B) Enjeux et réponses actuelles face à la crise de l`Etat - E

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B) Enjeux et réponses actuelles face à la crise de l’Etat
Providence
1°) Réforme des retraites et de l’assurance maladie : où en est-on ?
En matière de protection sociale, deux branches connaissent des difficultés
financières, la branche vieillesse et la branche maladie, conduisant les pouvoirs publics
-- à engager des réformes qualifiées de structurelles.
a) La réforme du système de retraite
En 1993, le gouvernement d’Edouard Balladur a modifié la durée d’annuité dans le
secteur privé et le niveau futur des pensions de retraites en indexant celles-ci sur
l’évolution des prix et non plus sur l’évolution du salaire moyen.
Document n°119
Les effets de la réforme Balladur (estimation de l’évolution, jusqu’en 2040, du taux de
remplacement (rapport entre première pension et dernier salaire) net de cotisations des
salariés du secteur privé à législation constante ayant effectué une carrière complète).
2000
Carrière toujours au 81%
SMIC
Carrière au salaire 84%
moyen des noncadres
Carrière au salaire 75%
moyen des cadres
2020
70%
2040
68%
71%
67%
62%
58%
Conseil d’Orientation des retraites, in Arnaud Parienty, « Protection sociale : le
défi », éd Gallimard, 2006, p.42.
Document n°120
« La proportion de salariés du secteur privé bénéficiant du minimum contributif est déjà
passée de 25% des partants au début des années 1990 à 40% au début des années 2000.
Elle pourrait bientôt être de 60%. Le minimum a été réévaluée pour le régime général
passant de 534 euros à 589 euros pour le régime de base ».
Arnaud Parienty, « Protection sociale : le défi », éd Gallimard, 2006, p.45
Après l’échec de la réforme des régimes spéciaux en 1995 sous l’égide du
gouvernement d’Alain Juppé, il a fallu attendre 2003, pour les pouvoirs publics se
lancent dans une nouvelle réforme concernant la fonction publique.
Le 24 juillet 2003, malgré une forte protestation, le Parlement adopte un projet de
réforme des retraites. Il en ressort que :
- « (…) dans le secteur public, il faudra cotiser pendant
quarante ans comme dans le privé, et que cette durée de
cotisation sera prolongée pour tous à quarante et un ans en
2008 et à quasiment quarante deux ans en 2020.
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-
-
(…) la revalorisation des pensions se fera pour tous sur
les prix (alors que les fonctionnaires voyaient leur pension
augmenter au même rythme que les salaires de la fonction
publique) ».
la mise en œuvre « (…) d’un système de bonification
(« surcote ») en cas de départ à la retraite au delà des 60
ans et de sanction (« décote ») en cas de départ avant cet
âge et d’années de cotisations manquantes »1.
Par ailleurs suite à des négociations avec la CFDT et la CGC, « le gouvernement
annonce qu’il garantit un taux de remplacement de 85% du SMIC pour les plus basses
retraites et un taux de 66% pour toutes les autres retraites (le taux de remplacement
moyen en France, est en 2003 de 74%).Il annonce que les personnes ayant accumulé
plus de quarante ans de cotisations avant 60 ans et ayant commencé à travailler entre 14
et 16 ans pourront partir à l’âge de 58 ans. Il annonce la création d’un régime
complémentaire par point pour prendre en compte les primes des fonctionnaires. Il
annonce enfin une hausse de 0.2% des cotisations sociales à partir de 2006 pour
financer les départs avant 60 ans, en comptant sur la baisse à venir du chômage pour
financer les grands déséquilibres (ces mesures ne devraient permettre de couvrir qu’un
tiers des déficits futurs »2.
Enfin, un système de fonds de pension a été créé en France, malgré l’existence d’un
certain nombre de critiques. Le gouvernement de M. J.P. Raffarin a transformé les
« plans partenariaux d’épargne salariale volontaire » (épargne sur le long terme,
sommes faisant l’objet d’une exemption fiscale et délivrables sous forme de capital ou
de rente) en plan partenarial d’épargne salariale volontaire pour la retraite (PPESVR).
Document n°121
« (…)les sommes ne sont plus bloquées durant dix ans, mais jusqu’au départ à la
retraite. A ce dispositif s’ajoute le plan d’épargne individuel pour la retraite (PEIR),
« produit d’assurance, géré sur les marchés financiers par une compagnie d’assurance,
une institution de prévoyance ou une mutuelle et placé sous le contrôle d’un comité de
surveillance émanant des adhérents individuels aux groupements d’épargne individuels
pour la retraire qui auront, eux, le statut d’associations. Il est destiné à recevoir
l’épargne individuelle et reverser après départ à la retraite une rente viagère »3.
Les arguments essentiels en faveur des fonds de pension en
France sont les suivants :
- le fait de mettre en œuvre des dispositifs d’épargne
retraite volontaire au caractère individuel permet de
résoudre le problème démographique ;
- la constitution de fonds de pension permet également à
l’économie française de disposer d’un réservoir national
d’épargne longue ; susceptible de concurrencer les fonds
de pensions anglo-saxons
1
2
Bruno Palier, « La réforme des retraites », Ed Puf, Coll « Que sais-je ? », 2003, p.107.
Bruno Palier, « La réforme des retraites », Ed Puf, Coll « Que sais-je ? », 2003, p.107.
3
Bruno Palier, « La réforme des retraites », Ed Puf, Coll « Que sais-je ? », 2003, p.116.
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Document n°122
« Ainsi N. Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT, déclarait : « Les salariés
européens et français doivent quand même se demander maintenant s’ils vont continuer
à laisser les fonds de pension anglo-saxons (…) avoir le monopole de l’intervention
dans le capital des entreprises françaises et européennes ».in B. Palier, « La réforme des
retraites », Ed Puf, Coll « Que sais-je ? », 2003, p.112-113. « Dans un rapport du
Conseil d’analyse économique, François Morin montre que les entreprises françaises
ont besoin de capitaux issus de fonds de pension français pour ne plus se faire dicter
leur loi par les fonds de pensions américains », in B. Palier, « La réforme des
retraites », Ed Puf, Coll « Que sais-je ? », 2003, p.113.
- la généralisation des fonds de pension permettrait de
développer un actionnariat populaire susceptible de
générer un meilleur contrôle de la part des salariés de la
gestion des entreprises.
Document n°123
« Certains imaginent d’actionner le levier de l’épargne salariale pour reconquérir du
pouvoir sur le capital, et projettent de donner une réalité institutionnelle à l’idée que les
salariés sont les véritables propriétaires puisqu’ils sont les détenteurs finaux des
actions des entreprises. D’autres vont plus loin encore et rêvent d’une société politique
entièrement reconstruite autour de la question patrimoniale »,
in F. Lordon, « Fonds de pension, piège à cons ? Mirage de la démocratie actionnariale », Ed
Liber/Raisons d’agir, 2000, p.12.
Face à ces arguments, il convient de relever les critiques suivantes.
Document n°124
La mise en œuvre d’un système de retraite par capitalisation ne résoud pas le problème
démographique dans la mesure où « les richesses réelles que les retraités
consommeront demain avec leurs pensions, quel que soit le système, devront bien être
prélevées sur la production disponible à ce moment là. Le recours à la capitalisation,
en complément de la répartition, est au mieux un moyen d’accroître la part du revenu
national dédiée aux retraités au détriment des actifs en lui donnant un autre fondement
(la possession de droits de propriété se substitue à un droit de tirage sur les générations
futures), mais elle a au niveau macroéconomique le même effet qu’une hausse des
cotisations ».
Ph. Frémaux, art : « Le casse-tête des retraites », in Alternatives économiques, n°164,
novembre 1998, p.37-41.
Document n°125
Cela n’empêche pas le fait que « Les retraites de l’an 2020 vivront de biens et services
produits en 2020 »4.
Document n°126
« Par ailleurs, d’un point de vue macroéconomique, le rendement de la capitalisation
ne peut être supérieur que si au minimum le taux d’intérêt est toujours plus élevé que le
taux de croissance de la valeur ajoutée (qui définit le rendement des cotisations dans un
système par répartition), hypothèse enfin difficilement tenable dans une perspective de
long terme.
4
P. Sohlberg, art : « La grande illusion des fonds de pension », in Alternatives économiques,
n°31, hors-série, 1er trim 1997, « Protection sociale : l’heure des choix », p.28-29.
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En effet, elle implique une déformation continue du partage de la valeur ajoutée au
détriment des revenus du travail et au profit des revenus du capital, ce qui ne paraît
soutenable ni au niveau pratique ni au niveau théorique »5.
Du point de vue de la nécessité de favoriser l’épargne au moyen de la
constitution de fonds de pension, il convient de relever que la faiblesse des taux
d’épargne dans un certain nombre de pays industrialisés est plus le résultat d’une
croissance molle (et non sa cause au passage) que de l’absence de fond de pension, et
qu’aux Etats-Unis, le taux d’épargne, fonds de pension inclus, est particulièrement
faible. Il en résulte que le véritable argument en faveur des fonds de pension ne se situe
pas autour de la question de leurs capacités à élever le taux d’épargne, mais plus
fondamentalement, à même niveau de taux d’épargne, à assurer une meilleure allocation
des ressources en capital. Les défenseurs des fonds de pension considèrent que ceux-ci
permettent de renforcer les mécanismes de financement de l’économie par les marchés
financiers (développement des marchés d’actions et d’obligations), mécanismes qui sont
considérés comme plus efficaces économiquement que le système traditionnel de
financement bancaire. Or, les observations empiriques ne permettent guère de
démontrer une telle efficacité, et du point de vue du financement, la tendance aux EtatsUnis est au « buy-back », c’est-à-dire au rachat par les entreprises de leurs actions6.
Du point de vue de la possibilité de voir émerger un véritable pouvoir de gestion et
de contrôle par et pour les salariés, le tableau est moins idyllique qu’il n’y paraît.
L’histoire des fonds de pension aux Etats-Unis est avant tout l’histoire d’une montée
en puissance du pouvoir actionnarial, le temps des « entreprises providence » dans
lesquelles des plans de retraite à prestations définies, sous le contrôle et la gestion de
l’entreprise même et de son chef, est désormais largement remis en cause.
Document n°127
Se développe aujourd’hui « (…) une formule de retraite de fait individualisée
puisque les cotisations sont versées sur un compte personnel associé à chaque salarié et
transférable d’un employeur à un autre. Le terme logique de ce désengagement
progressif de l’entreprise réside dans son retrait de la gestion même qui se retrouve
déléguée à des intermédiaires financiers spécialisés : les fonds de pension et les fonds
mutuels »7.
Ces intermédiaires financiers, ce nouveau pouvoir actionnarial, ne laissent guère de
place aux petits actionnaires salariés et à une démarche éthique ou sociale, puisque par
nécessité, ces fonds de pension se doivent de garantir une maximisation de la rentabilité
des capitaux propres, au mépris parfois de stratégies industrielles de croissance.
« Cette possibilité d’un « socialisme des fonds de pension » est démentie par
l’expérience des fonds gérés par les syndicats américains qui montre que la logique
financière l’emporte nécessairement sur la logique salariale dans leur gestion »8.
5
Jean Claude Barbier, Bruno Théret, « Le nouveau système français de protection sociale », Ed
La Découverte, coll « Repères », 2004, p.60.
6
Cf. F. Lordon, op-cit, p.41-42.
7
F. Lordon, op-cit, p.34.
Jean Claude Barbier, Bruno Théret, « Le nouveau système français de protection sociale », Ed
La Découverte, coll « Repères », 2004, p.63.
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b) Assurance maladie : quelle réforme ?
Jusqu’au début des années 80, la sécurité sociale a joué un rôle majeur en matière de
remboursement face aux risques qu’encouraient les individus (« progression à froid des
mécanismes de protection sociale » selon P. Rosanvallon), mais depuis le milieu des
années 80, une inflexion sensible se fait jour9. Les ménages et les assurances
complémentaires sont amenés à prendre en charge un peu plus massivement les
conséquences des risques sociaux et en particulier en matière de maladie.
Document n°128
« Il n’existe au fond que trois grands principes de régulation. Le principe de la
demande solable est intégralement marchand : celui qui dispose des moyens de
paiement peut les dépenser comme il l’entend, sur un marché libre. La contrainte
budgétaire consiste à définir un certain nombre de prestations offertes à peu près
gratuitement mais dont le périmètre est limité en fonction d’une nomenclature et d’une
enveloppe financière. La délibération financière. La délibération démocratique consiste
à définir un certain nombre de droits sociaux qui doivent être garantis sous forme d’une
gratuité socialisée »10.

La montée en puissance des mutuelles et des assurances privées
Quelques soient les données utilisées, on constate une montée en puissance des
mécanismes de prise en charge par les complémentaires (assurances et mutuelles) ou
directement par les ménages .
Document n°129
Structure de financement de la dépense courante de soins et de biens
médicaux
1960
1980
2000
Ménages et autres 32.4
13.8
16.1
assurances
complémentaires
Mutuelles
5.2
5.1
7.4
Etat
9.2
3.0
1.1
Sécurité sociale
53.2
78.2
75.4
ème
Source : Alternatives économiques, Hors série, n°58, 3 trim 2003.
Structure de financement de la dépense courante de soins et de biens
médicaux en 2002 en %
Sécurité sociale
Etat et collectivité locales
Institutions de prévoyance
Assurances
Mutuelles
Ménages
Source : Le Monde, 25 juillet 2003
75.7
1
2.5
2.7
7.5
10.6
9
Cela correspond à un changement d’orientation de la politique économique et sociale dès 1983 :
mise en oeuvre de la politique de rigueur ;
lutte contre l’inflation et politique de désinflation compétitive ;
volonté de stabiliser et de réduire le poids des prélèvements obligatoires.
10
Michel Husson, « Les casseurs de l’Etat social. Des retraites à la Sécu : la grande démolition »,
Ed La Découverte, 2003, p.61.
90
91
91
Document bis
Structure du financement de la dépense courante de soins et de biens médicaux
Sécurité sociale
État et collectivités locales
Mutuelles
Sociétés d’assurance
Institutions de prévoyance
Ménages
Ensemble
1995
77,1
1,1
7,3
3,3
1,6
9,6
100,0
2000
77,1
1,2
7,7
2,7
2,4
9,0
100,0
2004
77,1
1,4
7,6
3,1
2,6
8,3
100,0
2005
77,0
1,3
7,7
3,1
2,5
8,4
100,0
2006
76,8
1,4
7,8
3,2
2,4
8,4
100,0
en %
2007
76,6
1,4
7,9
3,2
2,5
8,5
100,0
Source INSEE, 2007
Mais cette montée en puissance est largement dépendante de la nature des soins
ou pour le dire autrement de l’offre médicale.
Etat
et Sécurité Mutuelles
Institutions
collectivités
sociale
de
locales
prévoyance
Dépenses de soins 1.4
103.1
10.2
3.4
et biens médicaux
en milliards d’euros
et %
1
75.7
7.5
2.5
Soins
0.8
91.5
2.4
0.9
d’hospitalisation et
secteurs
médicalisés (%)
Dont
hôpitaux 1.0
93.0
1.4
0.6
publics
Dont
hôpitaux 0.5
83.9
6.8
2.3
privés
Soins ambulatoires 1.3
64.0
12.0
4.2
Dont médecins
1.3
70.4
11.9
3.7
Auxiliaires
1.8
79.8
5.7
0.9
Dentistes
0.5
34.2
18.1
9.1
Transports
de 0.5
94.4
2.2
0.2
malades
Officines
1.2
64.1
11.3
2.6
pharmaceutiques
Autres
biens 0.7
44.1
7.5
2.5
médicaux
Source : Alternatives économiques, Hors série, n°58, 3 ème trim 2003.
Assurances
Ménages
Total
3.7
14.5
136
2.7
0.8
10.6
3.6
100
100
0.5
3.5
100
1.8
4.7
100
4.8
4.6
2.2
8.1
0.5
13.8
8.1
9.6
30.0
2.1
100
100
100
100
100
3.7
17.1
100
2.7
10.6
100
Malgré un taux de prise en charge par la sécurité sociale qui diminue, la branche
assurance maladie est en déficit chronique depuis le début des années 90 du fait d’une
croissance des dépenses de santé (nouvelles technologies, nouvelles thérapies,
vieillissement) très largement supérieure à la croissance du PIB.
En outre, depuis 2001, le déficit s’aggrave en raison d’un ralentissement
économique qui se traduit par un accroissement du chômage et donc d’une moindre
entrée de cotisations sociales.
Face à cette situation, le gouvernement a appréhendé la question de l’assurance
maladie comme il l’a fait pour la question des retraites. Etablir un accord sur le constat,
puis ensuite formuler des propositions de réformes.
91
92
92
A cette fin, un Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie a été mis en
place, l’enjeu étant, comme pour le Comité d’Orientation des retraites (COR) de
formuler un diagnostic partagé.

La réforme de l’assurance maladie de M. Douste-Blazy
En 2004, a été adoptée une nouvelle réforme de l’assurance maladie définissant
une nouvelle modalité d’accès aux soins et créant une Union nationale des caisses
d’assurance maladie (Uncam).
Du point de vue de l’accès aux soins, a été instauré le principe du médecin
généraliste référent, envers qui le patient doit s’adresser avant de consulter un
spécialiste, pour pouvoir bénéficier du remboursement maximum prévu par l’assurance
maladie.
Document n°130
« Depuis le 1er janvier 2006, il est nécessaire de passer par un médecin, généraliste ou
spécialiste, avec lequel a été passé un contrat, avant d’aller voir un médecin spécialiste,
sous peine de se voir pénalisé d’un dépassement d’honoraires de 7 euros non pris en
charge par les complémentaires. Cette mesure a pour objet de réduire les consultations
inutiles et le « nomadisme médical », c’est-à-dire les consultations multiples pour une
même pathologie ou les examens redondants ».
Arnaud Parienty, « Protection sociale : le défi », éd Gallimard, 2006, p.53.
D’un point de vue institutionnel, a donc été créée l’Uncam disposant d’une plus
grande autonomie à l’égard des pouvoirs publics dans la définition des taux de
remboursement et du champ des dépenses remboursables. Les mutuelles, les
institutions de prévoyance et les assureurs privés participent au conseil d’administration
de cette institution qui regroupe les caisses de salariés et de non salariés.
Document n°131
« L’UNCAM a des pouvoirs importants et le gouvernement a beaucoup insisté sur son
autonomie de gestion. En réalité, ce qui est mis en place est une machine à réduire les
remboursements. En effet, si la dérive des dépenses dépasse l’ONDAM (Objectif
Nationale de Dépense d’Assurance Maladie) de plus de 0.75%, le comité d’alerte le
notifie « aux caisses nationales d’assurance maladie. Celles-ci proposent des mesures de
redressement. Le comité rend un avis sur l’impact financier de ces mesures et, le cas
échéant, de celles que l’Etat entend prendre pour sa part »(article 22). Autrement dit, il
appartient aux caisses de freiner les dépenses, ce qu’elles ne peuvent faire qu’en
réduisant ou supprimant le remboursement de certaines prestations. Eventuellement, ces
déremboursements seront compensés par une augmentation de la prise en charge par les
assurances complémentaires, qui augmenteront en conséquence leurs tarifs. L’assuré
n’y gagnera rien et les inégalités se creuseront selon la qualité des assurances
complémentaires que chacun aura les moyens d’acheter, mais les pouvoirs publics
pourront maintenir l’équilibre des comptes sans augmenter les prélèvements
obligatoires. Ce mécanisme évite également à l’Etat de prendre ses responsabilités. Si le
Parlement fixe un ONDAM irréaliste car trop bas, le comité d’alerte constate
rapidement que les dépenses dépassent l’objectif et les caisses sont contraintes de
réduire les dépenses. Ainsi en fixant un objectif de baisse des dépenses de produits de
santé pour 2006, l’Etat ouvre la voie à des déremboursements inévitables, tout en
laissant la décision à l’UNCAM ».
92
93
93
Arnaud Parienty, « Protection sociale : le défi », éd Gallimard, 2006, p.57.
Les orientations semblent donc inchangées voir accentuées - compte tenu de la
suppression du principe de la gratuité totale des soins par l’instauration d’une
contribution non remboursable de un euro par consultation -.
En perspective se dessine toujours une volonté :
-
de favoriser l’essor d’une prise en charge par les usagers, les
assurances complémentaires, les mutuelles et surtout les assurances ;
-
de faire en sorte plus exactement que la sécurité sociale continue à
prendre en charge les risques graves et les affections de longue durée (
qui représentent près de 40% des dépenses de soins), à charge pour les
complémentaires de prendre en charge le reste des affections 11, au
prix d’une mise en place d’un crédit d’impôt pour ceux qui n’ont pas
les moyens de souscrire à une complémentaire, s’il le faut.
Si le principe d’une entrée encore plus massive des complémentaires et plus
particulièrement des assurances privées, dans le système d’assurance maladie
était finalement retenue, cela risquerait de générer :
- le renforcement d’un système de santé à deux vitesses entre ceux qui ont
les moyens de dégager des ressources pour accéder à une qualité
supérieure de soins par des cotisations plus élevés ; entre ceux qui ont le
choix en matière de consommation et ceux qui ne l’ont guère ou point et
cela concerne non seulement les biens et soins médicaux mais également
tout ce qui relève de l’hygiène alimentaire et sanitaire ; entre ceux qui
ont la capacité de se projeter dans l’avenir, et ceux frappés par une
culture du « vivre au jour le jour »12 ;
Document n°132
Accès à une complémentaire en fonction du revenu en 2000
Revenu par
consommation
<3500
3500-4500
4500-5500
5500-6500
unité
de Taux de couverture par une Taux de renoncement aux
complémentaire
soins
51.1
23.9
73.9
22.8
84.0
21.5
91.8
18.5
« Dans tous les systèmes de santé des pays d’Europe de l’Ouest, les soins les plus coûteux,
nécessités par des maladies très graves (cancer, maladies cardio-vasculaires, SIDA, diabète, …) et par les
maladies de longue durée (maladies dégénératives), sont très bien pris en charge (la quasi-totalité des
soins hospitaliers sont pris en charge en Europe). Le coût représenté par ces soins et très élevé et
représente la majeure partie des dépenses de santé. Ainsi en France, les 5% des patients atteints des
affections les plus graves engagent 51% des dépenses (soit 18 000 euros par personne et par an) et 60%
des remboursements » in Bruno Palier, « La réforme des systèmes de santé », ed Puf, coll « Que saisje ? », 2004, p.39.
12
Une telle orientation aura donc pour conséquence une augmentation des inégalités en matière de
santé et ce d’autant plus que le principe de concurrence entre systèmes complémentaires sera maintenue.
11
93
94
94
6500-8500
92.6
15.5
>8500
95.7
10.9
Source : Alternatives économiques, Hors série, n°58, 3ème trim 2003.
-
une remise en cause du principe de solidarité, tel qu’il a été conçu à la fin
du XIXème siècle, reposant sur l’idée que les risques qu’encourent les
individus sont essentiellement le produit de faits sociaux, de faits
collectifs, et par conséquent, susceptibles d’être pris en charge par la
collectivité, mais reposant sur un voile d’ignorance sur les risques
individuels.
L’entrée des assurances dans le système de protection sociale implique la
mise en œuvre d’un système de « clients profilés » - contrairement à l’usage
des mutuelles qui privilégient les « contrats solidaires »- , « clients profilés »
qui seront amenés demain à présenter leur héritage génétique pour repérer
les risques individuels qu’ils présentent, forme avancée du questionnaire de
santé.
Document n°133
« Le financement public des dépenses de santé repose sur l’idée que chacun finance à
hauteur de ses revenus et non pas de son profil de risque. Le financement par l’impôt
permet d’introduire certains mécanismes de redistribution (si l’impôt est progressif). A
l’inverse, le financement des assurances privées tient compte du profil de risques des
assurés, et module le montant des primes en fonction de l’âge, du sexe, voire de l’état
de santé de l’assuré, réduisant ainsi l’égalité des citoyens devant la maladie »13.
Ce déchirement du voile d’ignorance sur les risques individuels
comme le relève P.Rosanvallon serait annonciateur de la fin des
systèmes de solidarité collectif.
c) Quelle alternative ?
Il convient de souligner ici qu’une hausse de 1 point de la CSG conduit à une
rentrée supplémentaires de cotisations de 9 milliards d’euros, soit quasiment le montant
du déficit du régime général de la sécurité sociale.
Dans cette perspective la Fondation Copernic préconise :
- une augmentation des cotisations portant notamment sur les revenus
financiers des entreprises ;
- une politique active de prévention qui représente moins de 3% des
dépenses de consommations médicales ;
- la nationalisation des groupes pharmaceutiques ;
- le renforcement du rôle des médecins généralistes pour en faire des
pivots du système.
Il reste qu’un travail reste à faire par les forces progressistes qui consistent à
identifier les besoins sociaux et sanitaires sur le long terme et à chiffrer le coût d’une
politique de réponse à ces besoins, sachant que pour les retraites, avant la réforme Fillon
13
Bruno Palier, « La réforme des systèmes de santé », Ed Puf, coll « Que sais-je ? », 2004, p.43.
94
95
95
les déficits cumulés des régimes de retraite se seraient élevés à plus de 65 milliards
d’euros en 2020 et à plus de 180 milliards d’euros en 2040. Que le poids des retraites
dans le PIB étant de 11.6% du PIB en 2000, il passera à 13.8% en 2020 et à 16% en
2040. Quel sera le poids des dépenses médicales sur cet horizon ? Quelles implications
cela aura-il sur les prélèvements obligatoires ? Quelle société voulons avec quel niveau
de prélèvements obligatoires et au passage, quel niveau d’emploi ?
2°) Le redéploiement de l’action publique : l’essor de logiques
multiples
Face à l’émergence de l’exclusion et de la pauvreté, les politiques d’assistance
qui devaient peu à peu disparaître au profit du développement de la sécurité sociale et
de sa logique d’assurance, ont connu un renouveau. Ainsi, la protection sociale en
France est marquée par l’existence de trois étages, la sécurité sociale (logique
d’assurance), l’aide sociale (logique d’assistance) et les mutuelles et assurances privées
(logique de complémentarité de la protection), rendant la lisibilité des politiques
sociales de plus en plus difficiles, et ce d’autant plus qu’il y a une complexification des
dispositifs mis en œuvre.
Ce manque de lisibilité des politiques sociales n’est certainement pas
étranger à la volonté du gouvernement d’A. Juppé de faire en sorte
que le Parlement ait un peu plus son mot à dire en matière de sécurité
sociale, compte tenu des déficits démocratiques accumulés.
a) Une logique d’insertion : du RMI au RSA
-
La mise en œuvre du RMI (loi du 1er décembre 1988) se situe
dans le prolongement de l’instauration de toute une série de minimas
sociaux au cours des années 1970 et 1980 visant à couvrir les
personnes âgées (minimum vieillesse), invalides ou handicapés
(allocation d’adulte handicapé), les risques liés au chômage de
longue durée (allocation de parent isolé, allocation veuvage).
Mais le RMI constitue cependant une rupture par rapport au
système antérieur, il participe, par le biais du volet d’insertion, d’une
volonté de transformer les dépenses passives de l’Etat-providence en
dépenses actives. Le RMI crée certes un droit à un revenu minimum
(système d’allocation différentielle), mais également un devoir
d’insertion sur la base d’un engagement contractuel entre l’individu
et la société.
L’instauration de ce volet insertion visait, par ailleurs, à atténuer l’ampleur
d’une critique de nature libérale mettant l’accent sur l’effet de désincitation au
travail. Le montant même du revenu minimum est calculé de telle façon qu’il ne
puisse être supérieur à un revenu d’activité à temps plein. Cela n’empêche pour
autant pas le développement de l’idéologie du « workfare », consistant à relier
95
96
96
l’octroi d’aide sociale à l’exercice de certains comportements, dans le cadre d’un
modèle de protection sociale que F.X. Merrien qualifie de « modèle résiduel
libéral répressif »14.
Document n°134
« L’insuffisance du RMI est à relier au fait que les plus conservateurs parmi les
élus n’ont pas cessé de voir en lui un encouragement à la paresse et à la fraude, thème
classique dans la tradition britannique, mais qui a toujours été présent également dans la
droite française.
Cette logique punitive a refait surface avec force dans les débats des années
2000, au point que l’actuel gouvernement Raffarin a mis en place une variante
additionnelle du RMI, dite RMA, au début de 2004 (un revenu minimum d’activité
destiné aux bénéficiaires les plus anciens du RMI incités à prendre des emplois). En
période de faible création d’emploi, on voit mal comment cette initiative pourrait
dépasser sa fonction principalement rhétorique, visant à satisfaire la droite la plus
conservatrice »15.
Dans cette perspective, afin d’améliorer ce volet insertion, les pouvoirs publics ont
créé le Revenu Minimum d’Activité (RMA) à destination des allocataires de plus
de deux ans.
Il s’agit de proposer un contrat de travail de 20 heures sur une période de 18 mois,
rémunéré obligatoirement au SMIC. L’employeur s’engage à assurer une formation,
en contrepartie d’exonération de charges sociales . En retour, le RMA est l’objet
d’un certain nombre de critiques selon lesquelles :
- il présuppose que les individus en chômage de longue durée ne sont pas
véritablement en recherche active d’emploi (stigmatisation) ;
- il conduit la puissance publique à financer largement des emplois privés
au risque d’effet d’aubaine.
Par ailleurs d’autres réflexions apparaissent aujourd’hui portant sur l’extrême
complexité de l’aide sociale en raison de l’existence d’une pluralité de minimas sociaux,
un certain nombre de pressions s’exercent en faveur d’une fusion de tous les minimas
sociaux, constitutif d’un nouveau RMI16. C’est dans cette perspective qu’a été créé le
RSA, le Revenu de Solidarité Active.
Document n°135
LE revenu de solidarité active (RSA), qui doit être généralisé à l’ensemble du territoire le 1 e r juillet 2009, est un
dispositif destiné à encourager le retour à l’emploi. Il s’agit d’un complément de revenu qui est versé aux
bénéficiaires de minima sociaux quand ceux-ci travaillent à nouveau.
Actuellement, en effet, une personne touchant le RMI et reprenant un emploi à temps partiel payé au smic peut
voir ses revenus diminuer (le salaire qu’elle perçoit étant inférieur au RMI, qui ne lui est plus versé).
14
Cf. F.X. Merrien, « L’Etat-providence », op-cit, p.116-119.
15
Jean Claude Barbier, Bruno Théret, « Le nouveau système français de protection sociale », Ed
La Découverte, coll « Repères », 2004, p.88.
16
Cf M.TH. Join-Lambert, A. Bolot-Gittler, Ch. Daniel, D. Lenoir, D. Méda, « Politiques
sociales », op-cit, p.643-644.
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97
97
Une fois le RSA en vigueur, une personne qui perçoit 450 € d’allocation verra ses revenus passer à 760 € si elle
trouve un emploi payé 500 €. Le RSA concernera tous les Français qui gagnent moins de 1,04 smic par mois. Il
sera versé par les Caisses d’allocations familiales (CAF) et financé par une nouvelle taxe de 1,1 % sur les
revenus du capital. Selon Martin Hirsch, le haut-commissaire aux Solidarités actives, le RSA devrait permettre à
700 000 Français de passer au-dessus du seuil de pauvreté (817 € par mois).
Le Parisien, 23 septembre 2008
Document n°136
Martin Hirsch semble avoir gagné sur toute la ligne. D'abord parce que son « revenu de solidarité active » (RSA) sera
généralisé en juin 2009 et non en 2010 comme le demandait Bercy, soucieux de réduire le déficit budgétaire après la
catastrophique affaire du « paquet fiscal » qui l'a accru sensiblement.
Ensuite, et surtout, parce que les « riches » - pour faire court - vont financer le surplus de dépenses (1,5 milliard d'euros)
qu'engendrera le RSA, puisque les ressources supplémentaires seront obtenues grâce à une taxe de 1,1 % sur les
revenus du patrimoine et de placement : loyers encaissés par des particuliers, revenus d'assurance vie ou dividendes.
Certes, ces revenus ne sont pas tous encaissés par le cinquième le plus favorisé des ménages, mais ceux-ci en
perçoivent 80 %, et ce sont essentiellement ces ménages qui seront mis à contribution. D'ailleurs, les craintes exprimées
par Colette Neuville, présidente de l'Association de défense des actionnaires minoritaires (ADAM), sont révélatrices, car
cette association regroupe essentiellement des actionnaires qui détiennent des portefeuilles de titres suffisamment
importants pour les gérer directement au lieu de passer par des organismes spécialisés, les fameux « organismes de
placement collectif en valeurs mobilières ».
Le financement : les riches, et non les couches moyennes
Il faut reconnaître que ce financement par les revenus du capital était totalement inattendu. Jusqu'ici, le schéma privilégié
par les milieux gouvernementaux [1] était un « recentrage » de la prime pour l'emploi (PPE). D'un coût de 4,5 milliards, la
PPE a été versée en 2006 à un travailleur sur trois (9 millions de personnes gagnant entre 0,3 et 1,4 fois le Smic) et
appartenant à des ménages dont le revenu imposable est inférieur à un certain plafond [2]. Des conditions d'attribution
qui font qu'un peu plus d'un million des bénéficiaires se trouvent dans la moitié la mieux rémunérée des travailleurs,
tandis que, en sens inverse, 2,8 millions de travailleurs aux revenus d'activité très faibles en sont exclus, si bien que le
taux de pauvreté des personnes en emploi (7,2 %) n'est que très peu réduit par la PPE. Le « recentrage » de cette
dernière aurait permis d'en accentuer l'effet redistributif, en supprimant la PPE pour les travailleurs situés dans la
deuxième partie de la distribution des revenus d'activité et en utilisant le milliard d'euros ainsi économisé au bénéfice des
travailleurs pauvres éligibles au RSA. Ce schéma avait fait bondir les syndicats, pour qui cela revenait à prendre aux
travailleurs aux revenus modestes pour aider les travailleurs pauvres. Au final, on ne touchera donc pas à la PPE, on se
contentera d'en geler le montant. La réforme de cette dernière attendra donc, et l'on continuera de saupoudrer l'argent
des contribuables au bénéfice de personnes pour lesquelles il s'agit d'argent de poche...
La mécanique du RSA
Le RSA va être perçu par environ 4 millions de ménages. Parmi eux, il convient de distinguer deux grandes catégories.
Il y aura d'abord les ménages actuellement allocataires du RMI et de l'API (allocation parent isolé, versée aux familles
monoparentales ayant un ou plusieurs enfants de moins de trois ans et dont les revenus sont inférieurs à 600 euros), soit
environ 1,3 million de ménages. Pour la plupart d'entre eux, rien ne changera (450 euros maximum pour une personne
seule, 675 pour un couple), si ce n'est l'appellation de l'allocation qu'ils perçoivent. Cependant, on compte environ 170
97
98
98
000 ménages allocataires du RMI ou de l'API qui bénéficient de ce que l'on appelle aujourd'hui « l'intéressement », c'està-dire d'un cumul de revenus d'activité et d'une fraction de leur allocation. Cet intéressement sera supprimé, mais, en
échange, ils pourront continuer à percevoir, en plus de leur revenu d'activité, le RSA diminué de 38 % de ce revenu
d'activité. Dans la quasi-totalité des cas, cette nouvelle règle sera plus favorable que l'ancienne. Ce qui devrait se
traduire par une incitation accrue à trouver un emploi. C'est hélas ce que la plupart des médias ont retenu : ils présentent
le RSA comme une incitation à revenir à l'emploi pour les allocataires de minima sociaux. Or c'est oublier l'autre grande
catégorie de ménages bénéficiaires, qui sera largement majoritaire.
Cette deuxième catégorie, ce sont les ménages où vit un ou plusieurs travailleurs à faibles revenus d'activité (temps
partiel ou chômage récurrent non indemnisé), mais néanmoins supérieurs aux seuils d'attribution des minima sociaux.
Environ 2,8 millions de ménages sont aujourd'hui contraints de vivre avec des revenus d'activité inférieurs au Smic. La
plupart d'entre eux (1,5 million [3]) sont en dessous du seuil de pauvreté (880 pour une personne seule en 2006, 1320
euros pour un couple sans enfant, 1140 pour une famille monoparentale avec un enfant) : ce sont les travailleurs
pauvres. Et 1,3 million de ménages comprenant au moins un travailleur doivent se contenter d'un niveau de vie par
personne compris entre 880 et 1180 euros (le Smic net à plein temps est actuellement de 1050 euros). Sans être
pauvres, ces ménages sont cependant sans cesse confrontés aux privations et à la crainte du lendemain. Pour tous ces
travailleurs, le RSA consistera en une allocation sociale égale au RSA « de base » (celui versé aux actuels allocataires
de minimum social sans autre revenu, soit 450 euros pour une personne seule) diminué de 38 % de leurs revenus
d'activité. La plupart d'entre eux, jusqu'ici privés de PPE, verront donc leurs revenus totaux augmenter dans des
proportions non négligeables (en moyenne 150 à 180 euros par mois). Pas de quoi sortir de la pauvreté monétaire la
totalité de ces personnes, mais seulement une fraction (environ un cinquième).
Il s'agit incontestablement d'une avancée importante. Mais elle demeure partielle : à la fois parce que les jeunes de
moins de 25 ans en sont exclus et parce que le revenu social attribué à la majorité des travailleurs pauvres demeure trop
faible pour pouvoir les sortir de la pauvreté monétaire. Surtout, elle s'accompagne d'un risque majeur, que le projet de loi
ne prévient guère, renvoyant aux partenaires sociaux le soin de le régler : le risque de voir se multiplier les « petits
boulots », désormais subventionnés par cette aide sociale, et le risque de voir les pressions s'accentuer sur les
demandeurs d'emploi pour qu'ils acceptent ces « emplois indignes », qui ne leur assurent ni reconnaissance
professionnelle, ni avenir solide. C'est désormais sur ce terrain que devra se juger le RSA. Ce dernier a amélioré la
couverture sociale, mais s'il aboutit à dégrader le marché du travail et la qualité des emplois proposés, il creusera d'une
main les trous qu'il s'efforcera de boucher de l'autre.
Denis Clerc
24 Septembre 2008
Notes
1 Schéma que, sur la foi d'informations concordantes, nous avions nous-mêmes repris dans le récent article consacré au
RSA dans le n° 272 d'Alternatives économiques septembre 2008).
2 Plafond qui est fonction de la taille du ménage. En outre, un système de majoration au bénéfice des couples monoactifs ou des familles monoparentales permet à certains de percevoir la PPE malgré des gains d'activité supérieurs à 1,4
fois le Smic.
3 Dans ce chiffre, ne sont pas comptés les ménages de travailleurs pauvres percevant un minimum social (les 170 000
ménages indiqués plus haut).
98
99
99
Document n°137
Les victimes collatérales du RSA par Hélène Périvier
Le gouvernement s’est engagé à réduire la pauvreté d’un tiers au cours du
quinquennat. Le Revenu de solidarité active (RSA) est présenté comme la pièce
maîtresse de cette ambition. Il repose sur le constat que le travail n’est pas assez
rémunérateur pour se prémunir contre la pauvreté. Cela a deux conséquences que l’on
peut résumer de la manière suivante, au risque de les caricaturer : la première est que
l’on peut être pauvre tout en travaillant ; la seconde, que l’on peut préférer percevoir
les minima sociaux (le RMI principalement) plutôt que de travailler, la différence
n’étant pas assez intéressante pour s’efforcer de prendre un emploi. Pour corriger cette
situation, le RSA entend compléter les revenus des bénéficiaires des minima sociaux qui
reprennent un travail, ce qui devrait permettre à une partie d’entre eux de passer le cap
du seuil de pauvreté . Par ailleurs, comme il laissera le revenu des pauvres sans emploi
inchangé, ces derniers seront, pense-t-on, encouragés à travailler pour bénéficier du
RSA. Une mécanique bien huilée, sur le papier du moins, car, la réalité, est plus
complexe qu’il n’y paraît.
Qui sont les pauvres ciblés par le RSA ?
Le RSA ne concerne ni les retraités (les plus pauvres d’entre eux sont couverts par le
revenu minimum vieillesse), ni les personnes handicapées (qui perçoivent l’allocation
adulte handicapé). Il vise les ménages pauvres dans lesquels les personnes en âge de
travailler sont jugées aptes à le faire. Dans les trois quarts des cas, il y a au moins un
adulte actif dans ces ménages. Certains travaillent et touchent un salaire, les autres
sont au chômage. Tous les actifs ne seront pas éligibles au RSA, seuls ceux qui ont un
emploi pourront voir leur revenu complété par le nouveau dispositif. Qui sont les actifs
pauvres ?
On peut avoir un emploi stable et à temps plein et être pauvre. Cette situation
correspond le plus souvent au modèle familial traditionnel dans lequel l’homme
travaille et la femme s’occupe des enfants : le salaire de l’homme peut s’avérer trop
faible pour subvenir aux besoins de la famille s’il a trop de personnes à sa charge. Le
taux de pauvreté des ménages dans lequel l’homme travaille et la femme est inactive,
varie de 5,8% à 8,3% selon le nombre d’enfants, chiffre que l’on peut comparer avec le
taux de pauvreté calculé sur l’ensemble de la population de 6,3% (au seuil de 50%
comme dans tout ce qui suit). Ces familles sont pauvres parce que la femme ne travaille
pas et elle ne travaille pas parce que l’organisation sociétale la pousse à être inactive :
en levant les verrous qui pèsent sur l’activité des mères peu qualifiées, la situation de
ces familles s’améliorerait sensiblement et durablement. En ce sens, le RSA aidera ces
familles qui ont incontestablement besoin d’un soutien monétaire, mais il ne s’attaquera
pas directement au mal, seulement à son symptôme. Quoi qu’il en soit, ce cas de
pauvreté laborieuse n’est pas le plus fréquent, notamment du fait de l’existence du
salaire minimum et de la générosité de la politique familiale : seulement 1% des
personnes employées à temps plein toute l’année sont pauvres (soit 11% des actifs
pauvres, cf. tableau 1).
Tableau 1
Qui sont les actifs pauvres ? (2004)
99
100
100
Taux de
pauvreté
En % des actifs
pauvres
Emploi à temps complet toute
60%
l’année
1%
11%
Temps de travail inférieur au
temps plein annuel
12%
dont
7,6%
32%
Emploi à temps complet
une partie de l’année
9%
10%
17%
13%
6%
15%
9%
22%
38%
chômage indemnisé
7%
17%
15%
chômage non indemnisé
2%
38%
23%
Indépendant
9%
11%
19%
Total
100% (26 000 000 de
5%
personnes)
En % des actifs
Emploi à temps partiel
Chômage
dont
100% (1 300 000 de
personnes)
Source : Observatoire des inégalités
Lecture du tableau : parmi les actifs, 60% travaillent à temps complet toute l’année, dans cette catégorie
de travailleurs 1% sont pauvres et ils représentent 12% de l’ensemble des actifs pauvres, dont le nombre
au total s’élève à 1 300 000 de personnes.
NB : Le seuil de pauvreté est fixé à 50% du revenu médian soit 645 euros.
Ensuite, on peut avoir un emploi à temps plein mais instable, par exemple en alternant
les CDD et les périodes de chômage. Ou bien encore avoir un emploi toute l’année
mais à temps partiel. Dans ces cas-là, le Smic horaire ne garantit pas un salaire décent
aux travailleurs. Ils ne sont pas tous pauvres pour autant, car certains vivent avec des
personnes dont les ressources sont suffisantes pour subvenir aux besoins du ménage.
Mais dans le cas contraire, ils entrent dans la catégorie des travailleurs pauvres. Au
total, un tiers des actifs pauvres sont dans cette situation (tableau 1). À cela s’ajoute le
cas particulier des indépendants dont les revenus sont aléatoires : ils représentent un
cinquième des actifs pauvres. Ces deux groupes constituent la cible privilégiée du RSA :
il leur permettra d’augmenter leurs ressources en cumulant leur revenu avec
l’allocation de solidarité active. S’il est légitime de soutenir ces ménages, il est tout
aussi indispensable de s’interroger sur la qualité des emplois occupés par ces
travailleurs pauvres dont les conditions de travail sont souvent difficiles.
Parmi les actifs, il y a aussi ceux qui n’ont pas d’emploi : les chômeurs. Le Smic ne les
protège pas. Or ils représentent presque 40% de l’ensemble des actifs pauvres (tableau
1). Certains chômeurs sont indemnisés et perçoivent une allocation au titre de
100
101
101
l’assurance chômage, les autres n’y ont pas droit parce qu’ils n’ont pas suffisamment,
ou pas du tout cotisé. Ceux-ci n’ont pas de revenus du travail, et donc pour eux, le RSA
ne change rien directement : ils resteront pauvres et dépendront des derniers filets de
sécurité, à savoir pour l’essentiel un RMI non revalorisé, mais aussi pour certains,
l’Allocation de solidarité spécifique (ASS) ou l’Allocation parent isolé (API) selon leurs
parcours professionnel et familial. Considéré comme inefficace, le RMI est jugé à
l’aune du nombre de ses allocataires. Toute augmentation de ce nombre est souvent
interprétée, à tort, comme une preuve de son échec. Le nombre d’allocataires est
sensible à la conjoncture : lorsque l’environnement économique et le marché du travail
se dégradent, le RMI joue son rôle de dernier filet de sécurité en garantissant une aide
minimale à ceux qui sont le plus affectés par un contexte défavorable. L’accroissement
du nombre d’allocataires résulte aussi des ajustements de l’assurance chômage,
devenue plus restrictive ; ils ont entraîné une augmentation du nombre de chômeurs
non indemnisés , pour lesquels le RMI est le seul recours. Au fil du temps, le RMI est
ainsi devenu un prolongement de l’indemnisation chômage. Pour aider ces chômeurs,
on pourrait commencer par revoir les règles de l’assurance chômage de telle sorte que
celle-ci protège mieux et plus longtemps les plus fragiles vis-à-vis de l’emploi.
En résumé, le problème n’est pas tant que l’emploi ne paie pas, mais plutôt le manque
d’emplois et le sous-emploi. L’actif pauvre est souvent un chômeur pauvre, ou un
« demi-chômeur » pauvre (ou, si l’on préfère, un « demi-travailleur » pauvre) et plus
rarement un travailleur (au sens de quelqu’un qui travaille toute l’année à temps plein).
Le RSA se concentre sur les pauvres qui ont un revenu du travail.
Est-ce à dire qu’il laisse de côté tous les autres ? Ce serait aller trop vite en besogne,
car le RSA est non seulement un dispositif de lutte contre la pauvreté mais également un
élément de la politique de l’emploi. Il a pour triple objectif d’« inciter à l’activité
professionnelle grâce à une meilleure articulation entre prestations sociales et revenus
du travail », de « faciliter une insertion durable dans l’emploi », et enfin de « lutter
contre la pauvreté ». L’idée est donc de lutter contre la pauvreté par l’insertion dans
l’emploi.
Le paradigme de l’incitation au travail
Le RSA part de l’idée que si certains pauvres sont sans emploi, c’est parce que le
salaire auquel ils peuvent prétendre est trop faible au regard des revenus d’inactivité
dont ils bénéficient sans rien faire. Autrement dit, le RMI est trop élevé relativement au
salaire potentiel de ces personnes, qui sont devenues dépendantes du système et ne sont
plus encouragées financièrement à en sortir . Le RSA fait d’une pierre deux coups : non
seulement il vient en aide aux travailleurs pauvres en leur assurant un complément de
revenu mais, ce faisant, il encourage les pauvres à reprendre un emploi puisqu’il creuse
l’écart entre les revenus du travail et ceux du non emploi.
Tableau 2
Allocataires des minima sociaux et situation sur le marché du travail en 2006
RMI ASS API longue
Activité
70% 87% 32%
101
102
Emploi
102
19% 15% 10%
Chômage 51% 72% 22%
Inactivité 30% 13% 68%
Source : Pla (pdf), 2007.
Les individus pauvres sans emploi peuvent être inactifs ou chômeurs. Par définition, les
chômeurs recherchent un emploi mais n’en trouvent pas : en 2001, 62% des Rmistes et
82% des allocataires de l’ASS étaient au chômage (26% des APIstes, cf. tableau 2). Ils
pourraient devenir plus efficaces dans leur recherche, pense-t-on, si le jeu en valait
davantage la chandelle. Mais les RMIstes au chômage sont déjà très actifs dans leur
recherche et ils refusent rarement un emploi . L’incitation financière n’apparaît pas
comme étant la clé du problème des chômeurs pauvres . D’ailleurs, dès que le marché
du travail se dynamise, le nombre d’allocataires diminue. Ce sont les personnes les plus
« employables » qui voient alors leur situation s’améliorer. Malgré tout, et même en
période de création d’emplois et de baisse du chômage, le marché du travail n’est pas
en mesure d’intégrer l’ensemble des personnes pauvres qui vivent des minima sociaux.
Plutôt que de tout miser sur l’incitation au travail, ce qui est par ailleurs extrêmement
stigmatisant pour ceux qui n’en ont pas, il serait plus judicieux de renforcer leur
accompagnement vers l’emploi. Le service public de l’emploi manque sensiblement de
moyens en France : le budget consacré par chômeur est 3,6 fois moins important
qu’aux Pays-Bas et 2,8 qu’en Grande Bretagne . En outre, il existe une batterie de
contrats aidés à destination des allocataires de minima sociaux. Certes, ils sont loin
d’offrir un parcours ascendant à tous leurs bénéficiaires, néanmoins ils restent à ce
jour le moyen le plus rapide de donner du travail à des personnes sans qualification ou
déqualifiées. Or, le RSA est proposé dans une période de forte réduction du nombre de
contrats aidés à destination des allocataires des minima sociaux : il y en aura 100 000
de moins d’ici la fin 2008 (voir graphique 1). Ce retournement brutal de la politique de
l’emploi affectera les moins bien lotis, car on voit mal comment ils pourront alors
décrocher un emploi et donc bénéficier du RSA.
Restent tous les inactifs pauvres qui, eux, ne recherchent pas d’emploi. Est-ce
l’insuffisance de la rémunération nette de l’emploi qui les en dissuade ? Il est vrai que
la recherche d’un emploi est une démarche coûteuse, ce qui accentue les difficultés de
reprise d’activité des personnes les plus pauvres, lesquelles peuvent difficilement faire
cet « investissement ». Une fois l’emploi obtenu, ces dépenses persistent : transports
quotidiens, habillement, garde des enfants… Mais le coût n’est pas le seul obstacle, la
disponibilité des services est également en cause : comment aller travailler (ou même se
rendre à un entretien d’embauche) quand on n’a pas de voiture, ou même pas de permis
de conduire, en l’absence de transports publics ? De même, comment être disponible
rapidement lorsqu’on a un enfant en bas âge, ce qui est le cas des allocataires de l’API
(Allocation Parent Isolé), et que l’on ne dispose pas d’une place en crèche, ou chez une
assistante maternelle ? La question de la disponibilité des modes de garde sur le
territoire est centrale dans l’accès à l’emploi des mères de jeunes enfants. Ces
personnes ne peuvent tout simplement pas travailler, avec ou sans RSA.
102
103
103
Le RSA ou la pauvreté méritée ?
La pauvreté est le fruit de multiples handicaps qui, combinés, fragilisent la position de
l’individu et de sa famille : bas salaire et précarité de l’emploi, manque de qualification
ou déqualification, mais également problème de logement, de mode de garde,
problèmes familiaux et sociaux. Un état de santé médiocre, ainsi que le manque
d’estime de soi constituent un obstacle supplémentaire pour s’engager dans une
démarche active de recherche d’emploi. D’ailleurs, l’abandon de cette recherche par
une minorité d’allocataires s’explique le plus souvent par des problèmes de santé. Ces
personnes sont pauvres et inactives et ne recherchent pas d’emploi : méritent-elles de
ne pas être aidées pour autant ? La logique du RSA est claire sur ce point, elles ne le
seront pas plus qu’aujourd’hui comme l’a très clairement souligné Martin Hirsch :
« J’insiste également sur le fait que seules les personnes qui travaillent bénéficieront
d’un surcroît de prestations par rapport à la situation actuelle. Avec le RSA, nous ne
mettons pas un centime vers l’inactivité, et nous augmentons sensiblement le pouvoir
d’achat des travailleurs pauvres ». Le RSA se fonde sur une vision duale de la
pauvreté : la pauvreté méritante, celle qui affecte ceux « qui travaillent et se lèvent
tôt », par opposition à une pauvreté qui serait « méritée ». Cela repose sur une idée
naïve et dangereuse : « quand on veut, on peut ». Cela conduit à considérer, de façon
absurde dans le contexte socio-économique actuel, que le fait d’« avoir un emploi » est
révélateur de la volonté de l’individu de se réinsérer… En refusant de toucher aux
niveaux des minima sociaux, on sacrifie sur l’autel de l’incitation au travail les
individus qui constituent le « noyau dur » de la pauvreté, ceux pour lesquels une
insertion immédiate dans l’emploi apparaît peu crédible. Le dernier rapport de
l’Observatoire de la pauvreté et de l’exclusion sociale fait état d’une stabilisation du
nombre de pauvres, mais d’une intensification de la pauvreté, ce qui n’est pas étonnant
au regard de la dégradation du niveau du RMI. Le niveau du RMI est ainsi passé d’un
peu moins de 70% du seuil de pauvreté en 1995 à près de 60% en 2005.
Pour lutter contre la paupérisation des plus démunis, la mesure d’urgence serait de
relever le niveau du RMI, ce qui profiterait au tiers des ménages pauvres qui perçoivent
actuellement cette allocation. À cette mesure devraient s’ajouter des politiques de fond
qui mettent l’accent sur l’accompagnement dans l’emploi des chômeurs, sur la
formation, sur l’encouragement à l’emploi des femmes. Ainsi qu’une meilleure prise en
charge du coût de l’enfant (avec par exemple une allocation familiale dès le premier
enfant) et une création massive de modes de garde. Enfin les questions de l’accès au
logement et de l’accès aux soins devraient également être intégrées dans une politique
générale de lutte contre la pauvreté. Évidemment tout cela est coûteux. Comme le dit le
prix Nobel d’économie, Robert Solow : « No cheap answer ». Il s’agit là d’un véritable
engagement de la société, qui exige de redéployer massivement les ressources pour se
donner les moyens de cette ambition.
Document n°138
Le RSA va sortir 300 000 travailleurs de la pauvreté »
DENIS CLERC, économiste, ancien rapporteur du Conseil de l’emploi des
revenus et de la cohésion sociale (Cerc)
Propos recueillis par Catherine Gasté-Peclers | 23.09.2008, in le Parisien
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arks.netAVEC « la France des travailleurs pauvres », à paraître aujourd’hui chez Grasset, Denis Clerc jette
un pavé dans la mare. Le travail n’est plus un remède contre la pauvreté, constate-t-il. Au contraire, c’est la
multiplication des emplois à temps partiel et des jobs temporaires qui a fait plonger dans la pauvreté 2 millions
de travailleurs et leurs familles.
L’Etat porte, selon lui, sa part de responsabilité. Au nom de la baisse du chômage, il a prêté main-forte à la
création d’emplois paupérisants et aggravé le problème au lieu de le réduire. Denis Clerc s’explique et lance une
sérieuse mise en garde pour que le revenu de solidarité active (RSA) ne devienne pas « la dragée enrobant la
pilule du mauvais emploi ».
Vous affirmez que les travailleurs pauvres sont de plus en plus nombreux. Pourtant, la pauvreté recule
en France…
Denis Clerc. Elle a reculé de 1990 à 2004, mais elle augmente à nouveau. Et, surtout, elle change de visage.
Avant, elle concernait des personnes âgées ou handicapées, éloignées du marché du travail. Les revenus
sociaux qui visaient à les aider étaient très faibles. Depuis, les choses ont changé : les revenus sociaux,
heureusement, ont augmenté. Mais, de plus en plus, la pauvreté concerne des personnes qui sont sur le marché
du travail. Dans deux ménages pauvres sur trois, il y a un travailleur, soit à temps partiel, soit avec un petit
boulot qui ne permet pas de vivre décemment. Actuellement, on compte en France près de 2 millions de
ménages de travailleurs qui vivent en dessous du seuil de pauvreté.
« Les femmes sont en première ligne »
Pourquoi les statistiques ne reflètent-elles pas ce type de pauvreté?
Les statistiques s’intéressent au nombre total de pauvres. Le fait qu’il y ait eu une baisse assez sensible du
nombre de pauvres permettait d’éviter de regarder qui était pauvre. Et puis on était tellement content que les
gens trouvent des emplois qu’on n’a pas voulu mettre l’accent sur la qualité des emplois créés. Aujourd’hui, une
personne seule qui trouve un emploi à trois quarts temps au smic est en situation de pauvreté si elle n’a pas
d’autre revenu. Le seuil de pauvreté officiel est de 880 € , ce qui correspond à 85 % d’un temps plein au smic.
Les femmes, souvent avec enfants, sont en première ligne. A la fois parce qu’elles occupent plus fréquemment
que les hommes des emplois à temps partiel et parce que, lorsque le couple est séparé, ce sont souvent elles
qui ont la charge des enfants.
Le dispositif du RSA va-t-il permettre d’endiguer ce phénomène ?
Partiellement. Le RSA va permettre à environ 300 000 travailleurs de sortir de la pauvreté grâce à un
complément de revenu d’environ 100 € par mois. A peu près autant vont voir leur sort s’améliorer, tout en restant
en dessous du seuil de pauvreté. Mais pour les deux tiers restant, soit près de 1,3 million de travailleurs pauvres,
le RSA ne va rien changer. Au départ, Martin Hirsch réclamait 3 milliards d’euros pour ce dispositif. S’il avait pu
obtenir cet argent, on aurait pu en sortir un plus grand nombre de la pauvreté.
« Il est rare de sortir par le haut de ces emplois mal payés »
Ne risque-t-on pas d’encourager la multiplication des emplois précaires ou à temps partiel ?
C’est un risque. Les offres d’emplois à très faible salaire qui ne trouvaient pas preneur seront plus attractives
grâce au RSA, qui viendra en complément. Les employeurs seront donc encouragés à multiplier ce type d’offres.
Tandis que les chômeurs percevant le RSA risqueront de le perdre s’ils les refusent, en raison des nouvelles
règles sur « l’offre raisonnable d’emploi ».
Quels sont les emplois « paupérisants » ?
Les emplois familiaux et plus généralement les services à la personne encouragés par l’Etat. Mais aussi
l’hôtellerie-restauration et la grande distribution. Lorsqu’on est serveur de café ou de restaurant, femme de
ménage dans un hôtel ou chez des particuliers, caissière dans un hypermarché, il s’agit souvent de « miettes
d’emploi » : dix ou vingt heures par semaine payées au smic. Il est rare de sortir par le haut de ces emplois mal
payés. Ce sont des impasses.
Que faudrait-il faire pour les limiter ?
Le gouvernement a une arme atomique entre les mains : les allégements de cotisations sociales appliqués
aujourd’hui à ces emplois. Il a le moyen d’obliger les partenaires sociaux à engager des discussions pour réduire
le nombre de ces emplois paupérisants qui sont une menace pour notre société.
104
105
105
Dans ce débat figure aussi la question de l’instauration ou non d’un revenu
minimum universel et inconditionnel, pouvant prendre la forme d’une allocation
universelle ou d’un impôt négatif.
b) Le retour de l’assistance et du local ?
Les politiques en matière d’aide et d’action sociale ont été largement
bouleversées par la mise en œuvre de la décentralisation en 1982. Aujourd’hui, depuis
la loi du 22 juillet 1983, le département a en charge la responsabilité et le financement
de l’action sociale. Cette modification du paysage institutionnel n’a pas été sans
conséquences :
- sur la détermination des objectifs en matière d’action sociale, des
divergences notables entre départements, ont pu apparaître dans un
contexte de modification des besoins en raison de l’émergence de
nouveaux publics concernés (chômeurs en voie d’exclusion, allocataires
de minimas sociaux, …).
- Sur la nature du travail demandé aux travailleurs sociaux (assistants
sociaux, éducateurs spécialisés, animateurs socio-culturels) ; selon R.
Castel17, dans les années 1960-1970, les travailleurs sociaux sont sous
l’emprise des administrations d’Etat et soumis à une logique de
professionnalisation et de technicisation homogénéisant les pratiques et
étant essentiellement en charge de la gestion des individus en situation
sociale difficile mais extérieures au monde du travail (petite enfance,
personnes âgées dépendantes, personnes handicapées, personnes sous
éducation surveillée). A partir du début des années 1980, les missions de
leur travail se modifient, désormais, elles se situent autour d’objectif
d’insertion sociale et professionnelle, exigeant au passage de grandes
capacités de gestion face au développement des actions de
collaboration/partenariat entre des institutions diverses.
Plus généralement, on peut considérer aujourd’hui qu’il existe en matière de
lutte contre l’exclusion deux types de mouvement en œuvre :
Document n°139
« Le premier s’inscrit dans une dynamique renouvelée de contractualisation et
d’accompagnement autour d’un projet individualisé. Le second valorise le retour au
communautaire et aux solidarités territoriales »18.
Mais ces deux mouvements se heurtent respectivement :
- à la difficulté de mettre en œuvre un suivi social individu par individu, à défaut
de l’existence d’un contrôle social serré19 ;
17
R. Castel, art « Du travail social à la gestion sociale du non-travail », in la Revue « Esprit »,
mars-avril 1998.
18
N. Richez-Battesti, « Intégration et cohésion sociale : l’enjeu majeur de la citoyenneté, in M.
Parodi, Ph.Langevin, J.P. Oppenheim, N. Richez-Battesti, « La question sociale en France depuis 1945 »,
Paris Ed A. Colin, 2000, pp.85-115, p.111.
19
« Les nouvelles interventions sociales se caractérisent en effet par leur diversification, censées
s’ajuster à la spécificité des problèmes des populations prises en charge, et, à la limite, à une
individualisation de leur mise en œuvre. Deux termes absents du vocabulaire de la protection classique,
prennent une place stratégique dans ces nouvelles opérations : le contrat et le projet. La mise en place du
revenu minimum d’insertion à partir de 1988 exemplifie bien l’esprit de ce nouveau régime de
105
106
-
106
au fait que les populations les plus marginales sont souvent itinérantes et
échappent par conséquent à la logique de la reterritorialisation des politiques
d’aide sociale20.
Document n°140
« Beaucoup d’indices montrent que ce risque de régression vers une solidarité d’abord
locale, fondée sur de petites identités et remettant en cause la solidarité nationale est
réel : le refus des départements de prendre en charge les populations non résidentes
malgré les textes, leur revendication d’obtenir la libre gestion de prestations ou de
structures qui concernent leur population (établissements médico-sociaux, volonté de
gérer une future prestation dépendance, (…), ou la réticence de certains à participer
aux actions d’insertion du RMI, dont ils n’ont pas l’entière responsabilité »,
in M.TH. Join-Lambert, A. Bolot-Gittler, Ch. Daniel, D. Lenoir, D. Méda, « Politiques sociales »,
op-cit, p.421.
c) L’impossible démocratie sociale ?
L’ordonnance du 4 octobre 1945 détermine le mode de gestion des institutions
de sécurité sociale, dans un souci d’éviter une main mise de l’Etat sur la protection
sociale et de promouvoir une véritable démocratie sociale, en faisant en sorte que les
conseils d’administration des caisses de sécurité sociale soient composés en majorité de
représentants des travailleurs, lesquels représentants étaient désignés par les
organisations syndicales les plus représentatives21.
Mais ce mode de gestion fût rapidement remis en cause et l’objet d’incessantes
modifications.
Le 30 août 1946, l’Assemblée nationale adopta une loi prévoyant le principe de
l’élection avec candidatures libres. En 1967, par voie d’ordonnances, le principe de
désignation est rétablie et le paritarisme est instaurée (égalité de représentation entre
employeurs et employés).
La loi du 17 décembre 1982 réinstaure une représentation majoritaire des
employés et le principe de l’élection refait son apparition pour la désignation des
membres des caisses de sécurité sociale de base, donnant lieu à élection en 1983.
Enfin l’ordonnance du 24 avril 1996 revient aux principes de 1967 : retour du
principe de désignation et paritarisme.
protections. », in R. Castel, « L’insécurité sociale,. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Seuil/République des
Idées, 2003, p.70.
« La nouvelle économie des protections exige, dira-t-on, que l’on en revienne, par delà
l’étatisation du social, à une prise en compte de ces situations particulières et à la limite des individus
singuliers », in R. Castel, « L’insécurité sociale,. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Seuil/République des Idées,
2003, p.71.
20
Cf. M.TH. Join-Lambert, A. Bolot-Gittler, Ch. Daniel, D. Lenoir, D. Méda, « Politiques
sociales », op-cit, p.421. Cf. également R. Lafore, art : « Les nouveaux modes de régulation juridique.
L’exemple des politiques d’insertion », pp.40-53, in « L’Etat à l’épreuve du social », ouvrage collectif ss
la dir de Ph Auvergnon, Ph. Martin, P. Rozenblatt, M. Tallard, Ed Syllepse, 1998.
Les autres membres minoritaires des conseils d’administration étaient des représentants des
organisations patronales ou de la société civile (associations familiales, mutuelles, personnalités
qualifiées désignées par l’Etat.
21
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107
A ce « va et vient » autour des formes de la démocratie sociale à instaurer,
s’ajoute une tutelle effective de l’Etat sur la sécurité sociale22, tutelle qui vient affaiblir
l’autonomie de gestion des caisses de sécurité sociale. Mais tutelle surtout, qui s’exerce,
depuis la Constitution de 1958 jusqu’à la loi organique du 22 juillet 1996 relative aux
lois de financement de la sécurité sociale, dans le cadre du pouvoir réglementaire. En
d’autres termes, les grandes orientations en matière de protection sociale sont prises par
voie de règlement, sont donc prises par le pouvoir exécutif en l’absence de véritable
contrôle du Parlement.
Il aura donc fallu attendre cette loi du 22 juillet 1996, pour que le Parlement ait
son mot à dire en matière d’orientations du système de protection sociale (fixation des
conditions générales de financement et des objectifs de dépenses). Cette réaffirmation
du rôle du Parlement présente une certaine légitimité dans la mesure où le financement
de la protection sociale est loin d’être aujourd’hui du seul ressort des salariés sous
l’effet notamment de l’introduction de la CSG. S’ajoute à cela le fait que les syndicats
semblent de moins en moins représentatifs de la population active en raison de la
faiblesse du taux de syndicalisation.
Il reste que nombre de syndicats dont FO restent hostiles à cette réforme
considérant qu’une logique comptable budgétaire risque de présider à la détermination
des grandes orientations en matière de protection sociale au détriment d’une logique de
réponse aux besoins23.
3°) Le retour des classes sociales ?
Du milieu du XIXème siècle jusqu’à la fin des années 70, les représentations
dominantes de la réalité des sociétés industrielles consistaient à mettre en avant la
notion de classes sociales.
A partir de cette date sous l’effet de l’enregistrement du développement d’une
société de consommation, d’une classe « moyenne », d’une non paupérisation de la
classe ouvrière, ces représentations dominantes vont s’estomper au profit d’analyses sur
la post-modernité, sur la société post-industrielle, sur le « retour de l’acteur », analyses
plus centrées sur la question de la démocratie et de la construction des identités
individuelles que sur la question du régime économique.
Il reste que depuis le milieu des années 90, il semble y avoir un retour de
balancier qui conduit à une forme de « retour en grâce » des analyses en termes de
classes sociales, celles-ci pouvant se définir à partir de la prise en compte de trois
dimensions :
- communauté relative de situation et de destin ;
- sentiment d’appartenance à un même monde ;
- constitution comme sujet politique.
Les deux dernières dimensions se sont affaiblies dans le monde ouvrier sans se
transposer dans une autre fraction centrale du salariat. En revanche du point de vue de la
22
Tutelle de l’Etat bien plus forte que celle qui s’exerçait sur les collectivités locales avant les lois
de décentralisation de 1982, tutelle qui trouve son origine dans l’article 34 de la Constitution de 1958
dont l’objet est de définir le domaine de la loi et qui stipule que « la loi (…) détermine les principes
fondamentaux du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale ». Cette tutelle de l’Etat
s’exerce, que pour les questions de respect des dispositions législatives et réglementaires.
23
M.TH. Join-Lambert, A. Bolot-Gittler, Ch. Daniel, D. Lenoir, D. Méda, « Politiques sociales »,
op-cit, p.443-456.
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première dimension, les rapports de domination se sont multipliés (exemple de
l’insertion des femmes sur le marché du travail qui bouleverse les relations entre la
sphère privée et la sphère publique) et les classes populaires voient de large fraction
d’entre elles précarisée et menacées d’exclusion politique
Pour le dire autrement, deux éléments conduisent à raisonner en termes de
« retour des classes sociales » :
- une montée des inégalités depuis le milieu des années 80 qui rend plus visible les
différences de position objective des individus dans les rapports de production ; plus
grande visibilité qui ne conduit cependant pas à ressortir les « vieux logiciels », dans la
mesure où à la différence des années 70 il y a
a) contraction, départicularisation et émiettement du monde ouvrier au profit d’une
montée d’un groupe hétérogène des employés ;
b) croissance du salariat qualifié ;
c) apparition d’un chômage de masse et précarisation de l’emploi.
d) affaiblissement du sentiment d’appartenance de classe (évolution des conditions
de vie, des pratiques de consommation, des formes de conscience et
d’individualité sociales, des modes de représentations politiques
- un renouveau des conflits sociaux qui semble prendre la forme d’une lutte des classes
sans classes, mais lutte des classes qui est la condition même de l’existence des classes ;
celles-ci dans une perspective marxiste se construisant et se renforçant dans leurs
rapports. Sans rapports de classes pas de classes sociales, sans lutte de classes pas de
classes sociales.
a) La notion de classes sociales : quelques repères

Le concept de classe sociale chez Marx
Pour K. Marx (1818-1883), les classes sociales se définissent à partir des
rapports de production et d’échange. Les individus appartiennent à une classe en
fonction de leur place dans le système de production. Les classes n’existent pas en
dehors de la lutte des classes qui porte notamment sur le partage du surplus
économique. Marx distingue la classe en soi qui résulte de l’organisation objective de la
production et la classe pour soi qui suppose la prise de conscience collective des intérêts
de classe. Au sein du mode de production capitaliste (MPC), l’exploitation repose sur la
contradiction entre travail et capital, eux-mêmes constitués en classes sociales
antagonistes, le prolétariat et la bourgeoisie.
Doc 141 : La conception marxiste de l’histoire
"On appelle classes sociales de grands groupements humains se distinguant par leur place dans un
système historique déterminé de production sociale, par leurs rapports (le plus souvent fixés par la loi),
avec les moyens de production, par leur rôle dans leur manière de recevoir leur part de la richesse sociale,
ainsi que par la grandeur de cette part. Les classes sociales sont des groupements humains dont l'un peut
s'approprier le travail de l'autre par suite de la place qu'il occupe dans un régime économique donné".
V.I. Lénine, "La grande initiative" (28 juin 1919, in J.P. Cot et J.P. Mounier, "Pour une sociologie
Politique", coll, Points politique, Ed Seuil, 1974.
Doc 142 : La notion de rapports de classe
Chez Marx, « les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu’ils doivent mener une lutte
commune contre une autre classe » et on ne peut donc penser la classe sans son rapport avec une autre
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classe : « l’histoire de toute la société jusqu’à aujourd’hui est l’histoire de la lutte des classes. Homme
libre et esclave, patricien et plébéien, baron et cerf, maître et compagnon, bref oppresseurs et opprimés
dressés les uns contre les autres dans une opposition constante, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt
cachée, tantôt ouverte, une lutte qui s’est chaque fois terminée par un bouleversement révolutionnaire de
toute la société ou par la ruine commune des classes en lutte. » (Manifeste du parti communiste).
"Le grand principe marxien est que l'on ne peut définir une classe sociale en dehors des rapports qu'elle
entretient avec une ou plusieurs autres classes : "les individus isolés ne forment une classe que pour
autant qu'ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe" (L'idéologie allemande, Engels et
Marx, 1846). Les classes ne préexistent pas à ce rapport social : c'est ce rapport - en général d'échange de
biens, de travail, de marchandises, etc. -qui constitue les classes sociales. Celles-ci ne commencent donc à
exister que dans les sociétés où existent un surplus à échanger (il en est de même de l'Etat qui régit en
partie le rapport entre classes), c'est-à-dire là où la division du travail est grande, puisqu'elle conduit à
l'existence de ce surplus. Le rôle attribué par Marx et Engels à la lutte des classes prouve cette place
centrale du rapport de classes : "l'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes
de classes" écrivent-ils dans le Manifeste du parti communiste. Les rapports de classes définissent les
caractéristiques essentielles des classes sociales : économiques, sociales, politiques, culturelles, etc.
Par exemple, dans la société capitaliste, le rapport de classes bourgeoisie/classe ouvrière (qui est la
personnification du rapport entre capital et travail) définit le rapport d'exploitation à travers lequel la
classe ouvrière vend sa force de travail aux détenteurs des moyens de production (la bourgeoisie) qui en
tirent profit. La classe ouvrière ne s'enrichit pas tandis que le capital s'accroît du coté de la bourgeoisie.
D'où les conditions de vie misérables de la classe ouvrière anglaise et le travail des enfants que décrit
Engels dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre. Les rapports de classe sont donc au cœur
non seulement de la définition théorique des classes sociales, mais de la constitution de leurs
caractéristiques essentielles dans le monde réel : les rapports de classes définissent tout autant les rapports
économiques, sociaux, idéologiques entre les classes que les contenus économiques sociaux, idéologiques
culturelles de la vie sociale dans chaque classe".
J.P. Durand, "la lutte des classes selon Marx, Alternatives économiques, hors série n°29, 3° trim,
1996.
- La théorie marxiste de la polarisation
À la fin du Capital, Marx définit trois classes, les ouvriers salariés, les
capitalistes et les propriétaires fonciers, à partir des trois types de revenus : le salaire, le
profit, la rente foncière, issus respectivement de la mise en valeur de la force de travail,
du capital et de la propriété foncière.
Pour Marx, dans le MPC, la contradiction principale oppose la classe ouvrière aux
capitalistes (prolétaires et bourgeoisie en termes politiques). La rivalité et les conflits
entre grande propriété foncière et capital ne sont qu’un phénomène secondaire. Les
classes intermédiaires, comme la petite bourgeoisie, sont ruinées, et « tombent dans le
prolétariat : d’une part parce que leurs faibles capitaux ne leur permettant pas
d’employer les procédés de la grande industrie, elles succombent dans leur
concurrence avec les grands capitalistes ; d’autre part, parce que leur habileté
technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. De sorte que le
prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population » (Manifeste du parti
communiste)
Selon cette thèse de la polarisation des classes sociales, la petite bourgeoisie est
appelée à disparaître, absorbée par le prolétariat, tandis que celui-ci ne cesse de
s’appauvrir.
- Classes et fractions de classes
Selon Marx, la France de la monarchie de Juillet serait constituée d’au moins
sept classes et fractions de classes qui vont faire et défaire leurs alliances durant les
109
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grands conflits allant de février 1848 au coup d’État du 2 décembre 1851 (le 18
brumaire de Louis Napoléon Bonaparte) :
–L’aristocratie financière : fraction de la bourgeoisie française qui régnait sous
Louis-Philippe : « banquiers, rois de la bourse, rois des chemins de fer, propriétaires
des mines de charbon et de fer, propriétaires de forêts ».
La – bourgeoisie industrielle, qui constituait l’opposition officielle sous LouisPhilippe.
La – petite bourgeoisie, constituée d’artisans et de commerçants. Elle s’opposait aussi
à Louis Philippe.
La – classe ouvrière, ou prolétariat industriel.
Le – lumpenprolétariat, « prolétariat en haillons » ou sous-prolétariat. Il est le fruit de
l’exode rural ou de l’exclusion des ouvriers de la grande industrie par le machinisme. Il
s’agit de la surpopulation relative dont parle Marx, produite en permanence par le
capitalisme et qui entretient par sa simple présence la concurrence entre les ouvriers.
La – paysannerie parcellaire, dite aussi classe paysanne. Il ne s’agit pas d’une classe
au sens fort du concept, puisque ses membres sont dispersés et inorganisés
politiquement parce que sans ennemi bien désigné.
Les – grands propriétaires fonciers. Ils entrent en rivalité avec la bourgeoisie dans le
partage de la plus-value.

L’analyse de Max Weber
Les propositions de M. Weber (1864-1920) occupent une position charnière
entre les analyses en termes de classes et les analyses de classification statutaire.
Tout en s’opposant à Marx en maints domaines, il reprend à sa façon certains
aspects de sa problématique (lutte de classes liée aux enjeux économiques, domination
sociale, etc.).
Parallèlement à T. Veblen (1857-1929), il inaugure une réflexion basée sur la
compétition statutaire par la consommation et les styles de vie. Enfin, il influence
directement les analyses américaines de la stratification avec la notion de statut social.
L’analyse de M. Weber est en effet pluridimensionnelle. Il distingue :
les classes, qui correspondent à – l’ordre économique.
Les groupes statutaires, qui – correspondent à l’ordre social.
Les partis, qui correspondent à l’ordre – politique.
L’ordre économique est « le mode selon lequel les biens et les services sont distribués et
utilisés ».
L’ordre social « sphère de répartition de l’honneur » est le mode selon lequel le
prestige se distribue dans une communauté.
Quant à l’ordre politique il peut être défini comme la compétition pour le contrôle de
l’État. Les « partis » qui en résultent procurent éventuellement un pouvoir
supplémentaire aux classes et aux groupes de statut.
M. Weber donne une définition strictement économique de la situation de classe, en
disant que c’est la chance caractéristique pour un individu d’accéder aux biens. Les
individus, du fait de leur famille, de leur profession, des capitaux qu’ils possèdent, de la
région où ils habitent, ou de tout autre cause déterminante, ont des chances (au sens de
possibilité) inégales, différentes, d’accéder aux biens. Ces différences définissent des
situations de classe différentes.
Les classes ne sont par conséquent qu’une dimension de la stratification sociale même si
Weber sous-entend qu’elles en sont la trame la plus importante dans les sociétés
110
111
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modernes.
Selon Weber, une classe se définit notamment par deux critères.
La possession des moyens d’édifier une – fortune ou de constituer un capital. Les
classes de possession privilégiées sont d’abord celles des rentiers. Les classes de
possession négativement privilégiées sont les esclaves, les déclassés, les débiteurs et les
pauvres en général.
La mise en œuvre des moyens de – production. Les classes de production positivement
privilégiées comprennent les marchands, les armateurs, les entrepreneurs industriels, les
banquiers, les professions libérales, etc. Les classes de production négativement
privilégiées sont celles des travailleurs (ouvriers spécialisés, qualifiés et non qualifiés) ;
Pour M. Weber, les classes ne sont pas des communautés, elles représentent simplement
des bases possibles, fréquemment utilisées pour une action commune.
Des gens dont la situation est commune peuvent prendre conscience de cette situation et
organiser une action commune. Les intérêts de classe peuvent n’entraîner aucune action
commune, mais seulement ce que Weber appelle des actions de masse, simples résultats
communs d’une même situation sans prise de conscience. Une action de classe, au
contraire, répond au sentiment d’une communauté d’intérêts, et elle est orientée vers une
défense commune de ces intérêts. Elle se constitue seulement si les contrastes entre les
différentes classes sont suffisants pour motiver l’action.
On peut donc parler de luttes de classes, à condition qu’il n’y ait pas seulement des
intérêts de classes définis objectivement, mais aussi une prise de conscience des intérêts.
Pour Marx, c’est parce qu’il y a lutte que les classes se définissent. Pour Weber, c’est
parce qu’il y a situation de classe sur le marché qu’il peut y avoir lutte de classes et ces
luttes se transforment avec l’évolution économique.
Document n°143
Groupes d’intérêts et conflits de groupes chez R. Dahrendorf
Pour Dahrendorf, plutôt que la propriété, c’est le contrôle ou l’exercice de l’autorité qui est le critère
essentiel de la formation des classes aujourd’hui. : « les classes ne sont liées ni à la propriété ni à
l’industrie ni aux structures économiques en général, mais, en tant qu’éléments de la structure sociale et
facteurs produisant le changement, elles sont aussi universelles que leur déterminant, à savoir l’autorité
et sa distribution spécifique ».
Pour Dahrendorf, alors que le pouvoir s’attache à la personne, l’autorité est toujours associée à un rôle
ou à une position sociale. L’analyse des conflits sociaux consiste alors pour Dahrendorf à s’interroger
sur les groupes conflictuels qu’engendrent les relations d’autorité prévalant dans une société. Il existe en
effet un conflit d’intérêt entre ceux qui exercent l’autorité et ceux qui y sont assujettis, ceux qui ont intérêt
au maintien du statu quo et ceux qui ont intérêt à son renversement. Mais on trouve dans la société
globale un pluralisme des conflits : au lieu d’un seul grand conflit mettant aux prises deux – et seulement
deux – grandes classes sociales, il existe une grande diversité de conflits entre des groupes innombrables
qui sont de nature et de légitimités différentes et qui, en conséquence, ne peuvent ni s’ordonner en deux
camps ni se hiérarchiser. Dans l’analyse de Dahrendorf, la classe sociale est alors le produit d’une
superposition de multiples groupes et associations d’intérêt qui divisent et organisent les différents
secteurs de la société (la superposition des groupes d’intérêt est liée au fait que parfois, les mêmes
personnes ou les mêmes groupes exercent l’autorité dans plusieurs secteurs de la société). Il n’y a plus ni
parti de classe, ni culture de classe, ni religion de classe, etc. Il existe bien sûr des différences, mais cet
agencement très diversifié et complexe de groupes en conflits offre aux individus une liberté de
manœuvre, une variété de projets et de stratégies personnelles qui sont le ressort de la mobilité sociale.
La théorie du « feu de camp » de M. Halbwachs
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112
La théorie des classes sociales de M. Halbwachs (1877-1945) constitue un compromis entre les deux
représentations dominantes à son époque de la société de classes, la théorie marxiste et la sociologie
américaine. Il formule une théorie qui fait passer la production au second plan et laisse le primat aux
forces sociales d’intégration. La société se présente comme un ensemble emboîté de cercles
concentriques disposés autour d’un noyau central, chaud et vivant, qui représente la « vie sociale la
plus intense qu’on puisse se représenter ». Chacun des cercles correspond à une classe sociale et
chacune de ces classes se définit par la distance qui la sépare du « feu de camp ».
Les classes les plus proches du centre sont les classes les plus instruites, les plus riches, les plus
intégrées.
À la périphérie, on trouve au contraire les classes ouvrières « que leurs fonctions obligent à sortir
périodiquement de la société ».
Ces distances plus ou moins grandes qui séparent les différentes classes sociales du feu de camp
central engendrent à leur tour des niveaux de vie différents, c’est-à-dire des degrés inégaux de
participation à la vie sociale.
Document n°144
« On parlera de classes sociales pour des catégories :
- inégalement situées – et dotées – dans le système productif ;
- marquées par une forte identité de classe, dont trois modalités peuvent être spécifiées :
- l’identité temporelle, c’est-à-dire la permanence de la catégorie, l’imperméabilité à la mobilité
intra et intergénérationnelle, l’absence de porosité aux échanges matrimoniaux avec les autres
catégories (homogamie) ,
- l’identité culturelle, c’est-à-dire le partage de références symboliques spécifiques, de modes de
vie et de façons de faire permettant une inter-reconnaissance,
- l’identité collective, à savoir une capacité à agir collectivement, de façon conflictuelle, dans la
sphère politique afin de faire reconnaître l’unité de la classe et de ses intérêts ».
L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001.
b) Evolution des inégalités et classes sociales
L’étude méthodique des inégalités conforte la thèse de la persistance des classes
sociales.

Des sociétés segmentées et hiérarchisées
Les sociétés contemporaines sont à la fois segmentées, hiérarchisées et
conflictuelles :
- segmentées : il existe des groupements d’individus qui partagent des manières
de faire, de vivre identique ou proche ; la thèse de l’uniformisation des modes de
vie ne résiste pas à l’examen empirique. La société française est fortement
segmentée (niveaux de vie et modes de vie ; exemple de la consommation).
- hiérarchisées : les groupements sont inégalement dotés en ressources sociales
(matérielles, symboliques mais aussi politiques : pouvoir de se faire entendre, de
défendre ses intérêts et ses droits) ; Remise en cause de la thèse de la réduction
uniforme et continue des inégalités entre PCS. Des études montrent que : 1) tous
les domaines de la vie sociale sont marqués par des inégalités anciennes ou
récentes ; 2) ces inégalités forment un système : elles s’engendrent et se
renforcent mutuellement ; 3) il existe un processus de cumul d’avantages ou de
handicaps qui conduit à une polarisation entre la base et le sommet de la
hiérarchie sociale ; 4) ces inégalités se reproduisent entre générations (mythe de
l’égalité des chances) et la mobilité sociale se réduit à des trajets courts. Les
inégalités ont donc un caractère systémique.

Quel système de classe aujourd’hui ?
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113
Cinq caractéristiques apparaissent dans le cadre d’une analyse rapide :
1) la « disparition » des classes populaires est contestable : légère diminution en
valeur absolue des ouvriers mais hausse des employés de manière
concomitante : la somme des deux PCS restent stable autour de 60 % de la
population active ;
2) si les inégalités statiques baissent (rapport entre le salaire des classes supérieures
et celui des classes populaires), les inégalités dynamiques augmentent (le temps
de rattrapage des mieux situés par rapport aux autres)  blocage de l’effet
d’ascenseur social ;
3) un creusement des inégalités de patrimoine : lorsque les inégalités de revenus
vont de 1 à 3, celles de patrimoine vont de 1 à 70 ;
4) un maintien de fortes inégalités dans l’accès aux biens socialement sélectifs
(tourisme, culture, etc.)  critique des analyses post-modernes relatives au
déplacement des enjeux matériels vers les enjeux identitaires.
5) Un maintien de la faiblesse de la mobilité nette : les enfants de cadre ont 70 fois
plus de chances d’accéder à la catégorie cadre plutôt qu’à celle d’ouvrier.
Document n°145
 20 % de la population active est durablement situé hors de l’emploi stable ; cette population
polarise tous les débats sur la pauvreté et conduit à une commisération médiatisée (occultation du
débat sur la question sociale) ;
 40 % de la population constitue une « classe populaire salariée stable » : emploi routinisé avec
protection sociale (les « privilégié ») ; mais pas de croissance du pouvoir d’achat (moins de 0,5 %
en moyenne annuelle du salaire net depuis 20 ans). Sa stabilité est apparente car il y a mise en
concurrence progressive avec le groupe précédent ; jusqu’à présent faible conscience collective et
sa restructuration future est incertaine.
 25 % de la population correspond au « reliquat des classes moyennes » soit présent dans les
grandes entreprises ou dans les grands appareils d’Etat.
 15 % de la population constitue la « classe de confort » : possibilité de construction d’une
existence autonome et valorisée (et avec possibilité de mobilité ascendante dans la dernière
catégorie).
 La « classe titulée » représente quelques dixièmes de pour cent de la population (quelques
dizaines de milliers d’individus) : accumulation des titres de propriétés, des titres scolaires, des
ressources organisationnelles par laquelle ils contrôlent les échanges de biens, d’informations, de
savoirs.
Si ce système de classe est en cours d’émergence, son ampleur change selon la génération considérée : il
existe chez les seniors des restes de la société salariale moyennisée même si certains ont connu des
rupture de carrières qui les rapprochent des générations plus jeunes.
Perrucci et Wysong (Robert Perrucci, Earl Wysong, The new class society, Goodbye american
dream ?
- Immigrés, étrangers : le nouveau lumpenprolétariat ?
A partir de l’ère du fordisme, le recours à l’immigration permet de mobiliser une
main d’œuvre non qualifiée nécessaire dans de nombreux secteurs du système productif
(« l’ouvrier de masse » de B. Coriat, L’atelier et le chronomètre, Ch. Bourgeois, 1973).
Ce processus migratoire s’accompagne d’une utopie : l’immigration provisoire de
travail (on imaginait une immigration tournante, composée d’hommes seuls et vouée à
rester en marge du monde social). La migration de travail s’est transformée en
migration de peuplement sans que cette migration ait été pensée.
A partir des années 1970, les transformations du système productif condamne l’emploi
ouvrier classique. Le monde ouvrier français se fractionne : d’un coté, un pôle qualifié
composé de techniciens, de l’autre une main d’œuvre précaire (BTP, sous-traitance,
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services divers, etc.). Enfin, dans sa composante tertiaire déqualifiée, l’immigration se
féminise.
Selon M. Piore, Birds of passage, Cambridge University Press, 1979, les
migrations internationales répondent à la demande de travailleurs peu qualifiés qui
alimentent le marché secondaire (flexibilité plus forte, nécessité de réponse plus rapide
aux cycles économiques). Cela permet de comprendre pourquoi en Europe le recours
aux travailleurs immigrés se poursuit même en période chômage (ils ne se substituent
pas aux nationaux). Se pose le problème des degrés de fixités des parcours individuels
et collectifs : si les immigrés et leurs familles restent cantonnés dans le marché
secondaire sur des bases légales (restriction des droits des étrangers) ou illégales
(racisme) leur incorporation dans la classe ouvrière ne peut rester que partielle. Ils sont
alors une « fraction de classe » (au sens de N. Poulantzas) au caractère hétérogène :
1) les immigrés proviennent de pays divers ; 2) la diversité de leur parcours ne permet
pas de produire de mouvement collectif d’immigrés (caractère particulier des
mouvements de « sans-papiers » qui ne motive pas les ouvriers immigrés stabilisés).
Il reste que la classe ouvrière n’a jamais été homogène du point de vue de ses origines
(générations, sexe, activité, degré de qualification conduisent à la mise en concurrence
entre les travailleurs) : c’est l’expérience partagée qui lui donne une unité objective et
l’action syndicale et politique peut y contribuer.
Tant que l’illusion collective de l’immigration provisoire s’est maintenue, c’est l’action
syndicale, dans l’entreprise, qui a offert des occasions de mobilisation collective. Après
la phase des années 1950 où la CGT s’oppose à l’immigration, elle prône à partir des
années 1960 l’unité en faisant valoir sa conception internationale du prolétariat (crainte
d’une chute de son influence si elle n’intègre pas l’immigration dans les revendications
et les luttes).
C’est ainsi que l’extension des droits des immigrés a suivi la courbe des rapports de
force entre les syndicats et le patronat (les acquis commencent à être remis en cause à
partir de la fin des années 1970). Si les distances ont toujours été importantes entre les
jeunes actifs issus de l’immigration et les « vieux actifs » qui ont vécu le déclassement
de la classe ouvrière, tous les travaux montrent qu’elles tendent à s’accroître à partir des
années 1980 : les enfants d’ouvriers immigrés n’intègrent pas l’emploi stable comme
autrefois les enfants de polonais ou d’italiens.
En dehors de l’entreprise, les syndicats ont des difficultés à socialiser les jeunes actifs
issus de l’immigration à la culture de classe :
1) les vieux actifs ont quitté les HLM pour les lotissements ;
2) les syndicats perdent le monopole de l’action envers et/ou avec les immigrés : la
question immigrée sort du monde du travail (mouvement des jeunes beurs) ; en
1981, une loi autorise les associations d’étrangers (leur nombre explose :
secteurs culturels, sportifs, religieux, de femmes, de quartiers, etc.) ;
3) pour la frange la plus stigmatisée du groupe, l’identité ethnique (réelle ou
supposée) tend à prendre le pas sur les autres identités (et notamment l’identité
professionnelle)  processus de repli communautaire qui a conduit à la
formation de l’under-class aux Etats-Unis.
On assiste toutefois à quelques luttes sociales faiblement médiatisées (absence de
foulard !) – Fnac, chaîne Accor – qui montrent que les jeunes actifs précaires sont
capables de produire une action collective.
Comme pour le reste de la population ouvrière, l’histoire des 30 dernières années
conduit à scinder le groupe en deux catégories : ceux qui connaissent une mobilité
sociale ascendante de proximité (vers les PI) ; ceux quoi connaissent un déclassement et
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basculent vers les FPE et la précarité. Les enfants d’immigrés sont évidemment
davantage marqués par ce second processus.
- Ouvriers, classe ouvrière, entre déclin et redéploiement
Selon l’Insee, l’ouvrier est un salarié d’exécution. Il peut travailler dans
l’industrie, l’artisanat ou l’agriculture et produit ou transforme un bien matériel.
Derrière cette définition, se dissimule une grande diversité des formes concrètes de
l’ouvrier (avec des passerelles mais aussi des fossés entre les catégories). L’effet de
brouillage de la classe ouvrière tient en partie à un processus démographique : la
population ouvrière diminue et sa composition se transforme (qualification, montée du
chômage des NBQ, tertiarisation, précarisation de l’emploi ouvrier : externalisation et
FPE + flexibilité interne aux entreprises).
L’emploi ouvrier évolue dans un climat d’incertitude croissante.
 L’évolution du système productif international (concentrations financières,
conglomérats, etc.) entraîne une moindre lisibilité quant à la répartition des
responsabilités : ou est vraiment l’entreprise, qui est le patron, qui décide de licencier ?
 L’hétérogénéité croissante du groupe ouvrier est à l’œuvre (ceux des secteurs
prospères : aéronautique, armement, nucléaire d’un coté, ceux des secteurs sinistrés de
l’autre – sidérurgie, mines, chantiers navals –).
Par ailleurs, l’externalisation du système productif conduit à déplacer la population
ouvrière de la production de biens vers celle des services (réparation, entretien,
livraison, transmission, etc.). Il existe donc des salariés de « cœur de métier »
d’entreprise (encadrement, spécialistes) qui bénéficient d’un statut relativement
favorable (stabilité, qualification, rémunération) qui se distinguent des salariés flexibles
(FPE, qualifications et rémunérations moindres). Cette main d’œuvre flexible est plus
jeune, plus féminisée.
Document 146: La classe ouvrière en chiffres
« Ci-gît la classe ouvrière ? On peut certes en rester là. On peut aussi tirer les fils et tenter de voir
comment ils pourraient se renouer. Parlons chiffres tout d’abord. « Il n’y a plus d’ouvriers » dit-on.
Pourtant, 6.8 millions de personnes sur 19 millions de salariés et 23 millions d’actifs, ce n’est pas
négligeable. Il y a encore, comme le souligne Michel Verret, 2.8 millions de retraités anciens ouvriers.
Donc si l’on raisonne en termes de ménages, actifs et retraités, « 20 millions de personnes dans la
mouvance culturelle ouvrière » et « cette masse a toute une épaisseur intergénérationnelle – trois, quatre
générations parfois – et cela donne au présent un passé de mémoire que l’avenir recueillera encore bien au
delà de ce que la statistique peut dire ». Pourtant, que dit encore la statistique ? Qu’il y a 7.1 millions
d’employés – en majorité des employées, occupant des emplois peu qualifiés. « Le salariat d’exécution
demeure très majoritaire dans l’ensemble de la population » souligne Alain Chenu. (…) « Contrairement
à ce qu’affirment certains sur la moyennisation de la société, les catégories populaires demeurent
majoritaires. (…) On peut dire encore en regardant les chiffres qu’il y a 19 millions de salariés pour 835
000 employeurs dont 172 000 seulement de plus de 10 salariés. Que le partage des richesses créées (la
valeur ajoutée) s’est déformée depuis quinze ans à l’avantage des profits et au détriment des salaires. Que
l’appropriation des moyens de production reste à l’ordre du jour.
Et que l’humiliation demeure le lot quotidien de dizaine de milliers de salariés, même si l’on n’est plus au
temps de Zola. Comme ces caissières de supermarchés punies, il y a quelques années, par leur directeur
pour quelques dizaines de francs d’erreur dans les caisses et condamnées à rester debout à leur poste de
travail ; ou ces ouvriers d’un abattoir à qui leur patron avait décidé d’imposer des pauses-pipi à heure
fixe ».
D. Sicot, « La classe ouvrière bouge encore ! », Alternatives économiques, hs n°29, 3° trim 1996.
- Les employés : « un archipel à la dérive »
On assiste à un hausse sensible de la PCS « employé » sur le moyen terme. Mais
cette hausse s’accompagne d’une hétérogénéité croissante de la catégorie.
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L’étude de cette PCS permet de comprendre l’évolution de la place des femmes dans
l’emploi et comment les inégalités se creusent entre les différentes catégories de
femmes salariées.
On observe un double phénomène : 1) progression de l’activité et des dynamiques
professionnelle au sein de la PCS ; 2) maintien des inégalités sexuées (au sein de la
PCS, les hommes occupent une place à part).
Le code des CSP du recensement de 1954 définissait les employés comme des
salariés d’exécution « non manuels » travaillant dans un bureau ou un commerce (quelle
que soit l’activité de l’entreprise). En 1982, la refonte de la nomenclature a conduit à
absorber les « policiers et militaires subalternes » et les « personnels qui rendent des
services directs aux particuliers ». Deux conséquences essentielles de cette
modification :
1) hausse du nombre des employés dans la population active en 1982 : ils passent
de 4,7 millions à 6,3 millions.
2) La catégorie perd de son homogénéité et devient une catégorie « ni-ni » définie
par défaut.
Les employés, une catégorie sociale ou une catégorie de sexe ?
Les employés sont essentiellement des femmes : 52,8 % des employés sont des
femmes en 1954, 65,5 % en 1975, 80 % depuis la refonte de la nomenclature.
Remarques :
1) les femmes ont surtout « profité » de la tertiarisation du système productif : un
homme sur deux travaille aujourd’hui dans le tertiaire contre 4 femmes sur 5.
2) La progression des femmes dans les services s’est accompagné de leur maintien
dans les emplois SNQ (la moitié des femmes actives appartiennent aujourd’hui à
la catégorie des employés).
De nouvelles tensions entre femmes, source d’une transformation d’une catégorie de
sexe en catégorie sociale ?
On assiste à un important creusement des écarts entre les femmes sur le marché du
travail depuis trente ans : mobilité sociale ascendante importante pour certaines d’entre
elles mais aussi déclassement vers les Formes Particulières d’Emploi (FPE) pour
d’autres (3 % des femmes cadres sont au chômage contre 17 % des ouvrières). Les
facteurs explicatifs résident dans :
1) L’essor de la scolarité féminine ;
2) La bipolarisation du marché du travail féminin : l’activité des plus qualifiées a
généré des emplois pour celles qui le sont le moins (femmes de ménages,
assistantes maternelles, employées certaines commerces comme les pressing,
etc.).
Ces emplois de services déclassés servent surtout les intérêts des femmes des catégories
supérieures (hypothèse de Kergoat). Les femmes qualifiées refusent parfois une
féminisation de leur titre (inspecteur du Trésor par exemple) pour éviter un
déclassement.
Les enquêtes montrent qu’elles tendent à reprendre à leur compte les stéréotypes sexués
à propos des femmes pour mieux les rejeter sur le groupe des femmes des PCS
inférieures (les plus qualifiées se sentent épargnées par les défauts naturels des
femmes). On assiste donc bien à un clivage femmes / femmes (qui n’est pour autant pas
une nouveauté historique : au XIXème siècle, les femmes bourgeoises développaient
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des stratégies de distinction vis-à-vis des femmes des milieux populaires, cela se
retrouve également autour de la question de la parité en politique : quelles femmes sont
représentées ?).
Travail et emploi : les lignes de fracture à l’intérieur du groupe.
L’hétérogénéisation de la catégorie est croissante avec une hausse du poids des
salariés non qualifiés en son sein, posant la question de la prolétarisation de cette
catégorie.
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la PCS employé perd ses effectifs par le haut : essor des NTIC, baisse des
activités peu qualifiées (sténodactylos) et hausse de celles qui nécessitent un
bon niveau de formation générale et une certaine polyvalence (secrétaires) 
rapprochement avec les professions intermédiaires (notamment les PI
administratives et commerciales) ; ce mouvement concerne autant les
entreprises que la fonction publique ;
Depuis 10 ans, la PCS employé a vu ses effectif croître vers « le bas » : 1)
augmentation des personnels de service auprès des particuliers de près de 45
% (assistantes maternelles, femmes de ménages, aides à domicile  incitation
fiscales et demande sociale) ; 2) augmentation des emplois de serveurs en
restauration (rapide et classique) ; 3) hausse des emplois dans la fonction
publique : écoles, hôpitaux, maisons de retraites  sans formation ni
concours (Voir A. Pauron et D. Quarré « les agents de l’Etat », Insee première
n°865, août 2002).
Le sous-emploi touche en particulier les femmes et les salariés SNQ.
Les employés de la fonction publique sont relativement protégés du sousemploi même si les personnels recrutés sur les conventions collectives de
droit privé sont croissants.
La fonction publique est gagnée par le recrutement de salariés sous
forme de FPE ;
Les employées administratives des entreprises privées connaissent le
moins le travail à temps partiel : 1) dans ce cas, lorsque le temps partiel est
présent il résulte plus d’un choix que d’une contrainte ; 2) ces employées ont
un rapport à l’emploi qui les rapproche des femmes PI et cadres.
Les employées de commerce (nettoyage, manutention, entretien,
empaquetage, etc.) sont les plus touchées par le sous-emploi : 45 % des
employées à temps partiel de cette catégorie souhaitent travailler davantage
en 2000 (catégorie importante de working poor). Il s’agit massivement
d’individus qui sont dans des entreprises de moins de 10 salariés, sur des
contrats aidés ; ceux qui viennent du chômage sont surreprésentés. C’est le
groupe le plus prolétaire de la PCS.
Les points de passage et de proximité aux frontières du monde des employés.
Cette PCS est l’une de celle ou la mobilité est la plus forte (Voir Simone Chapoulie
« une nouvelle carte de la mobilité professionnelle », Economie et statistique, n°331,
2000). Mais la mobilité se limite aux PCS limitrophes ; les flux ascendants sont plus
importants que les flux descendants).
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Au sein des employés, les hommes sont deux fois plus nombreux à « monter » au
sein des PI ou des cadres (pour les femmes, la maternité n’est plus un obstacle à la
poursuite de l’activité professionnelle mais elle est un obstacle à la mobilité sociale
ascendante). La construction de la carrière masculine est évidente alors que la féminine
reste contingente.
La nébuleuse des salariés d’exécution de service non qualifiés.
Les employés connaissent également une forte mobilité sociale descendante. Depuis
1990, il y a plus d’échanges entre les « employés non qualifiés » et les ouvriers qu’entre
les « employés non qualifiés » et les « employés qualifiés ».
Le niveau de qualification génère une barrière infranchissable à l’intérieur même de
la catégorie ; les FPE (et notamment le temps partiel) constitue un handicap
supplémentaire. Les échanges entre « employés » et « ouvriers » sont importants car il
s’agit de catégories « socialement voisines » (le magasinier est ouvrier s’il travaille dans
un entreprise industrielle et employé s’il travaille dans un supermarché).
Une catégorie aux identités sociales plurielles.
La spécificité du groupe « employé » est qu’il s’est construit « à coté » de celui
des ouvriers (dont l’histoire sociale a conduit à l’élaboration de la conscience de
classe) : on observe par exemple un rejet des femmes employés par le syndicalisme
ouvrier et/ou employé hommes.
La PCS employé développe une socialisation professionnelle différente de celle des
ouvriers :
1) Selon B. Groppo (« le déclin du parti ouvrier : à propos de l’expérience
allemande », communication au Colloque « crises et mutation ouvrières »
Université de Nantes, 1992), étudiant le déclin du parti ouvrier allemand, il
montre que l’incapacité de ce parti à rallier à ses causes le groupe des employés
vient du fait qu’il le considère sur la seule base de ses conditions de travail (donc
comme des prolétaires) alors que les employés se construisent sur l’idée du refus
de la prolétarisation. En défendant la même thèse, C. Avril (« quels liens entre
travail et classe sociale pour les travailleuses du bas de l’échelle ? », Lien social
et politique n°49, 2003) montre comment les « aides à domicile » (et surtout les
plus précaires) puisent dans la prise en charge des personnes âgées des formes
de dignité sociale qui leur permettent de se mettre à distance de leur statut social
objectif. M. Cartier (« Déclassement scolaire et pluralité des appartenances
sociales : l’exemples des factrices surdiplômées » ; Lien social et politique n°49,
2003) analyse comment les factrices surdiplômées et d’origines sociales diverses
refusent de s’identifier aux classes populaires. P. Alonzo (« Secrétaires, des
carrières à la traîne » in M. Maruani, Les nouvelles frontières de l’inégalité, La
Découverte, 1998) montre que, dans les PME, les secrétaires n’ont pas
développé d’identification à un groupe : absence de mesure collective pour
accompagner l’évolution du métier, gestion individuelle de la carrière et de la
défense des droits ; il n’y a que l’image de l’assistante de direction qui est
proposée. Nous sommes donc loin des contradictions propres à la catégorie ou
l’image du groupe « fourre-tout » (M. Crozier définissait les employés comme
« le monde des contradictions et de l’incohérence », in « Le monde des
employés de bureau », Le Seuil, 1965). Plus un employé cumule les attributs
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d’ouvriers (conditions de travail et d’emploi, trajectoire individuelle, etc.) plus
il aura tendance à se déclarer comme appartenant à cette classe.
Des travaux récents (J.-C. Benvenuti, « Les salariés de McDonald’s » in P.
Cours-Sallies, S. Lelay, Le bas de l’échelle, constructions sociales des situations
subalternes, Erès, 2004) montrent que la confrontation d’employés avec des
conditions de travail difficiles (FPE, bas salaires, cadences élevées, non
reconnaissance des qualifications, etc.) conduit à des stratégies collectives de
mobilisation constitutives de sentiment d’appartenance à la classe ouvrière ou
aux classes populaires (constitution de microgroupes par des caissières
d’hypermarché leur permettant d’agir collectivement et de résister au formes
modernes du management fondée sur la flexibilité des horaires et la faible coprésence des salariés ).
- Le salariat intermédiaire sous tensions
L’existence d’un salariat intermédiaire révèle un problème de désignation pour les
catégories sociales qui se situent dans l’espace du « ni-ni » (ni classes populaires, ni
classes dominantes), problème qui est théorique pour les chercheurs par rapport à la
thèse marxiste de la polarisation et de la lutte des classes (ou classer la « petite
bourgeoisie » ?) . Il n’en reste pas moins que ce « salariat intermédiaire » représente une
part relative de la population active croissante.
Un tiers du salariat.
Si l’on souscrit à la proposition d’un regroupement des Professions intermédiairesI et
d’une bonne partie des cadres et professions intellectuelles supérieures sous
l’appellation de « salariat intermédiaire », on peut relever une hausse soutenue de cette
partie du salariat depuis 40 ans : 15 % du salariat en 62, 33 % en 2002.
Il reste que la structure de ce salariat se transforme : baisse des contremaîtres, hausse
forte des professeurs et professions scientifiques, des PI de la santé et du travail social
(rôle important joué par l’Etat dans ce processus).
La question des cadres
Pour P. Bouffartigue, Les cadres. Fin d’une figure sociale, La Dispute, 2001, les
transformations depuis 20 ans incitent à revaloriser la dimension de producteur du
groupe cadres. Il a pu être interprété en terme de « salariat de confiance » car il est à la
fois subordonné (à l’employeur) et responsabilisé (fonction de délégation, d’expertise et
d’autonomie). Mais les cadres connaissent une crise car la figure traditionnelle du cadre
est indissociable de l’apogée du cycle du travail industriel taylorisé et inséparable des
deux autres groupes sociaux structurés : la classe ouvrière et le patronat. Les cadres sont
soumis à des tensions nombreuses : massification relative, féminisation (Un tiers de
femmes aujourd’hui), certification croissante (proportion croissante issue des filières
professionnalisées des universités), montée des activités expertes au détriment de celles
d’encadrement hiérarchiques.
A cela s’ajoute surtout la question d’une fragilisation de leur emploi et de leur statut,
comme le relève le dernier conflit chez Hewlett-Packard, de relever l’apparition du
chômage des cadres à partir du début des années 1990 (présence dans les plans de
licenciements collectifs). Plus précisément encore, l’épisode « chômage » se banalise
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dans les parcours professionnels (un tiers des cadres d’entreprises a connu au moins une
période de recherche d’emploi, enquête APEC) et les difficultés de retour à l’emploi
augmentent pour les cadres de plus de 50 ans ; phénomène à relier au fait que les firmes
sont sorties du modèle de l’emploi-carrière au profit d’un fonctionnement en réseau
modulable, flexible (modèle du « cadre nomade »).
Ce nouveau modèle est plus sélectif que l’ancien, générateur de plus d’incertitudes,
même si bien évidemment la question du niveau d’accumulation du capital scolaire et
du capital social est déterminante dans les formes de nomadisme volontaire ou
contrainte.
En outre, il convient de relever qu’ à partir de 1995, la question de la « durée du travail
des cadres » est portée sur la scène publique : initiatives d’inspecteurs du travail, actions
syndicales, etc.
En la matière, la loi sur le 35 heures a intensifié le débat ; les parlementaires
ayant tranché en segmentant les cadres en trois populations : les cadres dirigeants
(exclus de la législation sur le temps de travail) ; les cadres intégrés aux horaires
collectifs (gérés comme des « non cadres) ; les cadres autonomes susceptibles de faire
l’objet de conventions de forfait en jours.
Enfin depuis 15 ans, diverses études montrent que le travail des cadres est concerné au
premier chef par les nouvelles gestions managériales conduisant à une hausse sensible
des contraintes dans le travail (travail par objectifs et contrôle des résultats obtenus,
raccourcissement des délais).
Document n°147
« Sans parler en France d’une shrinking middle class, d’écartèlement des classes moyennes, comme aux
Etats-Unis (…), on ne peut nier que les nouvelles classes moyennes salariées commencent à subir une
perte d’homogénéité entre le déclassement social de la fraction qui voit s’évanouir les rêves d’ascension
ouverts naguère dans le cadre de la société salariale et la promotion de celle qui s’élève vers la
bourgeoisie patrimoniale via la valorisation d’une épargne héritée ou par l’accès à des modes de
rémunérations « post-salariaux » tels que les stock-options ».
L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001.
- Une dernière classe sociale : la bourgeoisie, haute bourgeoisie ou hyperbourgeoisie ?
L’émergence d’une nouvelle fraction de classe au sein de la bourgeoisie
Traditionnellement, la stratification sociale est envisagée dans le cadre de l’Etatnation. Même si cet ancrage nationale reste important, l’analyse des rapports sociaux
appelle à être étudiée dans une dimension de plus en plus internationale. La
mondialisation économique a ainsi des effets sur les hautes classes (mobilité
internationale des dirigeants). Les firmes multinationales se constituent depuis les
années 1960 un vivier de cadres et de dirigeants de différentes nationalités (rôle des
Business Schools) aux caractéristiques socio-économiques des individus particulières :
bilinguisme (voir multi), expérience professionnelle dans plusieurs pays, mariages
mixtes, dispersion géographique de la famille et des relations (cosmopolitisme des
groupes de pairs). Si les effectifs de cette population restent toutefois faibles
connaissant une faible hausse ; le travail idéologique produit par cette population et par
sa représentation est important : valeurs prônant :
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la mobilité géographique (celui qui a voyagé est crédité d’une plus grande
légitimité) et la remise en cause des fondements nationaux des positions de
pouvoir ;
le libéralisme économique, critiquant l’archaïsme des protections nationales, le
caractère passéiste des grandes écoles étatiques françaises .
Toujours-est-il, qu’objectivement, ces managers internationaux occupent pour l’instant
une position seconde par rapport au patronat national, comme le soulignent Michel
Bauer, Bénédicte Bertin-Mourot, ( Radiographie des grands patrons français. Les
conditions d’accès au pouvoir, 1985-1994, L’Harmattan 1997), en 1996, 50 % des hauts
patrons français étaient issus de l’X ou de l’ENA ; un tiers d’entre eux était passé par 5
grands corps d’Etat : Mines, Ponts, Inspection des Finances, Cour des Comptes et
Conseil d’Etat ; le passage par un cabinet ministériel parachèvant la voie royale d’accès
au grand patronat, renvoyant à la caractéristique centrale du pouvoir en France :
interpénétration du monde des affaires et de celui de la haute fonction publique situation n’étant pas spécifique à la France : cas de l’Allemagne et de la Grande
Bretagne (les non nationaux ne représentant que 4,5 % des grands patrons britanniques).
Une fraction de classe perturbatrice ?
Les nouveaux managers internationaux sont porteurs d’une contestation du système
français au nom de critères pour partie économiques (mise en phase avec la
mondialisation de l’économie) mais aussi à partir de jugement sur les modes légitimes
de gouvernance (le jeu croisé des conseils d’administration entre quelques grands
patrons fait l’objet de critiques croissantes : manque de transparence et souci d’une plus
grande rentabilité pour les actionnaires).
L’enjeu porte sur les principes de légitimation du pouvoir : les administrateurs
« indépendants » sont passés de 13 % des conseils d’administration en 1996 à 21 % en
2000 ; mais la concentration des mandats reste forte : 43 % des administrateurs des
entreprises cotées en Bourse sont diplômés de l’X ou de l’ENA en 2000 et 70 % des
participations croisées sont le fait d’administrateurs issus de l’une de ces deux écoles.
Le pouvoir accru des actionnaires n’a donc pas bouleversé les directions d’entreprises.
Les compétences des managers internationaux sont avant tout relationnelles (rôle du
réseau entre individus des entreprises et de la finance mais aussi vis-à-vis d’institutions
- Union Européenne, institutions internationales-)  travail de lobbying.
Comment analyser les effets de cette place croissante des ressources internationales
sur les principes de hiérarchisation sociale en France ?
1) le processus ne fragilise pas les hautes classes les plus traditionnelles qui
parviennent à s’adapter (voir Biographie du baron Seillière) ;
2) l’accumulation des ressources internationales engage des compétences sociales
plus particulièrement préparées par les éducations bourgeoises (même si on
assiste à une relative démocratisation de cette accumulation, cela ne conduit pas
à un annulation des différences de classe : la rentabilité des investissements
scolaires ou professionnels dépend fortement de la position de départ) ;
Une grande bourgeoisie en grande maîtrise
Selon Béatrix Le Wita, (Ni vue ni connue. Approche ethnographique de la culture
bourgeoise. Editions de la maison des sciences de l’homme, 1988), la grande
bourgeoisie contrôle sa visibilité sociale, présentant trois caractéristiques :
Caractéristique n°1 : La transparence est la caractéristique centrale de la grande
bourgeoisie (grande différence par rapport à l’aristocratie qui avait une « visibilité
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tapageuse »). Si la bourgeoisie semble atteindre une hégémonie idéologique (rôle du
libéralisme économique), on observe par ailleurs un collectivisme pratique par lequel
elle développe une sociabilité intense (galas, vernissages, etc.).
Caractéristique n°2 : la bourgeoisie gère ses frontières : il s’agit de familles de la
bourgeoisie ancienne depuis plusieurs générations (anciennes familles nobles qui ont pu
se reconvertir après la Restauration) inscrites dans une nébuleuse ce qui en rend
l’analyse plus difficile. La transparence des élites (rallyes, écoles spécifiques, pratique
de l’entre soi dans les beaux quartiers, etc.) permet de nourrir le mythe du
dépérissement de la classe dominante en même temps qu’elle rend difficile
l’investigation sociologique (faiblesse relative des travaux sur ce champ) .
Caractéristique n°3 : la force sociale de ses membres qui ont profondément incorporé
leur position dominante jusqu’à la naturalisation.
c) Conflit social, classes sociales : la question de la représentation de la réalité sociale

La thèse du déclin des classes répérable par la modification de la nature des
conflits sociaux sous l’effet du changement social : Les théories des nouveaux
mouvements sociaux
Les théories des nouveaux mouvements sociaux s’appuient généralement sur
l’idée, que le mouvement ouvrier n’est plus l’acteur essentiel de nos sociétés. Elles
reprennent le plus souvent à leur compte les analyses de R. Nisbet (1959) tentant de
démontrer la fin des classes sociales.
Document n°148
« Une (…) tentative de démonstration systématique de la fin des classes sociales a été imaginée pour la
première fois par R. Nisbet selon qui cette fin provien(drai)t :
- dans la sphère politique, de la diffusion du pouvoir au sein de l’ensemble des catégories de la
population et de la déstructuration des comportements politiques selon les strates sociales ;
- dans la sphère économique, de l’augmentation du secteur tertiaire, dont les emplois ne
correspondent pour la plupart à aucun système de classe parfaitement clair, et de la diffusion de
la propriété dans toutes les couches sociales ;
- de l’élévation du niveau de vie et de consommation qui conduit à la disparition de strates de
consommation nettement repérables, rendant peu vraisemblable l’intensification de la lutte des
classes ».
L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001.
Ces théories des nouveaux mouvements sociaux cherchent à déterminer quels
seront les nouveaux enjeux susceptibles de générer de nouvelles mobilisations des
individus.
- Les modèles culturels
Pour R. Inglehart, plus les sociétés satisfont les besoins élémentaires de leurs
membres, plus ceux-ci cherchent à satisfaire des besoins non matériels. L’ère de
prospérité des trente glorieuses a généré le développement de nouvelles valeurs postmatérialistes qui sont à la base de nouveaux enjeux politiques, économiques et sociaux
et de nouveaux mouvements sociaux (défense de l’environnement, féminisme,
antiracisme,...).
122
123
123
Document n°149
“Ronald Inglehart24 souligne que, dans les sociétés occidentales, la satisfaction des besoins matériels de
base pour l’essentiel de la population déplace les demandes vers des revendications plus qualitatives de
participation, de préservation de l’autonomie, de qualité de vie, de contrôle des processus de travail.
Inglehart associe aussi ce glissement “post-matérialiste” des attentes à la valorisation des questions
identitaires, de la quête d’une estime de soi. Il souligne également les effets du processus de scolarisation
comme élément explicatif d’une moindre disposition des générations nouvelles aux pratiques de
délégation et de soumission à un ordre organisationnel fortement hiérarchique. Ces données participent en
fait d’un ensemble de travaux sociologiques plus anciens dont l’hypothèse centrale tourne autour d’une
forme de dépassement du modèle de la société industrielle et de ses conflits”.
E. Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Editions La Découverte, coll Repères, 1996.
Document n°150
“l’ère post-moderne se caractérise par un ensemble d’éléments qui bouleversent les formes de domination
dans les organisations, tout du moins transitoirement. En premier lieu, la société ne se lit plus en termes
de rapports de classes. Que ces rapports existent ou qu’ils se soient modifiés, ils ne structurent plus autant
les systèmes de représentation. La société est désormais pensée à la fois comme une société de masse et
comme une société d’individus où chacun évolue en fonction de ses désirs et de ses besoins vécus, où
chacun démêle le labyrinthe de sa vie personnelle. Une société hédoniste organisée autour de la
diversification des modes de consommation, dont aurait disparu la raison, une société perdue dans les
miroirs de la subjectivité d’individus tourbillonant dans la quête de leur image et de l’image de l’autre”.
Tixier (P.E.), art: “Légitimité et modes de domination dans les organisations”.
Document n°151
“Selon Gérard Grundberg et Etienne Schweisguth 25 (...), “le libéralisme culturel” (...) a pu caractériser
les positionnements spécifiques qui s’agençaient dans les mouvements des nouvelles classes moyennes.
Ici, le libéralisme culturel génère de nouvelles normes progressistes en s’opposant, entre autres, aux
valeurs traditionnelles de la gauche politique marquées, pour l’essentiel, par des références à
l’économique et au social. Le libéralisme culturel s’appuie sur une critique poussée des systèmes
d’autorité et des formes les plus anciennes de la morale.Les principes qui l’étayent s’appliquent à des
registres extrêmement divers qui vont de la sphère privée à des domaines plus globaux. Il milite pour une
“économie ouverte”, prône la contraception, rejette toute répression judiciaire systématique, exige une
école basée sur l’esprit critique, etc. Les représentations qui relèvent du libéralisme culturel restent peu
présentes parmi les ouvriers, alors qu’elles structurent massivement les systèmes de valeurs des couches
moyennes salariées et leur rapport à l’action collective et au conflit .
Enfin, la “moyennisation” de la société française a généré de nouveaux systèmes de valeurs au sein des
espaces propres aux luttes sociales. Les revendications liées à la gestion se substituent plus souvent à
celles qui relèvent des traits les plus typiques de l’exploitation capitaliste. Et les conflits qui renvoient à
ces enjeux culturels suppléent les luttes (purement) économiques”.
G. Groux , Vers un renouveau du conflit social, Editions Bayard 1998.
Document n° 152
“De plus en plus souvent, le citoyen se comporte dans ses choix politiques comme un consommateur
rationnel, non pas simplement en fonction de convictions politiques désormais atones, mais en harmonie
avec ce qu’il se représente comme son intérêt, transformant la civitas en un immense “marché politique”.
Plusieurs exemples viendraient à l’esprit, mais le plus récent est sans doute le mouvement de protestation
contre la loi à laquelle Jean-Louis Debré a attaché son nom. En fait, et quoi qu’on ait pu pensé au moment
d’intense polémique que le projet avait soulevé, il était remarquable que la critique se concentrât sur la
mesure exigeant de la part des hôtes d’un étranger une déclaration au moment de son départ. (...) Toute la
thématique proprement politique, ou du moins publique, tout ce qui relevait traditionnellement de la
citoyenneté “militante” et “participante” passait au second plan au profit de la critique d’une seule
mesure, celle justement qui dérangeait non le citoyen mais l’individu privé. (...) L’essentiel était moins
une conception de la citoyenneté et de son extension que la volonté plus modeste et limitative de
24
R. Inglehart, sociologue américain, auteur de Cultural shifts in Advanced Industrial
Societies, Princeton University Press, 1990.
25
Gérard Grundberg et Etienne Schweisguth ont écrit plusieurs articles où ils
développent les idées exprimées dans ce document. Cf. notamment, “Profession et vote : la
poussée de la gauche”, in France de gauche, vote à droite, PFNSP, 1982.
123
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124
préserver l’intimité du foyer. (...) On ne se mobilisait plus en fonction d’un engagement envers le
domaine public, mais pour défendre un immense “chacun chez soi”. Etait défendue sur la scène publique
non plus la grande cause publique, mais une protection de l’individu hors de la sphère publique. La
conséquence s’impose, juste après l’anecdote : les droits de la citoyenneté, loin d’engager le citoyen dans
la sphère publique de sa participation, sont utilisés pour l’en séparer, pour le restituer à son individualité.
Une redéfinition radicale de la civitas se prépare : le sens classique de la citoyenneté, la participation
d’êtres libres à une communauté de droits, est retourné et sert simplement de ressource en faveur de la
préservation des intimités individuelles”.
Leterre (Th.), art : La naissance et les transformations de l’idée de citoyenneté, in Les Cahiers
Français, n° 281, mai-juin 1997, pp.3-10, p.10.
- La sociologie de l’action
Pour A. Touraine, un mouvement social est une « action collective organisée par
laquelle un acteur de classe lutte pour la direction sociale de l’historicité dans un
ensemble historique concret », c’est-à-dire lutte pour la détermination des grandes
orientations culturelles de la société. L’historicité est la « capacité d’une société de
construire ses pratiques à partir des modèles culturels et à travers des conflits et des
mouvements sociaux », un « ensemble de modèles culturels qui commandent les
pratiques sociales, mais seulement à travers des rapports sociaux ».
Pour lui, chaque société connaît en réalité, un mouvement social et un seul qui possède
les caractéristiques suivantes :
– il est placé au centre des contradictions sociales ;
– il a face à lui un adversaire social clairement déterminé et défini ;
– il est doté d’un projet de changement social.
Pour Alain Touraine, le mouvement ouvrier est le mouvement social de la société
industrielle, en tant qu’« (...) action organisée par laquelle la classe ouvrière met en
cause le mode de gestion sociale de la production industrielle et, plus largement, la
domination qu’exercent, selon ses représentants, les détenteurs du capital sur l’ensemble
de la vie sociale et culturelle ». La société industrielle, en tant que « société de
production », dont le but était de dominer la nature, était l’objet d’un conflit central pour
le partage des gains de productivité et pour le contrôle du pouvoir. Ce qui est
remarquable à ses yeux, c’est que nul acteur collectif, pas même le mouvement ouvrier,
ne s’attachait à démonter les principaux paramètres logico-culturels : « Le mouvement
ouvrier et le mouvement des industriels croient également au travail, à la domination de
l’homme sur la nature, à l’austérité et à la rigueur morale, au progrès, à l’association ».
C’est donc la question de la mise en forme sociale de l’historicité qui était l’enjeu
central de la société industrielle et non ses propres fondements.
Document n° 153
“Le mouvement ouvrier possède un centre, défini par le lieu de la destruction la plus directe et la plus
active de l’autonomie professionnelle par l’organisation industrielle, et dont le taylorisme et le fordisme
ne sont que des formes particulières. La conscience de classe ouvrière répond à ce conflit fondamental”.
Le mouvement ouvrier est une “(...) action organisée par laquelle la classe ouvrière met en cause le mode
de gestion sociale de la production industrielle et, plus largement, la domination qu’exercent, selon ses
représentants, les détenteurs du capital sur l’ensemble de la vie sociale et culturelle” Il reste que “le
mouvement ouvrier et le mouvement des industriels croient également au travail, à la domination de
l’homme sur la nature, à l’austérité et à la rigueur morale, au progrés, à l’association” .
D’après Dubet (F.), Touraine (A.), Wieviorka (M.), “Le mouvement ouvrier”, Paris : Ed. Fayard,
1984. p.101 ,p.18 et p.51.
Document n°154
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125
125
“Si l’on entend par socialisation l’insertion des actions individuelles dans un système plus vaste qui leur
confère une signification, alors le conflit autour de la production est bien vecteur de socialisation. Les
protagonistes de ce conflit reconnaissent en effet la production comme un enjeu commun, comme un bien
social dont chacun se veut le meilleur défenseur. La contestation porte sur un objet la production, dont le
sens pour chacun et pour la société dans son ensemble ne fait pas de doute. Cette adhésion à des valeurs
communes ne limite pas la portée de l’affrontement: la violence des luttes ouvrières est là pour en
témoigner. Mais cette violence même est fortement intégratrice (...), la dialectique du conflit et de
l’intégration est au coeur de la production des identités collectives dans la société industrielles”.
B.Perret, G.Roustang, “L’économie contre la société. Affronter la crise de l’intégration sociale et
culturelle”, Ed Seuil, 1993, p.27-28.
Pour A. Touraine, nous vivons aujourd’hui la fin de la société industrielle et
l’avènement d’une « société programmée ».
Document n°155
“J’appelle en effet société programmée, expression plus précise que celle de société post-industrielle, qui
n’est définie que par ce à quoi elle succède, celle où la production et la diffusion massive des biens
culturels occupent la place centrale qui avait été celle des biens matériels dans la société industrielle. Ce
que furent la métallurgie, le textile, la chimie et aussi les industries électriques et électroniques dans la
société industrielle, la production de la diffusion des connaissances, des soins médicaux et des
informations, donc l’éducation, la santé et les médias, le sont dans la société programmée. Pourquoi ce
nom ? Parce que le pouvoir de gestion consiste, dans cette société, à prévoir et à modifier des opinions,
des attitudes, des comportements, à modeler la personnalité et la culture, à entrer donc directement dans le
monde des “valeurs” au lieu de se limiter au domaine de l’utilité. L’importance nouvelle des industries
culturelles remplace les formes traditionnelles de contrôle social par de nouveaux mécanismes de
gouvernement des hommes.
En renversant la formule ancienne, on peut dire que le passage de la société industrielle à la société
programmée est celui de l’administration des choses au gouvernement des hommes, ce qu’exprime bien
l’expression lancée par les philosophes de Francfort, d’ “industries culturelles”. Dans la société
programmée “ (...) l’enjeu de ces luttes n’est pas l’utilisation sociale de la technique, mais celle de la
production et de la diffusion massive des représentations, des informations et des langages. (...) Nous ne
sommes pas sortis de la société industrielle pour entrer dans la post-modernité; nous construisons une
société programmée où la production de biens symboliques a pris la place centrale qu’occupait la
production des biens matériels dans la société industrielle”.
Touraine (A.), “Critique de la modernité”, op-cit, p.284 etp.412.
Il en résulte que ce passage de la société industrielle à la société post-industrielle
(société programmée) suscite des modifications quant à la nature des mouvements
sociaux. Les sociétés industrielles étaient dominées par le conflit entre capital et travail
au sein de l’entreprise. L’enjeu portait alors sur la propriété et sur la direction des
moyens de production. La société post-industrielle est une société dans laquelle le
pouvoir appartient à ceux qui maîtrisent le savoir et l’information, une société
caractérisée par sa capacité à modeler les conduites sociales et culturelles. L’enjeu s’est
donc déplacé en dehors de l’entreprise suscitant l’apparition de nouveaux mouvements
sociaux (mouvement étudiant, féministe, anti-raciste).
Document n°156
"Historiquement, le mouvement de mai et la période qui l'a suivi, se placent à la charnière de deux types
de sociétés comme la Commune de Paris se plaçait à la charnière du capitalisme marchand et du
capitalisme industriel. (…) Aujourd'hui : la société française est dominée par l'économie industrielle mais
devient déjà une société postindustrielle. le mouvement ouvrier est encore la force de protestation la plus
importante, mais le mouvement de mai a déjà fait apparaître des thèmes et des acteurs nouveaux. Qu'on
observe les mouvements régionaux, les grèves d'immigrés, le mouvement écologiste ou la lutte des
femmes, chaque fois on est ramené à mai 68 comme au point d'origine ou à une inflexion fondamentale.
C'est depuis mai que les mouvements sociaux ne se subordonnent plus à l'action des partis, que le champ
de contestation s'est étendu à presque tout les secteurs de la vie culturelle et de l'organisation sociale".
A. Touraine, Le communisme utopique. Le mouvement de mai 68. Coll Postface, Ed Seuil, avril
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1972-mars 1980.
Mais mélangeant le registre descriptif et prescriptif, il finit par associer démocratie
et mouvement social, pour rejeter toute perspective révolutionnaire, ses réflexions sur la
démocratie, finissent par n’avoir qu’un enjeu : la défense d’un certain type de
démocratie, une démocratie pluraliste, pacifiée associée à l’acceptation du principe
d’une économie de marché.
Document n°157
« L’essentiel aujourd’hui à mes yeux est de (…) détruire activement les restes de toutes les visions
unificatrices de l’histoire qui sont les pires ennemies de la pensée comme de la liberté. C’est pourquoi on
ne peut parvenir à l’idée de mouvement social comme conflit central qu’après s’être débarrassé
complètement de toute philosophie de l’histoire et plus concrètement de l’illusion révolutionnaire.
Que le phénomène révolutionnaire existe, nul ne peut en douter, mais l’idée du mouvement
social et sa réalité supposent la destruction du globalisme révolutionnaire, la libération de la société civile
et la reconnaissance du marché, c’est-à-dire des changements non contrôlables de l’environnement. Je
n’exprime pas ici une préférence idéologique ; j’affirme que l’idée de mouvement social ne peut pas vivre
hors de son association avec celle de démocratie et de marché.
Me permettra-t-on de dire plus brutalement que l’idée de mouvement social est inséparable d’une pensée
libérale-démocratique et incompatible avec les régimes et les doctrines révolutionnaires ? Formule qui a
le mérite au moins de s’opposer brutalement à l’identification si courante dans la tradition européenne
entre mouvement social et révolution. C’est parce que l’idée de mouvement social n’a rien à voir avec
celle de mutation historique ou celle d progrès qu’elle peut et qu’elle doit avoir la prétention de désigner
un élément central de fonctionnement des sociétés (…), le principe d’une dynamique central de la société
civile et donc de la naissance sous nos yeux d’un nouveau type de sociétal, société post-industrielle,
société programmée ou de quelque autre nom qu’on la nomme ».
A. Touraine, « Découvrir les nouveaux mouvements sociaux, in F. Chazel (ss la dir), « Action
collective et mouvements sociaux », Ed Puf, 1993.
Philosophie de l’histoire tourainienne qui finit par le disqualifier pour saisir les
nouveaux mouvements sociaux en cette période contemporaine.

Le renouveau des luttes anticapitalistes entre fragmentation et convergences
Le mouvement social de l’automne 1995, suivi du mouvement des chômeurs ouvre un
nouveau cycle de contestation en France (prémisses avec la mobilisation étudiante de
l’hiver 1986-1987).
Document n°158
"Face à l'offensive déclenchée par le gouvernement, nous estimons qu'il est de notre responsabilité
d'affirmer publiquement notre pleine solidarité avec celles et ceux qui, depuis plusieurs semaines, sont
entrés en lutte ou s'apprêtent à le faire. Nous nous reconnaissons pleinement dans ce mouvement qui n' a
rien d'une défense des intérêts particuliers et moins encore des privilèges mais qui, est en fait, une défense
des acquis les plus universels de la République. En se battant pour leurs droits sociaux, les grévistes se
battent pour l'égalité des droits de toutes et de tous : femmes et hommes, jeunes et vieux, chômeurs et
salariés, travailleurs à statut, salariés du public et salariés du privé, immigrés et français. C'est le service
public, garant d'une égalité et d'une solidarité aujourd'hui malmenées par la quête de la rentabilité à court
terme que les salariés défendent en posant le problème de la Sécurité sociale et des retraites. C'est l'école
public ouverte à tous, à tous les niveaux et garante de solidarité et d'une réelle égalité des droits au savoir
et à l'emploi que défendent les étudiants en réclamant des postes et des crédits. C'est l'égalité politique et
sociale des femmes que défendent celles et ceux qui descendent dans la rue contre les atteintes aux droits
des femmes. Tous posent également la question de l'Europe : doit-elle être l'Europe libérale que l'on nous
impose ou l'Europe citoyenne, sociale et économique que nous voulons ? Le mouvement actuel n'est une
crise que pour la politique gouvernementale. Pour la masse des citoyens, il ouvre la possibilité d'un départ
vers plus de démocratie, plus d'égalité, plus de solidarité et vers une application effective du Préambule
de la Constitution de 1946 repris par celle de 1958.
Nous appelons tous nos concitoyens à s'associer à ce mouvement et à la réflexion radicale sur l'avenir de
notre société qu'il engage ; nous les appelons à soutenir les grévistes matériellement et financièrement.
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127
"Le mouvement de décembre 1995, appel de soutien aux grévistes, le 4 décembre 1995", in Le
Monde, 5 décembre 1995.
Document n°159
En décembre 1996, « le mouvement des chômeurs est un événement unique extraordinaire (…). Tous les
travaux scientifiques ont (…) montré que le chômage détruit ceux qu’il frappe, qu’il anéantit leurs
défenses et leurs dispositions subversives. Si cette sorte de fatalité a pu être déjouée, c’est grâce au travail
inlassable d’individus et d’associations qui ont encouragé, soutenu et organisé le mouvement. (…) La
première conquête de ce mouvement est le mouvement lui même, son existence même : il arrache les
chômeurs et, avec eux, tous les travailleurs précaires, dont le nombre s’accroît chaque jour, à
l’invisibilité, à l’isolement, au silence, bref à l’inexistence. En réapparaissant au grand jour, les chômeurs
ramènent à l’existence et à une certaine fierté tous les hommes et les femmes que, comme eux, le non
emploi renvoie d’ordinaire à l’oubli et à la honte.
P. Bourdieu, « Le mouvement des chômeurs, un miracle social », Contre-feux, Ed Liber-Raisons
d’agir, 1998.
Une première hypothèse est formulée par un certain nombre de chercheurs celle d’un
déplacement de la conflictualité hors de la sphère du travail avec les mouvements des
« sans » :
1) Occupation de la rue du Dragon (décembre 1994) ;
2) Occupation de l’église St Bernard en juillet-août 1996 ;
3) Implication des professions artistiques dans la mobilisation contre les lois
Pasqua Debré en février 1997 ;
4) Montée en puissance d’Attac à partir de juin 1998 (l’association naît suite à un
éditorial de I. Ramonet dans le Monde diplomatique en décembre 1997) ;
5) Manifestation de Seattle en novembre 1999.
Malgré des précédents dans l’histoire (marche des chômeurs dans les années 1930, MLF
dans les années 1960, etc.) de nombreux auteurs insistent sur la radicale nouveauté de
ces mouvements contestataires : on peut les opposer au monde du travail perçu comme
figé sur des positions défensives à partir d’institutions traditionnelles (syndicats et partis
politiques). Opposition simpliste (reprise par les médias) : 1) d’un coté les
manifestations des sociétés « modernes » (les « prides », les forums altermondialistes,
etc.) ; 2) de l’autre le monde du travail désespéré qui cherche à sauver ses emplois.
Cette thèse s’appuie sur une série d’arguments solides :
1) on assiste effectivement à une « cohabitation difficile » lors des contre-sommets
européens entre les organisations syndicales et la mouvance altermondialiste ;
2) les manifestations et les grèves du printemps 2003 n’ont pas permis au « sans »
– ni d’ailleurs aux chômeurs et aux précaires qui ont animé des luttes dans le
commerce et la restauration rapide entre 2000 et 2003 – de se faire une place
légitime dans le conflit  le contre-sommet d’Evian (28 mai  3 juin 2003)
s’est déroulé en pleine phase ascendante de la mobilisation anti-Fillon sans
permettre une synthèse des deux mouvements.
Mais par ailleurs, à cette thèse de la « segmentation » des conflits sociaux et de la
montée en puissance des conflits « post-modernes », on peut opposer les remarques
suivantes :
1) les conflits « traditionnels » du travail ont connu une forte remontée en 20002001 (explosion des grèves localisées au moment des négociations des 35
heures) ;
2) le conflit des intermittents pendant l’été 2003 emprunte des modalités d’action
lancées en France par Act-up (die-in quotidiens dans les rue d’Avignon).
3) On a assisté à un soutien des enseignants vers les intermittents ce qui alimente
l’idée d’une dimension interprofessionnelle du mouvement ;
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128
4) En août 2003, le rassemblement contre l’OMC organisé par la Confédération
paysanne mobilise sur le plateau du Larzac plus de 200 000 personnes
d’horizons divers : Attac, syndicalistes, militants inorganisées, etc.  il existe
une jonction entre les différents champs de la conflictualité.
Il en résulte l’apparition d’un nouveau débat dans le champ scientifique :
1) pour certains (de plus en plus nombreux), un changement historique s’est
produit qui interdit désormais d’accorder une place structurante à un
antagonisme social central (multiplication des champs de la conflictualité). Cette
approche se fonde sur trois hypothèses : 1) une substitution de nouveaux acteurs
aux dépens du mouvement social ouvrier ; 2) un processus de parcellisation de la
contestation (disparition du conflit social central) ; 3) la limitation des objectifs
revendicatifs à l’obtention ou à la consolidation des droits, vecteurs d’un
meilleur fonctionnement démocratique.
2) Pour d’autres, cet antagonisme central n’a pas disparu mais il est soumis à un
lent travail de reconquête de la parole collective sur des bases transversales.
- Un champ contestataire structuré par un multiplicité d’antagonismes et
d’oppressions ?
Pour Tim Jordan, (S’engager ! Les nouveaux militants, activistes, agitateurs,
Autrement, 2003), les nouveaux mouvements contestataires se développent en parallèle
d’une transformation des structures de la société. Evolution en 4 séquences :
a) société industrielle : syndicalisme ouvrier + mobilisations pour
l’extension des droits démocratiques (femmes, noirs) ;
b) à partir des années 60, le conflit de classe perd sa centralité, apparition
des NMS, mais jusqu’en 1989, même si chaque mouvement privilégie un
combat spécifique, tous s’efforcent de « travailler sur la place de
l’oppression de classe par rapport aux autres formes d’oppressions » ;
c) à partir de 1989 (fin du bloc de l’est) cette hiérarchisation saute : aucune
lutte militante ne peut désormais se prétendre plus importante qu’une
autre  constitution du « militantisme politique populaire » qui a trois
caractéristiques : transgression de la normalité, respect des différences,
recherche en actes de pratiques démocratiques plus abouties. En
s’appuyant sur M. Castells, Jordan pose l’hypothèse d’une rupture
historique liée à la crise d’un certains nombre d’institutions sociales ; le
militantisme populaire est le lieu de la constitution de nouvelles normes
sociales : chaque lutte identifie un problème dans une institution et exige,
via le rapport de force (actions de lobbying et/ou recours à une action
directe non violente), sa résolution ; deux cas de figure se présentent : a)
on aboutit à une réforme du dispositif existant (un renforcement du
contrôle de la détention d’armes par exemple) ; b) on aboutit à un
changement social radical (attribution de terres aux populations
indigènes engagées dans le zapatisme par exemple).
Cette thèse conduit à l’idée d’un découpage de l’espace social en différents champs
d’action : chaque mouvement collectif interpelle le pouvoir politique en fonction de son
« répertoire d’action » spécifique. Le risque est alors l’absence d’articulation entre ces
domaines bornés : la lutte des classes a cédé la place à un « radicalisme auto-limité »
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(Andrew Arato, Jean Cohen, Civil society and political theory, MIT, 1992  auteurs
qui ont proposé la notion de self-limiting radicalism).
Cette approche est reprise en France par Daniel Mouchard, (« les mobilisations des
“sans” dans la France contemporaine : l’émergence d’un radicalisme auto-limité »,
RFSP, vol. 52, n°4, août 2002.) Pour lui, l’originalité du mouvement tient à la relation
ambivalente que le mouvement entretient avec l’Etat : adversaire et interlocuteur. La
source de légitimation du mouvement se trouve dans le droit normatif entendu comme
supérieur à la légalité en vigueur (droit d’avoir des papiers pour accéder à la
citoyenneté, droit d’avoir un toit, un emploi, etc.). Cette action se traduit par un
« illégalisme sectoriel » qui se combine avec une référence constante aux droits
fondamentaux. Selon Mouchard, ce type de mouvement social est toutefois limité à une
demande d’intégration dans le système et s’interdit toute contestation du système.
Il n’empêche, ce radicalisme auto-limité qui s’appuie sur des pratiques de
désobéissances civiques fait du droit son arme symbolique et vise à conquérir de
nouveaux espaces de citoyenneté.
Cette approche permet également d’expliquer la relative institutionnalisation de ce que
l’on a appelé les nouveaux mouvements sociaux, institutionnalisation que reconnaît
même A. Touraine et qui finit même par penser que les mouvements féministes, antiracistes, étudiants ne constituent plus à proprement parler des mouvements sociaux.
Document n°160
“Au milieu des années 70 on a vu se développer ce que j’ai nommé de nouveaux mouvements sociaux,
mais quelques années plus tard la plupart d’entre-eux semblent avoir disparu.
Ce n’est en tout cas ni le mouvement étudiant, décomposé ou réduit à des soulèvements sans lendemain,
ni le mouvement des femmes, qui s’est désorganisé au lendemain de ses victoires juridiques, ni l’action
des minorités régionales ou culturelles qui peuvent prétendre occuper aujourd’hui la place qui fut celle du
mouvement ouvrier dans le passé, et le mouvement écologiste est davantage une critique du modèle de
développement antérieur qu’un mouvement proprement social. Il est vrai que les minorités défendent
leurs droits plus activement qu’avant mais il s’agit clairement d’actions collectives qui sont beaucoup
plus proches de la pression institutionnelle que du mouvement social”.
Touraine (A.), art : “Découvrir les nouveaux mouvements sociaux”, in F. Chazel (ss la dir),
“Action collective et mouvements sociaux” , Ed Puf, 1993, p.32.
Document n°161
“Parce que présentés comme typique de l’opposition à l’Etat et aux mécanismes d’institutionnalisation,
les nouveaux mouvements sociaux constituent un excellent terrain pour relativiser la pertinence de
l’opposition société civile-Etat. (...) La collaboration conflictuelle entre administrations et mouvements
sociaux peut (...) s’observer dans les rapports que nouent les ministères “nouveaux” (Environnement,
Consommation, Condition féminine) avec les groupes mobilisés.
Parce que souvent en position dominée dans les structures politico-administratives, ne disposant ni du
relais des “grands corps”26 , ni de budgets et services extérieurs27 très étoffés, ces administrations
cherchent le soutien des associations qui interviennent sur leur secteur. Le ministère de l’Environnement a
joué en 1983 la mobilisation des associations de pêcheurs contre le travail de lobbying parlementaire
d’EDF pour faire passer une loi qui imposait des contraintes fortes en matière de protection du poisson
sur les cours d’eau. Ces rapports aboutissent à des situations où s’imbriquent des “administrations
militantes” dont les responsables sympathisent souvent avec les causes qu’ils ont à gérer et des
26
Grands corps : corps de la fonction publique : Inspection Générale des Finances,
Conseil d’Etat, Corps des Ponts et chaussées, corps des Mines.
27
Services extérieurs : services déconcentrés de l’Etat, directions départemental et
régional des ministères.
129
130
130
mouvements sociaux partiellement phagocytés28 par une collaboration institutionnalisée à la définition et
à la mise en oeuvre des politiques publiques. Les associations écologistes participent ainsi au Conseil
national de protection de la nature, à la Commission supérieur des sites, au Conseil supérieur des
installations classées, au Conseil national du bruit, au Conseil de l’information sur l’énergie nucléaire,
sans compter les structures mises en place par les collectivités locales.
Pareil investissement suppose un gros travail d’expertise sur dossiers qui contribue à modeler le style de
l’écologisme militant. Le développement de la capacité d’agir en justice reconnue par les lois françaises
aux associations de défense de la nature, les ressources juridiques que leur apporte le droit
communautaire ont également poussé les organisations écologistes à fréquenter plus les prétoires que la
rue”.
E. Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Editions La Découverte, coll Repères, 1996.
- Une contestation protéiforme de la marchandisation croissante des sociétés
Les trois hypothèses de l’approche n°1 méritent d’être discutées :
1) l’idée de rupture historique se heurte au phénomène de l’extension du rapport
salarial ; installer les NMS hors de la sphère du travail empêche de rendre
compte de la production et de la reproduction de l’essentiel des inégalités
sociales.
Selon L. Mathieu (L. Mathieu, « les nouvelles formes de contestations sociales »,
Regard sur l’actualité n°251, mai 1999), les mobilisations des « sans » (emploi,
logement, papiers) attestent du peu de crédibilité de la thèse de la prédominance des
revendications post-matérialistes. Même si les formes de domination et d’aliénation
qu’elles font apparaître ne sont pas réductible au rapport capital / travail, elles
entretiennent avec lui des liens étroits (la lutte des « sans-papiers » est une
contestation du processus de « délocalisation sur place » du système productif).
Document n°162
“Les grèves actuelles représentent une étape décisive dans la tendance longue des peuples à la
démocratie. Derrière la défense d’acquis sociaux chèrement obtenus, de services publics
fondateurs de l’identité de notre République s’affirme certes le rejet massif du libéralisme
maastrichien et de l’argent comme seul critère de régulation sociale. Mais aussi, à beaucoup plus
long terme, l’irruption du nouveau prolétariat dans l’histoire. Bien sûr, cela ne vient pas de rien :
des précédents mouvements des infirmières et des grèves de cheminots, de l’hiver étudiant de
1986 à la levée en masse du 16 janvier 1994 contre l’aggravation des dispositions de la loi
Falloux, on a vu des catégories entières de travailleurs entrer dans l’action, imposant leur point
de vue à des syndicats hésitants (ou produisant de nouveaux syndicats). (...) Le danger, pour
ceux qui dominent cette République, est que l’identification d’une large partie des travailleurs de
France aux employés des services publics - qu’ils rejoignent ou non en pratique leur mouvement
gréviste - ne fait que souligner l’unité fondamentale du travail salarié et sa massification sans
précédent dans la société française. Certains le découvriront avec terreur, mais le prolétariat
représente désormais probablement plus de 75% de la population de ce pays. 75% de prolétaires
dites-vous? Vous exagérez ? Mais non. Certes, dans le langage courant la notion de “prolétaire”
a souvent été liée à celle de “pauvre” : cela ne saurait exprimer la place grosso modo identique
de vastes secteurs de la population dans le procès de production. Le prolétaire est souvent
pauvre, cependant il n’est pas le seul dans ce cas. Parfois, il gagne dignement sa vie. Mais il est
celui qui, fondamentalement, vit de la vente de sa force de travail. (...) Messieurs les dominants,
le nouveau prolétariat vous salue bien”.
Cahen (M.), art : “Le nouveau prolétariat vous salue bien !”, in Le Monde, décembre 1995.
Document n°163
“Contrairement à ce qui s’écrit le plus souvent, la période actuelle n’est pas marquée par un
changement de nature de la participation politique. L’analyse des revendications portées par les
28
phagocytés : encadrés, contrôlés
130
131
131
manifestations actuelles ne vient pas corroborer l’hypothèse d’une modification des valeurs
défendues : les valeurs dites matérialistes sont très largement dominantes avec, pour l’essentiel,
l’emploi, le revenu et le niveau de vie, les problèmes liés à l’école. Les mobilisations porteuses
de revendications post-matérialistes ne font pas vraiment recette, qu’il s’agisse des
revendications liées aux moeurs, à l’environnement, à des questions de politique générale, à
l’exception cependant des questions internationales et de l’anti-racisme”.
O. Fillieule, “La mobilisation collective. Comment manifeste-t’on en France aujourd’hui
?”, in Sciences Humaines, n°40, juin 1994.
2) L’affaiblissement de l’action collective traditionnelle peut s’interpréter par un
« effet de conjoncture » : l’idéologie libérale qui a marqué les années 1980 et
1990 a conduit à un émiettement de l’action syndicale en même temps qu’un
déséquilibrage du rapport de force. Au nom de quoi considérer de manière
catégorique que le syndicalisme serait incapable de rénover ses pratiques,
d’assouplir son mode de fonctionnement interne et parvenir à syndiquer les
secteurs les plus exposés du salariat ?
3) La thèse du radicalisme auto-limité peut être contredite par la place croissante
qu’occupe le mouvement altermondialiste.

Spirale historique des classes sociales et dyssocialisation : les analyses de L.
Chauvel
- La question des inégalités objectives
Selon Louis Chauvel, on peut distinguer deux moments dans la période
contemporaine :
1) 1945-1975 : enrichissement de la classe ouvrière (quadruplement du niveau de
vie), forte mobilité social structurelle, réduction générale des inégalités
économiques, mise en place des institutions de l’Etat-providence, conflictualité
institutionnalisée et conscience de classe repérable (NB : les Trente Glorieuses
n’ont pas été glorieuses pour les seniors de l’époque).
2) 1975-2000 : remise en cause de l’emploi typique, hausse de l’éventail des
revenus, réouverture de l’éventail pour les nouvelles générations d’actifs,
ralentissement de la mobilité sociale structurelle.
Sur la dernière période L. Chauvel insiste sur la question du temps de rattrapage du
niveau de salaire des cadres par les ouvriers : 1) pendant les Trente Glorieuses, les
ouvriers pouvaient espérer rattraper le niveau des catégories supérieures du salariat en 3
ou 4 décennies (certitude d’une mobilité ascendante forte pour la génération suivante) ;
2) à partir de 1985, le temps de rattrapage s’étend entre 5 et 8 générations d’où une
rigidité nouvelle des différences sociales29.
Document n°164
Rapport
du
cadres/ouvriers
1955
1960
1965
1970
1975
29
3.9
3.9
4.0
3.8
3.4
salaire Croissance
annuelle
moyenne depuis 5 ans du
pouvoir
d’achat
du
salaire ouvrier (%)
4.8
2.8
3.5
3.7
3.5
Temps de
(années)
rattrapage
29.1
49.7
40.0
36.8
35.7
C’est Chauvel qui passe du terme de décennie à celui de générations !!
131
132
132
1980
1985
1990
1995
1998
2.9
2.7
2.8
2.6
2.5
1.6
0.3
0.3
0.3
0.6
65.1
371.9
353.0
316.2
150.6
L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre
2001.
Document n°165
« La croissance ouvre la possibilité d’une égalisation dynamique qui pourrait engendrer des anticipations
favorables de promotion et une mobilité subjective : avec 4 % de croissance annuelle du revenu des
ménages, la classe ouvrière a de bonnes raisons de se projeter dans le mode de vie et donc d’identifier une
partie de ses intérêts à ceux des nouvelles classes moyennes salariées ; à 1%, le sort des classes populaires
se referme sur le présent ».
L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001.
Aujourd’hui, l’ensemble des droits salariaux est vécu sous le mode défensif : le sort de
la génération suivante n’est plus projeté de manière univoque dans le sens d’un progrès
(quant aux trajectoires personnelles ascendantes elles deviennent hypothétiques).
Plusieurs indicateurs donnent à penser que les frontières entre les classes sociales se
densifient depuis 1975 et plus particulièrement depuis le milieu des années 80.
Exemple : conditions d’accès aux grandes écoles de premier rang (X, ENA, ENS, etc.)
 depuis 1985, les classes favorisées occupent une part absolue croissante dans les
effectifs entrants.
Document n°166
“L’apport de Marx, affirmant le premier l’importance des structures économiques pour comprendre les
relations sociales, est irremplaçable dans une société où l’économique joue un rôle déterminant. Mais,
avec le temps, on s’est aperçu que le clivage propriétaires des moyens de production / salariés était trop
réducteur.On a compris par exemple - c’est le grand apport de Pierre Bourdieu30 - que le capital ne
consistait pas seulement en instruments de production, mais aussi en diplômes, en réseaux de
connaissances et en outils culturels qui jouent également un rôle dans la reproduction sociale. La
propriété, tout en restant déterminante, n’est plus le seul mode d’accès aux positions sociales dominantes
(...) . Les grilles de lecture doivent se complexifier pour rendre compte d’une société complexe.
Mais en même temps, cette complexité ne doit pas gommer que derrière l’égalité proclamée des chances
et des positions, les stratifications sociales demeurent fortes dans nos sociétés et que ces stratifications
tendent à se reproduire dans une logique de classe sociale où la propriété du capital joue un rôle
déterminant, même s’il n’est plus unique ”.
D. Clerc, “ Comment saisir la réalité sociale”, in Alternatives Economiques, hors série n°29, 3° trim
1996.
- La spirale historique des classes sociales :
Selon L. Chauvel, il y a un paradoxe « historique » contemporain : il y a une rigidité
objective croissante des frontières entre les classes (les classes populaires étant plus ou
moins conscientes de cette rigidification) associé à un déclin de la conscience de classe
(pendant une bonne partie du XXème siècle la situation était inversée). Rappelons que
la théorie de la fin des classes sociales s’appuyait sur l’affaiblissement subjectif des
classes supposant que les structures objectives suivaient la même logique (documents
28 à 30).
Document n°167
« D’abord les « trente glorieuses » (1945-1975) apparaissent comme une période extraordinaire
d’enrichissement du salariat : alors qu’en moyenne, le pouvoir d’achat du salaire a crû d’environ 0.5% par
30
Pierre Bourdieu, sociologue français contemporain auteur notamment de “La misère du
monde”.
132
133
133
an dans les années 1990, une année moyenne de la période antérieure à 1975 s’accompagnait d’une
hausse de 3.5%. Ensuite, l’écart entre cadres et ouvriers (si nous prenions les employés, le résultat serait
presque identique), a fléchi après 1968 (le cadre gagnait en moyenne 4 fois plus que l’ouvrier en 1968, et
2.7 en 1984) , un mouvement considérable de rapprochement des salaires entre qualifiés et routiniers a
donc eu lieu après 1968 ; ce mouvement résulte notamment d’un renouvellement fort de la population des
cadres dans les années 1970 avec l’arrivée précoce et massive des jeunes générations diplômées du baby
boom. Enfin, depuis cette date, l’écart est à peu près stable (2.5 en 1998). La fin des Trente glorieuses a
donc été marquée par une dynamique doublement favorable à la classe ouvrière (et aux employés) : les
écarts se réduisent dans un contexte d’enrichissement rapide et partagé ».
L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001.
Document n°168
"Au cours des trente glorieuses, le débats sur les inégalités a mobilisé les syndicats et les partis de gauche
et alimenté la réflexion des intellectuels. La grille des professions et catégories socio-professionnelles
(CSP), mise en place par l'INSEE en 1954 et remaniée en 1982, apportait un matériau statistique et des
arguments chiffrés.
La prospérité économique, le plein emploi, la législation sociale et les conventions collectives tiraient tout
le monde ou presque, vers le haut. Mais le partage demeurait inégal et la réduction des inégalités, qu'il
s'agisse des revenus, des conditions de vie, de l'accès à l'enseignement et à la culture, voire des
patrimoines pour les plus radicaux, servait de moteur aux luttes sociales. La classe ouvrière revendiquait
son dû aux capitalistes. Des années 50 aux années 80, l'écart des revenus s'est effectivement resserré et les
modes de vie se sont uniformisés. Tout le monde ou presque, a eu la télé, une voiture, des vacances à la
mer et des enfants au lycée. Les cols blancs ont submergé les cols bleus et la culture du bureau a détrôné
celle de l'usine. Pendant ces années de croissance, s'est imposée l'idée d'une vaste classe moyenne
homogène constituée de salariés - une nouvelle petite bourgeoisie - englobant une partie des ouvriers et
des employés qui progressaient vers le haut pour se rapprocher des cadres. A l'opposé, on parlait
volontiers de l'éclatement de la classe dirigeante : la bourgeoisie d'affaires et d'Etat semblait perdre ses
privilèges au profit de jeunes diplômés, issus du rang et démocratiquement recrutés par concours.
Certains sociologues et philosophes, comme Alain Touraine, ont même considéré que les classes sociales
avaient disparu dans la société française, que cette grille de lecture n'était plus pertinente, que les clivages
passaient désormais entre des catégories "modernisatrices" et d'autres "archaïques".
La thèse de la disparition des classes sociales s'est appuyée sur le recul des sentiments d'appartenance de
classe, sensible dans les sondages, tout particulièrement pour la classe ouvrière. Mais aussi sur le fait que
le travail et la vie professionnelle ne seraient plus qu'un élément parmi d'autres dans la formation des
groupes et des identités sociales, le sexe, la génération ou l'ethnie, par exemple, devenant tout aussi
importants.
D. Sicot, "Sous la fracture, les classes", Alternatives éconmiques, n°29, 3° trim 1996.
Document n°169
"Jusqu' au milieu des années 70, la conscience de classe (autrement dit le sentiment d'appartenir à une
classe en opposition à une autre) était forte : on était soit ouvrier, soit paysan, soit bourgeois et plus ou
moins fier de l'être. Depuis cette conscience de classe a décliné. De moins en moins de français se
définissent en fonction de leur classe sociale d'appartenance (à noter toutefois, la remontée intervenue lors
des mouvements de décembre 1995). Parmi ceux qui disent appartenir à une classe sociale, de plus en
plus se réfèrent aux classes moyennes. Chez les ouvriers, la proportion de ceux qui déclarent appartenir à
ces dernières est passé de 13% en 1966, à 30% en 1994".
L. Dirn, "Société française, ce qui a changé depuis vingt ans", Sciences Humaines, juin 1998.
En présentant en ordonnées, l’intensité de la conscience sociale (des identités de
classes) et en abscisses l’intensité des inégalités, un modèle dynamique et instable de
« spirale des classes sociales » est mis en valeur en partie du fait que les sphères
objectives (de la réalité des inégalités) et les sphères subjectives (de leur représentation)
connaissent des décalages temporels.
 La situation 1 de haut niveau d’inégalité et de conscience d’appartenance à une
classe (situation de « classe en soi et pour soi ») est conflictuelle et conduit à une
issue négociée avec une réduction des inégalités (situation qui tend vers 2, « victoire
du prolétariat ») ;
133
134
134
 L’égalisation des conditions objectives (passage de 1 à 2) conduit à dissoudre après
un certain temps la conscience de classe et à affaiblir la force des identités qui
s’étaient constituées dans les périodes antérieures de l’histoire sociale  passage à la
situation 3 – « société sans classes » (le maintien au point 2 exige une socialisation
difficile à entretenir éternellement : maintenir une forte conscience de classe est la
difficulté de la génération qui vient après celle de « l’ouvrier de l’abondance »).
 En situation 3, les classes favorisées ont intérêt à tendre vers la situation 4 - celle
d’un accroissement des inégalités objectives -  étant donné que le rapport de force
est déséquilibré, le glissement de 3 vers 4 est probable (reconstitution d’un système
objectif de classes mais sans conscience de classes conduisant à « l’aliénation » : cas
des Etats-Unis aujourd’hui).
Document n°170
- Dyssocialisation et ordre social :
Entre la situation objective et les représentations subjectives des inégalités, la
relation n’est ni stable ni nécessairement cohérente. L’écart perçu par certains acteurs
entre la croyance en une société plus égalitaire et l’expérience qu’ils font de la rigidité
des barrières sociales conduit à un risque de dyssocialisation pour les nouvelles
générations : contradiction entre les valeurs identitaires transmises par la génération
précédente et les situations objectivement vécues. Pour les nouvelles générations, les
classes sont une réalité tangible mais vidée de leur sens subjectif. L’emploi précaire,
sans protection syndicale et hors du droit fortement répandu parmi les jeunes actifs
134
135
135
s’oppose en permanence à un espoir individuel de stabilisation professionnelle. Dans
cette perspective, face au risques croissants pesant sur l’avenir en termes d’insécurité
sociale grandissante, il en résulte que logiquement, plus la prise de conscience sera
tardive, plus elle sera violente, et ce d’autant plus que cette prise de conscience est
retardée par un discours dominant qui ignore les réalités objectives des inégalités
croissantes.
Document n°171
« Le discours dominant reste (…) orienté vers la reconnaissance de l’individu (ou du sujet), fondé sur la
valorisation de l’autonomie et de la créativité personnelle, et sur l’idée générale que les rapports sociaux
autoritaires et conflictuels d’antan ont laissé place à une négociation inter-individuelle permanente et plus
harmonieuse. (…) La difficulté est bien sûr que, faute d’en diffuser les moyens à tous et à toutes les
catégories de la population, la valorisation de cette autonomie ne peut que favoriser ceux qui disposent
déjà de toutes les ressources pour en jouir, de par leur position héritée dans la structure sociale.
En procédant ainsi, un tel discours pourrait être pervers : ce message ne laisse rien à ceux qui n’ont pas
reçu les moyens de cette autonomie et de cette créativité, pas même la possibilité de dénoncer leur sort.
Il s’ensuit des injonctions contradictoires déstabilisatrices, pour ceux qui doivent subir les coûts de la
liberté sans les moyens, d’où une certaine forme de dyssocialisation dont les premières victimes sont les
jeunes des classes populaires et moyennes ne bénéficiant pas d’une dynamique d’ascension sociale »
L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001.
d) Politique et Classes sociales : la question de la représentation de la réalité sociale
En introduction, il convient de relever à quel point les discours - au-delà des
discours de l’extrême gauche ouvriériste (« Lutte ouvrière » et « Mouvement pour un
parti des travailleurs ») nécessairement décrédibilisés par leur « origine extrême » –
tendant à représenter la société française comme étant traversée par une lutte de classe,
des conflits de classes ou l’existence objective de classes sociales, ont disparu de la
scène médiatico-politique.
Cette disparition est d’abord le produit d’une évolution des appareils partisans de
la gauche gouvernementale - et en particulier du parti socialiste -, conduisant en lieu et
place, à un relatif accord entre « conservateurs » et « progressistes » sur une
représentation de la société française marquée par une opposition entre les « in » et les
« out ».
Pour le dire autrement, la promotion de la "liberté des modernes" entendue
comme quête de l’autonomie des individus vis-à-vis de tous les pouvoirs par toute une
fraction de la gauche - et en particulier socialiste - est largement le produit de son
interprétation du changement social. Il y a là une responsabilité historique de cette
fraction, responsabilité forte dans la mesure où elle ne peut ignorer la fonction
essentielle du Politique qui consiste à définir et à représenter la "communauté des
citoyens" - dans son unité mais surtout dans une diversité bien comprise en tant que
porteuse d’une unité31 -, pour fonder une légitimation des politiques publiques. Si cette
représentation n’est pas différente de ses adversaires, il y a de bonnes chances que les
politiques publiques qui en découlent ne soient guère différentes. L’important enseignement althussérien - est toujours dans la question, de la bonne question résulte la
bonne réponse..
Document n°172
"Le champ politique est en effet entre autres choses le lieu par excellence où les agents cherchent à
former et à transformer les visions du monde et à agir par là sur le monde lui-même : le lieu par
L’existence objective et subjective des « deux France » ( selon la vieille formule de Louis
XVIII), n’a jamais empêché une relative unité..
31
135
136
136
excellence où les mots sont des actions et où il en va du caractère symbolique du pouvoir. A travers la
production de slogan, de programmes et de toutes sortes de relais médiatiques, les agents du champ
politique sont engagés en permanence dans un travail de représentation par lequel ils entendent construire
et imposer une vision particulière du monde social tout en cherchant à mobiliser le soutien de ceux sur
qui, en ultime instance, leur pouvoir repose"
John B. Thompson, préface, P. Bourdieu, "Langage et pouvoir symbolique", Ed Fayard, 2001,
p.44.
Pour le dire autrement, il revient au Politique de mettre en lumière la réalité
sociale, et il n'est pas anodin que la gauche gouvernementale ait choisi de mettre en
lumière à partir du milieu des années 80 :
- des particularités, des individus, des acteurs, plutôt que des classes ou des groupes
sociaux ;
- une constellation centrale moyenne plutôt que les classes populaires constituées
d'ouvriers et d'employés, classes populaires, faut-il le rappeler - encore majoritaires
aujourd'hui dans la population totale mais également active.
Document n°173
"La modification de la lumière jetée de l'extérieur sur le statut des individus et des groupes les appelle à
se redéfinir par l'intérieur".
M. Gauchet, « La religion dans la démocratie », Ed Gallimard, 1998, p.110
Et dans ces conditions, les membres des classes populaires appelés à se redéfinir
de l’intérieur finissent par conséquent, par ne rencontrer que leur propre échec, sans
qu’ils ne soit aucunement question d’une quelconque responsabilité sociale.
Parallèlement, tous ceux qui travaillent à la désopacification de la réalité des rapports
sociaux (enseignants, travailleurs sociaux, « conscients »), « main gauche de l’Etat »
pour reprendre une phraséologie bourdieusienne se désespèrent à colmater les brèches
d’un Etat, frappée d’une misère symbolique voulue du Politique, infiniment plus
inquiétante que celle des inégalement dotés mais infiniment responsabilisés.

Une gauche gouvernementale sans projet de représentation spécifique de la
réalité sociale et par conséquent sans projet alternatif
L'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 va changer radicalement les choses du
point de vue de la représentation dominante de la réalité sociale. Dans un premier temps
porteur, de la « critique égalitaire » et dans une moindre mesure de la « critique
artiste »32, les pouvoirs publics vont - couplée à une tentative de relance keynésienne
(reprise en compte de la critique égalitaire) - lancer une série de réformes, réforme de
l'entreprise (Lois Auroux), réforme de l'organisation administrative (Lois de
décentralisation à partir de 1982), porteuses d’une volonté de répondre à la critique
« artiste », exprimée plus particulièrement au cours des évènements de mai 68. Mais
très rapidement, les aspirations autogestionnaires et égalitaires ne constitueront plus un
référentiel dominant pour l'action des pouvoirs publics pour des raisons qui tiennent :
- à l'évolution des rapports de force au sein de la société et plus particulièrement entre le
mouvement ouvrier et le patronat ;
- mais plus fondamentalement à l'interprétation donnée par le Politique de l'évolution de
ces rapports de force.
32
Cf L. Boltanski, E. Chiapello, “Le nouvel esprit du capitalisme”, éd Galliamrd, 1999.
136
137
137
Comme nous le savons, le tournant social-libéral du parti socialiste s’opère suite
à l’échec de la tentative keynésienne de relance économique de 1981-1982 et à
l’enregistrement de l’essoufflement des aspirations démocratiques, enregistrement
largement orchestré dans la mesure où la « première gauche » est à la tête de l’Etat, peu
convaincue qu’elle était par les thèses de la « deuxième gauche » qui exigeaient une
démocratisation de l’ensemble des sphères d’activités sociales (F. Mitterrand est élu en
1981 sur la base d’un programme finalement très tributaire des restes du programme
commun aux contours somme toute jacobiniste et étatiste, bien loin de son slogan de
campagne de 1974 : « prendre le pouvoir pour vous le rendre »)). Ce double tournant
donne lieu à la formulation d’un « nouvel horizon » : la modernisation de l’économie
française dans le cadre d’un renforcement de la construction européenne.
Plus précisément, à partir de 1983-1984, le parti socialiste va adopter une
orientation économique et sociale toute orientée vers la recherche des grands équilibres
économiques (équilibre budgétaire, équilibre de la balance des paiements, stabilité de la
monnaie) plus que sur la croissance, et parallèlement ne plus guère se soucier de la
question de la démocratisation de l’ensemble des sphères d’activités sociales.
Document n°174
Depuis ce tournant, "la politique va se résumer à la "police", c'est à dire à la gestion de
l'Etat.(…) La politique abandonne peu à peu les principes, les valeurs, le social pour
privilégier la technique, les mesures factuelles, l'intelligence des chiffres, les équilibres
économiques"33
Cette conversion du parti socialiste à un discours somme toute
technique et gestionnaire – sous au passage l’éphémère passage au poste de premier
ministre de L. Fabius - eût au moins deux conséquences. D'une part, elle a rendu
inintéressant le débat politique dans la mesure où a émergé un déficit d'explication du
devenir du monde . "Les politiques vont faire l'apologie de la rigueur sans chercher à
en expliquer les enjeux économiques et politiques. L'équilibre budgétaire devient le seul
horizon, la seule explication"34.
Cela explique au passage l’adhésion actuelle de la majorité des membres du parti
socialiste35 au processus de construction européenne, à son « modèle techno-libéral »
visant à annihiler la dimension proprement politique des institutions, caractéristique
repérable dans le changement des termes utilisés : ainsi on serait passé « de la
démocratie politique, comme gouvernement, compromis, peuple souverain,
représentation, négociation collective, égalité, délégation » à un « lexique d’origine
33
I. Cuminal, M. Souchard, S. Wanich, V. Wathier, "Le Pen, les mots, analyse d'un discours
d'extrême droite", Ed La Découverte/poche, 1997, p.226.
34
I. Cuminal, M. Souchard, S. Wanich, V. Wathier, "Le Pen, les mots, analyse d'un discours
d'extrême droite", Ed La Découverte/poche, 1997, p.226.
Il s’agit cependant de relever ici les enseignements des études du Cevipof sur l’actuel parti
socialiste. En 1998, la moyenne d’âge est de 55 ans et plus, 5% des adhérents sont des ouvriers, 13% des
employés (alors que plus de 55% de la population active est constituée d’ouvriers et d’employés), sur 127
000 adhérents, la moitié sont des élus (autant dire qu’il conviendrait de prendre en compte tous ceux et
celles qui ont des intérêts particuliers à s’associer à leur(e)s élu(e)s. Dans ces conditions, nous sommes
loin d’un parti qui serait en capacité à enregistrer d’une façon ou d’une autre, les changements sociaux.
Nous sommes en présence d’un appareil, qui :
du moins sociologiquement, ne peut être qu’à distance de toute volonté de prise en
compte de la réalité objective de la réalité des rapports sociaux ;
du moins rationnellement, compte tenu du caractère élitaire ( au sens éligare = choisir =
élu) de ses membres
35
137
138
138
principalement économique : dialogue social, partenaires sociaux, mouvement social
européen, subsidiarité, transparence, flexibilité, code éthique, critères de convergence,
levée d’obstacles ou de contrainte »36.
D’autre part, à partir, du milieu des années 1980, la gauche institutionnelle
(institué ?) finit par se soucier, pour aller vite et donc trop vite, exclusivement du
maintien de l'ordre social, associant au passage maintien de l'ordre social et son propre
maintien au pouvoir, donnant une image conservatrice à la gauche (logique du « ni-ni »
et de l’économie mixte défendue en 1988 par le candidat-président F. Mitterrand) .
Le modèle de démocratie qu'elle finit par défendre correspond globalement à un
modèle de gestion et de maintien de l'ordre social, se confondant avec l'idéal de la
démocratie libérale, au sens anglo-saxon du terme, une démocratie pacifiée qui ignore
les fonctions essentielles du conflit comme moyen d’assurer l’intégration sociale,
comme moyen de reconnaître l’émergence de nouveaux (anciens !?) groupes sociaux.
Cette négation des fonctions d’intégration du conflit s’est particulièrement
illustrée dans l’attitude d’une majorité des membres du parti socialiste à l’égard du
mouvement des banlieues.
Document n°175
« Loin d’être toujours un facteur négatif qui déchire le tissu social et affaiblit les liens de la vie sociale,
les conflits sociaux peuvent contribuer, de bien des manières complexes, au maintien des groupes sociaux
et des strates sociales ainsi qu’à l’émergence de nouveaux groupements. Des changements dans
l’équilibre du pouvoir entre les groupes et les classes sociales s’expliquent largement par l’issue des
conflits qui les ont opposés. Ce que l’on obtient, quand et comment, dans la société, n’est pas
généralement déterminé par le mérite, comme dans les institutions scolaires ou dans les activités
sportives, mais par le choc des forces en lutte, qu’il s’agisse de la concurrence pour des biens rares, ou
pour un pouvoir ou un status qui eux aussi sont rares ».
L.A. Coser, « Les fonctions du conflit social, Ed Puf, 1982.
Document n°176
« Selon G. Simmel, « (…) le conflit pose des limites entre les groupes à l’intérieur d’un système social en
renforçant la conscience du groupe et en marquant la séparation ; il établit ainsi l’identité des groupes
dans le système. Ensuite, il dit que les « répulsions » réciproques maintiennent un système social total
parce qu’elles créent un équilibre entre les différents groupes. Par exemple, les conflits entre les castes
indiennes établissent une séparation et un caractère entre les diverses castes, mais ils assurent aussi la
stabilité de la structure sociale indienne en provoquant un équilibre de revendications ». Par ailleurs, « il
considère que le conflit a pour fonction de maintenir la cohésion du groupe dans la mesure où il joue le
rôle de régulateur des systèmes de relations. Il « clarifie l’atmosphère », c’est-à-dire qu’il élimine
l’accumulation des dispositions hostiles bloquées, en permettant qu’elles s’expriment librement. Simmel
fait écho au roi Jean de Shakespeare : « Seul un violent orage peut éclaircir un ciel si noir ».
L.A. Coser, « Les fonctions du conflit social », Ed Puf, 19821.
Plus exactement, le parti socialiste se trouve en incapacité de saisir la société
bloquée et pire encore la société lorsqu’elle est en mouvement, c’est-à-dire au moment
même où elle aurait besoin de tout le poids d’une force symbolique un tant soit peu
« hérétique ».
Le parti socialiste se réfugie dans les bras confortables d’un conservatisme
changeassionnel et non compassionnel (on remarquera la différence subtile entre
« conservatisme compassionnel » et « social-libéralisme attentionné ») qui, pour
maintenir l'ordre social, propose de saisir les individus dans leur individualité, dans
36
Guy Hermet, art : « Un régime à pluralisme limité, à propos de la gouvernance démocratique »,
in RFSP, vol 54, n°1, février 2004.
138
139
139
leurs problèmes d'appartenance ou dans leur volonté d'appartenance (les saisissant au
passage dans leur fraction les plus « libertaires » au moment même de leur expression,
sans se soucier de leur réelle représentativité). Son offre alternative consiste à
promouvoir un politique meilleur gestionnaire des gestionnaires du social, sans
contestation de l’ordre social et économique :
- sans qu'il n'y ait plus, au passage, de représentation du social, mais bien plutôt
une représentation de la société comme concrétion d'individualités ;
- promoteur de couvre-feu « light » lorsque les banlieues « brûlent » enfermant les
enfants d’ouvriers dans les catégories de la délinquance ;
- sans volonté donc d’assurer une quelconque forme de représentation de la réalité
sociale alternative à celle présentée par la droite conservatrice compassionnelle.
Il est au passage assez significatif de constater que deux des institutions
internationales sont dirigés par des socialistes français, Pascal Lamy à l’OMC et
Dominique Strauss-Kahn pour le FMI, deux socialistes dont l’objectif suprême est
de réguler le système et non d’en changer. Deux socialistes qui s’inquiètent des
conséquences de la crise financière des subprimes…., ethymologiquement, ils
devraient se réjouir de la débacle, si je puis me permettre …
Document n°177
« Nous vivons dans une société où les individus sont socialement conditionnés à prendre
conscience d’eux-mêmes, non pas comme membres d’une classe sociale déterminée, et singulièrement
d’une classe exploitée, dépossédée et dominée de diverses façons, mais seulement comme des individus
parmi d’autres, des monades réduites à leurs forces individuelles et condamnées à une compétition sans
fin (…). Dans une telle société ramenée à un nuage d’électrons libres », animés du mouvement brownien
de la concurrence généralisée, les seuls critères en vertu desquels peuvent éventuellement s’opérer des
regroupements et des mobilisations identitaires sont des critères sans rapport immédiat avec la condition
de classe, tels que les caractères éthiques, culturels ou sexuels, qui permettent à la rigueur de dénoncer
des inégalités et des injustices réelles et de développer des luttes bien ciblées, mais qui n’entraînent
aucune remise en cause explicite des rapports de domination inhérents à la structure des classes puisque
ces luttes ne visent qu’à rétablir une égalité des droits (entre hommes et femmes, jeunes et vieux, Blancs
et gens de couleur, hétéros et homos, etc.) à l’intérieur d’un système de pouvoir, reposant sur une
distribution parfaitement arbitraire du capital qu’on a cessé de contester dans son principe même ».
A.Accardo, « Succession Lagardère : la norme ou l’énorme », Le Passant ordinaire (Bègles), n°4546, juin septembre 2003.
Document n°178
« D’une certaine façon, le discours porteur de l’idée que nous vivons dans une société sans classe outre le
fait qu’il retire aux plus démunis tout lieu positif d’appartenance collective, produit la déstabilisation des
constructions de classe qui avaient marqué le milieu du XXème siècle : en retirant aux exclus de
l’individualisation valorisée (qui semble rester une valeur sélective pour membres des classes aisées) la
capacité à exprimer leur expérience collective, il renvoie les perdants du jeu social à l’intériorisation de
leur propre échec. Il disqualifie ainsi les membres des classes populaires pour en faire les acteurs de leur
singulière médiocrité ».
L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001.
Cette évolution peut aisément se repérer dans le discours d’une majorité des
membres du PS, s'adressant de plus en plus à des catégories -jeunes, handicapés, vieux,
salariés, fonctionnaires, etc. -vis-à-vis desquels il convient de dresser une liste de
propositions plus ou moins précises. Une telle orientation est aux antipodes de la
tradition républicaine, qui invitait chaque citoyen à se détacher de ses appartenances et
à penser l'intérêt général loin de ses enracinements particuliers ; elle est également aux
antipodes de la gauche traditionnelle qui invite les citoyens à faire œuvre de
distanciation par rapport aux valeurs centrales de la société, lesquelles sont aujourd'hui
139
140
140
de nature consumériste et calculatrice. On peut mesurer ici le renoncement de la gauche
moderniste, vouloir
reconnaître des individualités qui se construisent en
référence/révérence vis-à-vis des valeurs marchandes, c'est au fond reconnaître les
valeurs du marché.
Quand la gauche moderniste nie l'existence d'un intérêt général supérieur et
différent de la simple agrégation des intérêts particuliers, pour la promotion d'un intérêt
général "comme la résultante à posteriori du libre concours des intérêts particuliers",
alors, en filigrane, pour les plus gênés, et en pleine page du Monde, pour les plus zélés,
il ne reste plus qu'à découvrir faussement le merveilleux mécanisme qui assure
l'harmonie générale. Pour le dire autrement, nous sommes bien loin de la déclaration de
F. Mitterrand qui, le 11 juin 1971, lors du Congrès d’Epinay déclarait :
« Celui qui n’accepte pas la rupture, celui qui ne consent pas à la rupture avec
l’ordre établi, avec la société capitaliste, celui-là, je le dis, il ne peut pas être adhérent du
parti socialiste ! »
Par ailleurs, le Parti socialiste, enregistrant (légitimant) l'idée que l'Etat ne peut
plus réformer la société d'en haut, à partir du dernier résidu de l'idéologie de la
"deuxième gauche" - et de l'enregistrement des idées libérales professées par M. Crozier
et reprises à l'envie dans les plus hautes sphères de l'Etat et plus particulièrement au sein
de l'ENA37 - et du relatif échec des modèles de réforme de la société par le haut, dont le
gaullisme fût le dernier exemple, se plia peu à peu au modèle de la démocratie anglosaxonne.
L'enjeu n'est plus véritablement de déterminer des objectifs clairs mais de se soucier
d'une bonne adéquation entre moyens et fins, tout en participant à la construction d’une
distinction droite/gauche entre partisans d’une société fermée (la droite peu sensible aux
thèses du libéralisme culturel) et partisans d’une société ouverte (la gauche libérale
culturellement). Il reste que depuis les élections présidentielles et législatives de 2002,
le paysage politique français semble se modifier. Les valeurs du libéralisme culturel
sont en net recul :
-
le parti socialiste semble de moins en moins enclin à défendre le droit à la
différence et sur les questions de sécurité a opté pour des solutions plus
répressives que préventives38 .
Document n°179
« Après une période où (le parti socialiste) a pris fait et cause pour les immigrés – y compris les
clandestins, massivement régularisés en 1982 – et où il a soutenu SOS racisme dans sa lutte contre la
diffusion des idées du Front national, il a évolué vers moins de tolérance et davantage de fermeté – ou de
37
Il conviendrait ici de relever combien les thèses de M. Crozier furent et restent incontournables
dans la panoplie des « savoirs savants » dispensés à l’ENA. Combien de parties, ou de sous parties de
dissertation au « balancement circonspect » pourrait-on enregistrer autour des thèmes que l’on ne peut
réformer par décret une société ?
38
Ce tournant idéologique du parti socialiste s'est opéré dès le début du gouvernement de Lionel
Jospin, par les contributions notamment de J.P. Chevènement et Julien Dray. Tournant inquiétant, dans la
mesure où il se surajoutent à maints autres tournants, notamment en matière de politique économique et
sociale; inquiétant au sens où les matières à débat entre la droite et la gauche institutionnelle finissent par
s'épuiser et par conséquent à vider de sens la démocratie. Si la perspective d'une démocratie apaisée et
raisonnable peut être légitime, elle ne doit pas pourtant être comprise comme l'inexistence de projets
politiques alternatifs proposés aux citoyens. La démocratie a tout à perdre lorsque l'offre électorale
consiste à devoir choisir entre une politique de désinflation compétitive et une politique de renforcement
de la compétition par la désinflation, ou encore entre une baisse de l'impôt sur le revenu de 10% et une
baisse de 33%.
140
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141
fermeture. Le gouvernement de L. Jospin a refusé de régulariser largement les sans-papiers. Sur la
sécurité, il a adopté une politique et un langage destiné à plaire aux électeurs qui se plaignent de
l’immigration. Il n’y a rien gagné, d’ailleurs ; puisqu’il a perdu une élection présidentielle orchestrée par
la droite et l’extrême droite autour du thème de l’insécurité . (…) En France le parti socialiste craint de
perdre ses électeurs « intégrés » s’il prend fait et cause pour ceux qui souffrent de ségrégation inavoué et
de discrimination insidieuse ».
P. Jarreau, art : « La gauche déçoit l’attente des immigrés », in Le Monde, 12 novembre 2006.
- La droite de son coté reste fidèle à sa croisade contre l'esprit soixante-huitard,
soucieuse plus particulièrement de populariser le libéralisme économique par un
durcissement de sa politique en matière de sécurité et d'immigration.

La représentation de la réalité sociale du camp conservateur : Fracture sociale,
France d’en-bas , gouvernance « Si votre seul outil est un marteau, alors il vaut
mieux que le monde ressemble à un clou »
Mise en sens et mise en scène de la société sont les deux fonctions essentielles
du Politique. De ce point de vue, les « communicants »39 qui nous gouvernent, hier
Jean Pierre Raffarin, D. de Villepin sous la présidence effacée de J. Chirac ; aujourd’hui
le duo N. Sarkozy et F.Fillon semblent avoir saisi ce rôle au profit d’un discours
conforme à une idéologie à la fois conservatrice sur les questions de société et libérale
sur les questions économiques.
D’un point de vue économique, les orientations des gouvernements depuis 2002
allient libéralisme et paradoxalement protection des rentes, si l’on retient les
dispositions d’ores et déjà prises :
modification de la loi sur la modernisation sociale en vue de faciliter la
flexibilité externe, c’est à dire les licenciements (et pour les plus
optimistes les embauches), mise en œuvre du contrat nouvel embauche,
nouvel forme de contrat précaire ;
remise en cause des 35 heures par accroissement du volume d’heures
supplémentaires autorisées ; heures supplémentaires détaxées ;
poursuite de la privatisation des entreprises publiques (privatisation des
autoroutes, d’EDF, de GDF par la fusion avec Suez, ….) ;
objectif de réduction des déficits publics pour atteindre l’équilibre des
comptes à moyen ;
diminution du nombre de tranches de l’impôt sur le revenu, instauration
du bouclier fiscal, baisse de l’impôt sur les successions.
Cette orientation libérale et en même temps patrimoniale est présentée comme le
produit nécessaire des mouvements naturels de l’économie. Ainsi, la volonté de dégager
des excédents budgétaires est le plus souvent présenté comme étant une orientation de
bon sens. J. P. Raffarin le soulignait, « Dés les premières semaines, nous avons voulu
remettre la France dans le bon sens »40. Les dernières déclarations durant la rentrée
sociale de 2007 de F. Fillon sur la « faillite de la France » poursuivent un objectif d’un
« mieux d’Etat » par « moins d’Etat ».
39
Rappelons que J.P. Raffarin a déclaré que « notre démocratie a besoin de communication », in
Le Monde, 2 août 2002.
40
in Le Monde, 2 août 2002.
141
142
142
A cela s’ajoute, une dimension permanente du discours des conservateurs, celle
qui consiste à rejeter l’adversaire dans le camp des idéologues, et à s’affirmer comme
étant proche du terrain, le pragmatisme constituant leur crédo occultant une entreprise
de naturalisation des rapports sociaux.
Document n°180
« Les marchés n’aiment pas Keynes, je n’y peux rien ».
A.Minc, Capital, novembre 1997
« La fermeture des usines, c’est aussi, hélas, la vie. Les arbres naissent, vivent et meurent. Les plantes, les
animaux, les hommes et les entreprises aussi. Moi, j’ai connu, quand j’étais petit, des maréchaux ferrants.
Il n’y en a plus. Ils ont disparu. Ce n’est pas pour autant que la civilisation a disparu. C’est la vie ».
J. Chirac
" Ne trouvant rien à redire au monde social tel qu'il est, ils (les dominants) s'efforcent d'imposer
universellement, par un discours tout empreint de la simplicité et de la transparence du bon sens, le
sentiment d'évidence et de nécessité que ce monde leur impose ; ayant intérêt au laisser-faire, ils
travaillent à annuler la politique dans un discours politique dépolitisé, produit d'un travail de
neutralisation ou, mieux, de dénégation, qui vise à restaurer l'état d'innocence originaire de la doxa et qui,
étant orienté vers la naturalisation de l'ordre social, emprunte toujours le langage de la nature. Ce langage
politique non marqué politiquement se caractérise par une rhétorique de l'impartialité, marquée par les
effets de symétrie, d'équilibre, de juste milieu, et soutenue par un éthos de la bienséance et de la décence,
attesté par l'évitement des formes les plus violentes de la polémique, par la discrétion, le respect affiché
de l'adversaire, bref, tout ce qui manifeste la dénégation de la lutte politique en tant que lutte. "
P. Bourdieu, "Langage et pouvoir symbolique", Ed Fayard, 2001, p.1192-193.
« Le discours dominant n’est que l’accompagnement d’une politique, prophétie qui contribue à sa propre
réalisation parce que ceux qui la produisent ont intérêt à sa vérité et qu’ils ont les moyens de la rendre
vraie (…) Chacun des choix nouveaux que la politique dominante parvient à imposer contribue à
restreindre l’univers des possibles, ou plus exactement, à accroître le poids des contraintes ».
P. Bourdieu, L. Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », Acte de la recherche en
sciences sociales, n°23, 1976.
Enfin, la légitimation du libéralisme économique passe également par une
double stratégie :
rendre le libéralisme populaire au moyen d’une politique sécuritaire,
comme le disait Pierre Bourdieu, les faits divers remplissent ici leur
fonction essentielle : faire diversion ;
développer un discours à l’adresse des petites gens, en fondant une
nouvelle perception de la réalité sociale : « la France d’en-bas ».
C’est à cette seconde stratégie qu’il convient de s’intéresser si on veut saisir les
modifications de notre actuelle démocratie. Selon notre ancien Premier Ministre JeanPierre Raffarin, « La France d’en-bas n’est pas une catégorie sociale, c’est plutôt un
métissage social constitué de gens qui ont du mal à se faire entendre »41.
Il est difficile de saisir la fonction de cette nouvelle façon d’aborder la question
sociale. Toujours est-il que l’on peut relever en premier lieu, que ce discours sur la
France d’en bas relève d’une nouvelle forme de paternalisme. Mais c’est un
paternalisme pour l’instant accepté dans la mesure où il vient d’un « en -haut » qui
affirme cependant sa proximité dans le cadre d’une stratégie qui ne se laisse pas
qualifier de condescendante . Un paternalisme qui est le propre de l’attitude des
dominants, qui s’autorise toujours à faire œuvre de « conservatisme compassionnel »
pour reprendre le slogan de G. Bush lors de la campagne présidentielle de 2004.
41
in Le Monde, 2 août 2002.
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143
143
Un paternalisme qui exclut toute forme de représentation de la réalité des
rapports sociaux en termes de classes sociales qui privilégie la compassion avec le
lumpenprolétariat plutôt qu’avec le prolétariat, classe éminemment dangereuse, ou
perçue potentiellement comme telle, autorisant les politiques qui consiste à faire du mal
pour vous faire du bien (exclusion des sans papiers pour protéger les bons immigrés, à
l’image de la sanction que l’on portait à l’égard des mauvais pauvres pour aider les bons
pauvres).
On trouve ici toute l’orientation traditionnellement conservatrice de la droite,
orientation qualifiée par L. Wacquant de libéral-paternaliste .
Document n°181
La stratégie de condescendance « est possible dans tous les cas où l'écart objectif entre les personnes en
présence (c'est-à-dire entre leurs propriétés sociales) est suffisamment connu et reconnu de tous (et en
particulier de ceux qui sont engagés, comme agents ou comme spectateurs dans l'interaction) pour que la
négation symbolique de la hiérarchie (celle qui consiste par exemple à se montrer "simple") permette de
cumuler les profits liés à la hiérarchie inentamée et ceux que procure la négation toute symbolique de
cette hiérarchie, à commencer par le renforcement de la hiérarchie qu'implique la reconnaissance
accordée à la manière d'user du rapport hiérarchique »
P. Bourdieu, "Langage et pouvoir symbolique", Ed Fayard, 2001, p102
Document n°182
« Au sein des classes culturelles dirigeantes, on observe une perversion inverse. L’aspiration égalitaire,
que ne peut plus satisfaire une société française culturellement hiérarchisée, se tourne vers l’immigré,
dont la fondamentale humanité est d’autant plus facile à reconnaître et à défendre qu’il est pour les
dominants, soit un être abstrait, relégué dans une banlieue, soit totalement dépendant, tels leur épicier
tunisien ou leur femme de ménage portugaise. Dans les classes cultivées, la combinaison d’un inconscient
égalitaire et d’un subconscient inégalitaire conduit à se sentir solidaire des immigrés et détaché des
ouvriers d’origine française plus ancienne, phénomène particulièrement évident lors de la remise en
question des lois Debré. Le Paris des bac +5 (ou plus vraisemblablement +2) s’est enflammé pour la
défense des droits des immigrés, après s’être ému des problèmes des sans-papiers, mais il n’arrive
toujours pas à s’intéresser au peuple des provinces, torturé par une politique européenne et économique
qui n’en finit pas de faire monter le taux de chômage. (…) Une description schématique de la société
française en termes de diplômes et de revenus définirait une échelle, ayant à son sommet les cadres
supérieurs (A), nettement plus bas les milieux populaires français (B), et encore plus bas mais proches par
les conditions de vie des précédents, les immigrés et leurs enfants (C). Les cadres supérieurs de gauche
(A) défendent les immigrés (C), situés au plus loin sur l’échelle sociale, tandis que le milieux populaires
français (B) revendiquent un lien prioritaire avec des couches supérieures (A) fort lointaines, rejetant les
immigrés (C) si proches.
E. Todd, « L’illusion économique », éd Gallimard, 1999, p.181-183
Document n°183
« Tout se passe comme si les responsables politiques faisaient aujourd’hui le choix de mobiliser
l’essentiel des pouvoirs régaliens de l’Etat, la police et la justice, pour lutter contre l’insécurité civile,
quitte à réactiver la vieille figure de l’Etat gendarme, tout en faisant l’impasse sur le rôle protecteur de
l’Etat pour assurer les citoyens contre les risques sociaux. Il existe ainsi une tension, ou plutôt une
contradiction, entre l’affirmation de l’autorité sans faille de l’Etat dans son rôle répressif, et un laxisme
d’Etat face aux facteurs qui alimentent l’insécurité sociale à partir de la dégradation de la condition
sociale des catégories populaires qui ne peuvent pas faire face aux nouvelles règles du jeu de la
concurrence et de la compétitivité ».
R. Castel, « La discrimination négative. Citoyens ou indigènes », éd Seuil, coll « La République des
idées », 2007, p.74
Ce nouveau paternalisme proxémiste prend tout de même de vieux accents, les
discours de J.P. Raffarin, ou plus exactement le ton qu’il s’était donné, avait quelque
143
144
144
chose de désuet. La platitude du discours est contrebalancée par de l’emphase, le corps
se contractait, pour simuler une recherche de vérité intérieure, pour ensuite se libérer en
libérant cette vérité intérieure. Cette gestuelle correspond également à une volonté de
dire « je suis le groupe » pour en arriver à « je suis, donc le groupe est », dernière phase
qui explique l’emphase .
Document n°184
"Pour pouvoir s'identifier au groupe et dire "je suis le groupe", "je suis, donc le groupe est", le
mandataire doit en quelque sorte s'annuler dans le groupe, faire don de sa personne au groupe, clamer et
proclamer : "je n'existe que par le groupe". L'usurpation du mandataire est nécessairement modeste, elle
suppose la modestie ».
P.Bourdieu, "Langage et pouvoir symbolique", Ed Fayard, 2001, p.265-266.
Elle est également le ressort de tous les discours de N. Sarkosy et de son
discours de la Baule, dans cette incroyable mise en en scène, dans cette volonté affirmée
de dire tout haut ce que l’on pense doucement, en se drapant dans les oripeaux du
courage, de l’abnégation, du don de soi, du corps offert à la France. Mangez moi …et
on mange …
L’homme politique fait toujours don de son corps et de son esprit dans une
perspective sacrificielle.
De la même façon, puisque l’on y est, le côté émission radiophonique, « je parle
et je réponds aux auditeurs » - stratégie Villepin – se parait de toutes les vertus, courage,
rencontre avec le « vrai peuple » (un jour il conviendra de savoir quel est le faux ?).
Mais quel est l’intérêt de la constitution de ce groupe, de cette France qui a du
mal à se faire entendre ?
Une première hypothèse serait de considérer, que les conservateurs, dans leur
volonté de rendre le libéralisme populaire, se fixent comme objectif de représenter les
catégories populaires, employés et ouvriers, aujourd’hui si peu représenté dans l’univers
politique et médiatique.
Une seconde hypothèse serait d’imaginer qu’ils cherchent à représenter ceux qui
ne parlent jamais, c’est à dire les exclus de notre société.
Une troisième hypothèse serait de penser qu’ils cherche à être les représentants
de la « majorité silencieuse ».
C’est cette troisième hypothèse qui nous semble la plus probable, dans la mesure
où :
il y a fort à parier que les catégories populaires subiront bientôt les
effets pratiques du libéralisme économique et se désolidariseront de fait
de l’action gouvernementale ;
les exclus n’ont jamais fait l’objet d’une attention réel des politiques
publiques, n’étant, par définition, que de faible poids dans le système
politique. Ils resteront « ces individus à l'état isolé, silencieux, sans
parole, n'ayant ni la capacité ni le pouvoir de se faire écouter, de se
faire entendre, et sont placés devant l'alternative de se taire ou d'être
parlés"42
42
P. Bourdieu, "Langage et pouvoir symbolique", Ed Fayard, 2001, p.263.
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La France d’en-bas est le matelas protecteur de l’action
gouvernementale, cette France silencieuse qui permettra à la nouvelle majorité
de faire face à la France qui parle et se défend dans les mois et les années qui
viennent .
La France que les conservateurs écoutent est cette France qui ne parle
pas, et c’est au nom de cette France, qu’ils parlent et parleront, pour agir. C’est
exactement ce que N. Sarkozy a fait lors de sa sortie en banlieue en novembre
2005, s’adressant à des personnes juchés sur des balcons, pour ensuite qualifier
de « racaille » et de « voyous » les jeunes qui le contestaient.
Il convient en outre de relever ici comme le souligne S. Halimi43, que le
conservatisme compassionnel met en œuvre toujours des techniques
d’exemplarification de la réalité sociale44, pour être plus précis
d’exemplarification de leur construction/représentation de la réalité sociale en
faisant intervenir des individus dans leur mise en scène (cf. la prestation
télévisée de N. Sarkosy du 9 novembre 2005 interviewé par A. Chabot). Au
fond, on retrouve l’idée selon laquelle :
"L'homme politique appelle peuple, opinion, nation sa propre volonté"45. La
question étant de savoir aujourd’hui, quelle est la volonté réelle du
gouvernement ?
Conclusion
Les sociétés occidentales sont caractérisées par une recomposition des formes de
domination, laquelle constitue « un rapport social dissymétrique entre (au moins) deux
protagonistes dont l’un est en capacité d’imposer à l’autre (au travers d’une dynamique
entre contrainte et consentement) un jeu et les règles de ce jeu, incluant les catégories de
pensée et d’actions. Il s’agit d’une double confrontation socialisatrice, à la fois à l’autre
protagoniste et à l’enjeu qui structure ce rapport social ».
Selon D. Martucelli (« Retour sur la domination », Recherches sociologiques, volume
34, n°2, 2003), les formes contemporaines de la domination conduisent à :
1) rendre celle-ci plus difficilement imputable à un acteur identifiable et doté d’une
intention de domination ;
2) moins transiter par l’intériorisation de normes cohérentes que par différents
processus de responsabilisation individuelle ;
3) produire des états de domination ordinaire qui sont déconnectés des stratégies
des dominants comme des modes « classiques » de contestation des dominés ;
cela permet de comprendre l’importance qu’occupent les thèmes relatifs à la
dignité de la personne dans les contestations de la domination (le « respect »).
Conséquence de cette caractéristique : les contestations observées peuvent soit
rester très en deçà de la dénonciation d’injustices collectives soit au contraire
basculer sur une contestation radicale de l’ordre du monde.
Ce qui nous conduit nécessairement à une réflexion sur la violence politique.
Pour R. Boudon, la violence collective est « l’utilisation par un ensemble
S. Halimi, « Le grand bond en arrière. Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde », éd
Fayard 2004.
44
« On ne fait pas de la sociologie à partir d’exemples » est la première des réactions face au
mouvement réactionnaire .
45
P. Bourdieu, "Langage et pouvoir symbolique", Ed Fayard, 2001, p.269.
43
145
146
146
d’individus, de la force physique en vue de porter atteinte à l’intégrité physique des
personnes ou des biens ». Elle « peut être politiquement orientée » et elle « est
généralement marquée du sceau de l’illégitimité ».
Pour T. Gurr, il existe trois types de violence politique :
– les émeutes et soulèvements populaires ;
– les actions ponctuelles minoritaires (attentats, complots et assassinats politiques) ;
– les guerres civiles et révolutions.
Pour lui, la potentialité de développement de ces formes de violence est dépendante
des sentiments de frustration des individus.
Pour Ph. Braud, l’usage de méthodes politiques violentes constitue de fait « un
moyen d’accès à l’existence politique » pour les groupes exclus et marginalisés de la
scène politique.
L’étude de l’histoire des idées politiques montre combien l’usage de la violence fût
un thème récurrent, pour exemple chez G. Baboeuf (1760-1797) et chez G. Sorel
(1847-1922).
Plus précisément, il convient de relever que sur le thème de la violence sociale et
de la possibilité de translation de la violence sociale en violence politique, les
analyses de M. Foucault, dans son ouvrage « Surveiller et punir » sont d’une
étonnante actualité. Lorsqu’il analyse notamment que sous, l’effet d’un déplacement
sociologique « d’une criminalité de sang à une criminalité de fraude »46 :
-
le fonctionnement de l’appareil judiciaire et l’inégale distribution des peines
entre voleur de biens et violateur de droits , la justice des pauvres s’est
confondu le plus souvent en une pauvre justice ;
-
l’appareil politique, policier et judiciaire s’est finalement historiquement
soucié, à l’heure du capitalisme et de la démocratie bourgeoise, moins de la
défense et du nécessaire maintien d’une conscience commune (et on retrouve
ici les analyses de E. Durkheim, dans l’affaissement des peines pour crime de
lèse-majesté), mais de la défense vis-à-vis de toutes formes d’atteinte à la
propriété ;
-
le travail politique de représentation de la réalité sociale a consisté à faire en
sorte qu’aucune classe, et en particulier la classe ouvrière, ne se transforme
véritablement en « classe dangereuse », en un mouvement de masse contestant
la légitimité de la propriété ;
le travail politique de représentation de la réalité sociale, toujours, s’est traduit
en politiques publiques visant à sérialiser les comportements délinquants, à
isoler la population délinquante de la population « normale », pour pouvoir la
présenter comme étant à « à part », « à côté de la société », pour pouvoir la
présenter comme image de ce qu’il convient de fuir, en tant qu’ennemi
intérieur ;
le travail politique de la représentation sociale, enfin, a consisté et consiste
encore à présenter la délinquance comme somme de délinquants, et non comme
groupe de désobéissance, produit de la frustration - relative certes - de notre
société.
-
-
46
M. Foucault, « Surveiller et punir », éd Gallimard, 1975, p.92
146
147
147
Etonnante actualité de M. Foucault, mais qui ne doit pas nous conduire à
mesurer la qualité d’un intellectuel au regard d’une dimension prophétique qu’il
rejetterait (cf. « Le métier de sociologue » de P. Bourdieu), mais étonnante
actualité lorsque l’on suit les analyses de M. Foucault sur les évolutions des formes
d’exercice du pouvoir, sur la pastoralisation du pouvoir et sur sa capacité à
suivre/contrôler de plus en plus étroitement les faits et gestes des individus, au
nom, au passage d’une opinion publique, dont on cherche encore la profonde
légitimité et dont on sait qu’elle est toujours dans le sens de la réaction (cf. R.
Barthes) .
Sans sombrer dans une vision « big brotherienne » du pouvoir, un certain
nombre de dispositions prises au regard d’une amplification des menaces
extérieures, des menaces terroristes ne sont pas sans peser des questions sur le
champ des libertés publiques (multiplication des caméras publiques et privées,
croisement des fichiers informatiques, …) à l’heure où en France les avis de la
CNIL ne possèdent plus aucun caractère suspensif.
Document n°185
« Il fut un temps, qui n’est pas si lointain, où l’identification à l’opprimé était le mode d’être d’une
génération, un temps où nous étions tous des juifs allemands. Je persiste à croire, à tort me diront certains,
que cette identification là donnait comme un supplément d’âme. Avec les jeunes des banlieues rien de tel
apparemment. Au mieux, on comprend leurs frustrations, au pire on en a peur.
Au mieux, on leur reconnaît le droit à manifester leur colère, mais on trouve qu’ils expriment ce droit de
façon irresponsable. Au pire, on voit derrière leur révolte l’ombre des imams. Pourquoi ne pas reconnaître
tout simplement qu’en ce moment, et de la seule façon sans doute qui puisse porter, la façon médiatique,
ces jeunes, pour la première fois occupent un espace qui leur était inconnu, inaccessible, étranger ou
interdit, l’espace du politique. Ils sont entrés en politique, ceux-là mêmes dont on dit qu’ils ne votent pas,
qu’ils se désintéressent de la chose publique. Sous le poids de l’insulte, d’autant plus grave peut être
qu’on leur renvoyait à la figure leurs propres mots, ces mots dont on prétend les guérir pour mieux les
intégrer, ils ont découvert leur force. Ils ont découvert un pouvoir qu’il n’avaient jamais eu l’occasion de
manifester. Ils sont en train de faire vaciller un ministre que d’aucuns voyaient déjà président de la
République. Ils sont en train de montrer qu’ils existent et que peut-être après tout cette République qui se
veut égalitaire et universelle, ils peuvent aussi contribuer à la transformer. En un mot, ils sont devenus en
quelques heures et quelques soirées d’incendies des acteurs, des acteurs de cet espace public qu’on leur
recommandait d’intégrer tout en leur déniant l’accès. La rue, lieu d’errance et de désoeuvrement, est
devenue pour eux un lieu de manifestation.
Et qu’on ne s’étonne pas qu’ils ne défilent pas de la République à la Bastille, infidèles en cela à une
tradition et une mémoire qui n’est pas la leur. Paris n’est pas leur territoire et si les étudiants de mai 1968
incendiaient les voitures du boulevard Saint-germain, en un temps, rappelons le où les voitures étaient
plus rares et plus chères, c’étaient aussi celles de leurs parents.
Autre temps, autres mœurs : Ceux qui récusaient la société de consommation en ces jours heureux des
« trente glorieuses » ont malgré tout à voir avec ceux qui rêvent de l’intégrer. Ils demandent du respect.
Les uns subissaient le poids d’une société répressive et dénonçaient le racisme anti-jeunes. Les autres
subissent le poids d’une société qui en fait des êtres de seconde zone, qui les marginalise et les méprise,
qui les écrase sous les contrôles de police et fait de la couleur de leur peau, de leurs noms et leurs
prénoms un véritable handicap social. Et que serait leur colère sans les incendies de voiture ? Les
télévisions du monde entier se seraient-elles alors déplacées ? Que fallait-il qu’ils fassent : qu’ils déposent
une pétition au Palais Bourbon ?
Les moyens qu’ils utilisent sont sans doute les seuls efficaces en ces temps où les médias font et défont
l’actualité. Combien de grève ouvrières ont récemment encore été projetées sur la scène publique du seul
fait de leur usage de menaces criminelles. Osons le mot, ces émeutes, révoltes, flambées de colère,
violences, la gamme sémantique est large, sont un mouvement social. Il ne s’agit pas d’une révolte
ouvrière mais de celle d’enfants de la classe ouvrière. Les buts ? Au moins le respect, et au plus
l’intégration. Le projet politique ? La lutte contre le chômage, contre la précarité. Ils demandent aussi la
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148
démission d’une ministre de l’intérieur, comme on a pu demander, en d’autres temps, celle d’un
Marcellin. Et on a envie de dire haut et fort : bravo à tous ceux qui, à force de mépris, ont pu aider à
l’émergence d’un nouvel acteur collectif. Et un nouvel acteur collectif, dans une France engluée dans ses
querelles de chapelle et ses peurs de l’avenir, n’est-ce pas une chance ?
F. Blum, Historienne et ingénieur au CNRS, art : « Ils sont entrés en politique », in Le Monde, 11
novembre 2005.
Document n°186
« L’interprétation que l’on propose pour saisir le comportement des jeunes qui ont été les acteurs des
émeutes urbaines - et, au-delà, d’une majorité de ces jeunes qui, sans y avoir participé directement,
partagent la même « rage » -, c’est qu’ils sont pris dans une contradiction et que leur violence
apparemment aveugle est une réponse à caractère nihiliste à l’impasse où ils se trouvent placés.
Mais il faut caractériser précisément cette impasse. Elle ne tient pas à leur séparation complète d’avec la
société française. Autrement dit, on ne peut pas rendre compte de leur situation principalement en les
considérant comme des exclus dans des ghettos.
Ces jeunes ne sont pas exclus parce qu’ils partagent un grand nombre de pratiques et d’aspirations
communes à leur classe d’âge, et que beaucoup d’entre-eux bénéficient en principe de droits qui sont ceux
de la citoyenneté française. Ils ne sont pas non plus placés en situation d’apartheid, car ils ont été, au
moins pour une part, socialisés par les institutions de la République et occupent une partie du territoire
national qui continue tant que mal à être administrée par la puissance publique. Pour situer précisément
leur place dans la société française et les problèmes spécifiques qu’elle pose, il faut commencer par
prendre ses distances à l’égard des interprétations communément reçues en termes d’exclusion radicale et
d’enfermement absolu dans des ghettos, ou au moins par les relativiser ».
R. Castel, « La discrimination négative. Citoyens ou indigènes », éd Seuil, coll « La République des
idées », 2007, p.27.
Document n°187
« Les jeunes des cités partagent (…) largement les valeurs et les aspirations de la société, en particulier le
goût de consommer, l’intérêt pour l’argent et pour les signes extérieurs de richesse sur lesquels ils
auraient d’ailleurs plutôt tendance à en rajouter. Pour la plupart, ils aspirent à une « vie banale » ou
« normale », congruente avec les valeurs des classes moyennes : fonder une famille, avoir des enfants,
une bonne situation, être conformes à ce qui est requis pour réussir dans la vie. Sur le plan esthétique
aussi, ils partagent les goûts musicaux et les intérêts culturels de leur classe d’âge, ou du moins ceux des
milieux populaires en général. La frontière est si peu étanche sur ce plan entre « jeunes de banlieue » et
jeunes tout court que des innovations issues de la culture de la rue comme le rap son parfaitement
acceptées et font partie entière de la culture commerciale. Plus généralement, on pourrait dire avec
Cyprien Avenel que la plupart de ces jeunes ont « les pieds dans la précarité économique et la tête dans
l’univers culturel des classes moyennes » ».
R. Castel, « La discrimination négative. Citoyens ou indigènes », éd Seuil, coll « La République des
idées », 2007, p.37.
Document n°188
« Les ouvriers parisiens ont déclenché l’insurrection de juin 1848 au nom du droit au travail parce que,
pensaient-ils, « le droit au travail c’est le droit de vivre en travaillant ». Les jeunes émeutiers n’ont pas
brûlé des voitures au nom du droit au travail, et à vrai dire ils n’ont rien revendiqué du tout. Mais à
travers le non-dit de leur révolte, il n’est pas interdit de lire leur frustration et leur sentiment de
découragement et d’impuissance devant l’injustice qui leur est faite sur ce plan et qui, elle est
parfaitement objective ».
R. Castel, « La discrimination négative. Citoyens ou indigènes », éd Seuil, coll « La République des
idées », 2007, p.49
Document n°189
« (…) L’identité « arabo-musulmane » est une identité imposée et non, pour la plupart d’entre-eux, une
identité assumée. Ils doivent « faire avec » avec une représentation d’eux-mêmes qu’ils n’ont pas choisie,
et qui pèse sur eux comme le soupçon permanent d’être autre chose que ce qu’ils sont. Leur réaction est
dans une large mesure une réponse à une image qui leur est renvoyée d’eux-mêmes et dans laquelle ils ne
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se reconnaissent pas. Mais ont-ils un autre rôle à jouer, alors qu’ils sont présentés comme une incarnation
au moins potentielle du mal ».
R. Castel, « La discrimination négative. Citoyens ou indigènes », éd Seuil, coll « La République des
idées », 2007, p.88.
4°) Discrimination positive
S’interroger sur la question de savoir s’il convient ou non de promouvoir
la discrimination positive et/ou la parité suppose au préalable de définir ces
notions.
Du point de vue de la discrimination positive, il faut d’abord distinguer
deux conceptions de la discrimination positive. En général, ce concept
désigne des actions instaurant un traitement différencié et préférentiel ayant
pour but de réparer les effets de l’exclusion raciste ou sexiste. Ce premier
aspect fait bien sûr référence à l’ « affirmative action » du modèle
américain censé aider les minorités ethniques en accordant des droits
dérogatoires au droit commun dans les universités sélectives, l’emploi et la
passation des marchés publics. Ainsi, les bénéficiaires de la « discrimination
positive » sont choisis sur des critères ethniques ou sexuels parce que l’on
considère qu’ils souffrent de handicaps plus importants que ceux qui
n’appartiennent pas à ces groupes.
Dans un second temps, la discrimination positive « socio-économique »
tient compte des avantages sociaux et/ou économique des individus au
moment de la conception d’une réforme. L’idée générale est que des
mesures ciblées et sélectives peuvent être plus efficaces que l’égalité de
traitement. L’objectif final reste l’égalité mais la recherche de la justice
sociale peut motiver l’établissement d’inégalités.
Du point de vue de la parité, il s’agit de situer cette notion dans l’histoire
de la promotion du principe d’égalité entre hommes et femmes. Ce qui
permet donc de préciser d’ores et déjà ici, que la question de la parité ne
renvoie qu’à la question du droit des femmes, et plus exactement à leur
égale représentation politique vis-à-vis des hommes.
Dans cette perspective, il convient en premier lieu de distinguer cette
notion de parité de celle de quota dans la mesure où la démarche par quota :
- repose généralement sur une volonté d’assurer une identification des
gouvernés aux gouvernants par le biais d’une représentation politique
miroir de la fragmentation sociale, ou plutôt par le biais d’une
représentation politique conforme à la construction/représentation de la
fragmentation sociale ;
- instaure généralement un seuil minimum de représentation d’une
catégorie considérée comme sous-représentée et minoritaire dans la
population et - dans le cadre de la représentation des femmes - de tenter par
paliers successifs, d’accéder à une partition égale des postes, des fonctions
et des responsabilités.
Tandis que la logique de la parité s’inscrit dans une
volonté d’assurer à la moitié de l’humanité l’exacte moitié de la
représentation.
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Il en ressort que cette logique de la parité est nécessairement à
resituer dans le contexte des débats qui ont animé la (les) république(s)
française(s), car elle est le fruit des contradictions et des faiblesses d’une
certaine tradition républicaine française, le fruit de l’opposition farouche de
cette dernière à toute démarche de quota.
En effet, la démarche de la parité est le produit d’une condamnation
de la « République des mâles » et surtout, d’un dépassement des oppositions
de la tradition républicaine, aboutissant à une révision constitutionnelle et à
l’adoption en l’an 2000 d’une loi sur la parité, considérée comme étant
« l’apport spécifiquement français à la théorie et à la pratique de la
discrimination positive », comme le souligne Gwénaële Calvès.
Adoption d’une loi sur la parité qui va donner lieu à d’incontestable
succès en termes de représentation des femmes dans la sphère politique,
mais où beaucoup de chemin reste à faire.
Adoption d’une loi qui, surtout, peut ne pas être sans conséquence
sur l’évolution des institutions et sur la construction/représentation de la
réalité sociale, source de légitimation de toute politique publique.
Après avoir relevé, les arguments en faveur d’une discrimination
positive socioéconomique et non socio-ethnique, nous attacherons à noter
comment, en matière de parité, l’opposition d’une certaine tradition
républicaine a été dépassée, nous soulignerons que la mise en œuvre
pratique de la parité –au-delà de ses succès et des limites propres aux
objectifs affichés d’une politique publique - n’est pas sans soulever de
nouvelles questions au regard du fonctionnement de la démocratie, de ses
institutions et des modes d’appréhension de la réalité sociale.
a) Pour une discrimination positive socio-économique et non socio-ethnique

Une discrimination positive
socio-ethnique porteuse d’une
représentation sociale de la réalité contraire à la tradition républicaine
française mais également contestable d’un point de vue plus
sociologique
- Une discrimination positive socio-ethnique contraire à la tradition
républicaine française
Selon Eric Keslassy, il y a bien des dangers à promouvoir une
discrimination socio-ethnique. L’attribution d’avantages peut pousser
certains à retravailler leur identité en affirmant la priorité d’un référent
ethnique ou religieux sur tous les autres. Le risque de la discrimination
positive « ethnique » est la fragmentation de la communauté nationale.
« La » communauté des citoyens s’efface alors devant « les » communautés.
Ce principe irait à l’encontre du premier article de la Constitution de 1958
selon lequel « la République est une et indivisible, laïque, démocratique et
sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans
distinction d’origine, de race ou de religion ».
Et de ce point de vue le Conseil constitutionnel a statué de nombreuses
fois sur cette question.
150
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151
Document n°190
Le Conseil constitutionnel s’est opposé « (…) à l’inscription dans la loi
de la notion de « peuple corse » (…) (décision Statut de la Corse du 9 mai
1991). Les principes fondateurs de l’ordre juridique républicain s’opposent
« à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit,
défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de
croyance » (Conseil constitutionnel, décision Charte européenne des langues
régionales ou minoritaires du 15 juin 1999).
Une offre d’emploi affichant une préférence pour « un jeune d’origine
immigrée » est tout aussi évidemment illégale (cour d’appel de Nîmes, arrêt
du 22 novembre 2002) qu’est clairement inconstitutionnelle une loi
accordant un traitement préférentiel aux personnes « nées en Polynésie
française » ou « dont l’un des parents est né en Polynésie française »
(Conseil constitutionnel, décision du 12 février 2004). Si la technique de la
discrimination positive s’intègre harmonieusement dans la culture juridicopolitique française, l’esprit de ce dispositif centré sur le groupe lui est, en
revanche, radicalement étranger ».
G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?,
2004, p.60-61.
- Une discrimination positive socio-ethnique porteuse d’une représentation
de la réalité sociale contestable
Plus fondamentalement l’un des risques de cette forme de discrimination
positive consiste en l’assignation à une identité de naissance pour un groupe
d’individus et peut prendre finalement les formes d’une politique
« raciale ».
Document n°191
« Race, caste, tribu, ethnie … : quel que soit le nom qu’on lui donne, le
groupe bénéficiaire de la discrimination positive est un groupe auquel on
accède par la naissance exclusivement, et dont on ne se libère que par la
mort. L’appartenance à ce groupe est une condition nécessaire et, dans la
quasi totalité des cas, une condition suffisante, pour bénéficier de divers
avantages refusés, par définition, à tous ceux qui n’appartiennent pas au
« groupe cible ». A ce trait structurel de la discrimination positive est
opposé le droit à l’égalité de traitement conçu comme un droit individuel, un
droit fondamental à être jugé pour ce que l’on fait et non pour ce que l’on
est. Les détracteurs de la discrimination positive soulignent que les
bénéficiaires de cette politique sont définis à partir d’une affiliation
imposée, d’un trait inné et immuable qui, de plus a servi par le passé à
maintenir leur groupe dans état de sujétion. Elle sape, à ce seul titre, les
bases même d’une société où la naissance n’est plus un principe de
hiérarchisation des individus ».
G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?,
2004, p.17-18.
151
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Plus précisément encore, on peut relever que les tentatives
d’institutionnalisation/représentation de groupes socio-etniques posent
problème d’un point de vue sociologique.
Document n°192
« Les analyses savantes (…) montrent en effet qu’une catégorie statistique
qui agrège, par exemple, le général Colin Powell et Condolleza Rice - un
fils d’immigré et une enfant du Sud ségrégué – rassemble artificiellement
deux sous-groupes aux caractéristiques fortement contrastées.
Au sein même de chacun de ces sous-groupes, la stratification sociale atteint
en outre une amplitude telle que la pertinence des indicateurs statistiques
centrés sur le groupe dans son ensemble devient sujette à caution ».
G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?,
2004, p.43.
Il reste que les partisans de cette forme de discrimination, outre le fait
qu’ils relèvent l’hypocrisie d’un certain nombre de politiques publiques,
relèvent que c’est un passage obligé, mais nécessairement transitoire.
A cet égard, on peut relever que cela n’est guère confirmé dans les pays
qui ont mis en œuvre ces principes et ce pour des raisons essentiellement
politiques.
Document n°193
« L’explication est à rechercher, comme l’a montré de manière convaincante
la politiste Sunita Parikh, du côté des stratégies électorales qui se déploient
sur un marché politique foncièrement pluraliste, structuré autour de
coalitions d’intérêts généralement précaires et réversibles. Les politiques
préférentielles fondées sur l’appartenance ethno-raciale offrent, dans un tel
contexte, un atout décisif pour les acteurs du jeu politique : elles leur
permettent de s’appuyer sur des « clientèles » électorales stables,
homogènes et préconstituées. Le mécontentement même que finissent par
engendrer ces politiques, dans la mesure où il consolide la « polarisation
raciale » du champ politique contribue, dans cette perspective, à garantir
leur pérennité : la discrimination positive s’est trouvée au fil du temps
érigée en emblème d’une politique de justice sociale en faveur des
« minorités », et le coût symbolique de son démantèlement est devenu
prohibitif ».
G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?,
2004, p.41-42.
A cela s’ajoute le fait que l’institutionnalisation de la discrimination
positive tend, sur la longue durée, non à se donner comme objectif la
réalisation des principes d’égalité et d’intégration, mais le moyen d’assurer
la pérennité d’un principe de diversité.
Document n°194
Partout où elle s’est institutionnalisée, la discrimination positive a connu
une véritable mutation. Elle n’est plus définie comme une politique
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153
d’intégration, un dispositif transitoire destiné à (re)mettre à niveau des
groupes injustement maintenus dans une position de désavantage relatif.
Elle n’est plus un moyen voué à s’effacer une fois atteint le résultat désiré ;
elle devient une fin ou, à tout le moins, une donnée structurelle de
l’organisation politique et sociale. Un nouvel objectif est assigné aux
politiques de discrimination positive : garantir, au nom d’un principe de
diversité, une « représentation équitable » des groupes minoritaires.
G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?,
2004, p.47-48.

Une discrimination positive socio-ethnique pourtant déjà en œuvre au
risque de l’ethnicisation des rapports sociaux et donc de non prise en
compte des inégalités socio-économiques
Au delà de la guerre des mots, il convient de relever que la France a
d’ores et déjà pris des mesures de discrimination positive de nature socioethnique dans de nombreux domaines.
- Une discrimination positive socio-ethnique déjà en œuvre
D’abord relevons plus généralement : l’existence de politiques
préférentielles en matière d’emploi, d’éducation et en matière
d’aménagement du territoire, non apparemment centrées sur des groupes
socio-ethniques.
En matière d’emploi, c’est le cas des mesures en faveur des handicapés
(6 % de travailleurs handicapés dans l’effectif total pour les entreprises
privées de plus de 20 salariés sous peine d’une contribution de substitution à
l’Association nationale pour la gestion du fonds d’insertion professionnelle
des handicapés ou d’une passation de contrats avec des ateliers protégés ou
centres d’aide par le travail qui emploient uniquement des travailleurs
handicapés), en faveur des jeunes ou des travailleurs âgés.
En matière d’éducation, la création des ZEP en juillet 1981, la création
d’une « troisième voie » d’entrée à l’ENA en 1982 et la mise en œuvre de
procédures d’admission particulières à Science Po pour assurer un
recrutement diversifié relèvent de politiques au caractère préférentiel.
En matière d’aménagement du territoire, des zones de développement
prioritaire ont été créées - zones urbaines sensibles, zones de redynamisation
du territoire, zones franches urbaines, qui donnent lieu à la mise en œuvre
d’un système d’avantages pour les agents publics qui y sont en fonction ; de
dispositifs d’exonérations fiscales et sociales à l’attention des entreprises et
enfin d’un système de préférence locale en matière d’embauche.
Mais, il convient de relever qu’à bien des égards, ces politiques
préférentielles finissent par cibler des groupes socio-ethniques.
Document n°195
« En dépit d’un refus affiché de tenir compte de l’origine des individus, les
politiques françaises de discrimination positive territoriale – c’est un secret
de polichinelle – permettent d’atteindre, sans les nommer expressément et
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154
surtout sans les désigner exclusivement, les membres de groupes qui, dans
d’autres pays, seraient appréhendés comme des groupes ethniques ou
raciaux (…). Dans la mesure (…) où les familles issues de l’immigration
sont plus souvent que d’autres des familles nombreuses, que leurs enfants
sont, plus que d’autres, sans diplôme et sans emploi, et qu’elles sont, plus
que les autres, logées dans ce qu’on a pu appeler des « quartiers de
relégation », il est clair qu’elles se trouvent être, de fait, des destinataires
proportionnellement privilégiés de ces politiques. Cette coïncidence
objective a permis le développement, au niveau local, d’un véritable
« double-jeu » institutionnel.
La mise en œuvre des textes instituant les emplois villes ou les emplois
jeunes – qui s’inscrivent pour partie dans le cadre des dispositifs de
discrimination positive territoriale – est, à cet égard, particulièrement
éclairante. Tout se passe comme si les responsables locaux du recrutement
des jeunes affectés à des missions dites de « médiation sociale » (agents
d’ambiance ou d’accompagnement dans les transports publics, aides
éducateurs dans les lycées, adjoints de sécurité …) adaptaient
« spontanément » le profil des jeunes embauchés à la composition ethnique
du milieu d’intervention. Ces pratiques de recrutement ciblé, instrument
d’un très classique clientélisme local doublé d’une volonté de maintenir à
moindre coût la paix sociale sont reconnus à demi-mot par certaines
municipalités offrant des postes d’ « agents de développement de
communautaire » ou de « grands frères ».
G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?,
2004, p.113-114.
Document n°196
Les « (…) politiques fondées sur des critères socio-économiques et non
ethniques, sont (…) le plus souvent décodées par les acteurs sociaux en
termes ethniques ou raciaux. C’est (…) le cas des zones d’éducation
prioritaires (ZEP) établie depuis 1993, qui donne des moyens accrues dans
les établissements scolaires situés dans les quartiers socialement
défavorisés : crédits pédagogiques accrus, nombre limité d’élèves par classe.
Le classement des établissements scolaires dans les ZEP prend en compte
des critères sociaux taux de redoublements, proportion d’élèves en retard,
abandons scolaires, sorties sans qualification de l’établissement, revenus des
familles, mais aussi proportion d’étrangers et nombre d’enfants par famille.
Dans les faits, ces critères sociaux sont étroitement liés à des catégories
« ethniques », à cause du regroupement géographique des populations
immigrées d’origine modeste ».
D. Schnapper, « La démocratie providentielle », ed Gallimard, 2002,
p.203

La nécessité d’une discrimination positive socio-économique
L’égalité ne doit plus être conçue comme un point de départ mais
comme un résultat. « des détours inégalitaires » permettraient de se
rapprocher de l’égalité réelle.
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155
Les inégalités criantes qui minent notre consensus national rendent le
principe d’égalité incantatoire, qui est d’ailleurs de plus en plus ressenti
comme une hypocrisie. On commet une erreur en opposant équité et
égalité : l’équité considère que dans le domaine socio-économique, les
individus ne sont pas égaux : les « dotations initiales » sont fortement
inégalitaires : « continuer à traiter également des individus inégaux
renforce les inégalités ». L’équité légitime ainsi des inégalités justes.
L’équité devient un instrument, une méthode pour atteindre l’égalité.
Pour éviter l’explosion de la société, il faut prendre acte de la faillite
de l’Etat- providence égalitaire et universel.
Il faut d’abord secourir les plus démunis. Il faut privilégier ceux qui
ont moins au moment de la redistribution : pourtant en 1999, seulement 12%
des dépenses de protection sociale étaient sous conditions de ressources.
Autre exemple, l’allocation- logement pour les étudiants est soumise au fait
de poursuivre ses études. Dans ces conditions, elles ont tendance à être
concentrées sur les familles les plus favorisées dont les enfants sont
surreprésentés parmi les étudiants…
Il faudrait toutefois un grand courage politique pour imposer
davantage d’équité dans le fonctionnement de l’Etat providence
puisque « donner plus à ceux qui ont moins reviendrait à donner moins à
ceux qui ont plus » (…) et une grande partie de la population dans les
« strates» moyennes ou hautes de la population seraient exclues de
nombreux dispositifs sociaux »…Dans le domaine fiscal, il y a de nombreux
progrès à faire pour rendre notre système plus redistributif :il faudrait
augmenter l’IRPP progressif et baisser des taxes proportionnelles comme la
TVA et la TIPP par exemple. La progressivité de notre système fiscal
s’appuie d’ailleurs sur l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen. L’égalité fiscale peut injustement renforcer les inégalités de
condition.
b) Les inégalités de représentation des femmes : un débat tranché en faveur d’une
promotion de la parité
La question de la représentation des femmes dans la sphère politique fût
pendant longtemps dans les institutions politiques françaises et dans son
mode de fonctionnement, une question dénuée de sens pour la
représentation (masculine, doit-on le préciser ?), à l’exception de quelques
représentants, mais non des moindres, tel que Condorcet.
Dénuée de sens car, au nom d’une certaine conception de la citoyenneté,
les femmes ont longtemps été considérées comme non citoyennes et donc
par conséquent comme non éligibles.
S’appuyant sur une théorie particulière de la représentation du
peuple, lui même conçu comme une entité majestueuse, non soumis à une
logique de construction/représentation de ses divisions, la très grande
majorité des révolutionnaires républicains de la fin du XVIIIème siècle, du
XIXème et du début du XXème siècle ignorèrent la moitié de l’humanité en
matière de représentation politique.
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Cette tradition perdura jusqu’au début des années 1980, avant que les
pro-paritaires sachent contourner cette opposition théologico-philosophique.
A cette tradition s’ajoutait parfois des conceptions proprement
réactionnaires telle que celle développée par J. Proudhon.
Document n°197
« Entre la femme et l’homme, il peut exister amour, passion, lien
habitude et tout ce qu’on voudra, il n’y a pas véritablement société.
L’homme et la femme ne vont pas de compagnie. La différence des sexes
élève entre eux une séparation de même nature que celle que la différence
des races met entre les animaux.
Aussi, bien loin d’applaudir à ce qu’on appelle aujourd’hui émancipation de
la femme, inclinerais-je bien plutôt, s’il fallait en venir à cette extrémité, à
mettre la femme en réclusion ».
J. Proudhon, « Qu’est-ce que la propriété ? » (1840), in G. Fraisse,
art : « Les deux gouvernements : la famille et la Cité », p.16, in M.
Sadoun (ss la dir), La Démocratie en France, t.2, éd Gallimard, 2000.

Une tradition républicaine hostile à la parité : la République des mâles
- La tradition républicaine : un citoyen asexué
Pour analyser la question de la représentation des femmes au sein
des institutions politiques françaises, il convient de revenir à la définition de
la doctrine républicaine qui se dessine durant la période révolutionnaire et
ce dès 1789. Cette doctrine ou tradition républicaine s’appuie sur une
théorie : la théorie de la souveraineté nationale.
Celle-ci avance préalablement une définition particulière de la notion
de citoyenneté, de laquelle découle la notion de peuple et plus exactement
de nation comme le souligne G. Burdeau dans son ouvrage « La
démocratie ».
Le citoyen y est donc défini comme un être, qui se doit de faire
oeuvre de détachement par rapport à ses enracinements particuliers. Le
citoyen est invité, dès lors qu’il se trouve dans l’espace public, non point à
défendre ses intérêts particuliers, mais à penser l’intérêt général, à distance
de ce qu’il est dans la société civile : artisans, paysans, femmes, hommes,
….
Il est invité à être une sorte de « saint laïc » pour reprendre les
propos de Pierre Rosanvallon dans son ouvrage, « Le sacre du citoyen ».
Que nul n’entre dans la sphère politique au nom de ses intérêts
particuliers, au nom d’une section ou d’une catégorie du peuple.
A cela s’ajoute le fait qu’est citoyen l’individu rationnel, libre et
autonome, ce qui va exclure du droit de suffrage : les enfants, les aliénés, les
moines (car ils prêtent serment à un ordre et ne sont donc point considéré
comme libre et autonome), les serviteurs soumis à un maître, les mendiants
et vagabonds et enfin les femmes, considérées comme étant sous la
156
157
-
-
-
157
dépendance de leur mari et comme étant indissociable de la communauté
familiale.
De cette conception de la citoyenneté a résulté une conception de la
représentation du peuple et/ou de la nation qui découle en réalité de ce que
les constitutionnalistes ou politologues qualifient de théorie de la
souveraineté nationale.
Selon cette théorie, la souveraineté appartient à la nation, celle-ci ne
se confondant pas avec l’ensemble des membres de la population.
Cette théorie repose :
sur une vision de nation comme une entité majestueuse qui néglige tout ce
qui divise, la nation est « un peuple sans classe » comme le soulignait le
député Target à la Convention ;
sur une conception de l’électorat-fonction et non sur l’électorat-droit, ce qui
justifiera l’existence d’un suffrage censitaire ;
sur la notion de mandat représentatif, conformément notamment aux
souhaits de Condorcet qui relevait, qu’il était ici dans l’assemblée, pour
exprimer ses idées et non celle du peuple ;
sur l’octroi du mandat de la nation à l’organe ou les organes en charge de la
représenter. Ainsi, l’ensemble des représentants portent l’expression de la
souveraineté de la nation (la majorité n’est pas seule a exercer cette fonction
de représentation).
Ce qui est donc essentiel à retenir ici. C’est que, dans le cadre de la
théorie de la souveraineté nationale reprise par la tradition républicaine, il
n’est nullement question de faire en sorte que l’on reconnaisse une
légitimité à l’expression d’intérêts particuliers au sein de la sphère politique.
Ceci explique pourquoi, le communautarisme, en tant que reconnaissance de
droits politiques à des communautés ethniques, culturelles et/ou cultuelles,
est rejeté.
Le fait que les femmes soient exclues de cette sphère n’est pas censé
poser de problèmes dans la mesure où le citoyen et ses représentants sont
invités à opiner sur la chose publique loin de leurs enracinements
particuliers, sont invités à penser l’intérêt général.
Et il n’est nullement question de reconnaître aux femmes un droit de vote
et d’éligibilité au nom des intérêts spécifiques qu’elles auraient à défendre.
Document n°198
« Si Condorcet, Olympe de Gouges et la poignée de pionniers qui les
suivent sont si peu écoutés, c’est aussi pour un autre motif : malgré leur
ardeur individualiste, les hommes de 1789 ne considèrent pas les femmes
comme de « vrais individus ». Celles-ci restent pour eux enfermés dans la
sphère de l’activité domestique, extérieures à la société civile. Le problème
n’est pas là seulement que les femmes soient d’abord perçues comme des
mères ou des ménagères, cantonnées dans un rôle spécifique, mais que ces
fonctions ne soient pas considérées comme des activités sociales. La femme
reste incluse dans le système familial, qui l’absorbe tout entière. Dans
l’Emile, Rousseau écrit de façon frappante que la véritable mère de famille,
« loin d’être une femme du monde, n’est guère moins recluse dans sa
maison que la religieuse dans son cloître ». Si l’homme est un individu, la
femme, en d’autres termes, est un corps, comme le moine. C’est en
157
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158
profondeur pour ce motif que la mise à l’écart de la femme apparaît légitime
à bien des esprits exempts des préjugés habituels sur les « tissus relâchés »
du sexe féminin ou son « émotivité » peu propice à la participation
politique. On oppose ainsi le droit de cité des hommes au droit de famille
des femmes. (… ) C’est l’homme qui polarise la nouvelle figure de
l’individu, alors que la femme devient la gardienne de l’ancienne forme du
social, dorénavant cantonnée à la famille. En étant identifiée à la
communauté familiale, la femme est dépouillée de l’individualité. Elle est
l’âme du foyer, son principe spirituel, alors que l’homme en incarne le
principe juridique ».
P. Rosanvallon, "Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage
universel en France", éd Gallimard, 1992, p.136-137.
Document n°199
« «La protection rigoureuse de la sphère privée, qui est au cœur des droits
de l’homme, a conduit presque mécaniquement à confirmer, et parfois
même à accentuer, la relégation de la femme dans la domus. La mise à
l’écart des femmes a paradoxalement une certain dimension libérale : elle
inscrit dans le partage des sexes le principe de limitation de la sphère
politique.
Inscription ressentie comme d’autant plus utile que tout concourt par
ailleurs, pendant la Révolution, pour étendre en permanence le champ du
politique. Le cantonnement de la femme dans l’espace domestique est perçu
comme une des formes et une des conditions de la claire séparation du privé
et du public. C’est aussi pour cette raison que la femme est privée des droits
politiques pendant la Révolution : la vision sociologique traditionnelle de la
famille et l’idéologie libérale de la limitation du politique se rejoignent là
pour fournir un motif supplémentaire d’exclusion des femmes de la cité ».
P. Rosanvallon, "Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel
en France", éd Gallimard, 1992, p.145.
Document n°200
« En France, les préjugés fonctionnent négativement : ils empêchent la
femme d’être perçue comme un individu social, la renvoyant en permanence
à son rôle domestique, qui l’isole et l’enferme dans un rapport aux hommes
de type naturel. Dans les pays où règne une approche utilitariste de la
démocratie, les préjugés sur la nature féminine contribuent au contraire à
instaurer les femmes en groupe social bien distinct, qui peut prétendre à
s’intégrer dans la sphère politique en raison même de sa fonction sociale
propre ».
P. Rosanvallon, "Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel
en France", éd Gallimard, 1992, p.396.
Document n°201
« Dans la logique utilitariste de la démocratie britannique, les divers
groupes sociaux sont représentés dans l’espace politique en raison même de
leur spécificité et, en défendant leurs propres intérêts, ils contribuent à
l’intérêt général et au bon fonctionnement de la société toute entière. Le
pluralisme de la tradition libérale fait sa place aux ordres, aux corps, aux
classes et aux groupes particuliers, elle s’oppose à la conception unitaire et
158
159
159
totale de la citoyenneté qui s’est imposé brutalement en France par la
Révolution ».
D. Schnapper, « La démocratie providentielle », éd Gallimard 2002,
p.29.
- La République des mâles
Jusqu’à l’octroi du droit de vote et d’éligibilité des femmes le 21
avril 1944 par l’assemblée consultative du Comité Français de Libération
nationale, la démocratie française avait consacré une « République des
mâles » pour reprendre l’expression de M. Sineau dans son ouvrage
« Profession : femme politique ».
Cette exclusion de la sphère politique se doublait d’inégalités flagrantes
en droit civil et explique la lente progression du droit des femmes dans la
société française.
Ainsi, l’incapacité juridique totale des femmes sera supprimée en 1938
mais le mari pouvait encore fixer la résidence du couple et s’opposer à une
activité professionnelle de sa femme et exerçait seul l’autorité paternelle.
Il a fallu attendre 1965 pour que le mari ne puisse s’opposer à l’exercice
par sa femme d’une activité professionnelle ; 1970 pour que l’autorité
paternelle soit transmuée en autorité parentale ; 1985, pour qu’il y ait égalité
entre époux dans les régimes matrimoniaux). En la matière le mouvement
féministe a été déterminant aboutissant à d’autres victoires comme le
principe de l’égalité de rémunération à travail égal (1972) et à la loi de 1983
sur l’égalité professionnelle en 1983, ou encore à la loi Neuwirth sur
l’autorisation de la contraception (1967), à la loi Veil sur l’IVG (1975) et, la
même année, à l’autorisation de divorce par consentement mutuel. A cette
action déterminante du mouvement féministe, il conviendrait également de
rajouter le fait que depuis le début des années 60, le taux d’activité féminin
ne cesse de progresser, ce qui n’a donc pas été sans effet sur la prise en
compte des inégalités hommes/femmes.
Document n°202
1804 - Le Code civil consacre l’incapacité juridique totale de la femme mariée
1838 - Première École Normale d’institutrices
1850 - La loi Falloux rend obligatoire la création d’une école de filles dans toute
commune de plus de 800 habitants
1881 - Création de l’École Normale Supérieure de Sèvres formant les professeurs
femmes de l’enseignement secondaire féminin.
- Les lois Jules Ferry instaurent l’enseignement primaire obligatoire, public et laïc,
ouvert aux filles comme aux garçons.
1892 - Interdiction du travail de nuit pour les femmes
1907 - Les femmes mariées peuvent disposer librement de leur salaire
- Les femmes sont électrices et éligibles aux Conseils des Prud’hommes.
1909 - Loi instituant un congé de maternité de huit semaines sans rupture du
contrat de travail.
1919 - Création du baccalauréat féminin.
1920 - Les femmes peuvent adhérer à un syndicat sans l’autorisation de leur mari.
1924 - Les programmes d’études dans le secondaire deviennent identiques pour
les garçons et les filles, entraînant l’équivalence entre les baccalauréats masculin
et féminin.
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160
1925 - Création de l’École Polytechnique féminine.
1938 - Réforme des régimes matrimoniaux : suppression de l’incapacité juridique
de la femme, l’époux conserve le droit d’imposer le lieu de la résidence et
d’autoriser ou non l’exercice d’une profession par sa femme. Il garde l’autorité
paternelle sur les enfants.
1942 - L’avortement de délit (1923) devient « crime contre la sûreté de l’État », il
est puni de mort.
1944 - Les femmes obtiennent le droit de vote et l’éligibilité.
1946 - Le préambule de la Constitution pose le principe de l’égalité des droits entre
hommes et femmes dans tous les domaines.
1947 - Germaine Poinso-Chapuis est la première femme nommée ministre.
1955 - L’avortement thérapeutique est autorisé.
- Aux États-Unis, le Docteur Grégory PINCUS met au point la pilule.
1959 - Mise en place progressive de la mixité dans l’enseignement secondaire.
1966 - La femme peut exercer une activité professionnelle sans l’autorisation de
son mari.
- Interdiction de licencier une femme enceinte et pendant douze semaines après
l’accouchement.
1967 - La loi NEUWIRTH autorise la contraception sans lever l’interdiction de
toute publicité en dehors des revues médicales.
1968 : Généralisation de la mixité dans l'enseignement.
1970 - Remplacement de l’autorité paternelle par « l’autorité parentale ».
Désormais, la notion de chef de famille est supprimée. Les époux assurent
ensemble la direction morale et matérielle de la famille.
1971 - Décrets d’application de la loi NEUWIRTH après quatre ans d’attente.
1972 - Le principe de l’égalité de rémunération entre hommes et femmes pour les
travaux de valeur égale est admis.
- Création des centres de planification ou d’éducation familiale et des
établissements d ‘information, de consultation ou de conseil familial.
- Possibilité pour la femme mariée de contester la paternité du mari et de
reconnaître un enfant sous son nom de naissance.
- Mixité de l’École Polytechnique
1973 - Création du Conseil supérieur de l’information sexuelle, de la régulation des
naissances et de l’éducation familiale.
1974 - Création d’un Secrétariat d’État à la Condition féminine.
- Remboursement des frais relatifs à la pilule et au stérilet par la Sécurité Sociale.
1975 - Loi provisoire autorisant l’interruption volontaire de grossesse.
- Loi sanctionnant les discriminations fondées sur le sexe en particulier en matière
d’embauche.
- Instauration du divorce par consentement mutuel.
- Choix du lieu de résidence par les deux époux avec possibilité d’opter pour deux
domiciles différents.
1977 - Création du congé parental pour les femmes des entreprises de plus de
200 salariés.
- Création d’une allocation de remplacement maternité pour les agricultrices.
1978 - Extension de la qualité d’ayant droit d’un assuré social à la personne vivant
maritalement avec lui.
1979 - L’interdiction du travail de nuit dans l’industrie est supprimée pour les
femmes occupant des postes de direction ou des postes techniques à
responsabilités.
- La loi définitive sur l’interruption volontaire de grossesse.
1980 - Mesures visant à la reconnaissance de l’activité professionnelle des
conjointes d’agriculteurs.
1981 - Création d’un Ministère des Droits de la femme.
1982 - Remboursement de l’interruption volontaire de grossesse par la Sécurité
Sociale.
- Loi du 10 juillet offrant la possibilité aux conjoints d’artisans et de
commerçants travaillant dans l’entreprise familiale d’opter pour un statut de
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161
conjoint collaborateur, de conjoint salarié ou de conjoint associé, générateur de
droits propres en matière de couverture sociale.
- Instauration d’un congé de maternité rémunéré pour l’ensemble des femmes
de professions non salariée non agricole.
1983 - Loi sur l’égalité professionnelle entre hommes et femmes.
- Double signature obligatoire sur la déclaration de revenus d’un couple marié.
- Suppression de la notion de chef de famille dans le droit fiscal
- Ratification par la France de la Convention internationale sur l’élimination des
discriminations à l’égard des femmes (Convention de New-York, 1980)
1984 - Recouvrement des pensions alimentaires impayées par l’intermédiaire de
caisses d’allocations familiales.
- Égalité des époux dans la gestion des biens de la famille et des enfants.
- Congé parental ouvert à chacun de parents salariés sans distinction de sexe.
1985 - Possibilité d’ajouter au nom porté par l’enfant le nom de l’autre parent (en
général le nom de la mère) en tant que nom d’usage.
- Extension aux discriminations fondées sur le sexe et la situation de famille des
sanctions prévues en matière d’agissements discriminatoires. Les associations
pourront se porter partie civile dans les procès relatifs à des discriminations
fondées sur le sexe
- Loi prévoyant la protection sociale du conjoint divorcé pour rupture de la vie
commune.
- Allocation parentale d’éducation pour les personnes qui interrompent ou
réduisent leur activité professionnelle lors de la naissance, de l’accueil ou de
l’adoption d’un enfant de moins de trois ans, portant à trois le nombre d’enfants.
1987 - Assouplissement des restrictions à l’exercice du travail de nuit de femmes
et abolition de certaines dispositions particulières au travail des femmes.
- Assouplissement des conditions de versement de l’allocation parentale
d’éducation
- Élargissement des cas où l’autorité parentale peut être conjointe (divorce,
concubinage).
1988 - Les agricultrices peuvent désormais bénéficier à titre personnel des aides
à l’installation dans l’agriculture lorsqu’elles créent une société avec leur conjoint.
- Possibilité pour les conjoints, dans le régime des professions libérales, de
cumuler l’allocation de réversion avec leurs avantages personnels de vieillesse ou
d’invalidité.
1990 - Loi du 10 juillet qui permet aux associations luttant contre les violences
familiales de se porter partie civile.
1992 - Loi du 22 juillet créant le délit de harcèlement sexuel dans les relations de
travail.
1993 - Loi du 27 janvier dépénalisant l’auto-avortement et créant le délit d’entrave
à l’IVG
- Loi du 8 juillet posant le principe de l’autorité parentale conjointe à l’égard de
tous les enfants (légitimes ou naturels) quelle que soit la situation de leurs parents
(mariage, séparation, divorce).
1994 - Loi sur la famille portant notamment extension de l’allocation parentale
d’éducation dès le 2ème enfant, relèvement progressif de l’âge limite pour le
versement des allocations familiales et extension du bénéfice de l’allocation de
garde d’enfant à domicile à taux réduit pour les enfants de 3 à 6 ans.
- Introduction du congé parental à mi-temps dans la Fonction publique.
1995 - Création d’un Observatoire de la parité entre les femmes et les hommes.
1998 - Circulaire du 6 mars relative à la féminisation des noms de métiers.
2000 - Loi du 6 juin sur l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats
électoraux et aux fonctions électives.
Mais si les droits des femmes ont finalement progressé dans la société
civile ; jusqu’à l’adoption et la mise en œuvre de la loi sur la parité, la
représentation politique reste largement dominée par les hommes, à tel point
161
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162
que la France apparaissait jusqu’en l’an 2000, bien loin dans les classements
mondiaux. Ainsi les différentes assemblées depuis la fin de la seconde
guerre mondiale comptaient moins de 10 % de femmes députés.
Il a fallu attendre 1991, pour avoir pour la première fois une femme Premier
ministre, en l’occurrence Edith Cresson, et qui fût au passage rapidement
soumise à une critique que l’on peut qualifier, sans trop s’emporter, de
sexiste.
La féminisation des postes ministériels est faible, et lorsqu’elle est réalisée
dans une proportion qui reste largement minoritaire, mais plus forte que les
précédents cabinets, les commentaires à nouveau sexistes refleurissent.
Ce fût le cas du premier gouvernement d’Alain Juppé, en 1995, les
femmes ministres étaient qualifiées par le monde médiatico-politique de
« juppettes ».
Cette sous-représentation des femmes était justifiée par :
des discours qui mettaient l’accent sur l’absence de « vivier » de
recrutement, en raison de l’accaparement des femmes par les activités
domestiques, ce qui est loin d’être faux, les femmes sont encore aujourd’hui
dans une situation pour le moins inégalitaire du point de vue de la division
sexuelle du travail domestique; mais ce qui ne conduit cependant pas à
l’absence de « vivier » ;
un système politique qui met en avant l’idéal de « l’homme fort »,
phénomène renforcé par les institutions de la Vème République . L’élection
du Président de la République au suffrage universel, selon M. Sineau, a
renforcé l’image de l’homme politique « homme fort », et par un mécanisme
de mimétisme institutionnel, cet image s’est imposée à tous les échelons
politiques .
-
-
Mais surtout cette sous-représentation des femmes ne semblait
pouvoir être résolue que par la mise en œuvre d’une politique de
discrimination positive, laquelle heurtait une certaine tradition républicaine.
Document n°203
« Quarante ans de Cinquième République prouvent, s’il en était besoin, que,
sans mesure d’action positive, les femmes en France n’ont pas véritablement
accès à la représentation politique. Quand liberté est laissée aux appareils
partisans, ceux-ci montrent leur mauvais-vouloir à organiser la mixité des
investitures ».
M. Sineau, « Profession femme politique. Sexe et pouvoir sous la Vème République »,
Presses de science-po, 2001.

Une argumentation pro-paritaire évolutive
- Une logique de quota au risque du rejet par une certaine tradition
républicaine
162
163
163
Dans la longue lutte des femmes contre « la République des
mâles » et pour promouvoir des représentantes de la Nation, c’est l’idée de
quotas pour les femmes qui a été tout d’abord mise en avant.
Cette idée d'introduire un pourcentage minimum de femmes sur des
listes électorales a concrètement été lancée par F. Giroux en 1975.
Secrétaire d'Etat à la condition féminine, elle avait inscrit dans ses "100
mesures pour les femmes" le principe d'un quota de 15% de femmes sur les
listes municipales. Quelques années plus tard, son successeur au
gouvernement, Monique Pelletier s'est prononcé en faveur d'un quota de
20% de femmes pour les municipales.
Le projet, voté par l'Assemblée Nationale, n'a pas eu le temps d'aboutir
avant l'élection présidentielle de 1981. En 1982, cette idée ressurgit dans un
amendement rédigé par G. Halimi. Cette fois le quota est porté à 25%. Le
texte est voté par les deux chambres mais annulé par le Conseil
constitutionnel.
En la matière, le Conseil constitutionnel réaffirme l’un des piliers de la
tradition républicaine, le citoyen est asexué et il n’est nullement question
d’assurer une représentation autour d’une catégorisation de la population.
Si ce rappel à la tradition républicaine est rendue possible, cela est du en
large partie, à la nature de certains discours de justification d’une politique
de quotas.
Discours qui se sont en effet très largement articulés autour de l’idée que
les femmes devaient être représentées politiquement au nom de leurs
intérêts spécifiques. Pour le dire autrement, il s’appuyait au fond sur un
différencialisme tantôt biologique, tantôt sociologique.
Document n°204
« Une participation équilibrée des femmes et des hommes au processus de
décision est susceptible d’engendrer des idées, des valeurs et des
comportements différents, allant dans le sens d’un monde plus juste et plus
équilibré, tant pour les femmes que pour les hommes »
Recommandation du Conseil de l’Union Européenne, 2 décembre 1996
Dans ces conditions, le Conseil constitutionnel ne pouvait que mobiliser
la tradition républicaine pour motiver son refus de toute forme de quotas, au
nom du risque d’un retour au biologique ou au nom d’un risque de
reconnaissance
d’intérêts
spécifiques
autour
d’une
formalisation/reconnaissance de « sections du peuple ».
Réclamer des quotas pour les femmes au nom des compétences
féminines revient à entériner la détermination du politique par le biologique
. L'argument de la spécificité féminine renoue, en effet avec une forme de
naturalisme et d'essentialisme pour le moins discutable si l’on se réfère à un
certain nombre de travaux scientifiques.
Ainsi Simone de Beauvoir relève qu’"on ne naît pas femme, on le
devient". Dans la même perspective E. Badinter , dans ouvrages "L'un est
l'autre" ou encore "XY, de l'identité masculine", insiste sur le caractère
construit socialement des différences sexuelles. Plus récemment les travaux
de P. Bourdieu, dans son ouvrage « La domination masculine » montrent
163
164
164
que la différence biologique entre les sexes fonctionne comme la
justification qui se veut naturelle d'une différence socialement construite
entre les genres et en particulier de la division sexuelle du travail.
E. Roudinesco réfute également l'argument de la différence parce qu'il
est à l'origine selon elle de tous les préjugés inégalitaires. Au nom de la
différence des sexes, la femme a été assimilée au cours des siècles à un être
inférieur, non rationnel, limitée à sa fonction reproductive, enfermée dans
un destin biologique. Si la différence des sexes existe à un niveau physique
et anatomique , réduire un être humain à sa différence sexuelle, c’est le
rendre prisonnier d'une identité « naturelle ».
Cela revient à ne pas saisir que la question de la différence ou de
l’incommensurabilité réside dans les trajectoires des individus, dans le
process de subjectivation, bien plus que dans l’appartenance à un genre.
Enfin, on peut citer D. Sallenave qui met également en garde contre le
“ néo-différencialisme ” dont les principes rejoignent ceux affichés par
l’idéologie pétainiste et la droite néo-darwinienne (A. de Benoist) qui exalte
"les traits et les valeurs propres aux femmes" pour mieux justifier leur
exclusion des sphères de pouvoir.
Document n°205
« Loin que les nécessités de la reproduction biologique déterminent
l’organisation symbolique de la division sexuelle du travail et, de proche en
proche, de tout l’ordre naturel et social, c’est une construction arbitraire du
biologique, et en particulier du corps, masculin et féminin, de ses usages et
de ses fonctions, notamment dans la reproduction biologique, qui donne un
fondement en apparence naturel à la vision androcentrique de la division du
travail sexuel et de la division sexuelle du travail et, par là, de tout le
cosmos. La force particulière de la sociodicée masculine lui vient de ce
qu’elle cumule et condense deux opérations : elle légitime une relation de
domination en l’inscrivant dans une nature biologique qui est elle même une
construction sociale naturalisée ».
P. Bourdieu, « La domination masculine », éd Seuil, 1998, p.40
Par ailleurs revendiquer des quotas pour les femmes au nom de l’idée
que leurs intérêts - cette fois-ci sociologiquement parlant - ne sont pas pris
en compte, se heurtent de la même façon à la tradition républicaine, qui
réfute l’idée que l’on puisse entrer dans la sphère publique au nom de ses
intérêts particuliers à défendre, au nom de la défense des intérêts d’une
« section du peuple ».
Au fond, la tradition républicaine pour s’affirmer, s’appuie constamment
sur les atermoiements du mouvement féministe qui oscille toujours entre
revendication de l’égalité et mise en avant des différences. Il reste que ces
atermoiements vont s’effacer lors du débat sur la parité rendant possible un
dépassement des arguments de la tradition républicaine .
- Du quota à la parité : l’inscription de la revendication paritaire dans la
tradition républicaine
L’échec de la représentation des femmes par la mise en œuvre de quotas
a initié une réflexion plus radicale sur l'inégalité homme-femme en politique
164
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165
et qui a débouché sur l'idée d'une parité intégrale dans toutes les assemblées
élues. Cette proposition apparaît notamment dans le livre publié en 1992 de
F. Gaspard, C. Servan-Schreiber et A. Le Gall "Au pouvoir citoyennes,
Liberté, Egalité, Parité". L'idée de parité va dès lors faire son chemin dans le
cadre d'associations (Réseau femme pour la parité qui lance une campagne
de signatures en 1993) et dans les partis politiques (depuis 1990, le PS a
instauré un quota de 30% de femmes applicable pour toutes les élections au
scrutin de liste (sur le PS et la parité depuis 1978 voir P. Bataille et F.
Gaspard, « Comment les femmes changent la politique », La découverte,
1999); en 1994, le Mouvement Des Citoyens et le Parti Communiste
Français déposent des propositions de lois en faveur de la parité...).
La parité devient un thème politique incontournable au point que les
candidats à l’élection présidentielle de 1995 sont amenés à prendre position.
J. Chirac élu Président de la République en 1995, crée un Observatoire
nationale de la parité et le Gouvernement Jospin s'engage en 1997 à
modifier la Constitution pour introduire le principe de la parité. Ce qui sera
chose faite en l’an 2000.
Il reste que l’adoption de cette loi n’a été rendu possible que par un
dépassement des arguments de la tradition républicaine et par l’affirmation
d’une position pro-paritaire légitimé par un discours non différencialiste.
Il revient notamment à Sylviane Agacinski d'avoir développé une
critique philosophique de l'universalisme abstrait propre à la tradition
républicaine. La thèse de S. Agacinski s’appuie sur l’idée que l'humanité
universelle n'est pas simple mais double. Il s'agit donc de dénoncer la figure
du citoyen abstrait car cette
abstraction constitue un « piège
androcentrique » : derrière l'effacement des sexes, l'universel est en réalité
masculin. Il faut alors reconnaître l'universalité de la différence des sexes.
Celle-ci constitue en effet le paramètre initial : avant d'être noir ou blanc,
hétérosexuel ou homosexuel, musulman ou catholique, l'être humain est
d'abord masculin ou féminin.
Il en résulte que la critique du particularisme ou du communautarisme
n'est plus pertinente. D'une part le sexe et en particulier le sexe féminin,
n’est pas une catégorie. Constituant la moitié de la population, les femmes
englobent tous les groupes. Elles ne peuvent être assimilables à des
catégories sociales telles que les adultes, les enfants, les handicapés, les
communautés culturelles et/ou cultuelles ou à des catégories sexuelles...
puisque la différence sexuelle traverse toutes ces catégories. Dans cette
mesure, le risque d' un engrenage des revendications communautaires
brandies par les anti-paritaires n’existe pas. D'autre part, si le
communautarisme comporte le risque d'un enfermement d'une catégorie sur
elle-même, cet enfermement est difficilement pensable en ce qui concerne
les femmes.
Dans cette logique, il s'agit alors de penser l'altérité comme étant
constitutive de la nature humaine sans pour autant que cette référence à la
nature cautionne une différenciation hiérarchisée. On ne trouve pas en effet
dans la nature la trace d'une hiérarchisation des sexes. En réalité, la
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166
166
hiérarchisation masculin-féminin est une construction sociale qui a trouvé
sa justification "naturelle" dans la différence biologique des sexes. Il en
résulte qu’il y a une justification à la mise en œuvre d’une politique visant à
casser la sous représentation des femmes dans la sphère politique.
Document n°206
« Dans le contexte français et compte tenu de la décision du Conseil
constitutionnel, il était (…) essentiel, d’un point de vue stratégique, de
distinguer soigneusement la parité du quota, et, d’autre part, de démontrer sa
compatibilité avec les principes républicains.
-
-
Sur le premier point, les promoteurs de la parité se sont attachés à souligner
que celle-ci se distingue du quota « par sa philosophie même ». La
démarche par quota procèderait en effet par paliers successifs, là où la parité
voudrait fonder d’emblée une société cogérée par les femmes et les
hommes.
La reconnaissance d’un « droit à la parité des sexes » consacrerait, sur le
plan institutionnel, le « caractère bisexuel de la population, de l’électorat, de
l’humanité et manifesterait que « la démocratie marche enfin sur ses deux
jambes, alors que le quota n’est qu’un emplâtre sur une jambe de bois » (F.
Gaspard et Cl. Servan-Schreiber).
Sur le second point, il convenait, pour saper les bases mêmes du
raisonnement mis en œuvre par le Conseil, de montrer que l’universalisme
postulé et entériné par la décision de 1982 est un universalisme « trompeur »
hérité d’une époque où les femmes étaient totalement exclues de la vie
publique. « L’homme universel, tout comme le citoyen, était l’être humain
masculin exclusivement. (…) L’universalisme de 1789 était tout ce qu’il a
de plus particulariste et communautariste. La Révolution a instauré la
communauté politique des mâles, libres et égaux en droits » (S. Agacinski).
Contre cet universalisme abstrait –masque ou alibi de la domination -, il faut
poser que « citoyenne n’est pas réductible au citoyen » (G. Halimi). Le fait
de souligner que les femmes forment « la moitié de l’humanité » et non une
catégorie, un groupe ou une communauté, permet en outre de contrer les
auteurs qui, à l’instar d’Elisabeth Badinter, accusent la parité d’entraîner la
France vers « la démocratie communautaire importée des Etats –Unis » et
vers la spirale de revendications particularistes qui lui est inhérente ».
G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?,
2004, p.88-89.
c) Une Mise en œuvre de la parité qui soulève de nouvelles questions
Il s’agit ici de souligner que la mise en œuvre pratique de la parité - audelà de ses succès et des limites propres aux objectifs affichés d’une
politique publique - n’est pas sans soulever de nouvelles questions au regard
du fonctionnement de la démocratie, de ses institutions et des modes
d’appréhension de la réalité sociale.

Les succès et les limites d’une loi
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167
- Les succès d’une loi
La mise en œuvre de la parité est d’abord le résultat d’une
modification du texte constitutionnel, un amendement précise que « la loi
favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et
aux fonctions électives ». Il convient ici de relever que le terme même de
parité ne figure pas dans le texte constitutionnel et qu’il appartient donc au
législateur de fixer les objectifs réels en matière d’égalité de représentation
des hommes et des femmes.
Document n°207
« La loi constitutionnelle du 8 juillet 1999 introduit à l’article 3 de la
Constitution un nouvel alinéa aux termes duquel « la loi favorise l’égal
accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions
électives ». Les « partis et groupements politiques » précise l’article 4
également révisé « contribuent à la mise en œuvre (de ce) principe (…) dans
les conditions déterminées par la loi ».
G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?,
2004, p.90-91.
Ce fût chose faite par la loi du 6 juin 2000 qui imposa la parité pour
toutes les élections à scrutin de liste soit : les municipales (pour les
communes de plus de 3500 habitants), les régionales, les européennes et les
sénatoriales (pour les départements qui élisent 3 sénateurs et plus).
Pour les autres scrutins, tels que les municipales (communes de
moins de 3500 habitants) les cantonales ou les sénatoriales (départements
qui élisent moins de 3 sénateurs), aucune obligation n’est fixée en matière
de représentation des femmes, ni en termes de nombres de candidatures, ni
bien évidemment en termes d’éligibilité.
Il reste que le législateur a tout de même voulu assurer une plus
grande représentation des femmes au sein de l’assemblée nationale. Par
l’existence d’un scrutin uninominal majoritaire à deux tours, il est
impossible de s’assurer d’une représentation égale, à moins de réserver 50%
des circonscriptions uniquement à des candidates, mesure qui serait
inéluctablement frappé d’inconstitutionnalité au nom du droit d’éligibilité.
La seule solution résidait donc dans une incitation pour les partis politiques
à présenter 50% de candidatures, sous peine de subir des sanctions
financières, par des pénalités sur les remboursements de frais de campagne.
Document n°208
Pour les législatives « (…) le choix du législateur s’est porté sur un
mécanisme de pénalité financière. Le principe est qu’un parti doit proposer
aux suffrages des français autant de femmes que d’hommes (à une unité
près puisque l’Assemblée nationale comprend un nombre impair de sièges).
Le respect de ce principe permet au parti de percevoir la totalité de l’aide
publique prévue par la loi (soit, en 2002, 1.67 euro par nombre de voix
obtenues au premier tour). Si le parti n’atteint pas ce « taux idéal » de
candidats de chaque sexe, il subit une pénalité d’un montant égal à la moitié
de l’écart constaté entre le taux légal et le taux effectif de candidates. Un
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parti qui n’aurait présenté que 20% de femmes verrait ainsi sa subvention
amputée de 15% (15 étant la moitié de l’écart entre le taux légal et le taux
effectif, égal ici à 30).
G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?,
2004, p.91.
Document n°209
« Article 9.1 de la loi du 6 juin 2000 : « Lorsque, pour un parti ou un
groupement politique, l’écart entre le nombre de candidats de chaque sexe
ayant déclaré se rattacher à ce parti ou groupement lors du dernier
renouvellement général de l’Assemblée nationale, conformément au
deuxième alinéa de l’article 9, dépasse 2% du nombre total de ces candidats,
le montant de la première fraction qui lui est attribué en application des
articles 8 et 9, est diminué d’un pourcentage égal à la moitié de cet écart
rapporté au nombre total de ces candidats ».
-
-
L’application de cet article est à mettre en rapport avec la loi du 11 mars
1988 sur la « transparence financière de la vie politique » et donc sur le
financement public des partis politiques qui dispose qu’il existe deux
fractions.
- Une première fraction proportionnelle au nombre de suffrages obtenus au
premier tour des élections législatives par les candidats se réclamant de ce
parti, le versement annuel destiné à chaque parti étant d’environ 1.49euro
par voix obtenu au premier tour ;
Une seconde fraction proportionnelle au nombre de parlementaires rattachés
à chaque parti, soit 45 398 euros par élu et par an.
Source : Loi du 6 juin 2000
Il ressort des premières applications de cette loi de réels succès.
Les conseils municipaux (communes de plus de 3500 habitants) et les
conseils régionaux présentent des assemblées que l’on peut qualifier de
paritaire. Il en est de même pour ce qui concerne les députés européens,
même si en la matière, il y avait depuis l’élection au suffrage universel du
parlement européen, en l’occurrence depuis 1979, une certaine féminisation.
La nette progression du nombre de représentantes est donc très
largement le fruit de la loi et a eu en outre d’autres effets positifs :
le rajeunissement et le renouvellement des élu (e)s ;
l’émergence de représentants, en l’occurrence de représentantes, ne
cumulant pas les mandats.
Mais bien des barrières à la représentation des femmes restent posées, la
loi n’a pour le moins pas tout réglé.
- Les limites d’une loi
La loi du 6 juin 2000 présente quelques limites.
Il y a d’abord les limites qui tiennent à la nature des modes de scrutin.
Dès lors que les scrutins sont uninominaux et qu’il y a donc un
découpage du territoire en circonscription, le législateur ne peut promouvoir
la parité en réservant des circonscriptions à des candidates femmes. Il en
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résulte que seuls des incitations financières peuvent être mises en œuvre.
C’est le cas pour les élections des députés de l’Assemblée nationale, mais il
n’y a là aucune garantie de résultat, dans la mesure où ces partis peuvent
envoyer leurs candidates dans des circonscriptions imprenables.
C’est ce qui s’est exactement passé lors des élections législatives de
2002, les partis de gouvernement, l’UMP et le PS - dans une moindre
mesure - ont préféré subir des pénalités dans leur financement public, plutôt
que de risquer une fronde des notables (hommes doit-on le préciser ?). Il en
a résulté le fait que parmi les députés aujourd’hui, moins de 13% sont des
femmes. L’efficacité de l’incitation financière est donc limitée.
Inutile de dire ici, que dès lors qu’il n’y a pas d’incitation financière, cas
des sénatoriales (pour les départements qui élisent moins de 3 sénateurs) et
pour les cantonales, les élues restent très largement minoritaires, autour de
10% de conseillères générales pour exemple.
Mais les limites de cette loi ne touchent pas seulement à la question des
modes de scrutin, il convient également de relever que si elle a entraîné une
féminisation des conseils municipaux, régionaux, … ; les exécutifs restent
très largement dominés par les hommes.
Ainsi, il n’y a qu’une présidente de Conseil général et une présidente de
conseil régional en France, en l’occurrence Anne d’Ornano pour le
Calvados et Ségolène Royale pour la région Poitou-Charente. En 1995,
7.5% des maires étaient des femmes, contre à peine plus de 10% en 2001, ce
pourcentage diminuant en fonction du nombre d’habitant, et étant
paradoxalement supérieur dans les communes de moins de 3500 habitants
que dans les communes de plus de 3500 habitants.
Enfin, il conviendrait de relever que dans le cadre des structures
intercommunales, la présidence des Etablissements Publics de Coopération
Intercommunale échappe largement aux femmes, moins de 6%, et cette
proportion, là également, diminue en fonction de l’importance
démographique de la structure.
Document n°210
Elections municipales
1995 : 21.7% de femmes conseillères municipales, 33% en 2001.
30.05% de femmes dans les 33 971communes de moins de 3500 habitants
(scrutin uninominal majoritaire)
47.5% de femmes conseillères municipales dans les 2587 communes de
plus de 3500 habitants (25.7% en 1995).
Elections européennes
1994 : 29.9% de femmes députés
1999 : 40.2% de femmes députés
2004 : 43.6% de femmes députés
Elections cantonales (scrutin uninominale majoritaire à deux tours)
4055 conseillers généraux, 9.8 % de femmes élues suite aux élections du 18
mars 2001. 10.9% en 2004.
Structures intercommunales
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5.4% de présidente d’Etablissement Public de
Intercommunale
Source :Observatoire nationale de la parité
Coopération
Source :Observatoire nationale de la parité
Composition actualisée des groupes
Nombre de Sénateurs femme et Sénateurs homme
Hommes/Femmes Total %
Sénateurs femme 18 15,8 %
Sénateurs homme 96 84,2 %
Page IV-1 08/10/2008 à 22:31
- La parité au risque d’une déstabilisation institutionnelle ?
Si l’on peut admettre toute la force de l’argumentation pro-paritaire
et au passage, bien des progrès réalisés dans la représentation égalitaire des
femmes et des hommes, il n’en reste pas moins qu’il convient de réinsérer la
problématique paritaire dans l’équilibre (nécessaire !?) des institutions.
L’inscription d’un objectif d’égal accès des femmes et des hommes
aux mandats électoraux et aux fonctions électives, n’est pas sans exercer
une pression sur les modes d’élection des représentants et donc sur
l’équilibre institutionnel voulu par les fondateurs de la Vème République.
Ces derniers ont souhaité assuré une stabilité de l’exécutif et ce au
moyen notamment d’un mode de scrutin particulier – le scrutin uninominal
majoritaire à deux tours – pour l’élection des députés à l’assemblée
nationale (mode de scrutin qui n’est cependant point défini dans le texte
constitutionnel et qui reste donc de la compétence du législateur).
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Ce mode de scrutin est reconnu comme étant susceptible de
dégager des majorités stables et cohérentes, mais au risque, selon ses
détracteurs, de non représentation de courants politiques non négligeables
au sein de la société (Les « verts », le «Front national »).
Dans ce débat, la question de la parité vient alimenter et renforcer
les réflexions critiques de ce mode de scrutin. Comme nous l’avons évoqué
précédemment, la mise en œuvre de la parité est largement favorisée par la
mise en œuvre de scrutin de liste, ce qui est nécessairement le cas du scrutin
proportionnel.
L’objectif d’une promotion de l’égal accès des femmes et des
hommes aux fonctions électives et aux mandats électoraux tend à favoriser
la diffusion du scrutin de liste et de la proportionnelle, ce qui n’est pas sans
conséquence sur l’affaiblissement du « fait majoritaire » en France, comme
le soulignent J. Lagroye, B. François et F. Sawicki, dans leur ouvrage
« Sociologie politique », « fait majoritaire » qui contribue à la stabilité du
pouvoir exécutif sous la Cinquième République.
Il reste que, comme ce fût le cas, en partie, sous la quatrième
République, on peut envisager des scrutins majoritaires de liste (système des
apparentements y compris) qui puissent concilier objectif de parité et
volonté de garder une majorité claire et cohérente. Ce qui suppose bien
évidemment que l’on revienne sur le scrutin uninominal et que l’on procède
à un découpage de circonscriptions qui permette la mise en œuvre pratique
de la parité.
Enfin, il conviendrait de relever, que l’objectif de parité présente un
caractère contraignant pour le moins limité.
Comme nous l’avons évoqué, le texte constitutionnel ne fixe aucun
objectif de résultat, ni de moyens. Le législateur reste libre en matière de
détermination des modes de scrutin. Et contrairement à ce que D.
Chagnollaud pouvait évoquer, la modification des articles 3 et 4 de la
constitution et la loi du 6 juin 2000 n’a produit aucun « effet de cliquet ».
Ainsi, il a été possible de modifier le mode de scrutin des sénateurs en
faisant en sorte que ceux-ci soient élus au scrutin proportionnel non plus
dans les départements élisant 3 sénateurs et plus, mais dans ceux élisant 4
sénateurs et plus, alors même que cette modification a des conséquences
nécessairement négatives en matière de réalisation de la parité au Sénat.
Document n°211
Il est (…) acquis que la loi du 6 juin 2000 peut être revue « à la baisse »
sans que le Conseil constitutionnel y trouve rien à redire : une atteinte à la
dynamique paritaire, a t-il expliqué, ne s’analyse pas comme une atteinte à
un principe constitutionnel. A deux reprises en 2003 (le 3 avril et le 24
juillet), le Conseil a ainsi rendu des décisions déclarant conformes à la
Constitution des lois électorales qui risquaient pourtant manifestement de
réduire, dans le champ clos des négociations partisanes, les chances des
femmes.
Sans entrer dans le détail parfois technique des dispositions critiquées, on
peut souligner que la loi relative à l’élection des représentants au Parlement
européen, en remplaçant le ressort national unique par huit circonscriptions
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interrégionales, exposait les partis à la tentation de réduire la part des
femmes. Le parti socialiste, notamment, n’a pu y résister : sur les huit listes
qui ont porté ses couleurs aux élections européennes de juin 2004, sept
étaient dirigées par un homme …
Dans le même ordre d’idées, la loi de juillet 2003 relative à l’élection des
sénateurs, en portant de trois à quatre le nombre de sièges à partir duquel
l’élection se déroule à la représentation proportionnelle et, par voie de
conséquence, est soumise au respect des règles de parité, a fort peu de
chances d’accélérer le mouvement de féminisation du Palais du
Luxembourg.
Or le Conseil a donné son quitus à ce desserrement de la contrainte
paritaire en avançant deux arguments à vrai dire imparables au strict plan
juridique : Les dispositions critiquées n’ont ni pour objet, ni par ellesmêmes, pour effet de réduire la proportion de femmes élues » (le contrôle de
constitutionnalité pratiqué en France est un contrôle abstrait qui ne tient pas
compte des conditions ultérieures d’application de la loi) ; les nouvelles
dispositions constitutionnelles « n’ont pas pour objet et ne sauraient avoir
pour effet de priver le législateur de la faculté qu’il tient de l’article 34 de la
Constitution de fixer le régime électoral des assemblées (la révision de
juillet 1999 ne visait pas à constitutionnaliser les modes de scrutin).
Appelé en cas de conflit à s’effacer devant d’autres règles ou principes
constitutionnels, la parité devient un simple « objectif d’égal accès des
femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ».
Georges Vedel avait donc vu juste : « Le Constituant a parlé pour ne rien
dire, sinon pour laisser au législateur le soin de décider à sa place ».
G. Calvès, « La discrimination positive », éd Puf, coll Que –sais-je ?,
2004, p.94-95.
-
De cette interrogation sur les effets de la parité sur les équilibres
institutionnels - pour autant que l’on se soucie de la stabilité des exécutifs - ,
il en résulte peu de choses dans la mesure où :
des éléments de réponse institutionnelle garant de cet objectif existent
(scrutin majoritaire de liste) ;
l’objectif de parité ne constitue pas un principe à valeur constitutionnelle,
laissant par conséquent une grande liberté au législateur, comme le
soulignait d’ailleurs le doyen G. Vedel.
- La parité au risque de l’occultation de la réalité des rapports sociaux ?
On peut dire que jusqu’au début des années 80, les
représentations/constructions dominantes de la réalité sociale aboutissaient à
faire des inégalités entre classes sociales, le principal enjeu des politiques
publiques.
Mais, depuis le milieu des années 80, cette représentation de la
société française en tant que société traversée essentiellement par un conflit
de classes est souvent considérée comme caduque.
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-
-
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-
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Cet aggiornamento est le produit entre autres choses :
de réalités objectives (baisse du nombre de conflits du travail, crise du
syndicalisme) ;
d’un recul de la pensée marxiste au sein de l’intelligentsia française mais
également au sein des partis politiques de gauche et en particulier au sein du
parti socialiste.
Désormais les représentations dominantes de la réalité de la société
française vont se structurer autour des idées que :
les inégalités ne se limitent pas simplement aux positions des individus dans
les rapports de production, mais également être liées à leurs parcours
professionnels (essor d’inégalités intra-catégorielles plutôt qu’intercatégorielles selon P. Rosanvallon) ;
l’on est passé d’une société de classe à une société post-industrielle marquée
par l’opposition entre ceux qui sont « dedans » et ceux qui sont « dehors »,
opposition entre les inclus (producteurs et consommateurs) et les exclus
(selon A. Touraine) ;
le mouvement ouvrier n’est plus l’élément moteur des sociétés postindustrielles face aux aspirations des « nouveaux mouvements sociaux »,
aspirations qui tournent autour de valeurs post-matérialistes :
environnement, racisme, sexisme, accès aux savoirs.
C’est donc autour de ces représentations dominantes - liste non
exhaustive – qu’il va y avoir modification de l’orientation des politiques
publiques.
Et c’est ainsi que l’on peut saisir ou resituer les motivations de la loi
sur la parité, elles sont en partie l’expression de ce lent mouvement de
déclin de prise en compte des aspirations des classes populaires, au profit
d’une « mise en agenda » des aspirations des classes moyennes et
supérieures, au risque par conséquent d’une occultation de la réalité des
rapports sociaux. En d’autres termes, l’objectif de parité hommes/femmes
risque d’occulter la réalité de la représentation féminine dans les
institutions : si l’on s’intéresse à la représentation féminine au sein de
l’assemblée nationale, on ne peut que constater qu’il ne s’agit pas de
n’importe quelles femmes qui sont députées, plutôt héritières de capitaux
« politiques », économiques et « culturelles ».
Document n°212
« (…) l’accès au pouvoir politique induit, chez les députés des deux sexes,
des vies privées différentes. Alors que le mariage et la procréation sont bien
portés chez les hommes, ces choix s’avèrent beaucoup moins compatibles
avec la carrière des femmes. Celles-ci sont plus souvent amenées à rompre
leur union, à restreindre leur progéniture, voire à ne pas avoir d’enfant du
tout. Telle est l’injustice faite aux femmes en politique : elles se trouvent
enfermées dans le dilemme « vie privée ou pouvoir », alors que les hommes
ne sont jamais acculés à un tel choix. En fait, la féminisation du PalaisBourbon, loin d’avoir élargi les bases du recrutement, a conduit à la
reproduction sociale. Les députées de la onzième législature appartiennent,
dans leur grande majorité, à une élite très étroite. En un sens, ce sont des
173
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« héritières », qui non contentes d’avoir reçu une dot sociale ont aussi, pour
certaines recueilli un « héritage politique » : plus de 20% d’entre elles ont
été élevées dans le sérail par un père qui a lui-même exercé des fonctions
politiques.
Les représentants du peuple ne reflètent donc guère l’image des femmes de
ce pays. Tout se passe comme si, pour accéder à la députation, elles avaient
dû compenser le handicap qui tient au « deuxième sexe » en sur-accumulant
ressources culturelles et sociales et en payant d’un coût privé élevé leur
engagement politique ».
M. Sineau, « La parité pour démocratiser la politique », in « Manière de voir » n°83,
Le Monde Diplomatique, octobre novembre 2005.
-
Mais on peut également relever, dans une perspective néoinstitutionnaliste, que cet objectif de parité est également le fruit d’une
évolution des formes mêmes que prennent les politiques publiques. Ce
nouvel objectif des politiques publiques s’inscrit dans une évolution de la
démocratie française, qui tend à s’éloigner de plus en plus des formes de la
démocratie républicaine et de sa tradition.
Comme nous l’avons évoqué, la tradition républicaine s’appuie une
théorie de la représentation qui consiste à considérer la nation comme une
entité majestueuse et à conférer aux organes en charge de la représenter une
puissance sans bornes. La Loi expression de la volonté générale doit
s’appliquer sans résistance, et tout ce qui fait écran entre la Nation et ses
représentants est soupçonné de faire entrave à la libre expression de la
volonté générale.
Cette tradition est à l’origine d’une culture jacobine faisant de l’Etat,
le lieu de l’enregistrement des rapports sociaux et de résolution des conflits.
Cette tradition, avec certes de nombreux aménagements, était toujours
présente sous la Vème République, à travers le « référentiel modernisateur »
qui oriente l’action des pouvoirs publics durant la période gaulliste, mais
également à travers les orientations du gouvernement de la gauche au début
des années 80.
Le changement social devait être le fruit de l’action des pouvoirs publics,
il venait d’ « en-haut » et s’imposait à toutes et tous.
Mais là aussi, à partir du début des années 80, la formulation des
politiques publiques est désormais soucieuse de prise en compte des
spécificités des citoyens, de prise en compte de l’aval.
L’idéal de démocratie devient la démocratie de proximité, capable de
saisir les différences, plus soucieuse de protéger l’autonomie des individus
que de promouvoir la puissance souveraine du peuple en corps. La figure du
citoyen abstrait disparaît dans la promotion :
d’une démocratie des individus plus soucieuse de la « liberté des
modernes » que de la « liberté des anciens » ;
d’une prise en compte croissante des identités particulières au sein de la
sphère publique ;
dans le privilège donné au contrat contre la loi, soupçonnée d’être par trop
englobante et non capable de saisir les spécificités individuelles ou
collectives.
Et dans cette volonté de saisir ces spécificités, la représentation du
peuple en corps apparaît par trop abstraite, s’éloignant ainsi de la tradition
républicaine qui faisait de l’écart, l’une des conditions essentielles à la
transmutation de l’individu en citoyens.
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Et dans ces conditions – notamment aux yeux d’E. Badinter et de R.
Badinter, le risque est grand, de voir la parité, être le « cheval de Troie »
d’une publicisation et donc d’une reconnaissance des identités au sein de la
sphère politique.
Document n°213
"Comment organiser la représentation d'une collectivité d'individus égaux ?
La solution n'est pas de projeter la société dans le système politique,
d'organiser l'expression de la volonté générale via l'élection de
représentants. Il est que le système politique aide la société à se vivre, à se
penser comme une collectivité, comme un espace de redistribution acceptée
disposant d'une histoire et d'une mémoire communes et, partant, d'un avenir
commun".
Pierre Rosanvallon, art : « La démocratie, un combat à poursuivre »,
Alternatives économiques, novembre 2000
Conclusion
-
Après avoir relevé, que la question de la promotion de la parité n’a
été finalement que le résultat d’un dépassement des oppositions des
défenseurs d’une certaine tradition républicaine, nous avons donc tenté de
relever que ce nouvel objectif des politiques publiques touchant à la
question de la représentation n’était pas sans poser quelques interrogations.
Il ne s’agissait pas d’affubler de tous les maux présents (et à
venir ?) :
l’objectif de parité en termes de voilement de la réalité des rapports
sociaux ;
l’objectif de parité en termes de dévoiement des principes de la démocratie
républicaine.
Mais il s’agissait de simplement rappeler que :
-
cette promotion de la parité est très largement à mettre en rapport avec la
nature des débats qui traversent l’espace public de l’ensemble des
démocraties et en particulier de la démocratie française – et ce depuis le
début des années 80 ;
-
comme toute politique publique, elle est située historiquement et ses sources
de légitimation sont le produit d’affrontements entre différentes grilles de
lecture de la réalité sociale, de rapports de forces qui dépendent donc très
directement de la situation politique, économique et sociale.
Dans ces conditions, la question « Faut-il promouvoir la parité ? » ,
renvoie à la question de savoir si la parité est véritablement un « cheval de
Troie », la clé de voûte future d’une déstructuration de la représentation
du peuple en corps. A cette question, il convient d’apporter une réponse
prudente, la parité ne semble pouvoir être interprétée ainsi, dans la mesure
où l’argument pro-paritaire selon laquelle, l’humanité est composée d’une
moitié d’hommes et d’une moitié de femmes, chacune de ces moitiés ne
pouvant être assimilé à une catégorie, reste des plus pertinents.
Elle est en revanche plus fondamentalement la marque d’une
évolution des constructions/représentations dominantes de la réalité sociale,
mais elle n’en est que la partie haute d’un iceberg.
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176
Reste à savoir si il convient, dès lors que l’on s’est entendu sur le
fait qu’il n’y a pas nécessairement d’opposition théologico-philosophique
valable entre tradition républicaine et la promotion de la parité dans le
champ de la représentation politique.
Reste à savoir donc s’il convient de promouvoir la parité dans les champs
économiques et sociaux, s’il convient de mettre en œuvre une démocratie
paritaire, dans ses dimensions, politique, sociale et professionnelle.
Cette volonté de promotion de la parité a touché les questions de
savoir s’il convenait d’instaurer un taux minima de féminisation des jurys de
concours, sur la question de la composition du Conseil supérieur de la
magistrature et sur la question - lors de l’adoption de la loi de modernisation
sociale de décembre 2001 – de la composition des jury de validation des
acquis de l’expérience professionnelle.
Mais, cette volonté de promotion de la parité dans d’autres champs
que celui du politique, s’est heurté aux oppositions du Conseil
constitutionnel, rappelant que selon la déclaration des droits de l’homme et
du citoyen en son article 6, que les citoyens « sont également admissibles à
toutes dignités, toutes places ou emplois publics, selon leur capacité, et sans
autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».
Il y a dans cette position du Conseil constitutionnel, un véritable
frein à une volonté de promouvoir le principe de la parité en dehors du
champ politique. Là aussi, les paritaristes devront trouver les arguments
permettant de dépasser cette opposition …, au risque toujours d’agir sur les
grilles de représentation de la réalité sociale, et donc d’agir sur les
orientations bien comprises des politiques publiques.
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