
Document 8
L’exemple des États-Unis
[Les deux extraits suivants, tirés du n° 636 du Courrier international, peuvent permettre d’alimenter un débat stimulant
dans la classe sur les inégalités justes ou injustes, sur les effets des politiques sociales et sur les objectifs de la
démocratie dans ces domaines].
Document A : La position de Paul Krugman, économiste et éditorialiste du New York Times Magazine
« Nous connaissons actuellement un nouvel âge d’or, aussi extravagant que l’était l’original. Les palais sont de retour.
En 1999, le New York Times Magazine a publié un portrait de Thierry Dupont,“le pape des excès”, un architecte
spécialisé dans les maisons pour richissimes. Ses créations affichent couramment une superficie de 2 000 à 6 000
mètres carrés ; les plus grandes sont à peine plus petites que la Maison blanche. Inutile de dire que les armées de
domestiques sont également de retour. Les yachts aussi. […]
On ne peut comprendre ce qui se passe actuellement aux États-Unis sans saisir la portée, les causes et les
conséquences de la très forte aggravation des inégalités qui a lieu depuis trente ans, et en particulier l’incroyable
concentration des revenus et des richesses entre quelques mains. […] Les salaires mirifiques des présidents des
grandes entreprises constituent-ils une nouveauté ? Eh bien oui. Ces patrons ont toujours été bien payés par rapport
au salarié moyen, mais il n’y a aucune comparaison possible entre ce qu’ils gagnaient il y a seulement une trentaine
d’années et leurs salaires d’aujourd’hui.
Durant ce laps de temps, la plupart d’entre nous n’avons obtenu que de modestes augmentations : le salaire moyen
aux États-Unis, exprimé en dollars de 1998 (c’est-à-dire hors inflation), est passé de 32 522 dollars en 1970 à 35 864
dollars en 1999 – soit une hausse d’environ 10 % en vingt-neuf ans. C’est un progrès, certes, mais modeste. En
revanche, d’après la revue Fortune, la rémunération annuelle des 100 PDG les mieux payés est passée, durant la
même période, de 1,3 million de dollars – soit trente-neuf fois la paie du salarié lambda – à 37,5 millions de dollars
par an, mille fois ce que touchent les salariés ordinaires [et 2 884 % en vingt-neuf ans].
L’explosion des rémunérations des patrons est un phénomène en lui-même stupéfiant et important. Mais il ne s’agit
là que de la manifestation la plus spectaculaire d’un mouvement plus vaste, à savoir la nouvelle concentration des
richesses aux États-Unis. […] Les données du recensement montrent incontestablement qu’une part croissante des
revenus est accaparée par 20 % des ménages et, à l’intérieur de ces 20 %, par 5 %. […] D’autres indices montrent que
non seulement les inégalités s’accroissent, mais que le phénomène s’accentue au fur et à mesure que l’on s’approche
du sommet. Ainsi, ce ne sont pas simplement les 20 % des ménages en haut de l’échelle qui ont vu leurs revenus
s’accroître plus vite que ceux des classes moyennes : les 5 % au sommet ont fait mieux que les 15 % suivants, le 1 %
tout en haut mieux que les 4 % suivants, et ainsi de suite jusqu’à Bill Gates. […]
Bien plus que ne l’imaginent économistes et partisans de l’économie de marché, les salaires, élevés, sont déterminés
par des normes sociales. Dans les années 30 et 40, de nouvelles conceptions de l’égalité se sont imposées, en grande
partie sous l’impulsion des hommes politiques. Dans les années 80 et 90, elles se sont vues remplacées par le “laisser-
faire”, avec pour conséquence l’explosion des revenus au sommet de l’échelle. […]
C’est probablement un processus qui se renforce de lui-même. À mesure que le fossé entre les riches et les autres se
creuse, la politique économique défend toujours plus les intérêts de l’élite, pendant que les services publics destinés à
l’ensemble de la population, notamment l’école publique, manquent cruellement de moyens. Alors que la politique
gouvernementale favorise les riches et néglige les besoins de la population, les disparités de revenus ne cessent
d’augmenter. […]
Dans son livre Wealth and Democracy, Kevin Phillips émet cette sombre mise en garde en guise de conclusion : “Soit la
démocratie se renouvelle, avec une renaissance de la vie politique, soit la fortune servira de ciment à un nouveau
régime moins démocratique : une ploutocratie, pour l’appeler par son nom.” […] Même si les apparences de la
démocratie demeurent, elles risquent de se vider de leur sens. »
Courrier international, janvier 2003, no 636, p. 28-35.
Document B : La position de Amity Shlaes, éditorialiste du Financial Times
« L’idée que la croissance est nécessairement liée à l’équité économique est fausse. En réalité, le pays le plus
développé du monde, les États-Unis, qui servent de locomotive à la croissance, est un modèle d’iniquité sociale et
économique. Cependant, cette inégalité s’est révélée positive puisqu’elle a bénéficié à l’ensemble de la société
américaine, d’abord aux grosses fortunes, puis aux plus démunis. Les États-Unis restent une société fondée sur le
concept jeffersonien de l’égalité des chances. Ce pays est également partisan de la mobilité sociale. Mais cela ne
signifie pas qu’il souscrive à l’égalité des résultats, ni qu’il l’encourage. Les caractéristiques qui rendent les Américains
si inégaux sont celles-là mêmes qui favorisent la croissance, laquelle représente le meilleur système d’aide sociale qui
soit.
L’inégalité signifie, pour commencer, qu’il y a quelqu’un au sommet de l’échelle. Et la possibilité d’être au sommet, à
un poste influent et dans le pays le plus riche du monde, est un puissant moteur. D’autres avantages attirent les