1) 1945-1975 : enrichissement de la classe ouvrière (quadruplement du niveau de vie), forte mobilité social structurelle, réduction générale des inégalités économiques, mise en place des institutions de l’Etat-providence, conflictualité institutionnalisée et conscience de classe repérable (NB : les Trente Glorieuses n’ont pas été glorieuses pour les seniors de l’époque). 2) 1975-2000 : remise en cause de l’emploi typique, hausse de l’éventail des revenus, réouverture de l’éventail pour les nouvelles générations d’actifs, ralentissement de la mobilité sociale structurelle. Sur la dernière période L. Chauvel insiste sur la question du temps de rattrapage du niveau de salaire des cadres par les ouvriers : 1) pendant les Trente Glorieuses, les ouvriers pouvaient espérer rattraper le niveau des catégories supérieures du salariat en 3 ou 4 décennies (certitude d’une mobilité ascendante forte pour la génération suivante) ; 2) à partir de 1985, le temps de rattrapage s’étend entre 5 et 8 générations d’où une rigidité nouvelle des différences sociales29. Document n°164 Rapport du cadres/ouvriers 1955 1960 1965 1970 1975 29 3.9 3.9 4.0 3.8 3.4 salaire Croissance annuelle moyenne depuis 5 ans du pouvoir d’achat du salaire ouvrier (%) 4.8 2.8 3.5 3.7 3.5 Temps de (années) rattrapage 29.1 49.7 40.0 36.8 35.7 C’est Chauvel qui passe du terme de décennie à celui de générations !! 131 132 132 1980 1985 1990 1995 1998 2.9 2.7 2.8 2.6 2.5 1.6 0.3 0.3 0.3 0.6 65.1 371.9 353.0 316.2 150.6 L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001. Document n°165 « La croissance ouvre la possibilité d’une égalisation dynamique qui pourrait engendrer des anticipations favorables de promotion et une mobilité subjective : avec 4 % de croissance annuelle du revenu des ménages, la classe ouvrière a de bonnes raisons de se projeter dans le mode de vie et donc d’identifier une partie de ses intérêts à ceux des nouvelles classes moyennes salariées ; à 1%, le sort des classes populaires se referme sur le présent ». L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001. Aujourd’hui, l’ensemble des droits salariaux est vécu sous le mode défensif : le sort de la génération suivante n’est plus projeté de manière univoque dans le sens d’un progrès (quant aux trajectoires personnelles ascendantes elles deviennent hypothétiques). Plusieurs indicateurs donnent à penser que les frontières entre les classes sociales se densifient depuis 1975 et plus particulièrement depuis le milieu des années 80. Exemple : conditions d’accès aux grandes écoles de premier rang (X, ENA, ENS, etc.) depuis 1985, les classes favorisées occupent une part absolue croissante dans les effectifs entrants. Document n°166 “L’apport de Marx, affirmant le premier l’importance des structures économiques pour comprendre les relations sociales, est irremplaçable dans une société où l’économique joue un rôle déterminant. Mais, avec le temps, on s’est aperçu que le clivage propriétaires des moyens de production / salariés était trop réducteur.On a compris par exemple - c’est le grand apport de Pierre Bourdieu30 - que le capital ne consistait pas seulement en instruments de production, mais aussi en diplômes, en réseaux de connaissances et en outils culturels qui jouent également un rôle dans la reproduction sociale. La propriété, tout en restant déterminante, n’est plus le seul mode d’accès aux positions sociales dominantes (...) . Les grilles de lecture doivent se complexifier pour rendre compte d’une société complexe. Mais en même temps, cette complexité ne doit pas gommer que derrière l’égalité proclamée des chances et des positions, les stratifications sociales demeurent fortes dans nos sociétés et que ces stratifications tendent à se reproduire dans une logique de classe sociale où la propriété du capital joue un rôle déterminant, même s’il n’est plus unique ”. D. Clerc, “ Comment saisir la réalité sociale”, in Alternatives Economiques, hors série n°29, 3° trim 1996. - La spirale historique des classes sociales : Selon L. Chauvel, il y a un paradoxe « historique » contemporain : il y a une rigidité objective croissante des frontières entre les classes (les classes populaires étant plus ou moins conscientes de cette rigidification) associé à un déclin de la conscience de classe (pendant une bonne partie du XXème siècle la situation était inversée). Rappelons que la théorie de la fin des classes sociales s’appuyait sur l’affaiblissement subjectif des classes supposant que les structures objectives suivaient la même logique (documents 28 à 30). Document n°167 « D’abord les « trente glorieuses » (1945-1975) apparaissent comme une période extraordinaire d’enrichissement du salariat : alors qu’en moyenne, le pouvoir d’achat du salaire a crû d’environ 0.5% par 30 Pierre Bourdieu, sociologue français contemporain auteur notamment de “La misère du monde”. 132 133 133 an dans les années 1990, une année moyenne de la période antérieure à 1975 s’accompagnait d’une hausse de 3.5%. Ensuite, l’écart entre cadres et ouvriers (si nous prenions les employés, le résultat serait presque identique), a fléchi après 1968 (le cadre gagnait en moyenne 4 fois plus que l’ouvrier en 1968, et 2.7 en 1984) , un mouvement considérable de rapprochement des salaires entre qualifiés et routiniers a donc eu lieu après 1968 ; ce mouvement résulte notamment d’un renouvellement fort de la population des cadres dans les années 1970 avec l’arrivée précoce et massive des jeunes générations diplômées du baby boom. Enfin, depuis cette date, l’écart est à peu près stable (2.5 en 1998). La fin des Trente glorieuses a donc été marquée par une dynamique doublement favorable à la classe ouvrière (et aux employés) : les écarts se réduisent dans un contexte d’enrichissement rapide et partagé ». L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001. Document n°168 "Au cours des trente glorieuses, le débats sur les inégalités a mobilisé les syndicats et les partis de gauche et alimenté la réflexion des intellectuels. La grille des professions et catégories socio-professionnelles (CSP), mise en place par l'INSEE en 1954 et remaniée en 1982, apportait un matériau statistique et des arguments chiffrés. La prospérité économique, le plein emploi, la législation sociale et les conventions collectives tiraient tout le monde ou presque, vers le haut. Mais le partage demeurait inégal et la réduction des inégalités, qu'il s'agisse des revenus, des conditions de vie, de l'accès à l'enseignement et à la culture, voire des patrimoines pour les plus radicaux, servait de moteur aux luttes sociales. La classe ouvrière revendiquait son dû aux capitalistes. Des années 50 aux années 80, l'écart des revenus s'est effectivement resserré et les modes de vie se sont uniformisés. Tout le monde ou presque, a eu la télé, une voiture, des vacances à la mer et des enfants au lycée. Les cols blancs ont submergé les cols bleus et la culture du bureau a détrôné celle de l'usine. Pendant ces années de croissance, s'est imposée l'idée d'une vaste classe moyenne homogène constituée de salariés - une nouvelle petite bourgeoisie - englobant une partie des ouvriers et des employés qui progressaient vers le haut pour se rapprocher des cadres. A l'opposé, on parlait volontiers de l'éclatement de la classe dirigeante : la bourgeoisie d'affaires et d'Etat semblait perdre ses privilèges au profit de jeunes diplômés, issus du rang et démocratiquement recrutés par concours. Certains sociologues et philosophes, comme Alain Touraine, ont même considéré que les classes sociales avaient disparu dans la société française, que cette grille de lecture n'était plus pertinente, que les clivages passaient désormais entre des catégories "modernisatrices" et d'autres "archaïques". La thèse de la disparition des classes sociales s'est appuyée sur le recul des sentiments d'appartenance de classe, sensible dans les sondages, tout particulièrement pour la classe ouvrière. Mais aussi sur le fait que le travail et la vie professionnelle ne seraient plus qu'un élément parmi d'autres dans la formation des groupes et des identités sociales, le sexe, la génération ou l'ethnie, par exemple, devenant tout aussi importants. D. Sicot, "Sous la fracture, les classes", Alternatives éconmiques, n°29, 3° trim 1996. Document n°169 "Jusqu' au milieu des années 70, la conscience de classe (autrement dit le sentiment d'appartenir à une classe en opposition à une autre) était forte : on était soit ouvrier, soit paysan, soit bourgeois et plus ou moins fier de l'être. Depuis cette conscience de classe a décliné. De moins en moins de français se définissent en fonction de leur classe sociale d'appartenance (à noter toutefois, la remontée intervenue lors des mouvements de décembre 1995). Parmi ceux qui disent appartenir à une classe sociale, de plus en plus se réfèrent aux classes moyennes. Chez les ouvriers, la proportion de ceux qui déclarent appartenir à ces dernières est passé de 13% en 1966, à 30% en 1994". L. Dirn, "Société française, ce qui a changé depuis vingt ans", Sciences Humaines, juin 1998. En présentant en ordonnées, l’intensité de la conscience sociale (des identités de classes) et en abscisses l’intensité des inégalités, un modèle dynamique et instable de « spirale des classes sociales » est mis en valeur en partie du fait que les sphères objectives (de la réalité des inégalités) et les sphères subjectives (de leur représentation) connaissent des décalages temporels. La situation 1 de haut niveau d’inégalité et de conscience d’appartenance à une classe (situation de « classe en soi et pour soi ») est conflictuelle et conduit à une issue négociée avec une réduction des inégalités (situation qui tend vers 2, « victoire du prolétariat ») ; 133 134 134 L’égalisation des conditions objectives (passage de 1 à 2) conduit à dissoudre après un certain temps la conscience de classe et à affaiblir la force des identités qui s’étaient constituées dans les périodes antérieures de l’histoire sociale passage à la situation 3 – « société sans classes » (le maintien au point 2 exige une socialisation difficile à entretenir éternellement : maintenir une forte conscience de classe est la difficulté de la génération qui vient après celle de « l’ouvrier de l’abondance »). En situation 3, les classes favorisées ont intérêt à tendre vers la situation 4 - celle d’un accroissement des inégalités objectives - étant donné que le rapport de force est déséquilibré, le glissement de 3 vers 4 est probable (reconstitution d’un système objectif de classes mais sans conscience de classes conduisant à « l’aliénation » : cas des Etats-Unis aujourd’hui). Document n°170 - Dyssocialisation et ordre social : Entre la situation objective et les représentations subjectives des inégalités, la relation n’est ni stable ni nécessairement cohérente. L’écart perçu par certains acteurs entre la croyance en une société plus égalitaire et l’expérience qu’ils font de la rigidité des barrières sociales conduit à un risque de dyssocialisation pour les nouvelles générations : contradiction entre les valeurs identitaires transmises par la génération précédente et les situations objectivement vécues. Pour les nouvelles générations, les classes sont une réalité tangible mais vidée de leur sens subjectif. L’emploi précaire, sans protection syndicale et hors du droit fortement répandu parmi les jeunes actifs 134 135 135 s’oppose en permanence à un espoir individuel de stabilisation professionnelle. Dans cette perspective, face au risques croissants pesant sur l’avenir en termes d’insécurité sociale grandissante, il en résulte que logiquement, plus la prise de conscience sera tardive, plus elle sera violente, et ce d’autant plus que cette prise de conscience est retardée par un discours dominant qui ignore les réalités objectives des inégalités croissantes. Document n°171 « Le discours dominant reste (…) orienté vers la reconnaissance de l’individu (ou du sujet), fondé sur la valorisation de l’autonomie et de la créativité personnelle, et sur l’idée générale que les rapports sociaux autoritaires et conflictuels d’antan ont laissé place à une négociation inter-individuelle permanente et plus harmonieuse. (…) La difficulté est bien sûr que, faute d’en diffuser les moyens à tous et à toutes les catégories de la population, la valorisation de cette autonomie ne peut que favoriser ceux qui disposent déjà de toutes les ressources pour en jouir, de par leur position héritée dans la structure sociale. En procédant ainsi, un tel discours pourrait être pervers : ce message ne laisse rien à ceux qui n’ont pas reçu les moyens de cette autonomie et de cette créativité, pas même la possibilité de dénoncer leur sort. Il s’ensuit des injonctions contradictoires déstabilisatrices, pour ceux qui doivent subir les coûts de la liberté sans les moyens, d’où une certaine forme de dyssocialisation dont les premières victimes sont les jeunes des classes populaires et moyennes ne bénéficiant pas d’une dynamique d’ascension sociale » L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001. d) Politique et Classes sociales : la question de la représentation de la réalité sociale En introduction, il convient de relever à quel point les discours - au-delà des discours de l’extrême gauche ouvriériste (« Lutte ouvrière » et « Mouvement pour un parti des travailleurs ») nécessairement décrédibilisés par leur « origine extrême » – tendant à représenter la société française comme étant traversée par une lutte de classe, des conflits de classes ou l’existence objective de classes sociales, ont disparu de la scène médiatico-politique. Cette disparition est d’abord le produit d’une évolution des appareils partisans de la gauche gouvernementale - et en particulier du parti socialiste -, conduisant en lieu et place, à un relatif accord entre « conservateurs » et « progressistes » sur une représentation de la société française marquée par une opposition entre les « in » et les « out ». Pour le dire autrement, la promotion de la "liberté des modernes" entendue comme quête de l’autonomie des individus vis-à-vis de tous les pouvoirs par toute une fraction de la gauche - et en particulier socialiste - est largement le produit de son interprétation du changement social. Il y a là une responsabilité historique de cette fraction, responsabilité forte dans la mesure où elle ne peut ignorer la fonction essentielle du Politique qui consiste à définir et à représenter la "communauté des citoyens" - dans son unité mais surtout dans une diversité bien comprise en tant que porteuse d’une unité31 -, pour fonder une légitimation des politiques publiques. Si cette représentation n’est pas différente de ses adversaires, il y a de bonnes chances que les politiques publiques qui en découlent ne soient guère différentes. L’important enseignement althussérien - est toujours dans la question, de la bonne question résulte la bonne réponse.. Document n°172 "Le champ politique est en effet entre autres choses le lieu par excellence où les agents cherchent à former et à transformer les visions du monde et à agir par là sur le monde lui-même : le lieu par L’existence objective et subjective des « deux France » ( selon la vieille formule de Louis XVIII), n’a jamais empêché une relative unité.. 31 135 136 136 excellence où les mots sont des actions et où il en va du caractère symbolique du pouvoir. A travers la production de slogan, de programmes et de toutes sortes de relais médiatiques, les agents du champ politique sont engagés en permanence dans un travail de représentation par lequel ils entendent construire et imposer une vision particulière du monde social tout en cherchant à mobiliser le soutien de ceux sur qui, en ultime instance, leur pouvoir repose" John B. Thompson, préface, P. Bourdieu, "Langage et pouvoir symbolique", Ed Fayard, 2001, p.44. Pour le dire autrement, il revient au Politique de mettre en lumière la réalité sociale, et il n'est pas anodin que la gauche gouvernementale ait choisi de mettre en lumière à partir du milieu des années 80 : - des particularités, des individus, des acteurs, plutôt que des classes ou des groupes sociaux ; - une constellation centrale moyenne plutôt que les classes populaires constituées d'ouvriers et d'employés, classes populaires, faut-il le rappeler - encore majoritaires aujourd'hui dans la population totale mais également active. Document n°173 "La modification de la lumière jetée de l'extérieur sur le statut des individus et des groupes les appelle à se redéfinir par l'intérieur". M. Gauchet, « La religion dans la démocratie », Ed Gallimard, 1998, p.110 Et dans ces conditions, les membres des classes populaires appelés à se redéfinir de l’intérieur finissent par conséquent, par ne rencontrer que leur propre échec, sans qu’ils ne soit aucunement question d’une quelconque responsabilité sociale. Parallèlement, tous ceux qui travaillent à la désopacification de la réalité des rapports sociaux (enseignants, travailleurs sociaux, « conscients »), « main gauche de l’Etat » pour reprendre une phraséologie bourdieusienne se désespèrent à colmater les brèches d’un Etat, frappée d’une misère symbolique voulue du Politique, infiniment plus inquiétante que celle des inégalement dotés mais infiniment responsabilisés. Une gauche gouvernementale sans projet de représentation spécifique de la réalité sociale et par conséquent sans projet alternatif L'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 va changer radicalement les choses du point de vue de la représentation dominante de la réalité sociale. Dans un premier temps porteur, de la « critique égalitaire » et dans une moindre mesure de la « critique artiste »32, les pouvoirs publics vont - couplée à une tentative de relance keynésienne (reprise en compte de la critique égalitaire) - lancer une série de réformes, réforme de l'entreprise (Lois Auroux), réforme de l'organisation administrative (Lois de décentralisation à partir de 1982), porteuses d’une volonté de répondre à la critique « artiste », exprimée plus particulièrement au cours des évènements de mai 68. Mais très rapidement, les aspirations autogestionnaires et égalitaires ne constitueront plus un référentiel dominant pour l'action des pouvoirs publics pour des raisons qui tiennent : - à l'évolution des rapports de force au sein de la société et plus particulièrement entre le mouvement ouvrier et le patronat ; - mais plus fondamentalement à l'interprétation donnée par le Politique de l'évolution de ces rapports de force. 32 Cf L. Boltanski, E. Chiapello, “Le nouvel esprit du capitalisme”, éd Galliamrd, 1999. 136 137 137 Comme nous le savons, le tournant social-libéral du parti socialiste s’opère suite à l’échec de la tentative keynésienne de relance économique de 1981-1982 et à l’enregistrement de l’essoufflement des aspirations démocratiques, enregistrement largement orchestré dans la mesure où la « première gauche » est à la tête de l’Etat, peu convaincue qu’elle était par les thèses de la « deuxième gauche » qui exigeaient une démocratisation de l’ensemble des sphères d’activités sociales (F. Mitterrand est élu en 1981 sur la base d’un programme finalement très tributaire des restes du programme commun aux contours somme toute jacobiniste et étatiste, bien loin de son slogan de campagne de 1974 : « prendre le pouvoir pour vous le rendre »)). Ce double tournant donne lieu à la formulation d’un « nouvel horizon » : la modernisation de l’économie française dans le cadre d’un renforcement de la construction européenne. Plus précisément, à partir de 1983-1984, le parti socialiste va adopter une orientation économique et sociale toute orientée vers la recherche des grands équilibres économiques (équilibre budgétaire, équilibre de la balance des paiements, stabilité de la monnaie) plus que sur la croissance, et parallèlement ne plus guère se soucier de la question de la démocratisation de l’ensemble des sphères d’activités sociales. Document n°174 Depuis ce tournant, "la politique va se résumer à la "police", c'est à dire à la gestion de l'Etat.(…) La politique abandonne peu à peu les principes, les valeurs, le social pour privilégier la technique, les mesures factuelles, l'intelligence des chiffres, les équilibres économiques"33 Cette conversion du parti socialiste à un discours somme toute technique et gestionnaire – sous au passage l’éphémère passage au poste de premier ministre de L. Fabius - eût au moins deux conséquences. D'une part, elle a rendu inintéressant le débat politique dans la mesure où a émergé un déficit d'explication du devenir du monde . "Les politiques vont faire l'apologie de la rigueur sans chercher à en expliquer les enjeux économiques et politiques. L'équilibre budgétaire devient le seul horizon, la seule explication"34. Cela explique au passage l’adhésion actuelle de la majorité des membres du parti socialiste35 au processus de construction européenne, à son « modèle techno-libéral » visant à annihiler la dimension proprement politique des institutions, caractéristique repérable dans le changement des termes utilisés : ainsi on serait passé « de la démocratie politique, comme gouvernement, compromis, peuple souverain, représentation, négociation collective, égalité, délégation » à un « lexique d’origine 33 I. Cuminal, M. Souchard, S. Wanich, V. Wathier, "Le Pen, les mots, analyse d'un discours d'extrême droite", Ed La Découverte/poche, 1997, p.226. 34 I. Cuminal, M. Souchard, S. Wanich, V. Wathier, "Le Pen, les mots, analyse d'un discours d'extrême droite", Ed La Découverte/poche, 1997, p.226. Il s’agit cependant de relever ici les enseignements des études du Cevipof sur l’actuel parti socialiste. En 1998, la moyenne d’âge est de 55 ans et plus, 5% des adhérents sont des ouvriers, 13% des employés (alors que plus de 55% de la population active est constituée d’ouvriers et d’employés), sur 127 000 adhérents, la moitié sont des élus (autant dire qu’il conviendrait de prendre en compte tous ceux et celles qui ont des intérêts particuliers à s’associer à leur(e)s élu(e)s. Dans ces conditions, nous sommes loin d’un parti qui serait en capacité à enregistrer d’une façon ou d’une autre, les changements sociaux. Nous sommes en présence d’un appareil, qui : du moins sociologiquement, ne peut être qu’à distance de toute volonté de prise en compte de la réalité objective de la réalité des rapports sociaux ; du moins rationnellement, compte tenu du caractère élitaire ( au sens éligare = choisir = élu) de ses membres 35 137 138 138 principalement économique : dialogue social, partenaires sociaux, mouvement social européen, subsidiarité, transparence, flexibilité, code éthique, critères de convergence, levée d’obstacles ou de contrainte »36. D’autre part, à partir, du milieu des années 1980, la gauche institutionnelle (institué ?) finit par se soucier, pour aller vite et donc trop vite, exclusivement du maintien de l'ordre social, associant au passage maintien de l'ordre social et son propre maintien au pouvoir, donnant une image conservatrice à la gauche (logique du « ni-ni » et de l’économie mixte défendue en 1988 par le candidat-président F. Mitterrand) . Le modèle de démocratie qu'elle finit par défendre correspond globalement à un modèle de gestion et de maintien de l'ordre social, se confondant avec l'idéal de la démocratie libérale, au sens anglo-saxon du terme, une démocratie pacifiée qui ignore les fonctions essentielles du conflit comme moyen d’assurer l’intégration sociale, comme moyen de reconnaître l’émergence de nouveaux (anciens !?) groupes sociaux. Cette négation des fonctions d’intégration du conflit s’est particulièrement illustrée dans l’attitude d’une majorité des membres du parti socialiste à l’égard du mouvement des banlieues. Document n°175 « Loin d’être toujours un facteur négatif qui déchire le tissu social et affaiblit les liens de la vie sociale, les conflits sociaux peuvent contribuer, de bien des manières complexes, au maintien des groupes sociaux et des strates sociales ainsi qu’à l’émergence de nouveaux groupements. Des changements dans l’équilibre du pouvoir entre les groupes et les classes sociales s’expliquent largement par l’issue des conflits qui les ont opposés. Ce que l’on obtient, quand et comment, dans la société, n’est pas généralement déterminé par le mérite, comme dans les institutions scolaires ou dans les activités sportives, mais par le choc des forces en lutte, qu’il s’agisse de la concurrence pour des biens rares, ou pour un pouvoir ou un status qui eux aussi sont rares ». L.A. Coser, « Les fonctions du conflit social, Ed Puf, 1982. Document n°176 « Selon G. Simmel, « (…) le conflit pose des limites entre les groupes à l’intérieur d’un système social en renforçant la conscience du groupe et en marquant la séparation ; il établit ainsi l’identité des groupes dans le système. Ensuite, il dit que les « répulsions » réciproques maintiennent un système social total parce qu’elles créent un équilibre entre les différents groupes. Par exemple, les conflits entre les castes indiennes établissent une séparation et un caractère entre les diverses castes, mais ils assurent aussi la stabilité de la structure sociale indienne en provoquant un équilibre de revendications ». Par ailleurs, « il considère que le conflit a pour fonction de maintenir la cohésion du groupe dans la mesure où il joue le rôle de régulateur des systèmes de relations. Il « clarifie l’atmosphère », c’est-à-dire qu’il élimine l’accumulation des dispositions hostiles bloquées, en permettant qu’elles s’expriment librement. Simmel fait écho au roi Jean de Shakespeare : « Seul un violent orage peut éclaircir un ciel si noir ». L.A. Coser, « Les fonctions du conflit social », Ed Puf, 19821. Plus exactement, le parti socialiste se trouve en incapacité de saisir la société bloquée et pire encore la société lorsqu’elle est en mouvement, c’est-à-dire au moment même où elle aurait besoin de tout le poids d’une force symbolique un tant soit peu « hérétique ». Le parti socialiste se réfugie dans les bras confortables d’un conservatisme changeassionnel et non compassionnel (on remarquera la différence subtile entre « conservatisme compassionnel » et « social-libéralisme attentionné ») qui, pour maintenir l'ordre social, propose de saisir les individus dans leur individualité, dans 36 Guy Hermet, art : « Un régime à pluralisme limité, à propos de la gouvernance démocratique », in RFSP, vol 54, n°1, février 2004. 138 139 139 leurs problèmes d'appartenance ou dans leur volonté d'appartenance (les saisissant au passage dans leur fraction les plus « libertaires » au moment même de leur expression, sans se soucier de leur réelle représentativité). Son offre alternative consiste à promouvoir un politique meilleur gestionnaire des gestionnaires du social, sans contestation de l’ordre social et économique : - sans qu'il n'y ait plus, au passage, de représentation du social, mais bien plutôt une représentation de la société comme concrétion d'individualités ; - promoteur de couvre-feu « light » lorsque les banlieues « brûlent » enfermant les enfants d’ouvriers dans les catégories de la délinquance ; - sans volonté donc d’assurer une quelconque forme de représentation de la réalité sociale alternative à celle présentée par la droite conservatrice compassionnelle. Il est au passage assez significatif de constater que deux des institutions internationales sont dirigés par des socialistes français, Pascal Lamy à l’OMC et Dominique Strauss-Kahn pour le FMI, deux socialistes dont l’objectif suprême est de réguler le système et non d’en changer. Deux socialistes qui s’inquiètent des conséquences de la crise financière des subprimes…., ethymologiquement, ils devraient se réjouir de la débacle, si je puis me permettre … Document n°177 « Nous vivons dans une société où les individus sont socialement conditionnés à prendre conscience d’eux-mêmes, non pas comme membres d’une classe sociale déterminée, et singulièrement d’une classe exploitée, dépossédée et dominée de diverses façons, mais seulement comme des individus parmi d’autres, des monades réduites à leurs forces individuelles et condamnées à une compétition sans fin (…). Dans une telle société ramenée à un nuage d’électrons libres », animés du mouvement brownien de la concurrence généralisée, les seuls critères en vertu desquels peuvent éventuellement s’opérer des regroupements et des mobilisations identitaires sont des critères sans rapport immédiat avec la condition de classe, tels que les caractères éthiques, culturels ou sexuels, qui permettent à la rigueur de dénoncer des inégalités et des injustices réelles et de développer des luttes bien ciblées, mais qui n’entraînent aucune remise en cause explicite des rapports de domination inhérents à la structure des classes puisque ces luttes ne visent qu’à rétablir une égalité des droits (entre hommes et femmes, jeunes et vieux, Blancs et gens de couleur, hétéros et homos, etc.) à l’intérieur d’un système de pouvoir, reposant sur une distribution parfaitement arbitraire du capital qu’on a cessé de contester dans son principe même ». A.Accardo, « Succession Lagardère : la norme ou l’énorme », Le Passant ordinaire (Bègles), n°4546, juin septembre 2003. Document n°178 « D’une certaine façon, le discours porteur de l’idée que nous vivons dans une société sans classe outre le fait qu’il retire aux plus démunis tout lieu positif d’appartenance collective, produit la déstabilisation des constructions de classe qui avaient marqué le milieu du XXème siècle : en retirant aux exclus de l’individualisation valorisée (qui semble rester une valeur sélective pour membres des classes aisées) la capacité à exprimer leur expérience collective, il renvoie les perdants du jeu social à l’intériorisation de leur propre échec. Il disqualifie ainsi les membres des classes populaires pour en faire les acteurs de leur singulière médiocrité ». L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001. Cette évolution peut aisément se repérer dans le discours d’une majorité des membres du PS, s'adressant de plus en plus à des catégories -jeunes, handicapés, vieux, salariés, fonctionnaires, etc. -vis-à-vis desquels il convient de dresser une liste de propositions plus ou moins précises. Une telle orientation est aux antipodes de la tradition républicaine, qui invitait chaque citoyen à se détacher de ses appartenances et à penser l'intérêt général loin de ses enracinements particuliers ; elle est également aux antipodes de la gauche traditionnelle qui invite les citoyens à faire œuvre de distanciation par rapport aux valeurs centrales de la société, lesquelles sont aujourd'hui 139 140 140 de nature consumériste et calculatrice. On peut mesurer ici le renoncement de la gauche moderniste, vouloir reconnaître des individualités qui se construisent en référence/révérence vis-à-vis des valeurs marchandes, c'est au fond reconnaître les valeurs du marché. Quand la gauche moderniste nie l'existence d'un intérêt général supérieur et différent de la simple agrégation des intérêts particuliers, pour la promotion d'un intérêt général "comme la résultante à posteriori du libre concours des intérêts particuliers", alors, en filigrane, pour les plus gênés, et en pleine page du Monde, pour les plus zélés, il ne reste plus qu'à découvrir faussement le merveilleux mécanisme qui assure l'harmonie générale. Pour le dire autrement, nous sommes bien loin de la déclaration de F. Mitterrand qui, le 11 juin 1971, lors du Congrès d’Epinay déclarait : « Celui qui n’accepte pas la rupture, celui qui ne consent pas à la rupture avec l’ordre établi, avec la société capitaliste, celui-là, je le dis, il ne peut pas être adhérent du parti socialiste ! » Par ailleurs, le Parti socialiste, enregistrant (légitimant) l'idée que l'Etat ne peut plus réformer la société d'en haut, à partir du dernier résidu de l'idéologie de la "deuxième gauche" - et de l'enregistrement des idées libérales professées par M. Crozier et reprises à l'envie dans les plus hautes sphères de l'Etat et plus particulièrement au sein de l'ENA37 - et du relatif échec des modèles de réforme de la société par le haut, dont le gaullisme fût le dernier exemple, se plia peu à peu au modèle de la démocratie anglosaxonne. L'enjeu n'est plus véritablement de déterminer des objectifs clairs mais de se soucier d'une bonne adéquation entre moyens et fins, tout en participant à la construction d’une distinction droite/gauche entre partisans d’une société fermée (la droite peu sensible aux thèses du libéralisme culturel) et partisans d’une société ouverte (la gauche libérale culturellement). Il reste que depuis les élections présidentielles et législatives de 2002, le paysage politique français semble se modifier. Les valeurs du libéralisme culturel sont en net recul : - le parti socialiste semble de moins en moins enclin à défendre le droit à la différence et sur les questions de sécurité a opté pour des solutions plus répressives que préventives38 . Document n°179 « Après une période où (le parti socialiste) a pris fait et cause pour les immigrés – y compris les clandestins, massivement régularisés en 1982 – et où il a soutenu SOS racisme dans sa lutte contre la diffusion des idées du Front national, il a évolué vers moins de tolérance et davantage de fermeté – ou de 37 Il conviendrait ici de relever combien les thèses de M. Crozier furent et restent incontournables dans la panoplie des « savoirs savants » dispensés à l’ENA. Combien de parties, ou de sous parties de dissertation au « balancement circonspect » pourrait-on enregistrer autour des thèmes que l’on ne peut réformer par décret une société ? 38 Ce tournant idéologique du parti socialiste s'est opéré dès le début du gouvernement de Lionel Jospin, par les contributions notamment de J.P. Chevènement et Julien Dray. Tournant inquiétant, dans la mesure où il se surajoutent à maints autres tournants, notamment en matière de politique économique et sociale; inquiétant au sens où les matières à débat entre la droite et la gauche institutionnelle finissent par s'épuiser et par conséquent à vider de sens la démocratie. Si la perspective d'une démocratie apaisée et raisonnable peut être légitime, elle ne doit pas pourtant être comprise comme l'inexistence de projets politiques alternatifs proposés aux citoyens. La démocratie a tout à perdre lorsque l'offre électorale consiste à devoir choisir entre une politique de désinflation compétitive et une politique de renforcement de la compétition par la désinflation, ou encore entre une baisse de l'impôt sur le revenu de 10% et une baisse de 33%. 140 141 141 fermeture. Le gouvernement de L. Jospin a refusé de régulariser largement les sans-papiers. Sur la sécurité, il a adopté une politique et un langage destiné à plaire aux électeurs qui se plaignent de l’immigration. Il n’y a rien gagné, d’ailleurs ; puisqu’il a perdu une élection présidentielle orchestrée par la droite et l’extrême droite autour du thème de l’insécurité . (…) En France le parti socialiste craint de perdre ses électeurs « intégrés » s’il prend fait et cause pour ceux qui souffrent de ségrégation inavoué et de discrimination insidieuse ». P. Jarreau, art : « La gauche déçoit l’attente des immigrés », in Le Monde, 12 novembre 2006. - La droite de son coté reste fidèle à sa croisade contre l'esprit soixante-huitard, soucieuse plus particulièrement de populariser le libéralisme économique par un durcissement de sa politique en matière de sécurité et d'immigration. La représentation de la réalité sociale du camp conservateur : Fracture sociale, France d’en-bas , gouvernance « Si votre seul outil est un marteau, alors il vaut mieux que le monde ressemble à un clou » Mise en sens et mise en scène de la société sont les deux fonctions essentielles du Politique. De ce point de vue, les « communicants »39 qui nous gouvernent, hier Jean Pierre Raffarin, D. de Villepin sous la présidence effacée de J. Chirac ; aujourd’hui le duo N. Sarkozy et F.Fillon semblent avoir saisi ce rôle au profit d’un discours conforme à une idéologie à la fois conservatrice sur les questions de société et libérale sur les questions économiques. D’un point de vue économique, les orientations des gouvernements depuis 2002 allient libéralisme et paradoxalement protection des rentes, si l’on retient les dispositions d’ores et déjà prises : modification de la loi sur la modernisation sociale en vue de faciliter la flexibilité externe, c’est à dire les licenciements (et pour les plus optimistes les embauches), mise en œuvre du contrat nouvel embauche, nouvel forme de contrat précaire ; remise en cause des 35 heures par accroissement du volume d’heures supplémentaires autorisées ; heures supplémentaires détaxées ; poursuite de la privatisation des entreprises publiques (privatisation des autoroutes, d’EDF, de GDF par la fusion avec Suez, ….) ; objectif de réduction des déficits publics pour atteindre l’équilibre des comptes à moyen ; diminution du nombre de tranches de l’impôt sur le revenu, instauration du bouclier fiscal, baisse de l’impôt sur les successions. Cette orientation libérale et en même temps patrimoniale est présentée comme le produit nécessaire des mouvements naturels de l’économie. Ainsi, la volonté de dégager des excédents budgétaires est le plus souvent présenté comme étant une orientation de bon sens. J. P. Raffarin le soulignait, « Dés les premières semaines, nous avons voulu remettre la France dans le bon sens »40. Les dernières déclarations durant la rentrée sociale de 2007 de F. Fillon sur la « faillite de la France » poursuivent un objectif d’un « mieux d’Etat » par « moins d’Etat ». 39 Rappelons que J.P. Raffarin a déclaré que « notre démocratie a besoin de communication », in Le Monde, 2 août 2002. 40 in Le Monde, 2 août 2002. 141 142 142 A cela s’ajoute, une dimension permanente du discours des conservateurs, celle qui consiste à rejeter l’adversaire dans le camp des idéologues, et à s’affirmer comme étant proche du terrain, le pragmatisme constituant leur crédo occultant une entreprise de naturalisation des rapports sociaux. Document n°180 « Les marchés n’aiment pas Keynes, je n’y peux rien ». A.Minc, Capital, novembre 1997 « La fermeture des usines, c’est aussi, hélas, la vie. Les arbres naissent, vivent et meurent. Les plantes, les animaux, les hommes et les entreprises aussi. Moi, j’ai connu, quand j’étais petit, des maréchaux ferrants. Il n’y en a plus. Ils ont disparu. Ce n’est pas pour autant que la civilisation a disparu. C’est la vie ». J. Chirac " Ne trouvant rien à redire au monde social tel qu'il est, ils (les dominants) s'efforcent d'imposer universellement, par un discours tout empreint de la simplicité et de la transparence du bon sens, le sentiment d'évidence et de nécessité que ce monde leur impose ; ayant intérêt au laisser-faire, ils travaillent à annuler la politique dans un discours politique dépolitisé, produit d'un travail de neutralisation ou, mieux, de dénégation, qui vise à restaurer l'état d'innocence originaire de la doxa et qui, étant orienté vers la naturalisation de l'ordre social, emprunte toujours le langage de la nature. Ce langage politique non marqué politiquement se caractérise par une rhétorique de l'impartialité, marquée par les effets de symétrie, d'équilibre, de juste milieu, et soutenue par un éthos de la bienséance et de la décence, attesté par l'évitement des formes les plus violentes de la polémique, par la discrétion, le respect affiché de l'adversaire, bref, tout ce qui manifeste la dénégation de la lutte politique en tant que lutte. " P. Bourdieu, "Langage et pouvoir symbolique", Ed Fayard, 2001, p.1192-193. « Le discours dominant n’est que l’accompagnement d’une politique, prophétie qui contribue à sa propre réalisation parce que ceux qui la produisent ont intérêt à sa vérité et qu’ils ont les moyens de la rendre vraie (…) Chacun des choix nouveaux que la politique dominante parvient à imposer contribue à restreindre l’univers des possibles, ou plus exactement, à accroître le poids des contraintes ». P. Bourdieu, L. Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », Acte de la recherche en sciences sociales, n°23, 1976. Enfin, la légitimation du libéralisme économique passe également par une double stratégie : rendre le libéralisme populaire au moyen d’une politique sécuritaire, comme le disait Pierre Bourdieu, les faits divers remplissent ici leur fonction essentielle : faire diversion ; développer un discours à l’adresse des petites gens, en fondant une nouvelle perception de la réalité sociale : « la France d’en-bas ». C’est à cette seconde stratégie qu’il convient de s’intéresser si on veut saisir les modifications de notre actuelle démocratie. Selon notre ancien Premier Ministre JeanPierre Raffarin, « La France d’en-bas n’est pas une catégorie sociale, c’est plutôt un métissage social constitué de gens qui ont du mal à se faire entendre »41. Il est difficile de saisir la fonction de cette nouvelle façon d’aborder la question sociale. Toujours est-il que l’on peut relever en premier lieu, que ce discours sur la France d’en bas relève d’une nouvelle forme de paternalisme. Mais c’est un paternalisme pour l’instant accepté dans la mesure où il vient d’un « en -haut » qui affirme cependant sa proximité dans le cadre d’une stratégie qui ne se laisse pas qualifier de condescendante . Un paternalisme qui est le propre de l’attitude des dominants, qui s’autorise toujours à faire œuvre de « conservatisme compassionnel » pour reprendre le slogan de G. Bush lors de la campagne présidentielle de 2004. 41 in Le Monde, 2 août 2002. 142 143 143 Un paternalisme qui exclut toute forme de représentation de la réalité des rapports sociaux en termes de classes sociales qui privilégie la compassion avec le lumpenprolétariat plutôt qu’avec le prolétariat, classe éminemment dangereuse, ou perçue potentiellement comme telle, autorisant les politiques qui consiste à faire du mal pour vous faire du bien (exclusion des sans papiers pour protéger les bons immigrés, à l’image de la sanction que l’on portait à l’égard des mauvais pauvres pour aider les bons pauvres). On trouve ici toute l’orientation traditionnellement conservatrice de la droite, orientation qualifiée par L. Wacquant de libéral-paternaliste . Document n°181 La stratégie de condescendance « est possible dans tous les cas où l'écart objectif entre les personnes en présence (c'est-à-dire entre leurs propriétés sociales) est suffisamment connu et reconnu de tous (et en particulier de ceux qui sont engagés, comme agents ou comme spectateurs dans l'interaction) pour que la négation symbolique de la hiérarchie (celle qui consiste par exemple à se montrer "simple") permette de cumuler les profits liés à la hiérarchie inentamée et ceux que procure la négation toute symbolique de cette hiérarchie, à commencer par le renforcement de la hiérarchie qu'implique la reconnaissance accordée à la manière d'user du rapport hiérarchique » P. Bourdieu, "Langage et pouvoir symbolique", Ed Fayard, 2001, p102 Document n°182 « Au sein des classes culturelles dirigeantes, on observe une perversion inverse. L’aspiration égalitaire, que ne peut plus satisfaire une société française culturellement hiérarchisée, se tourne vers l’immigré, dont la fondamentale humanité est d’autant plus facile à reconnaître et à défendre qu’il est pour les dominants, soit un être abstrait, relégué dans une banlieue, soit totalement dépendant, tels leur épicier tunisien ou leur femme de ménage portugaise. Dans les classes cultivées, la combinaison d’un inconscient égalitaire et d’un subconscient inégalitaire conduit à se sentir solidaire des immigrés et détaché des ouvriers d’origine française plus ancienne, phénomène particulièrement évident lors de la remise en question des lois Debré. Le Paris des bac +5 (ou plus vraisemblablement +2) s’est enflammé pour la défense des droits des immigrés, après s’être ému des problèmes des sans-papiers, mais il n’arrive toujours pas à s’intéresser au peuple des provinces, torturé par une politique européenne et économique qui n’en finit pas de faire monter le taux de chômage. (…) Une description schématique de la société française en termes de diplômes et de revenus définirait une échelle, ayant à son sommet les cadres supérieurs (A), nettement plus bas les milieux populaires français (B), et encore plus bas mais proches par les conditions de vie des précédents, les immigrés et leurs enfants (C). Les cadres supérieurs de gauche (A) défendent les immigrés (C), situés au plus loin sur l’échelle sociale, tandis que le milieux populaires français (B) revendiquent un lien prioritaire avec des couches supérieures (A) fort lointaines, rejetant les immigrés (C) si proches. E. Todd, « L’illusion économique », éd Gallimard, 1999, p.181-183 Document n°183 « Tout se passe comme si les responsables politiques faisaient aujourd’hui le choix de mobiliser l’essentiel des pouvoirs régaliens de l’Etat, la police et la justice, pour lutter contre l’insécurité civile, quitte à réactiver la vieille figure de l’Etat gendarme, tout en faisant l’impasse sur le rôle protecteur de l’Etat pour assurer les citoyens contre les risques sociaux. Il existe ainsi une tension, ou plutôt une contradiction, entre l’affirmation de l’autorité sans faille de l’Etat dans son rôle répressif, et un laxisme d’Etat face aux facteurs qui alimentent l’insécurité sociale à partir de la dégradation de la condition sociale des catégories populaires qui ne peuvent pas faire face aux nouvelles règles du jeu de la concurrence et de la compétitivité ». R. Castel, « La discrimination négative. Citoyens ou indigènes », éd Seuil, coll « La République des idées », 2007, p.74 Ce nouveau paternalisme proxémiste prend tout de même de vieux accents, les discours de J.P. Raffarin, ou plus exactement le ton qu’il s’était donné, avait quelque 143 144 144 chose de désuet. La platitude du discours est contrebalancée par de l’emphase, le corps se contractait, pour simuler une recherche de vérité intérieure, pour ensuite se libérer en libérant cette vérité intérieure. Cette gestuelle correspond également à une volonté de dire « je suis le groupe » pour en arriver à « je suis, donc le groupe est », dernière phase qui explique l’emphase . Document n°184 "Pour pouvoir s'identifier au groupe et dire "je suis le groupe", "je suis, donc le groupe est", le mandataire doit en quelque sorte s'annuler dans le groupe, faire don de sa personne au groupe, clamer et proclamer : "je n'existe que par le groupe". L'usurpation du mandataire est nécessairement modeste, elle suppose la modestie ». P.Bourdieu, "Langage et pouvoir symbolique", Ed Fayard, 2001, p.265-266. Elle est également le ressort de tous les discours de N. Sarkosy et de son discours de la Baule, dans cette incroyable mise en en scène, dans cette volonté affirmée de dire tout haut ce que l’on pense doucement, en se drapant dans les oripeaux du courage, de l’abnégation, du don de soi, du corps offert à la France. Mangez moi …et on mange … L’homme politique fait toujours don de son corps et de son esprit dans une perspective sacrificielle. De la même façon, puisque l’on y est, le côté émission radiophonique, « je parle et je réponds aux auditeurs » - stratégie Villepin – se parait de toutes les vertus, courage, rencontre avec le « vrai peuple » (un jour il conviendra de savoir quel est le faux ?). Mais quel est l’intérêt de la constitution de ce groupe, de cette France qui a du mal à se faire entendre ? Une première hypothèse serait de considérer, que les conservateurs, dans leur volonté de rendre le libéralisme populaire, se fixent comme objectif de représenter les catégories populaires, employés et ouvriers, aujourd’hui si peu représenté dans l’univers politique et médiatique. Une seconde hypothèse serait d’imaginer qu’ils cherchent à représenter ceux qui ne parlent jamais, c’est à dire les exclus de notre société. Une troisième hypothèse serait de penser qu’ils cherche à être les représentants de la « majorité silencieuse ». C’est cette troisième hypothèse qui nous semble la plus probable, dans la mesure où : il y a fort à parier que les catégories populaires subiront bientôt les effets pratiques du libéralisme économique et se désolidariseront de fait de l’action gouvernementale ; les exclus n’ont jamais fait l’objet d’une attention réel des politiques publiques, n’étant, par définition, que de faible poids dans le système politique. Ils resteront « ces individus à l'état isolé, silencieux, sans parole, n'ayant ni la capacité ni le pouvoir de se faire écouter, de se faire entendre, et sont placés devant l'alternative de se taire ou d'être parlés"42 42 P. Bourdieu, "Langage et pouvoir symbolique", Ed Fayard, 2001, p.263. 144 145 145 La France d’en-bas est le matelas protecteur de l’action gouvernementale, cette France silencieuse qui permettra à la nouvelle majorité de faire face à la France qui parle et se défend dans les mois et les années qui viennent . La France que les conservateurs écoutent est cette France qui ne parle pas, et c’est au nom de cette France, qu’ils parlent et parleront, pour agir. C’est exactement ce que N. Sarkozy a fait lors de sa sortie en banlieue en novembre 2005, s’adressant à des personnes juchés sur des balcons, pour ensuite qualifier de « racaille » et de « voyous » les jeunes qui le contestaient. Il convient en outre de relever ici comme le souligne S. Halimi43, que le conservatisme compassionnel met en œuvre toujours des techniques d’exemplarification de la réalité sociale44, pour être plus précis d’exemplarification de leur construction/représentation de la réalité sociale en faisant intervenir des individus dans leur mise en scène (cf. la prestation télévisée de N. Sarkosy du 9 novembre 2005 interviewé par A. Chabot). Au fond, on retrouve l’idée selon laquelle : "L'homme politique appelle peuple, opinion, nation sa propre volonté"45. La question étant de savoir aujourd’hui, quelle est la volonté réelle du gouvernement ? Conclusion Les sociétés occidentales sont caractérisées par une recomposition des formes de domination, laquelle constitue « un rapport social dissymétrique entre (au moins) deux protagonistes dont l’un est en capacité d’imposer à l’autre (au travers d’une dynamique entre contrainte et consentement) un jeu et les règles de ce jeu, incluant les catégories de pensée et d’actions. Il s’agit d’une double confrontation socialisatrice, à la fois à l’autre protagoniste et à l’enjeu qui structure ce rapport social ». Selon D. Martucelli (« Retour sur la domination », Recherches sociologiques, volume 34, n°2, 2003), les formes contemporaines de la domination conduisent à : 1) rendre celle-ci plus difficilement imputable à un acteur identifiable et doté d’une intention de domination ; 2) moins transiter par l’intériorisation de normes cohérentes que par différents processus de responsabilisation individuelle ; 3) produire des états de domination ordinaire qui sont déconnectés des stratégies des dominants comme des modes « classiques » de contestation des dominés ; cela permet de comprendre l’importance qu’occupent les thèmes relatifs à la dignité de la personne dans les contestations de la domination (le « respect »). Conséquence de cette caractéristique : les contestations observées peuvent soit rester très en deçà de la dénonciation d’injustices collectives soit au contraire basculer sur une contestation radicale de l’ordre du monde. Ce qui nous conduit nécessairement à une réflexion sur la violence politique. Pour R. Boudon, la violence collective est « l’utilisation par un ensemble S. Halimi, « Le grand bond en arrière. Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde », éd Fayard 2004. 44 « On ne fait pas de la sociologie à partir d’exemples » est la première des réactions face au mouvement réactionnaire . 45 P. Bourdieu, "Langage et pouvoir symbolique", Ed Fayard, 2001, p.269. 43 145 146 146 d’individus, de la force physique en vue de porter atteinte à l’intégrité physique des personnes ou des biens ». Elle « peut être politiquement orientée » et elle « est généralement marquée du sceau de l’illégitimité ». Pour T. Gurr, il existe trois types de violence politique : – les émeutes et soulèvements populaires ; – les actions ponctuelles minoritaires (attentats, complots et assassinats politiques) ; – les guerres civiles et révolutions. Pour lui, la potentialité de développement de ces formes de violence est dépendante des sentiments de frustration des individus. Pour Ph. Braud, l’usage de méthodes politiques violentes constitue de fait « un moyen d’accès à l’existence politique » pour les groupes exclus et marginalisés de la scène politique. L’étude de l’histoire des idées politiques montre combien l’usage de la violence fût un thème récurrent, pour exemple chez G. Baboeuf (1760-1797) et chez G. Sorel (1847-1922). Plus précisément, il convient de relever que sur le thème de la violence sociale et de la possibilité de translation de la violence sociale en violence politique, les analyses de M. Foucault, dans son ouvrage « Surveiller et punir » sont d’une étonnante actualité. Lorsqu’il analyse notamment que sous, l’effet d’un déplacement sociologique « d’une criminalité de sang à une criminalité de fraude »46 : - le fonctionnement de l’appareil judiciaire et l’inégale distribution des peines entre voleur de biens et violateur de droits , la justice des pauvres s’est confondu le plus souvent en une pauvre justice ; - l’appareil politique, policier et judiciaire s’est finalement historiquement soucié, à l’heure du capitalisme et de la démocratie bourgeoise, moins de la défense et du nécessaire maintien d’une conscience commune (et on retrouve ici les analyses de E. Durkheim, dans l’affaissement des peines pour crime de lèse-majesté), mais de la défense vis-à-vis de toutes formes d’atteinte à la propriété ; - le travail politique de représentation de la réalité sociale a consisté à faire en sorte qu’aucune classe, et en particulier la classe ouvrière, ne se transforme véritablement en « classe dangereuse », en un mouvement de masse contestant la légitimité de la propriété ; le travail politique de représentation de la réalité sociale, toujours, s’est traduit en politiques publiques visant à sérialiser les comportements délinquants, à isoler la population délinquante de la population « normale », pour pouvoir la présenter comme étant à « à part », « à côté de la société », pour pouvoir la présenter comme image de ce qu’il convient de fuir, en tant qu’ennemi intérieur ; le travail politique de la représentation sociale, enfin, a consisté et consiste encore à présenter la délinquance comme somme de délinquants, et non comme groupe de désobéissance, produit de la frustration - relative certes - de notre société. - - 46 M. Foucault, « Surveiller et punir », éd Gallimard, 1975, p.92 146 147 147 Etonnante actualité de M. Foucault, mais qui ne doit pas nous conduire à mesurer la qualité d’un intellectuel au regard d’une dimension prophétique qu’il rejetterait (cf. « Le métier de sociologue » de P. Bourdieu), mais étonnante actualité lorsque l’on suit les analyses de M. Foucault sur les évolutions des formes d’exercice du pouvoir, sur la pastoralisation du pouvoir et sur sa capacité à suivre/contrôler de plus en plus étroitement les faits et gestes des individus, au nom, au passage d’une opinion publique, dont on cherche encore la profonde légitimité et dont on sait qu’elle est toujours dans le sens de la réaction (cf. R. Barthes) . Sans sombrer dans une vision « big brotherienne » du pouvoir, un certain nombre de dispositions prises au regard d’une amplification des menaces extérieures, des menaces terroristes ne sont pas sans peser des questions sur le champ des libertés publiques (multiplication des caméras publiques et privées, croisement des fichiers informatiques, …) à l’heure où en France les avis de la CNIL ne possèdent plus aucun caractère suspensif. Document n°185 « Il fut un temps, qui n’est pas si lointain, où l’identification à l’opprimé était le mode d’être d’une génération, un temps où nous étions tous des juifs allemands. Je persiste à croire, à tort me diront certains, que cette identification là donnait comme un supplément d’âme. Avec les jeunes des banlieues rien de tel apparemment. Au mieux, on comprend leurs frustrations, au pire on en a peur. Au mieux, on leur reconnaît le droit à manifester leur colère, mais on trouve qu’ils expriment ce droit de façon irresponsable. Au pire, on voit derrière leur révolte l’ombre des imams. Pourquoi ne pas reconnaître tout simplement qu’en ce moment, et de la seule façon sans doute qui puisse porter, la façon médiatique, ces jeunes, pour la première fois occupent un espace qui leur était inconnu, inaccessible, étranger ou interdit, l’espace du politique. Ils sont entrés en politique, ceux-là mêmes dont on dit qu’ils ne votent pas, qu’ils se désintéressent de la chose publique. Sous le poids de l’insulte, d’autant plus grave peut être qu’on leur renvoyait à la figure leurs propres mots, ces mots dont on prétend les guérir pour mieux les intégrer, ils ont découvert leur force. Ils ont découvert un pouvoir qu’il n’avaient jamais eu l’occasion de manifester. Ils sont en train de faire vaciller un ministre que d’aucuns voyaient déjà président de la République. Ils sont en train de montrer qu’ils existent et que peut-être après tout cette République qui se veut égalitaire et universelle, ils peuvent aussi contribuer à la transformer. En un mot, ils sont devenus en quelques heures et quelques soirées d’incendies des acteurs, des acteurs de cet espace public qu’on leur recommandait d’intégrer tout en leur déniant l’accès. La rue, lieu d’errance et de désoeuvrement, est devenue pour eux un lieu de manifestation. Et qu’on ne s’étonne pas qu’ils ne défilent pas de la République à la Bastille, infidèles en cela à une tradition et une mémoire qui n’est pas la leur. Paris n’est pas leur territoire et si les étudiants de mai 1968 incendiaient les voitures du boulevard Saint-germain, en un temps, rappelons le où les voitures étaient plus rares et plus chères, c’étaient aussi celles de leurs parents. Autre temps, autres mœurs : Ceux qui récusaient la société de consommation en ces jours heureux des « trente glorieuses » ont malgré tout à voir avec ceux qui rêvent de l’intégrer. Ils demandent du respect. Les uns subissaient le poids d’une société répressive et dénonçaient le racisme anti-jeunes. Les autres subissent le poids d’une société qui en fait des êtres de seconde zone, qui les marginalise et les méprise, qui les écrase sous les contrôles de police et fait de la couleur de leur peau, de leurs noms et leurs prénoms un véritable handicap social. Et que serait leur colère sans les incendies de voiture ? Les télévisions du monde entier se seraient-elles alors déplacées ? Que fallait-il qu’ils fassent : qu’ils déposent une pétition au Palais Bourbon ? Les moyens qu’ils utilisent sont sans doute les seuls efficaces en ces temps où les médias font et défont l’actualité. Combien de grève ouvrières ont récemment encore été projetées sur la scène publique du seul fait de leur usage de menaces criminelles. Osons le mot, ces émeutes, révoltes, flambées de colère, violences, la gamme sémantique est large, sont un mouvement social. Il ne s’agit pas d’une révolte ouvrière mais de celle d’enfants de la classe ouvrière. Les buts ? Au moins le respect, et au plus l’intégration. Le projet politique ? La lutte contre le chômage, contre la précarité. Ils demandent aussi la 147 148 148 démission d’une ministre de l’intérieur, comme on a pu demander, en d’autres temps, celle d’un Marcellin. Et on a envie de dire haut et fort : bravo à tous ceux qui, à force de mépris, ont pu aider à l’émergence d’un nouvel acteur collectif. Et un nouvel acteur collectif, dans une France engluée dans ses querelles de chapelle et ses peurs de l’avenir, n’est-ce pas une chance ? F. Blum, Historienne et ingénieur au CNRS, art : « Ils sont entrés en politique », in Le Monde, 11 novembre 2005. Document n°186 « L’interprétation que l’on propose pour saisir le comportement des jeunes qui ont été les acteurs des émeutes urbaines - et, au-delà, d’une majorité de ces jeunes qui, sans y avoir participé directement, partagent la même « rage » -, c’est qu’ils sont pris dans une contradiction et que leur violence apparemment aveugle est une réponse à caractère nihiliste à l’impasse où ils se trouvent placés. Mais il faut caractériser précisément cette impasse. Elle ne tient pas à leur séparation complète d’avec la société française. Autrement dit, on ne peut pas rendre compte de leur situation principalement en les considérant comme des exclus dans des ghettos. Ces jeunes ne sont pas exclus parce qu’ils partagent un grand nombre de pratiques et d’aspirations communes à leur classe d’âge, et que beaucoup d’entre-eux bénéficient en principe de droits qui sont ceux de la citoyenneté française. Ils ne sont pas non plus placés en situation d’apartheid, car ils ont été, au moins pour une part, socialisés par les institutions de la République et occupent une partie du territoire national qui continue tant que mal à être administrée par la puissance publique. Pour situer précisément leur place dans la société française et les problèmes spécifiques qu’elle pose, il faut commencer par prendre ses distances à l’égard des interprétations communément reçues en termes d’exclusion radicale et d’enfermement absolu dans des ghettos, ou au moins par les relativiser ». R. Castel, « La discrimination négative. Citoyens ou indigènes », éd Seuil, coll « La République des idées », 2007, p.27. Document n°187 « Les jeunes des cités partagent (…) largement les valeurs et les aspirations de la société, en particulier le goût de consommer, l’intérêt pour l’argent et pour les signes extérieurs de richesse sur lesquels ils auraient d’ailleurs plutôt tendance à en rajouter. Pour la plupart, ils aspirent à une « vie banale » ou « normale », congruente avec les valeurs des classes moyennes : fonder une famille, avoir des enfants, une bonne situation, être conformes à ce qui est requis pour réussir dans la vie. Sur le plan esthétique aussi, ils partagent les goûts musicaux et les intérêts culturels de leur classe d’âge, ou du moins ceux des milieux populaires en général. La frontière est si peu étanche sur ce plan entre « jeunes de banlieue » et jeunes tout court que des innovations issues de la culture de la rue comme le rap son parfaitement acceptées et font partie entière de la culture commerciale. Plus généralement, on pourrait dire avec Cyprien Avenel que la plupart de ces jeunes ont « les pieds dans la précarité économique et la tête dans l’univers culturel des classes moyennes » ». R. Castel, « La discrimination négative. Citoyens ou indigènes », éd Seuil, coll « La République des idées », 2007, p.37. Document n°188 « Les ouvriers parisiens ont déclenché l’insurrection de juin 1848 au nom du droit au travail parce que, pensaient-ils, « le droit au travail c’est le droit de vivre en travaillant ». Les jeunes émeutiers n’ont pas brûlé des voitures au nom du droit au travail, et à vrai dire ils n’ont rien revendiqué du tout. Mais à travers le non-dit de leur révolte, il n’est pas interdit de lire leur frustration et leur sentiment de découragement et d’impuissance devant l’injustice qui leur est faite sur ce plan et qui, elle est parfaitement objective ». R. Castel, « La discrimination négative. Citoyens ou indigènes », éd Seuil, coll « La République des idées », 2007, p.49 Document n°189 « (…) L’identité « arabo-musulmane » est une identité imposée et non, pour la plupart d’entre-eux, une identité assumée. Ils doivent « faire avec » avec une représentation d’eux-mêmes qu’ils n’ont pas choisie, et qui pèse sur eux comme le soupçon permanent d’être autre chose que ce qu’ils sont. Leur réaction est dans une large mesure une réponse à une image qui leur est renvoyée d’eux-mêmes et dans laquelle ils ne 148 149 149 se reconnaissent pas. Mais ont-ils un autre rôle à jouer, alors qu’ils sont présentés comme une incarnation au moins potentielle du mal ». R. Castel, « La discrimination négative. Citoyens ou indigènes », éd Seuil, coll « La République des idées », 2007, p.88. 4°) Discrimination positive S’interroger sur la question de savoir s’il convient ou non de promouvoir la discrimination positive et/ou la parité suppose au préalable de définir ces notions. Du point de vue de la discrimination positive, il faut d’abord distinguer deux conceptions de la discrimination positive. En général, ce concept désigne des actions instaurant un traitement différencié et préférentiel ayant pour but de réparer les effets de l’exclusion raciste ou sexiste. Ce premier aspect fait bien sûr référence à l’ « affirmative action » du modèle américain censé aider les minorités ethniques en accordant des droits dérogatoires au droit commun dans les universités sélectives, l’emploi et la passation des marchés publics. Ainsi, les bénéficiaires de la « discrimination positive » sont choisis sur des critères ethniques ou sexuels parce que l’on considère qu’ils souffrent de handicaps plus importants que ceux qui n’appartiennent pas à ces groupes. Dans un second temps, la discrimination positive « socio-économique » tient compte des avantages sociaux et/ou économique des individus au moment de la conception d’une réforme. L’idée générale est que des mesures ciblées et sélectives peuvent être plus efficaces que l’égalité de traitement. L’objectif final reste l’égalité mais la recherche de la justice sociale peut motiver l’établissement d’inégalités. Du point de vue de la parité, il s’agit de situer cette notion dans l’histoire de la promotion du principe d’égalité entre hommes et femmes. Ce qui permet donc de préciser d’ores et déjà ici, que la question de la parité ne renvoie qu’à la question du droit des femmes, et plus exactement à leur égale représentation politique vis-à-vis des hommes. Dans cette perspective, il convient en premier lieu de distinguer cette notion de parité de celle de quota dans la mesure où la démarche par quota : - repose généralement sur une volonté d’assurer une identification des gouvernés aux gouvernants par le biais d’une représentation politique miroir de la fragmentation sociale, ou plutôt par le biais d’une représentation politique conforme à la construction/représentation de la fragmentation sociale ; - instaure généralement un seuil minimum de représentation d’une catégorie considérée comme sous-représentée et minoritaire dans la population et - dans le cadre de la représentation des femmes - de tenter par paliers successifs, d’accéder à une partition égale des postes, des fonctions et des responsabilités. Tandis que la logique de la parité s’inscrit dans une volonté d’assurer à la moitié de l’humanité l’exacte moitié de la représentation. 149 150 150 Il en ressort que cette logique de la parité est nécessairement à resituer dans le contexte des débats qui ont animé la (les) république(s) française(s), car elle est le fruit des contradictions et des faiblesses d’une certaine tradition républicaine française, le fruit de l’opposition farouche de cette dernière à toute démarche de quota. En effet, la démarche de la parité est le produit d’une condamnation de la « République des mâles » et surtout, d’un dépassement des oppositions de la tradition républicaine, aboutissant à une révision constitutionnelle et à l’adoption en l’an 2000 d’une loi sur la parité, considérée comme étant « l’apport spécifiquement français à la théorie et à la pratique de la discrimination positive », comme le souligne Gwénaële Calvès. Adoption d’une loi sur la parité qui va donner lieu à d’incontestable succès en termes de représentation des femmes dans la sphère politique, mais où beaucoup de chemin reste à faire. Adoption d’une loi qui, surtout, peut ne pas être sans conséquence sur l’évolution des institutions et sur la construction/représentation de la réalité sociale, source de légitimation de toute politique publique. Après avoir relevé, les arguments en faveur d’une discrimination positive socioéconomique et non socio-ethnique, nous attacherons à noter comment, en matière de parité, l’opposition d’une certaine tradition républicaine a été dépassée, nous soulignerons que la mise en œuvre pratique de la parité –au-delà de ses succès et des limites propres aux objectifs affichés d’une politique publique - n’est pas sans soulever de nouvelles questions au regard du fonctionnement de la démocratie, de ses institutions et des modes d’appréhension de la réalité sociale. a) Pour une discrimination positive socio-économique et non socio-ethnique Une discrimination positive socio-ethnique porteuse d’une représentation sociale de la réalité contraire à la tradition républicaine française mais également contestable d’un point de vue plus sociologique - Une discrimination positive socio-ethnique contraire à la tradition républicaine française Selon Eric Keslassy, il y a bien des dangers à promouvoir une discrimination socio-ethnique. L’attribution d’avantages peut pousser certains à retravailler leur identité en affirmant la priorité d’un référent ethnique ou religieux sur tous les autres. Le risque de la discrimination positive « ethnique » est la fragmentation de la communauté nationale. « La » communauté des citoyens s’efface alors devant « les » communautés. Ce principe irait à l’encontre du premier article de la Constitution de 1958 selon lequel « la République est une et indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Et de ce point de vue le Conseil constitutionnel a statué de nombreuses fois sur cette question. 150 151 151 Document n°190 Le Conseil constitutionnel s’est opposé « (…) à l’inscription dans la loi de la notion de « peuple corse » (…) (décision Statut de la Corse du 9 mai 1991). Les principes fondateurs de l’ordre juridique républicain s’opposent « à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance » (Conseil constitutionnel, décision Charte européenne des langues régionales ou minoritaires du 15 juin 1999). Une offre d’emploi affichant une préférence pour « un jeune d’origine immigrée » est tout aussi évidemment illégale (cour d’appel de Nîmes, arrêt du 22 novembre 2002) qu’est clairement inconstitutionnelle une loi accordant un traitement préférentiel aux personnes « nées en Polynésie française » ou « dont l’un des parents est né en Polynésie française » (Conseil constitutionnel, décision du 12 février 2004). Si la technique de la discrimination positive s’intègre harmonieusement dans la culture juridicopolitique française, l’esprit de ce dispositif centré sur le groupe lui est, en revanche, radicalement étranger ». G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?, 2004, p.60-61. - Une discrimination positive socio-ethnique porteuse d’une représentation de la réalité sociale contestable Plus fondamentalement l’un des risques de cette forme de discrimination positive consiste en l’assignation à une identité de naissance pour un groupe d’individus et peut prendre finalement les formes d’une politique « raciale ». Document n°191 « Race, caste, tribu, ethnie … : quel que soit le nom qu’on lui donne, le groupe bénéficiaire de la discrimination positive est un groupe auquel on accède par la naissance exclusivement, et dont on ne se libère que par la mort. L’appartenance à ce groupe est une condition nécessaire et, dans la quasi totalité des cas, une condition suffisante, pour bénéficier de divers avantages refusés, par définition, à tous ceux qui n’appartiennent pas au « groupe cible ». A ce trait structurel de la discrimination positive est opposé le droit à l’égalité de traitement conçu comme un droit individuel, un droit fondamental à être jugé pour ce que l’on fait et non pour ce que l’on est. Les détracteurs de la discrimination positive soulignent que les bénéficiaires de cette politique sont définis à partir d’une affiliation imposée, d’un trait inné et immuable qui, de plus a servi par le passé à maintenir leur groupe dans état de sujétion. Elle sape, à ce seul titre, les bases même d’une société où la naissance n’est plus un principe de hiérarchisation des individus ». G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?, 2004, p.17-18. 151 152 152 Plus précisément encore, on peut relever que les tentatives d’institutionnalisation/représentation de groupes socio-etniques posent problème d’un point de vue sociologique. Document n°192 « Les analyses savantes (…) montrent en effet qu’une catégorie statistique qui agrège, par exemple, le général Colin Powell et Condolleza Rice - un fils d’immigré et une enfant du Sud ségrégué – rassemble artificiellement deux sous-groupes aux caractéristiques fortement contrastées. Au sein même de chacun de ces sous-groupes, la stratification sociale atteint en outre une amplitude telle que la pertinence des indicateurs statistiques centrés sur le groupe dans son ensemble devient sujette à caution ». G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?, 2004, p.43. Il reste que les partisans de cette forme de discrimination, outre le fait qu’ils relèvent l’hypocrisie d’un certain nombre de politiques publiques, relèvent que c’est un passage obligé, mais nécessairement transitoire. A cet égard, on peut relever que cela n’est guère confirmé dans les pays qui ont mis en œuvre ces principes et ce pour des raisons essentiellement politiques. Document n°193 « L’explication est à rechercher, comme l’a montré de manière convaincante la politiste Sunita Parikh, du côté des stratégies électorales qui se déploient sur un marché politique foncièrement pluraliste, structuré autour de coalitions d’intérêts généralement précaires et réversibles. Les politiques préférentielles fondées sur l’appartenance ethno-raciale offrent, dans un tel contexte, un atout décisif pour les acteurs du jeu politique : elles leur permettent de s’appuyer sur des « clientèles » électorales stables, homogènes et préconstituées. Le mécontentement même que finissent par engendrer ces politiques, dans la mesure où il consolide la « polarisation raciale » du champ politique contribue, dans cette perspective, à garantir leur pérennité : la discrimination positive s’est trouvée au fil du temps érigée en emblème d’une politique de justice sociale en faveur des « minorités », et le coût symbolique de son démantèlement est devenu prohibitif ». G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?, 2004, p.41-42. A cela s’ajoute le fait que l’institutionnalisation de la discrimination positive tend, sur la longue durée, non à se donner comme objectif la réalisation des principes d’égalité et d’intégration, mais le moyen d’assurer la pérennité d’un principe de diversité. Document n°194 Partout où elle s’est institutionnalisée, la discrimination positive a connu une véritable mutation. Elle n’est plus définie comme une politique 152 153 153 d’intégration, un dispositif transitoire destiné à (re)mettre à niveau des groupes injustement maintenus dans une position de désavantage relatif. Elle n’est plus un moyen voué à s’effacer une fois atteint le résultat désiré ; elle devient une fin ou, à tout le moins, une donnée structurelle de l’organisation politique et sociale. Un nouvel objectif est assigné aux politiques de discrimination positive : garantir, au nom d’un principe de diversité, une « représentation équitable » des groupes minoritaires. G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?, 2004, p.47-48. Une discrimination positive socio-ethnique pourtant déjà en œuvre au risque de l’ethnicisation des rapports sociaux et donc de non prise en compte des inégalités socio-économiques Au delà de la guerre des mots, il convient de relever que la France a d’ores et déjà pris des mesures de discrimination positive de nature socioethnique dans de nombreux domaines. - Une discrimination positive socio-ethnique déjà en œuvre D’abord relevons plus généralement : l’existence de politiques préférentielles en matière d’emploi, d’éducation et en matière d’aménagement du territoire, non apparemment centrées sur des groupes socio-ethniques. En matière d’emploi, c’est le cas des mesures en faveur des handicapés (6 % de travailleurs handicapés dans l’effectif total pour les entreprises privées de plus de 20 salariés sous peine d’une contribution de substitution à l’Association nationale pour la gestion du fonds d’insertion professionnelle des handicapés ou d’une passation de contrats avec des ateliers protégés ou centres d’aide par le travail qui emploient uniquement des travailleurs handicapés), en faveur des jeunes ou des travailleurs âgés. En matière d’éducation, la création des ZEP en juillet 1981, la création d’une « troisième voie » d’entrée à l’ENA en 1982 et la mise en œuvre de procédures d’admission particulières à Science Po pour assurer un recrutement diversifié relèvent de politiques au caractère préférentiel. En matière d’aménagement du territoire, des zones de développement prioritaire ont été créées - zones urbaines sensibles, zones de redynamisation du territoire, zones franches urbaines, qui donnent lieu à la mise en œuvre d’un système d’avantages pour les agents publics qui y sont en fonction ; de dispositifs d’exonérations fiscales et sociales à l’attention des entreprises et enfin d’un système de préférence locale en matière d’embauche. Mais, il convient de relever qu’à bien des égards, ces politiques préférentielles finissent par cibler des groupes socio-ethniques. Document n°195 « En dépit d’un refus affiché de tenir compte de l’origine des individus, les politiques françaises de discrimination positive territoriale – c’est un secret de polichinelle – permettent d’atteindre, sans les nommer expressément et 153 154 154 surtout sans les désigner exclusivement, les membres de groupes qui, dans d’autres pays, seraient appréhendés comme des groupes ethniques ou raciaux (…). Dans la mesure (…) où les familles issues de l’immigration sont plus souvent que d’autres des familles nombreuses, que leurs enfants sont, plus que d’autres, sans diplôme et sans emploi, et qu’elles sont, plus que les autres, logées dans ce qu’on a pu appeler des « quartiers de relégation », il est clair qu’elles se trouvent être, de fait, des destinataires proportionnellement privilégiés de ces politiques. Cette coïncidence objective a permis le développement, au niveau local, d’un véritable « double-jeu » institutionnel. La mise en œuvre des textes instituant les emplois villes ou les emplois jeunes – qui s’inscrivent pour partie dans le cadre des dispositifs de discrimination positive territoriale – est, à cet égard, particulièrement éclairante. Tout se passe comme si les responsables locaux du recrutement des jeunes affectés à des missions dites de « médiation sociale » (agents d’ambiance ou d’accompagnement dans les transports publics, aides éducateurs dans les lycées, adjoints de sécurité …) adaptaient « spontanément » le profil des jeunes embauchés à la composition ethnique du milieu d’intervention. Ces pratiques de recrutement ciblé, instrument d’un très classique clientélisme local doublé d’une volonté de maintenir à moindre coût la paix sociale sont reconnus à demi-mot par certaines municipalités offrant des postes d’ « agents de développement de communautaire » ou de « grands frères ». G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?, 2004, p.113-114. Document n°196 Les « (…) politiques fondées sur des critères socio-économiques et non ethniques, sont (…) le plus souvent décodées par les acteurs sociaux en termes ethniques ou raciaux. C’est (…) le cas des zones d’éducation prioritaires (ZEP) établie depuis 1993, qui donne des moyens accrues dans les établissements scolaires situés dans les quartiers socialement défavorisés : crédits pédagogiques accrus, nombre limité d’élèves par classe. Le classement des établissements scolaires dans les ZEP prend en compte des critères sociaux taux de redoublements, proportion d’élèves en retard, abandons scolaires, sorties sans qualification de l’établissement, revenus des familles, mais aussi proportion d’étrangers et nombre d’enfants par famille. Dans les faits, ces critères sociaux sont étroitement liés à des catégories « ethniques », à cause du regroupement géographique des populations immigrées d’origine modeste ». D. Schnapper, « La démocratie providentielle », ed Gallimard, 2002, p.203 La nécessité d’une discrimination positive socio-économique L’égalité ne doit plus être conçue comme un point de départ mais comme un résultat. « des détours inégalitaires » permettraient de se rapprocher de l’égalité réelle. 154 155 155 Les inégalités criantes qui minent notre consensus national rendent le principe d’égalité incantatoire, qui est d’ailleurs de plus en plus ressenti comme une hypocrisie. On commet une erreur en opposant équité et égalité : l’équité considère que dans le domaine socio-économique, les individus ne sont pas égaux : les « dotations initiales » sont fortement inégalitaires : « continuer à traiter également des individus inégaux renforce les inégalités ». L’équité légitime ainsi des inégalités justes. L’équité devient un instrument, une méthode pour atteindre l’égalité. Pour éviter l’explosion de la société, il faut prendre acte de la faillite de l’Etat- providence égalitaire et universel. Il faut d’abord secourir les plus démunis. Il faut privilégier ceux qui ont moins au moment de la redistribution : pourtant en 1999, seulement 12% des dépenses de protection sociale étaient sous conditions de ressources. Autre exemple, l’allocation- logement pour les étudiants est soumise au fait de poursuivre ses études. Dans ces conditions, elles ont tendance à être concentrées sur les familles les plus favorisées dont les enfants sont surreprésentés parmi les étudiants… Il faudrait toutefois un grand courage politique pour imposer davantage d’équité dans le fonctionnement de l’Etat providence puisque « donner plus à ceux qui ont moins reviendrait à donner moins à ceux qui ont plus » (…) et une grande partie de la population dans les « strates» moyennes ou hautes de la population seraient exclues de nombreux dispositifs sociaux »…Dans le domaine fiscal, il y a de nombreux progrès à faire pour rendre notre système plus redistributif :il faudrait augmenter l’IRPP progressif et baisser des taxes proportionnelles comme la TVA et la TIPP par exemple. La progressivité de notre système fiscal s’appuie d’ailleurs sur l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’égalité fiscale peut injustement renforcer les inégalités de condition. b) Les inégalités de représentation des femmes : un débat tranché en faveur d’une promotion de la parité La question de la représentation des femmes dans la sphère politique fût pendant longtemps dans les institutions politiques françaises et dans son mode de fonctionnement, une question dénuée de sens pour la représentation (masculine, doit-on le préciser ?), à l’exception de quelques représentants, mais non des moindres, tel que Condorcet. Dénuée de sens car, au nom d’une certaine conception de la citoyenneté, les femmes ont longtemps été considérées comme non citoyennes et donc par conséquent comme non éligibles. S’appuyant sur une théorie particulière de la représentation du peuple, lui même conçu comme une entité majestueuse, non soumis à une logique de construction/représentation de ses divisions, la très grande majorité des révolutionnaires républicains de la fin du XVIIIème siècle, du XIXème et du début du XXème siècle ignorèrent la moitié de l’humanité en matière de représentation politique. 155 156 156 Cette tradition perdura jusqu’au début des années 1980, avant que les pro-paritaires sachent contourner cette opposition théologico-philosophique. A cette tradition s’ajoutait parfois des conceptions proprement réactionnaires telle que celle développée par J. Proudhon. Document n°197 « Entre la femme et l’homme, il peut exister amour, passion, lien habitude et tout ce qu’on voudra, il n’y a pas véritablement société. L’homme et la femme ne vont pas de compagnie. La différence des sexes élève entre eux une séparation de même nature que celle que la différence des races met entre les animaux. Aussi, bien loin d’applaudir à ce qu’on appelle aujourd’hui émancipation de la femme, inclinerais-je bien plutôt, s’il fallait en venir à cette extrémité, à mettre la femme en réclusion ». J. Proudhon, « Qu’est-ce que la propriété ? » (1840), in G. Fraisse, art : « Les deux gouvernements : la famille et la Cité », p.16, in M. Sadoun (ss la dir), La Démocratie en France, t.2, éd Gallimard, 2000. Une tradition républicaine hostile à la parité : la République des mâles - La tradition républicaine : un citoyen asexué Pour analyser la question de la représentation des femmes au sein des institutions politiques françaises, il convient de revenir à la définition de la doctrine républicaine qui se dessine durant la période révolutionnaire et ce dès 1789. Cette doctrine ou tradition républicaine s’appuie sur une théorie : la théorie de la souveraineté nationale. Celle-ci avance préalablement une définition particulière de la notion de citoyenneté, de laquelle découle la notion de peuple et plus exactement de nation comme le souligne G. Burdeau dans son ouvrage « La démocratie ». Le citoyen y est donc défini comme un être, qui se doit de faire oeuvre de détachement par rapport à ses enracinements particuliers. Le citoyen est invité, dès lors qu’il se trouve dans l’espace public, non point à défendre ses intérêts particuliers, mais à penser l’intérêt général, à distance de ce qu’il est dans la société civile : artisans, paysans, femmes, hommes, …. Il est invité à être une sorte de « saint laïc » pour reprendre les propos de Pierre Rosanvallon dans son ouvrage, « Le sacre du citoyen ». Que nul n’entre dans la sphère politique au nom de ses intérêts particuliers, au nom d’une section ou d’une catégorie du peuple. A cela s’ajoute le fait qu’est citoyen l’individu rationnel, libre et autonome, ce qui va exclure du droit de suffrage : les enfants, les aliénés, les moines (car ils prêtent serment à un ordre et ne sont donc point considéré comme libre et autonome), les serviteurs soumis à un maître, les mendiants et vagabonds et enfin les femmes, considérées comme étant sous la 156 157 - - - 157 dépendance de leur mari et comme étant indissociable de la communauté familiale. De cette conception de la citoyenneté a résulté une conception de la représentation du peuple et/ou de la nation qui découle en réalité de ce que les constitutionnalistes ou politologues qualifient de théorie de la souveraineté nationale. Selon cette théorie, la souveraineté appartient à la nation, celle-ci ne se confondant pas avec l’ensemble des membres de la population. Cette théorie repose : sur une vision de nation comme une entité majestueuse qui néglige tout ce qui divise, la nation est « un peuple sans classe » comme le soulignait le député Target à la Convention ; sur une conception de l’électorat-fonction et non sur l’électorat-droit, ce qui justifiera l’existence d’un suffrage censitaire ; sur la notion de mandat représentatif, conformément notamment aux souhaits de Condorcet qui relevait, qu’il était ici dans l’assemblée, pour exprimer ses idées et non celle du peuple ; sur l’octroi du mandat de la nation à l’organe ou les organes en charge de la représenter. Ainsi, l’ensemble des représentants portent l’expression de la souveraineté de la nation (la majorité n’est pas seule a exercer cette fonction de représentation). Ce qui est donc essentiel à retenir ici. C’est que, dans le cadre de la théorie de la souveraineté nationale reprise par la tradition républicaine, il n’est nullement question de faire en sorte que l’on reconnaisse une légitimité à l’expression d’intérêts particuliers au sein de la sphère politique. Ceci explique pourquoi, le communautarisme, en tant que reconnaissance de droits politiques à des communautés ethniques, culturelles et/ou cultuelles, est rejeté. Le fait que les femmes soient exclues de cette sphère n’est pas censé poser de problèmes dans la mesure où le citoyen et ses représentants sont invités à opiner sur la chose publique loin de leurs enracinements particuliers, sont invités à penser l’intérêt général. Et il n’est nullement question de reconnaître aux femmes un droit de vote et d’éligibilité au nom des intérêts spécifiques qu’elles auraient à défendre. Document n°198 « Si Condorcet, Olympe de Gouges et la poignée de pionniers qui les suivent sont si peu écoutés, c’est aussi pour un autre motif : malgré leur ardeur individualiste, les hommes de 1789 ne considèrent pas les femmes comme de « vrais individus ». Celles-ci restent pour eux enfermés dans la sphère de l’activité domestique, extérieures à la société civile. Le problème n’est pas là seulement que les femmes soient d’abord perçues comme des mères ou des ménagères, cantonnées dans un rôle spécifique, mais que ces fonctions ne soient pas considérées comme des activités sociales. La femme reste incluse dans le système familial, qui l’absorbe tout entière. Dans l’Emile, Rousseau écrit de façon frappante que la véritable mère de famille, « loin d’être une femme du monde, n’est guère moins recluse dans sa maison que la religieuse dans son cloître ». Si l’homme est un individu, la femme, en d’autres termes, est un corps, comme le moine. C’est en 157 158 158 profondeur pour ce motif que la mise à l’écart de la femme apparaît légitime à bien des esprits exempts des préjugés habituels sur les « tissus relâchés » du sexe féminin ou son « émotivité » peu propice à la participation politique. On oppose ainsi le droit de cité des hommes au droit de famille des femmes. (… ) C’est l’homme qui polarise la nouvelle figure de l’individu, alors que la femme devient la gardienne de l’ancienne forme du social, dorénavant cantonnée à la famille. En étant identifiée à la communauté familiale, la femme est dépouillée de l’individualité. Elle est l’âme du foyer, son principe spirituel, alors que l’homme en incarne le principe juridique ». P. Rosanvallon, "Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France", éd Gallimard, 1992, p.136-137. Document n°199 « «La protection rigoureuse de la sphère privée, qui est au cœur des droits de l’homme, a conduit presque mécaniquement à confirmer, et parfois même à accentuer, la relégation de la femme dans la domus. La mise à l’écart des femmes a paradoxalement une certain dimension libérale : elle inscrit dans le partage des sexes le principe de limitation de la sphère politique. Inscription ressentie comme d’autant plus utile que tout concourt par ailleurs, pendant la Révolution, pour étendre en permanence le champ du politique. Le cantonnement de la femme dans l’espace domestique est perçu comme une des formes et une des conditions de la claire séparation du privé et du public. C’est aussi pour cette raison que la femme est privée des droits politiques pendant la Révolution : la vision sociologique traditionnelle de la famille et l’idéologie libérale de la limitation du politique se rejoignent là pour fournir un motif supplémentaire d’exclusion des femmes de la cité ». P. Rosanvallon, "Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France", éd Gallimard, 1992, p.145. Document n°200 « En France, les préjugés fonctionnent négativement : ils empêchent la femme d’être perçue comme un individu social, la renvoyant en permanence à son rôle domestique, qui l’isole et l’enferme dans un rapport aux hommes de type naturel. Dans les pays où règne une approche utilitariste de la démocratie, les préjugés sur la nature féminine contribuent au contraire à instaurer les femmes en groupe social bien distinct, qui peut prétendre à s’intégrer dans la sphère politique en raison même de sa fonction sociale propre ». P. Rosanvallon, "Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France", éd Gallimard, 1992, p.396. Document n°201 « Dans la logique utilitariste de la démocratie britannique, les divers groupes sociaux sont représentés dans l’espace politique en raison même de leur spécificité et, en défendant leurs propres intérêts, ils contribuent à l’intérêt général et au bon fonctionnement de la société toute entière. Le pluralisme de la tradition libérale fait sa place aux ordres, aux corps, aux classes et aux groupes particuliers, elle s’oppose à la conception unitaire et 158 159 159 totale de la citoyenneté qui s’est imposé brutalement en France par la Révolution ». D. Schnapper, « La démocratie providentielle », éd Gallimard 2002, p.29. - La République des mâles Jusqu’à l’octroi du droit de vote et d’éligibilité des femmes le 21 avril 1944 par l’assemblée consultative du Comité Français de Libération nationale, la démocratie française avait consacré une « République des mâles » pour reprendre l’expression de M. Sineau dans son ouvrage « Profession : femme politique ». Cette exclusion de la sphère politique se doublait d’inégalités flagrantes en droit civil et explique la lente progression du droit des femmes dans la société française. Ainsi, l’incapacité juridique totale des femmes sera supprimée en 1938 mais le mari pouvait encore fixer la résidence du couple et s’opposer à une activité professionnelle de sa femme et exerçait seul l’autorité paternelle. Il a fallu attendre 1965 pour que le mari ne puisse s’opposer à l’exercice par sa femme d’une activité professionnelle ; 1970 pour que l’autorité paternelle soit transmuée en autorité parentale ; 1985, pour qu’il y ait égalité entre époux dans les régimes matrimoniaux). En la matière le mouvement féministe a été déterminant aboutissant à d’autres victoires comme le principe de l’égalité de rémunération à travail égal (1972) et à la loi de 1983 sur l’égalité professionnelle en 1983, ou encore à la loi Neuwirth sur l’autorisation de la contraception (1967), à la loi Veil sur l’IVG (1975) et, la même année, à l’autorisation de divorce par consentement mutuel. A cette action déterminante du mouvement féministe, il conviendrait également de rajouter le fait que depuis le début des années 60, le taux d’activité féminin ne cesse de progresser, ce qui n’a donc pas été sans effet sur la prise en compte des inégalités hommes/femmes. Document n°202 1804 - Le Code civil consacre l’incapacité juridique totale de la femme mariée 1838 - Première École Normale d’institutrices 1850 - La loi Falloux rend obligatoire la création d’une école de filles dans toute commune de plus de 800 habitants 1881 - Création de l’École Normale Supérieure de Sèvres formant les professeurs femmes de l’enseignement secondaire féminin. - Les lois Jules Ferry instaurent l’enseignement primaire obligatoire, public et laïc, ouvert aux filles comme aux garçons. 1892 - Interdiction du travail de nuit pour les femmes 1907 - Les femmes mariées peuvent disposer librement de leur salaire - Les femmes sont électrices et éligibles aux Conseils des Prud’hommes. 1909 - Loi instituant un congé de maternité de huit semaines sans rupture du contrat de travail. 1919 - Création du baccalauréat féminin. 1920 - Les femmes peuvent adhérer à un syndicat sans l’autorisation de leur mari. 1924 - Les programmes d’études dans le secondaire deviennent identiques pour les garçons et les filles, entraînant l’équivalence entre les baccalauréats masculin et féminin. 159 160 160 1925 - Création de l’École Polytechnique féminine. 1938 - Réforme des régimes matrimoniaux : suppression de l’incapacité juridique de la femme, l’époux conserve le droit d’imposer le lieu de la résidence et d’autoriser ou non l’exercice d’une profession par sa femme. Il garde l’autorité paternelle sur les enfants. 1942 - L’avortement de délit (1923) devient « crime contre la sûreté de l’État », il est puni de mort. 1944 - Les femmes obtiennent le droit de vote et l’éligibilité. 1946 - Le préambule de la Constitution pose le principe de l’égalité des droits entre hommes et femmes dans tous les domaines. 1947 - Germaine Poinso-Chapuis est la première femme nommée ministre. 1955 - L’avortement thérapeutique est autorisé. - Aux États-Unis, le Docteur Grégory PINCUS met au point la pilule. 1959 - Mise en place progressive de la mixité dans l’enseignement secondaire. 1966 - La femme peut exercer une activité professionnelle sans l’autorisation de son mari. - Interdiction de licencier une femme enceinte et pendant douze semaines après l’accouchement. 1967 - La loi NEUWIRTH autorise la contraception sans lever l’interdiction de toute publicité en dehors des revues médicales. 1968 : Généralisation de la mixité dans l'enseignement. 1970 - Remplacement de l’autorité paternelle par « l’autorité parentale ». Désormais, la notion de chef de famille est supprimée. Les époux assurent ensemble la direction morale et matérielle de la famille. 1971 - Décrets d’application de la loi NEUWIRTH après quatre ans d’attente. 1972 - Le principe de l’égalité de rémunération entre hommes et femmes pour les travaux de valeur égale est admis. - Création des centres de planification ou d’éducation familiale et des établissements d ‘information, de consultation ou de conseil familial. - Possibilité pour la femme mariée de contester la paternité du mari et de reconnaître un enfant sous son nom de naissance. - Mixité de l’École Polytechnique 1973 - Création du Conseil supérieur de l’information sexuelle, de la régulation des naissances et de l’éducation familiale. 1974 - Création d’un Secrétariat d’État à la Condition féminine. - Remboursement des frais relatifs à la pilule et au stérilet par la Sécurité Sociale. 1975 - Loi provisoire autorisant l’interruption volontaire de grossesse. - Loi sanctionnant les discriminations fondées sur le sexe en particulier en matière d’embauche. - Instauration du divorce par consentement mutuel. - Choix du lieu de résidence par les deux époux avec possibilité d’opter pour deux domiciles différents. 1977 - Création du congé parental pour les femmes des entreprises de plus de 200 salariés. - Création d’une allocation de remplacement maternité pour les agricultrices. 1978 - Extension de la qualité d’ayant droit d’un assuré social à la personne vivant maritalement avec lui. 1979 - L’interdiction du travail de nuit dans l’industrie est supprimée pour les femmes occupant des postes de direction ou des postes techniques à responsabilités. - La loi définitive sur l’interruption volontaire de grossesse. 1980 - Mesures visant à la reconnaissance de l’activité professionnelle des conjointes d’agriculteurs. 1981 - Création d’un Ministère des Droits de la femme. 1982 - Remboursement de l’interruption volontaire de grossesse par la Sécurité Sociale. - Loi du 10 juillet offrant la possibilité aux conjoints d’artisans et de commerçants travaillant dans l’entreprise familiale d’opter pour un statut de 160 161 161 conjoint collaborateur, de conjoint salarié ou de conjoint associé, générateur de droits propres en matière de couverture sociale. - Instauration d’un congé de maternité rémunéré pour l’ensemble des femmes de professions non salariée non agricole. 1983 - Loi sur l’égalité professionnelle entre hommes et femmes. - Double signature obligatoire sur la déclaration de revenus d’un couple marié. - Suppression de la notion de chef de famille dans le droit fiscal - Ratification par la France de la Convention internationale sur l’élimination des discriminations à l’égard des femmes (Convention de New-York, 1980) 1984 - Recouvrement des pensions alimentaires impayées par l’intermédiaire de caisses d’allocations familiales. - Égalité des époux dans la gestion des biens de la famille et des enfants. - Congé parental ouvert à chacun de parents salariés sans distinction de sexe. 1985 - Possibilité d’ajouter au nom porté par l’enfant le nom de l’autre parent (en général le nom de la mère) en tant que nom d’usage. - Extension aux discriminations fondées sur le sexe et la situation de famille des sanctions prévues en matière d’agissements discriminatoires. Les associations pourront se porter partie civile dans les procès relatifs à des discriminations fondées sur le sexe - Loi prévoyant la protection sociale du conjoint divorcé pour rupture de la vie commune. - Allocation parentale d’éducation pour les personnes qui interrompent ou réduisent leur activité professionnelle lors de la naissance, de l’accueil ou de l’adoption d’un enfant de moins de trois ans, portant à trois le nombre d’enfants. 1987 - Assouplissement des restrictions à l’exercice du travail de nuit de femmes et abolition de certaines dispositions particulières au travail des femmes. - Assouplissement des conditions de versement de l’allocation parentale d’éducation - Élargissement des cas où l’autorité parentale peut être conjointe (divorce, concubinage). 1988 - Les agricultrices peuvent désormais bénéficier à titre personnel des aides à l’installation dans l’agriculture lorsqu’elles créent une société avec leur conjoint. - Possibilité pour les conjoints, dans le régime des professions libérales, de cumuler l’allocation de réversion avec leurs avantages personnels de vieillesse ou d’invalidité. 1990 - Loi du 10 juillet qui permet aux associations luttant contre les violences familiales de se porter partie civile. 1992 - Loi du 22 juillet créant le délit de harcèlement sexuel dans les relations de travail. 1993 - Loi du 27 janvier dépénalisant l’auto-avortement et créant le délit d’entrave à l’IVG - Loi du 8 juillet posant le principe de l’autorité parentale conjointe à l’égard de tous les enfants (légitimes ou naturels) quelle que soit la situation de leurs parents (mariage, séparation, divorce). 1994 - Loi sur la famille portant notamment extension de l’allocation parentale d’éducation dès le 2ème enfant, relèvement progressif de l’âge limite pour le versement des allocations familiales et extension du bénéfice de l’allocation de garde d’enfant à domicile à taux réduit pour les enfants de 3 à 6 ans. - Introduction du congé parental à mi-temps dans la Fonction publique. 1995 - Création d’un Observatoire de la parité entre les femmes et les hommes. 1998 - Circulaire du 6 mars relative à la féminisation des noms de métiers. 2000 - Loi du 6 juin sur l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives. Mais si les droits des femmes ont finalement progressé dans la société civile ; jusqu’à l’adoption et la mise en œuvre de la loi sur la parité, la représentation politique reste largement dominée par les hommes, à tel point 161 162 162 que la France apparaissait jusqu’en l’an 2000, bien loin dans les classements mondiaux. Ainsi les différentes assemblées depuis la fin de la seconde guerre mondiale comptaient moins de 10 % de femmes députés. Il a fallu attendre 1991, pour avoir pour la première fois une femme Premier ministre, en l’occurrence Edith Cresson, et qui fût au passage rapidement soumise à une critique que l’on peut qualifier, sans trop s’emporter, de sexiste. La féminisation des postes ministériels est faible, et lorsqu’elle est réalisée dans une proportion qui reste largement minoritaire, mais plus forte que les précédents cabinets, les commentaires à nouveau sexistes refleurissent. Ce fût le cas du premier gouvernement d’Alain Juppé, en 1995, les femmes ministres étaient qualifiées par le monde médiatico-politique de « juppettes ». Cette sous-représentation des femmes était justifiée par : des discours qui mettaient l’accent sur l’absence de « vivier » de recrutement, en raison de l’accaparement des femmes par les activités domestiques, ce qui est loin d’être faux, les femmes sont encore aujourd’hui dans une situation pour le moins inégalitaire du point de vue de la division sexuelle du travail domestique; mais ce qui ne conduit cependant pas à l’absence de « vivier » ; un système politique qui met en avant l’idéal de « l’homme fort », phénomène renforcé par les institutions de la Vème République . L’élection du Président de la République au suffrage universel, selon M. Sineau, a renforcé l’image de l’homme politique « homme fort », et par un mécanisme de mimétisme institutionnel, cet image s’est imposée à tous les échelons politiques . - - Mais surtout cette sous-représentation des femmes ne semblait pouvoir être résolue que par la mise en œuvre d’une politique de discrimination positive, laquelle heurtait une certaine tradition républicaine. Document n°203 « Quarante ans de Cinquième République prouvent, s’il en était besoin, que, sans mesure d’action positive, les femmes en France n’ont pas véritablement accès à la représentation politique. Quand liberté est laissée aux appareils partisans, ceux-ci montrent leur mauvais-vouloir à organiser la mixité des investitures ». M. Sineau, « Profession femme politique. Sexe et pouvoir sous la Vème République », Presses de science-po, 2001. Une argumentation pro-paritaire évolutive - Une logique de quota au risque du rejet par une certaine tradition républicaine 162 163 163 Dans la longue lutte des femmes contre « la République des mâles » et pour promouvoir des représentantes de la Nation, c’est l’idée de quotas pour les femmes qui a été tout d’abord mise en avant. Cette idée d'introduire un pourcentage minimum de femmes sur des listes électorales a concrètement été lancée par F. Giroux en 1975. Secrétaire d'Etat à la condition féminine, elle avait inscrit dans ses "100 mesures pour les femmes" le principe d'un quota de 15% de femmes sur les listes municipales. Quelques années plus tard, son successeur au gouvernement, Monique Pelletier s'est prononcé en faveur d'un quota de 20% de femmes pour les municipales. Le projet, voté par l'Assemblée Nationale, n'a pas eu le temps d'aboutir avant l'élection présidentielle de 1981. En 1982, cette idée ressurgit dans un amendement rédigé par G. Halimi. Cette fois le quota est porté à 25%. Le texte est voté par les deux chambres mais annulé par le Conseil constitutionnel. En la matière, le Conseil constitutionnel réaffirme l’un des piliers de la tradition républicaine, le citoyen est asexué et il n’est nullement question d’assurer une représentation autour d’une catégorisation de la population. Si ce rappel à la tradition républicaine est rendue possible, cela est du en large partie, à la nature de certains discours de justification d’une politique de quotas. Discours qui se sont en effet très largement articulés autour de l’idée que les femmes devaient être représentées politiquement au nom de leurs intérêts spécifiques. Pour le dire autrement, il s’appuyait au fond sur un différencialisme tantôt biologique, tantôt sociologique. Document n°204 « Une participation équilibrée des femmes et des hommes au processus de décision est susceptible d’engendrer des idées, des valeurs et des comportements différents, allant dans le sens d’un monde plus juste et plus équilibré, tant pour les femmes que pour les hommes » Recommandation du Conseil de l’Union Européenne, 2 décembre 1996 Dans ces conditions, le Conseil constitutionnel ne pouvait que mobiliser la tradition républicaine pour motiver son refus de toute forme de quotas, au nom du risque d’un retour au biologique ou au nom d’un risque de reconnaissance d’intérêts spécifiques autour d’une formalisation/reconnaissance de « sections du peuple ». Réclamer des quotas pour les femmes au nom des compétences féminines revient à entériner la détermination du politique par le biologique . L'argument de la spécificité féminine renoue, en effet avec une forme de naturalisme et d'essentialisme pour le moins discutable si l’on se réfère à un certain nombre de travaux scientifiques. Ainsi Simone de Beauvoir relève qu’"on ne naît pas femme, on le devient". Dans la même perspective E. Badinter , dans ouvrages "L'un est l'autre" ou encore "XY, de l'identité masculine", insiste sur le caractère construit socialement des différences sexuelles. Plus récemment les travaux de P. Bourdieu, dans son ouvrage « La domination masculine » montrent 163 164 164 que la différence biologique entre les sexes fonctionne comme la justification qui se veut naturelle d'une différence socialement construite entre les genres et en particulier de la division sexuelle du travail. E. Roudinesco réfute également l'argument de la différence parce qu'il est à l'origine selon elle de tous les préjugés inégalitaires. Au nom de la différence des sexes, la femme a été assimilée au cours des siècles à un être inférieur, non rationnel, limitée à sa fonction reproductive, enfermée dans un destin biologique. Si la différence des sexes existe à un niveau physique et anatomique , réduire un être humain à sa différence sexuelle, c’est le rendre prisonnier d'une identité « naturelle ». Cela revient à ne pas saisir que la question de la différence ou de l’incommensurabilité réside dans les trajectoires des individus, dans le process de subjectivation, bien plus que dans l’appartenance à un genre. Enfin, on peut citer D. Sallenave qui met également en garde contre le “ néo-différencialisme ” dont les principes rejoignent ceux affichés par l’idéologie pétainiste et la droite néo-darwinienne (A. de Benoist) qui exalte "les traits et les valeurs propres aux femmes" pour mieux justifier leur exclusion des sphères de pouvoir. Document n°205 « Loin que les nécessités de la reproduction biologique déterminent l’organisation symbolique de la division sexuelle du travail et, de proche en proche, de tout l’ordre naturel et social, c’est une construction arbitraire du biologique, et en particulier du corps, masculin et féminin, de ses usages et de ses fonctions, notamment dans la reproduction biologique, qui donne un fondement en apparence naturel à la vision androcentrique de la division du travail sexuel et de la division sexuelle du travail et, par là, de tout le cosmos. La force particulière de la sociodicée masculine lui vient de ce qu’elle cumule et condense deux opérations : elle légitime une relation de domination en l’inscrivant dans une nature biologique qui est elle même une construction sociale naturalisée ». P. Bourdieu, « La domination masculine », éd Seuil, 1998, p.40 Par ailleurs revendiquer des quotas pour les femmes au nom de l’idée que leurs intérêts - cette fois-ci sociologiquement parlant - ne sont pas pris en compte, se heurtent de la même façon à la tradition républicaine, qui réfute l’idée que l’on puisse entrer dans la sphère publique au nom de ses intérêts particuliers à défendre, au nom de la défense des intérêts d’une « section du peuple ». Au fond, la tradition républicaine pour s’affirmer, s’appuie constamment sur les atermoiements du mouvement féministe qui oscille toujours entre revendication de l’égalité et mise en avant des différences. Il reste que ces atermoiements vont s’effacer lors du débat sur la parité rendant possible un dépassement des arguments de la tradition républicaine . - Du quota à la parité : l’inscription de la revendication paritaire dans la tradition républicaine L’échec de la représentation des femmes par la mise en œuvre de quotas a initié une réflexion plus radicale sur l'inégalité homme-femme en politique 164 165 165 et qui a débouché sur l'idée d'une parité intégrale dans toutes les assemblées élues. Cette proposition apparaît notamment dans le livre publié en 1992 de F. Gaspard, C. Servan-Schreiber et A. Le Gall "Au pouvoir citoyennes, Liberté, Egalité, Parité". L'idée de parité va dès lors faire son chemin dans le cadre d'associations (Réseau femme pour la parité qui lance une campagne de signatures en 1993) et dans les partis politiques (depuis 1990, le PS a instauré un quota de 30% de femmes applicable pour toutes les élections au scrutin de liste (sur le PS et la parité depuis 1978 voir P. Bataille et F. Gaspard, « Comment les femmes changent la politique », La découverte, 1999); en 1994, le Mouvement Des Citoyens et le Parti Communiste Français déposent des propositions de lois en faveur de la parité...). La parité devient un thème politique incontournable au point que les candidats à l’élection présidentielle de 1995 sont amenés à prendre position. J. Chirac élu Président de la République en 1995, crée un Observatoire nationale de la parité et le Gouvernement Jospin s'engage en 1997 à modifier la Constitution pour introduire le principe de la parité. Ce qui sera chose faite en l’an 2000. Il reste que l’adoption de cette loi n’a été rendu possible que par un dépassement des arguments de la tradition républicaine et par l’affirmation d’une position pro-paritaire légitimé par un discours non différencialiste. Il revient notamment à Sylviane Agacinski d'avoir développé une critique philosophique de l'universalisme abstrait propre à la tradition républicaine. La thèse de S. Agacinski s’appuie sur l’idée que l'humanité universelle n'est pas simple mais double. Il s'agit donc de dénoncer la figure du citoyen abstrait car cette abstraction constitue un « piège androcentrique » : derrière l'effacement des sexes, l'universel est en réalité masculin. Il faut alors reconnaître l'universalité de la différence des sexes. Celle-ci constitue en effet le paramètre initial : avant d'être noir ou blanc, hétérosexuel ou homosexuel, musulman ou catholique, l'être humain est d'abord masculin ou féminin. Il en résulte que la critique du particularisme ou du communautarisme n'est plus pertinente. D'une part le sexe et en particulier le sexe féminin, n’est pas une catégorie. Constituant la moitié de la population, les femmes englobent tous les groupes. Elles ne peuvent être assimilables à des catégories sociales telles que les adultes, les enfants, les handicapés, les communautés culturelles et/ou cultuelles ou à des catégories sexuelles... puisque la différence sexuelle traverse toutes ces catégories. Dans cette mesure, le risque d' un engrenage des revendications communautaires brandies par les anti-paritaires n’existe pas. D'autre part, si le communautarisme comporte le risque d'un enfermement d'une catégorie sur elle-même, cet enfermement est difficilement pensable en ce qui concerne les femmes. Dans cette logique, il s'agit alors de penser l'altérité comme étant constitutive de la nature humaine sans pour autant que cette référence à la nature cautionne une différenciation hiérarchisée. On ne trouve pas en effet dans la nature la trace d'une hiérarchisation des sexes. En réalité, la 165 166 166 hiérarchisation masculin-féminin est une construction sociale qui a trouvé sa justification "naturelle" dans la différence biologique des sexes. Il en résulte qu’il y a une justification à la mise en œuvre d’une politique visant à casser la sous représentation des femmes dans la sphère politique. Document n°206 « Dans le contexte français et compte tenu de la décision du Conseil constitutionnel, il était (…) essentiel, d’un point de vue stratégique, de distinguer soigneusement la parité du quota, et, d’autre part, de démontrer sa compatibilité avec les principes républicains. - - Sur le premier point, les promoteurs de la parité se sont attachés à souligner que celle-ci se distingue du quota « par sa philosophie même ». La démarche par quota procèderait en effet par paliers successifs, là où la parité voudrait fonder d’emblée une société cogérée par les femmes et les hommes. La reconnaissance d’un « droit à la parité des sexes » consacrerait, sur le plan institutionnel, le « caractère bisexuel de la population, de l’électorat, de l’humanité et manifesterait que « la démocratie marche enfin sur ses deux jambes, alors que le quota n’est qu’un emplâtre sur une jambe de bois » (F. Gaspard et Cl. Servan-Schreiber). Sur le second point, il convenait, pour saper les bases mêmes du raisonnement mis en œuvre par le Conseil, de montrer que l’universalisme postulé et entériné par la décision de 1982 est un universalisme « trompeur » hérité d’une époque où les femmes étaient totalement exclues de la vie publique. « L’homme universel, tout comme le citoyen, était l’être humain masculin exclusivement. (…) L’universalisme de 1789 était tout ce qu’il a de plus particulariste et communautariste. La Révolution a instauré la communauté politique des mâles, libres et égaux en droits » (S. Agacinski). Contre cet universalisme abstrait –masque ou alibi de la domination -, il faut poser que « citoyenne n’est pas réductible au citoyen » (G. Halimi). Le fait de souligner que les femmes forment « la moitié de l’humanité » et non une catégorie, un groupe ou une communauté, permet en outre de contrer les auteurs qui, à l’instar d’Elisabeth Badinter, accusent la parité d’entraîner la France vers « la démocratie communautaire importée des Etats –Unis » et vers la spirale de revendications particularistes qui lui est inhérente ». G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?, 2004, p.88-89. c) Une Mise en œuvre de la parité qui soulève de nouvelles questions Il s’agit ici de souligner que la mise en œuvre pratique de la parité - audelà de ses succès et des limites propres aux objectifs affichés d’une politique publique - n’est pas sans soulever de nouvelles questions au regard du fonctionnement de la démocratie, de ses institutions et des modes d’appréhension de la réalité sociale. Les succès et les limites d’une loi 166 167 167 - Les succès d’une loi La mise en œuvre de la parité est d’abord le résultat d’une modification du texte constitutionnel, un amendement précise que « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives ». Il convient ici de relever que le terme même de parité ne figure pas dans le texte constitutionnel et qu’il appartient donc au législateur de fixer les objectifs réels en matière d’égalité de représentation des hommes et des femmes. Document n°207 « La loi constitutionnelle du 8 juillet 1999 introduit à l’article 3 de la Constitution un nouvel alinéa aux termes duquel « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ». Les « partis et groupements politiques » précise l’article 4 également révisé « contribuent à la mise en œuvre (de ce) principe (…) dans les conditions déterminées par la loi ». G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?, 2004, p.90-91. Ce fût chose faite par la loi du 6 juin 2000 qui imposa la parité pour toutes les élections à scrutin de liste soit : les municipales (pour les communes de plus de 3500 habitants), les régionales, les européennes et les sénatoriales (pour les départements qui élisent 3 sénateurs et plus). Pour les autres scrutins, tels que les municipales (communes de moins de 3500 habitants) les cantonales ou les sénatoriales (départements qui élisent moins de 3 sénateurs), aucune obligation n’est fixée en matière de représentation des femmes, ni en termes de nombres de candidatures, ni bien évidemment en termes d’éligibilité. Il reste que le législateur a tout de même voulu assurer une plus grande représentation des femmes au sein de l’assemblée nationale. Par l’existence d’un scrutin uninominal majoritaire à deux tours, il est impossible de s’assurer d’une représentation égale, à moins de réserver 50% des circonscriptions uniquement à des candidates, mesure qui serait inéluctablement frappé d’inconstitutionnalité au nom du droit d’éligibilité. La seule solution résidait donc dans une incitation pour les partis politiques à présenter 50% de candidatures, sous peine de subir des sanctions financières, par des pénalités sur les remboursements de frais de campagne. Document n°208 Pour les législatives « (…) le choix du législateur s’est porté sur un mécanisme de pénalité financière. Le principe est qu’un parti doit proposer aux suffrages des français autant de femmes que d’hommes (à une unité près puisque l’Assemblée nationale comprend un nombre impair de sièges). Le respect de ce principe permet au parti de percevoir la totalité de l’aide publique prévue par la loi (soit, en 2002, 1.67 euro par nombre de voix obtenues au premier tour). Si le parti n’atteint pas ce « taux idéal » de candidats de chaque sexe, il subit une pénalité d’un montant égal à la moitié de l’écart constaté entre le taux légal et le taux effectif de candidates. Un 167 168 168 parti qui n’aurait présenté que 20% de femmes verrait ainsi sa subvention amputée de 15% (15 étant la moitié de l’écart entre le taux légal et le taux effectif, égal ici à 30). G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?, 2004, p.91. Document n°209 « Article 9.1 de la loi du 6 juin 2000 : « Lorsque, pour un parti ou un groupement politique, l’écart entre le nombre de candidats de chaque sexe ayant déclaré se rattacher à ce parti ou groupement lors du dernier renouvellement général de l’Assemblée nationale, conformément au deuxième alinéa de l’article 9, dépasse 2% du nombre total de ces candidats, le montant de la première fraction qui lui est attribué en application des articles 8 et 9, est diminué d’un pourcentage égal à la moitié de cet écart rapporté au nombre total de ces candidats ». - - L’application de cet article est à mettre en rapport avec la loi du 11 mars 1988 sur la « transparence financière de la vie politique » et donc sur le financement public des partis politiques qui dispose qu’il existe deux fractions. - Une première fraction proportionnelle au nombre de suffrages obtenus au premier tour des élections législatives par les candidats se réclamant de ce parti, le versement annuel destiné à chaque parti étant d’environ 1.49euro par voix obtenu au premier tour ; Une seconde fraction proportionnelle au nombre de parlementaires rattachés à chaque parti, soit 45 398 euros par élu et par an. Source : Loi du 6 juin 2000 Il ressort des premières applications de cette loi de réels succès. Les conseils municipaux (communes de plus de 3500 habitants) et les conseils régionaux présentent des assemblées que l’on peut qualifier de paritaire. Il en est de même pour ce qui concerne les députés européens, même si en la matière, il y avait depuis l’élection au suffrage universel du parlement européen, en l’occurrence depuis 1979, une certaine féminisation. La nette progression du nombre de représentantes est donc très largement le fruit de la loi et a eu en outre d’autres effets positifs : le rajeunissement et le renouvellement des élu (e)s ; l’émergence de représentants, en l’occurrence de représentantes, ne cumulant pas les mandats. Mais bien des barrières à la représentation des femmes restent posées, la loi n’a pour le moins pas tout réglé. - Les limites d’une loi La loi du 6 juin 2000 présente quelques limites. Il y a d’abord les limites qui tiennent à la nature des modes de scrutin. Dès lors que les scrutins sont uninominaux et qu’il y a donc un découpage du territoire en circonscription, le législateur ne peut promouvoir la parité en réservant des circonscriptions à des candidates femmes. Il en 168 169 169 résulte que seuls des incitations financières peuvent être mises en œuvre. C’est le cas pour les élections des députés de l’Assemblée nationale, mais il n’y a là aucune garantie de résultat, dans la mesure où ces partis peuvent envoyer leurs candidates dans des circonscriptions imprenables. C’est ce qui s’est exactement passé lors des élections législatives de 2002, les partis de gouvernement, l’UMP et le PS - dans une moindre mesure - ont préféré subir des pénalités dans leur financement public, plutôt que de risquer une fronde des notables (hommes doit-on le préciser ?). Il en a résulté le fait que parmi les députés aujourd’hui, moins de 13% sont des femmes. L’efficacité de l’incitation financière est donc limitée. Inutile de dire ici, que dès lors qu’il n’y a pas d’incitation financière, cas des sénatoriales (pour les départements qui élisent moins de 3 sénateurs) et pour les cantonales, les élues restent très largement minoritaires, autour de 10% de conseillères générales pour exemple. Mais les limites de cette loi ne touchent pas seulement à la question des modes de scrutin, il convient également de relever que si elle a entraîné une féminisation des conseils municipaux, régionaux, … ; les exécutifs restent très largement dominés par les hommes. Ainsi, il n’y a qu’une présidente de Conseil général et une présidente de conseil régional en France, en l’occurrence Anne d’Ornano pour le Calvados et Ségolène Royale pour la région Poitou-Charente. En 1995, 7.5% des maires étaient des femmes, contre à peine plus de 10% en 2001, ce pourcentage diminuant en fonction du nombre d’habitant, et étant paradoxalement supérieur dans les communes de moins de 3500 habitants que dans les communes de plus de 3500 habitants. Enfin, il conviendrait de relever que dans le cadre des structures intercommunales, la présidence des Etablissements Publics de Coopération Intercommunale échappe largement aux femmes, moins de 6%, et cette proportion, là également, diminue en fonction de l’importance démographique de la structure. Document n°210 Elections municipales 1995 : 21.7% de femmes conseillères municipales, 33% en 2001. 30.05% de femmes dans les 33 971communes de moins de 3500 habitants (scrutin uninominal majoritaire) 47.5% de femmes conseillères municipales dans les 2587 communes de plus de 3500 habitants (25.7% en 1995). Elections européennes 1994 : 29.9% de femmes députés 1999 : 40.2% de femmes députés 2004 : 43.6% de femmes députés Elections cantonales (scrutin uninominale majoritaire à deux tours) 4055 conseillers généraux, 9.8 % de femmes élues suite aux élections du 18 mars 2001. 10.9% en 2004. Structures intercommunales 169 170 170 5.4% de présidente d’Etablissement Public de Intercommunale Source :Observatoire nationale de la parité Coopération Source :Observatoire nationale de la parité Composition actualisée des groupes Nombre de Sénateurs femme et Sénateurs homme Hommes/Femmes Total % Sénateurs femme 18 15,8 % Sénateurs homme 96 84,2 % Page IV-1 08/10/2008 à 22:31 - La parité au risque d’une déstabilisation institutionnelle ? Si l’on peut admettre toute la force de l’argumentation pro-paritaire et au passage, bien des progrès réalisés dans la représentation égalitaire des femmes et des hommes, il n’en reste pas moins qu’il convient de réinsérer la problématique paritaire dans l’équilibre (nécessaire !?) des institutions. L’inscription d’un objectif d’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives, n’est pas sans exercer une pression sur les modes d’élection des représentants et donc sur l’équilibre institutionnel voulu par les fondateurs de la Vème République. Ces derniers ont souhaité assuré une stabilité de l’exécutif et ce au moyen notamment d’un mode de scrutin particulier – le scrutin uninominal majoritaire à deux tours – pour l’élection des députés à l’assemblée nationale (mode de scrutin qui n’est cependant point défini dans le texte constitutionnel et qui reste donc de la compétence du législateur). 170 171 171 Ce mode de scrutin est reconnu comme étant susceptible de dégager des majorités stables et cohérentes, mais au risque, selon ses détracteurs, de non représentation de courants politiques non négligeables au sein de la société (Les « verts », le «Front national »). Dans ce débat, la question de la parité vient alimenter et renforcer les réflexions critiques de ce mode de scrutin. Comme nous l’avons évoqué précédemment, la mise en œuvre de la parité est largement favorisée par la mise en œuvre de scrutin de liste, ce qui est nécessairement le cas du scrutin proportionnel. L’objectif d’une promotion de l’égal accès des femmes et des hommes aux fonctions électives et aux mandats électoraux tend à favoriser la diffusion du scrutin de liste et de la proportionnelle, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’affaiblissement du « fait majoritaire » en France, comme le soulignent J. Lagroye, B. François et F. Sawicki, dans leur ouvrage « Sociologie politique », « fait majoritaire » qui contribue à la stabilité du pouvoir exécutif sous la Cinquième République. Il reste que, comme ce fût le cas, en partie, sous la quatrième République, on peut envisager des scrutins majoritaires de liste (système des apparentements y compris) qui puissent concilier objectif de parité et volonté de garder une majorité claire et cohérente. Ce qui suppose bien évidemment que l’on revienne sur le scrutin uninominal et que l’on procède à un découpage de circonscriptions qui permette la mise en œuvre pratique de la parité. Enfin, il conviendrait de relever, que l’objectif de parité présente un caractère contraignant pour le moins limité. Comme nous l’avons évoqué, le texte constitutionnel ne fixe aucun objectif de résultat, ni de moyens. Le législateur reste libre en matière de détermination des modes de scrutin. Et contrairement à ce que D. Chagnollaud pouvait évoquer, la modification des articles 3 et 4 de la constitution et la loi du 6 juin 2000 n’a produit aucun « effet de cliquet ». Ainsi, il a été possible de modifier le mode de scrutin des sénateurs en faisant en sorte que ceux-ci soient élus au scrutin proportionnel non plus dans les départements élisant 3 sénateurs et plus, mais dans ceux élisant 4 sénateurs et plus, alors même que cette modification a des conséquences nécessairement négatives en matière de réalisation de la parité au Sénat. Document n°211 Il est (…) acquis que la loi du 6 juin 2000 peut être revue « à la baisse » sans que le Conseil constitutionnel y trouve rien à redire : une atteinte à la dynamique paritaire, a t-il expliqué, ne s’analyse pas comme une atteinte à un principe constitutionnel. A deux reprises en 2003 (le 3 avril et le 24 juillet), le Conseil a ainsi rendu des décisions déclarant conformes à la Constitution des lois électorales qui risquaient pourtant manifestement de réduire, dans le champ clos des négociations partisanes, les chances des femmes. Sans entrer dans le détail parfois technique des dispositions critiquées, on peut souligner que la loi relative à l’élection des représentants au Parlement européen, en remplaçant le ressort national unique par huit circonscriptions 171 172 172 interrégionales, exposait les partis à la tentation de réduire la part des femmes. Le parti socialiste, notamment, n’a pu y résister : sur les huit listes qui ont porté ses couleurs aux élections européennes de juin 2004, sept étaient dirigées par un homme … Dans le même ordre d’idées, la loi de juillet 2003 relative à l’élection des sénateurs, en portant de trois à quatre le nombre de sièges à partir duquel l’élection se déroule à la représentation proportionnelle et, par voie de conséquence, est soumise au respect des règles de parité, a fort peu de chances d’accélérer le mouvement de féminisation du Palais du Luxembourg. Or le Conseil a donné son quitus à ce desserrement de la contrainte paritaire en avançant deux arguments à vrai dire imparables au strict plan juridique : Les dispositions critiquées n’ont ni pour objet, ni par ellesmêmes, pour effet de réduire la proportion de femmes élues » (le contrôle de constitutionnalité pratiqué en France est un contrôle abstrait qui ne tient pas compte des conditions ultérieures d’application de la loi) ; les nouvelles dispositions constitutionnelles « n’ont pas pour objet et ne sauraient avoir pour effet de priver le législateur de la faculté qu’il tient de l’article 34 de la Constitution de fixer le régime électoral des assemblées (la révision de juillet 1999 ne visait pas à constitutionnaliser les modes de scrutin). Appelé en cas de conflit à s’effacer devant d’autres règles ou principes constitutionnels, la parité devient un simple « objectif d’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ». Georges Vedel avait donc vu juste : « Le Constituant a parlé pour ne rien dire, sinon pour laisser au législateur le soin de décider à sa place ». G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?, 2004, p.94-95. - De cette interrogation sur les effets de la parité sur les équilibres institutionnels - pour autant que l’on se soucie de la stabilité des exécutifs - , il en résulte peu de choses dans la mesure où : des éléments de réponse institutionnelle garant de cet objectif existent (scrutin majoritaire de liste) ; l’objectif de parité ne constitue pas un principe à valeur constitutionnelle, laissant par conséquent une grande liberté au législateur, comme le soulignait d’ailleurs le doyen G. Vedel. - La parité au risque de l’occultation de la réalité des rapports sociaux ? On peut dire que jusqu’au début des années 80, les représentations/constructions dominantes de la réalité sociale aboutissaient à faire des inégalités entre classes sociales, le principal enjeu des politiques publiques. Mais, depuis le milieu des années 80, cette représentation de la société française en tant que société traversée essentiellement par un conflit de classes est souvent considérée comme caduque. 172 173 - - - - 173 Cet aggiornamento est le produit entre autres choses : de réalités objectives (baisse du nombre de conflits du travail, crise du syndicalisme) ; d’un recul de la pensée marxiste au sein de l’intelligentsia française mais également au sein des partis politiques de gauche et en particulier au sein du parti socialiste. Désormais les représentations dominantes de la réalité de la société française vont se structurer autour des idées que : les inégalités ne se limitent pas simplement aux positions des individus dans les rapports de production, mais également être liées à leurs parcours professionnels (essor d’inégalités intra-catégorielles plutôt qu’intercatégorielles selon P. Rosanvallon) ; l’on est passé d’une société de classe à une société post-industrielle marquée par l’opposition entre ceux qui sont « dedans » et ceux qui sont « dehors », opposition entre les inclus (producteurs et consommateurs) et les exclus (selon A. Touraine) ; le mouvement ouvrier n’est plus l’élément moteur des sociétés postindustrielles face aux aspirations des « nouveaux mouvements sociaux », aspirations qui tournent autour de valeurs post-matérialistes : environnement, racisme, sexisme, accès aux savoirs. C’est donc autour de ces représentations dominantes - liste non exhaustive – qu’il va y avoir modification de l’orientation des politiques publiques. Et c’est ainsi que l’on peut saisir ou resituer les motivations de la loi sur la parité, elles sont en partie l’expression de ce lent mouvement de déclin de prise en compte des aspirations des classes populaires, au profit d’une « mise en agenda » des aspirations des classes moyennes et supérieures, au risque par conséquent d’une occultation de la réalité des rapports sociaux. En d’autres termes, l’objectif de parité hommes/femmes risque d’occulter la réalité de la représentation féminine dans les institutions : si l’on s’intéresse à la représentation féminine au sein de l’assemblée nationale, on ne peut que constater qu’il ne s’agit pas de n’importe quelles femmes qui sont députées, plutôt héritières de capitaux « politiques », économiques et « culturelles ». Document n°212 « (…) l’accès au pouvoir politique induit, chez les députés des deux sexes, des vies privées différentes. Alors que le mariage et la procréation sont bien portés chez les hommes, ces choix s’avèrent beaucoup moins compatibles avec la carrière des femmes. Celles-ci sont plus souvent amenées à rompre leur union, à restreindre leur progéniture, voire à ne pas avoir d’enfant du tout. Telle est l’injustice faite aux femmes en politique : elles se trouvent enfermées dans le dilemme « vie privée ou pouvoir », alors que les hommes ne sont jamais acculés à un tel choix. En fait, la féminisation du PalaisBourbon, loin d’avoir élargi les bases du recrutement, a conduit à la reproduction sociale. Les députées de la onzième législature appartiennent, dans leur grande majorité, à une élite très étroite. En un sens, ce sont des 173 174 174 « héritières », qui non contentes d’avoir reçu une dot sociale ont aussi, pour certaines recueilli un « héritage politique » : plus de 20% d’entre elles ont été élevées dans le sérail par un père qui a lui-même exercé des fonctions politiques. Les représentants du peuple ne reflètent donc guère l’image des femmes de ce pays. Tout se passe comme si, pour accéder à la députation, elles avaient dû compenser le handicap qui tient au « deuxième sexe » en sur-accumulant ressources culturelles et sociales et en payant d’un coût privé élevé leur engagement politique ». M. Sineau, « La parité pour démocratiser la politique », in « Manière de voir » n°83, Le Monde Diplomatique, octobre novembre 2005. - Mais on peut également relever, dans une perspective néoinstitutionnaliste, que cet objectif de parité est également le fruit d’une évolution des formes mêmes que prennent les politiques publiques. Ce nouvel objectif des politiques publiques s’inscrit dans une évolution de la démocratie française, qui tend à s’éloigner de plus en plus des formes de la démocratie républicaine et de sa tradition. Comme nous l’avons évoqué, la tradition républicaine s’appuie une théorie de la représentation qui consiste à considérer la nation comme une entité majestueuse et à conférer aux organes en charge de la représenter une puissance sans bornes. La Loi expression de la volonté générale doit s’appliquer sans résistance, et tout ce qui fait écran entre la Nation et ses représentants est soupçonné de faire entrave à la libre expression de la volonté générale. Cette tradition est à l’origine d’une culture jacobine faisant de l’Etat, le lieu de l’enregistrement des rapports sociaux et de résolution des conflits. Cette tradition, avec certes de nombreux aménagements, était toujours présente sous la Vème République, à travers le « référentiel modernisateur » qui oriente l’action des pouvoirs publics durant la période gaulliste, mais également à travers les orientations du gouvernement de la gauche au début des années 80. Le changement social devait être le fruit de l’action des pouvoirs publics, il venait d’ « en-haut » et s’imposait à toutes et tous. Mais là aussi, à partir du début des années 80, la formulation des politiques publiques est désormais soucieuse de prise en compte des spécificités des citoyens, de prise en compte de l’aval. L’idéal de démocratie devient la démocratie de proximité, capable de saisir les différences, plus soucieuse de protéger l’autonomie des individus que de promouvoir la puissance souveraine du peuple en corps. La figure du citoyen abstrait disparaît dans la promotion : d’une démocratie des individus plus soucieuse de la « liberté des modernes » que de la « liberté des anciens » ; d’une prise en compte croissante des identités particulières au sein de la sphère publique ; dans le privilège donné au contrat contre la loi, soupçonnée d’être par trop englobante et non capable de saisir les spécificités individuelles ou collectives. Et dans cette volonté de saisir ces spécificités, la représentation du peuple en corps apparaît par trop abstraite, s’éloignant ainsi de la tradition républicaine qui faisait de l’écart, l’une des conditions essentielles à la transmutation de l’individu en citoyens. 174 175 175 Et dans ces conditions – notamment aux yeux d’E. Badinter et de R. Badinter, le risque est grand, de voir la parité, être le « cheval de Troie » d’une publicisation et donc d’une reconnaissance des identités au sein de la sphère politique. Document n°213 "Comment organiser la représentation d'une collectivité d'individus égaux ? La solution n'est pas de projeter la société dans le système politique, d'organiser l'expression de la volonté générale via l'élection de représentants. Il est que le système politique aide la société à se vivre, à se penser comme une collectivité, comme un espace de redistribution acceptée disposant d'une histoire et d'une mémoire communes et, partant, d'un avenir commun". Pierre Rosanvallon, art : « La démocratie, un combat à poursuivre », Alternatives économiques, novembre 2000 Conclusion - Après avoir relevé, que la question de la promotion de la parité n’a été finalement que le résultat d’un dépassement des oppositions des défenseurs d’une certaine tradition républicaine, nous avons donc tenté de relever que ce nouvel objectif des politiques publiques touchant à la question de la représentation n’était pas sans poser quelques interrogations. Il ne s’agissait pas d’affubler de tous les maux présents (et à venir ?) : l’objectif de parité en termes de voilement de la réalité des rapports sociaux ; l’objectif de parité en termes de dévoiement des principes de la démocratie républicaine. Mais il s’agissait de simplement rappeler que : - cette promotion de la parité est très largement à mettre en rapport avec la nature des débats qui traversent l’espace public de l’ensemble des démocraties et en particulier de la démocratie française – et ce depuis le début des années 80 ; - comme toute politique publique, elle est située historiquement et ses sources de légitimation sont le produit d’affrontements entre différentes grilles de lecture de la réalité sociale, de rapports de forces qui dépendent donc très directement de la situation politique, économique et sociale. Dans ces conditions, la question « Faut-il promouvoir la parité ? » , renvoie à la question de savoir si la parité est véritablement un « cheval de Troie », la clé de voûte future d’une déstructuration de la représentation du peuple en corps. A cette question, il convient d’apporter une réponse prudente, la parité ne semble pouvoir être interprétée ainsi, dans la mesure où l’argument pro-paritaire selon laquelle, l’humanité est composée d’une moitié d’hommes et d’une moitié de femmes, chacune de ces moitiés ne pouvant être assimilé à une catégorie, reste des plus pertinents. Elle est en revanche plus fondamentalement la marque d’une évolution des constructions/représentations dominantes de la réalité sociale, mais elle n’en est que la partie haute d’un iceberg. 175 176 176 Reste à savoir si il convient, dès lors que l’on s’est entendu sur le fait qu’il n’y a pas nécessairement d’opposition théologico-philosophique valable entre tradition républicaine et la promotion de la parité dans le champ de la représentation politique. Reste à savoir donc s’il convient de promouvoir la parité dans les champs économiques et sociaux, s’il convient de mettre en œuvre une démocratie paritaire, dans ses dimensions, politique, sociale et professionnelle. Cette volonté de promotion de la parité a touché les questions de savoir s’il convenait d’instaurer un taux minima de féminisation des jurys de concours, sur la question de la composition du Conseil supérieur de la magistrature et sur la question - lors de l’adoption de la loi de modernisation sociale de décembre 2001 – de la composition des jury de validation des acquis de l’expérience professionnelle. Mais, cette volonté de promotion de la parité dans d’autres champs que celui du politique, s’est heurté aux oppositions du Conseil constitutionnel, rappelant que selon la déclaration des droits de l’homme et du citoyen en son article 6, que les citoyens « sont également admissibles à toutes dignités, toutes places ou emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Il y a dans cette position du Conseil constitutionnel, un véritable frein à une volonté de promouvoir le principe de la parité en dehors du champ politique. Là aussi, les paritaristes devront trouver les arguments permettant de dépasser cette opposition …, au risque toujours d’agir sur les grilles de représentation de la réalité sociale, et donc d’agir sur les orientations bien comprises des politiques publiques. 176