Histoire du phénomène religieux ( Mme Lacoue-Labarthe )
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Histoire du phénomène religieux
Introduction générale
Marcel Gauchet parle de « schèmes organisateurs fondamentaux » à propos des religions. Il y
a une permanence des structures religieuses comme base de l’organisation des sociétés. D’où
la légitimité de la démarche consistant à construire une histoire de ces religions. Celles-ci sont
le « point de passage obligé » d’une enquête sur les fondements des organisations des
hommes en sociétés. Les religions fournissent la « clef de la disposition des sociétés »,
dominante de très loin à travers le temps. Ce n’est qu’à travers elles que l’on accède à la
logique des différentes figures du collectif.
Que désigne-t-on par le terme de “religion“ ? Voir l’introduction des ouvrages d’Odon Vallet.
Il y a une difficulté importante : la fluctuation du vocabulaire d’un auteur à un autre sur les
religions. De nombreuses définitions ont pu être données. Les Grecs utilisent le terme de
“thérapéia“ : il s’agit du soin porté aux autels, aux structures matérielles de la religion, des
moyens et des ministres du culte. C’est quelque chose de très concret ( on évoque des actes et
non pas des croyances ). Dans les langues germaniques, on part du latin “religio“, du verbe
“relegere“ signifiant relire, réfléchir, méditer. On a une notion de scrupule, d’attention, voire
de crainte pieuse. Le mot évoque le recueil par rapport au sacré. C’est l’étymologie qui est la
plus communément admise. La religion est donc quelque chose d’intérieur, un sentiment.
Mais d’autres étymologies peuvent être trouvées. Exemple : le mot “religare“, qui évoque un
lien entre l’homme et la divinité. Dans certaines cultures, il n’y a pas véritablement de terme
pour désigner la religion ; on distingue juste le profane et le sacré. C’est le cas dans certaines
religions asiatiques, comme au Japon ou en Chine.
Pour dépasser toutes ces différentes étymologies, Marcel Gauchet établit une distinction entre
ce qui est voulu et ce qui est subi. Quand on choisit de reconnaître que l’on est dans un monde
qui nous échappe, on peut facilement s’y adapter ; mais cela suppose qu’il y ait des forces
plus grandes que soi. Si l’on est dans un monde que l’on cherche à maîtriser ( approche
scientifique, rationaliste ), on va se rendre compte qu’il existe toujours un moment où ce
monde nous échappe, ce qui est plus difficile à vivre. La religion est le choix d’accepter d’être
dans un monde qui nous dépasse sans chercher la maîtrise totale. Il est plus facile d’être au
monde dans une acceptation et de se construire par rapport à cette acceptation. La religion a
un caractère structurant.
Le phénomène religieux
Jean Chevalier, “Le phénomène religieux“ in Les religions. Chevalier tente d’évaluer le
nombre d’adeptes dans les différentes religions afin de mesurer l’ampleur du phénomène
religieux. Il soulève un certain nombre de difficultés, dont celui des statistiques. Les
statistiques religieuses ne sont absolument pas normalisées. Certaines religions sont mêlées
( exemple de l’Inde, entre l’hindouisme et le bouddhisme ). Les Catholiques et les Orthodoxes
vont compter les baptisés. Les Protestants, au contraire, comptent ceux qui font un acte de foi
personnel ( plus compliqué ). Mais ceci ne dit rien sur la pratique ultérieure. On ne va donc
avoir que des estimations à des dates différentes ; on va pouvoir dégager des grands
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mouvements dans le temps. Exemple : la régression du religieux entre 1900 et 1960. Pendant
cette période, la population totale augmente, les chrétiens passent de 60 % à 30 % de cette
population totale.
Il y a une grande différence entre le fait d’appartenir à telle ou telle religion et la pratique.
Certains auteurs mettent les autres modes d’expression ( culturels, etc… ) sur le même plan,
ce qui rend les mesures quasiment impossibles. Il y a un vide existentiel qui reste après la
rupture avec le phénomène religieux, d’où l’émergence de nouveaux prophètes, de nouveaux
mouvements. En-dehors de ces résurgences, la thèse générale qui s’est développée depuis les
années 1970 est celle d’un mouvement de désenchantement ( Gauchet parle de transformation
entre l’homme et l’au-delà ). Le monde rompt avec l’explication divine ; une mutation s’est
opérée dans la société moderne, au profit d’une rationalisation, d’une intellectualisation…
Max Weber parle d’un monde “désenchanté“, dépoétisé. Aucune valeur n’arrive cependant à
calmer la détresse spirituelle humaine, selon Weber.
Thèse de Marcel Gauchet : on est dans un processus de longue durée d’un nouveau rapport
de l’homme au monde sans l’appel au divin, processus ayant commencé avec le christianisme.
On est dans un mouvement de distanciation permanente par rapport au religieux. En matière
religieuse, le progrès apparent est un déclin.
Face aux théories de Weber et Gauchet, un certain nombre de chercheurs vont dans un sens
autre, en évoquant le retour de la spiritualité. Ils expliquent le retour du sacré comme le
résultat d’une déperdition des idéologies à la fin de la guerre froide. Ils ont recours à d’autres
modes d’explications : l’angoisse croissante de l’opinion publique vis-à-vis des progrès
scientifiques, le refus, depuis les années 1960, d’une société purement matérialiste ( et donc la
volonté de développer le potentiel spirituel, intellectuel… ).
Ce qui est certain, c’est que l’on assiste à un regain d’intérêt du religieux, y compris par les
sociologues, les philosophes, etc… Les religions semblent être devenues un véritable objet de
savoir.
Les religions comme objet de savoir
Historicité du fait religieux
Levi-Strauss a contribué au développement de l’étude de la dimension religieuse des sociétés
humaines, dans le cadre du structuralisme. L’intérêt pour les religions dépasse le cadre des
sciences humaines ( exemple : Jacob, prix Nobel de médecine, qui s’est penché sur la
question pour voir s’il n’existait pas de transmission génétique de l’impulsion religieuse… ).
L’étude du phénomène religieux est relativement récente. Jusqu’au XVIème siècle, on était
dans une situation où l’Europe manifestait un certain mépris pour “l’autre“. Cette absence de
curiosité s’est installée avec le développement des religions monothéistes ( ce n’était pas le
cas chez les Grecs, par exemple, qui vouaient une certaine admiration aux Egyptiens ; les
Romains acceptaient l’assimilation de divinités étrangères dans leur culte ). Le monothéisme
établit une rupture ; toute diversité est considérée comme une hérésie. Il n’y a de Dieu que le
Dieu des chrétiens ; les autres n’existent pas.
Peu à peu, la science de la religion s’éloigne de la théologie. On accepte de comparer des
croyances et des rites différents. On n’est pas à la fois juge et partie. Il s’agit d’expliquer, de
déchiffrer des pratiques, de définir des fonctions symboliques, d’identifier des valeurs
transmises par la religion. Cette curiosité est favorisée par la découverte de mondes nouveaux,
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au XVIème siècle, par la redécouverte de la pensée grecque, par le progrès des sciences… On
crée des cabinets de curiosité, c’est-à-dire des lieux où l’on découvre les éléments d’autres
cultures ( voir le texte de Montaigne sur les cannibales ). Une distance critique commence à
se faire jour. C’est à la même époque que se développe la philologie ( étude d’une langue à
partir de ses textes ), et que celle-ci est appliquée à la Bible. On commence à avoir une
amorce de comparaison entre la Bible hébraïque et la Bible chrétienne.
Au XVIIIème siècle, Joseph François Lafitau publie une étude sur les Iroquois : Mœurs des
sauvages américains, comparées aux mœurs des premiers temps ( 1724 ). Il analyse en tant
qu’anthropologue ces sociétés pour elles-mêmes, et non pas comme faire-valoir des sociétés
européennes. Lafitau affirme la richesse de la civilisation des Iroquois. Ceux-ci ont une forme
de spiritualité et une transmission de cette spiritualité. Lafitau voit ces “sauvages“ comme les
héritiers des Grecs. Il y a une forme d’universalité de la culture. Ces Indiens sont en fait de la
même nature que les Européens. La curiosité que l’on trouve chez Lafitau est fondatrice d’un
nouveau regard, qui va surtout émerger au XIXème siècle ( anthropologie, philologie
comparée ). Des questions récurrentes : le rapprochement entre mythes et religion, l’origine
des religions, les liens entre les religions. On a des éléments communs dans l’ensemble des
religions étudiées. Voir Rudolph Otto, Le sacré ( 1917 ).
À la fin du XIXème siècle, on voit la naissance d’une véritable science universitaire historique
des religions ( exemple : une chaire est créée à Paris ; la science du phénomène religieux se
substitue à la théologie à la Sorbonne ). La méthode des sciences religieuses suppose qu’il y
ait un arrachement à la théologie dogmatique mais aussi à une stricte philosophie rationaliste.
Il faut une certaine souplesse d’esprit, pouvoir imaginer qu’on puisse être croyant. Pendant
longtemps, le savoir a été religieux, contrôlé par les représentants de la religion. Désormais, la
religion devient objet de savoir. Ce développement se fait en France à un moment où l’Etat
prend ses distances notamment vis-à-vis de l’Eglise catholique. On enlève l’enseignement aux
religieux. Ce renversement est important. Partout en Europe, la discipline apparaît à peu près
au même moment. En Allemagne, Max Weber entame une approche sociale de la religion.
Dans le monde anglophone, le mouvement est plus tardif ( après la deuxième guerre
mondiale ). Les religions sont présentées comme des ensembles, des systèmes, ce qui favorise
la comparabilité.
Etat des lieux des études du phénomène religieux
Une interrogation récurrente : pourquoi a-t-on une forme de nécessité du religieux chez les
hommes ? Comment le religieux se manifeste-t-il dans les sociétés ? Qu’est-ce qui caractérise
une société religieuse ?
On va chercher à déterminer des invariants. Il y a des responsables, un ou plusieurs dieux. Le
point commun est l’existence d’un personnel plus ou moins spécialisé : prédicateurs,
prophètes, ministres du culte. On a aussi un dogme, un culte, des croyances, la notion de
sacrifice, un sentiment individuel d’appartenance à une société. Lorsque l’on essaie de trouver
des invariants, on s’aperçoit que le bouddhisme est une religion qui les résume assez bien.
D’abord, l’on a un membre fondateur : Bouddha ( l’Illuminé, le Fondateur = le prince
Siddharta Gautama ), à la fois humain et divinisé. C’est autour de lui que se développe la
croyance, “dharma“ ( doctrine et lois ), et la communauté, “sangha“ ( avec son culte, ses
rites ). Il y a une correspondance entre Dieu et les hommes et entre les hommes entre eux.
Différentes approches du phénomène religieux
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L’approche sociologique. Durkheim met en évidence ce qui fonde et ce qui renforce la
communauté ( Les formes élémentaires de la vie religieuse ). Exemple : dans le bouddhisme,
on a au départ un homme qui fonde un enseignement qui se diffuse, se ritualise,
s’institutionnalise. Le religieux n’est pas forcément au départ dans les religions mais peut se
créer à partir du profane. On va trouver à la base d’un certain nombre de recherches actuelles
ce type d’approche.
L’approche marxiste. Elle est double. On a d’une part la notion “d’opium du peuple“,
d’autre part le fait que la religion est un stimulant, l’expression d’une détresse réelle contre la
domination des puissants. Voir l’introduction de 1843 de Contribution à la critique de la
philosophie du droit de Hegel. Marx voit la lutte des classes dans la religion, alors que celle-
ci a pour but de l’anéantir ( trouvant sa concrétisation dans l’au-delà ).
L’approche psychanalytique. Pour Freud, la religion naît du désir de comprendre la détresse
humaine. La psychanalyse cherche à replacer la religion dans l’Histoire et dans le
fonctionnement psychique personnel. Pour Freud, la raison doit l’emporter ; l’homme
progresse à partir du moment où il se dégage de la religion. Freud est convaincu que, comme
n’importe quelle expression humaine, la religion témoigne d’une vérité de l’homme, de la
réalité psychique des individus ( témoignage important étant donné la permanence du
phénomène religieux ). Dans ses différents écrits, il assimile la religion aux mythes et aux
légendes. De ce fait, il explique le tout par un processus de projection : l’individu projette
hors de lui-même des désirs pulsionnels, qui lui sont interdits en société ( exemple : l’inceste,
donnant lieu à un certain nombre de mythes ) ou interdits matériellement ( exemple :
l’immortalité ). L’homme va se construire, par une pulsion de conservation, un monde de
désirs satisfaits, au-dessus de la réalité. C’est dans ce monde que l’on voit émerger l’image du
père tout-puissant, bien veillant.
-> Trois éléments d’explication : le processus primaire désirs / réalité ; le narcissisme ; la
formation et la conservation de représentations inconscientes.
Pour Freud, la religion n’est pas une création individuelle mais un destin de l’humanité. Voir
le texte sur la parenté entre les rites religieux et les rites obsessions ( 1907 ) : les obsessions
sont une caricature des pratiques religieuses ; la religion est une forme de névrose collective
de l’humanité. Les sociétés se créent par refoulement ( “névrose obsessionnelle universelle“ ).
Cf Marthe Robert, La révolution psychanalytique
L’analyse freudienne présente la religion comme historique. Voir Moïse et le monothéisme. Il
y a l’idée que la religion est un processus en devenir ; le christianisme est une sorte
d’aboutissement et en même temps de dégradation de la religion, puisque la figure paternelle
est entamée ( le fils occupe une place beaucoup plus considérable que le père ).
Un peu comme Auguste Comte ( voire comme Marx ), Freud pense que « les consolations de
la religion ne sont qu’un narcotique (…). Les idées religieuses ne sont qu’une création de la
culture destinée à défendre l’homme contre l’écrasante supériorité de la Nature ». Dans
L’avenir d’une illusion, il explique que l’homme doit se détacher de la religion.
Il y a un lien entre les différentes types de civilisations et de religieux et la réalité psychique.
Là où d’autres voient la différence, Freud voit beaucoup d’universel ( approche
universaliste ). Ces études ont eu une influence assez importante sur le structuralisme.
=> Les grandes religions que l’on va aborder se placent globalement dans l’héritage de ce que
l’on appelle les religions premières ( ou primitives ), qui ignorent l’écriture ou certaines
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techniques agricoles. Ces religions ont un certain nombre de traits qui influencent encore
aujourd’hui toutes les religions et leurs pratiques. Voir La nouvelle histoire des religions
( bibliographie ). Il y a d’abord le souci de la mort et les cultes funéraires. La pratique
funéraire va même déterminer la manière dont on va désigner certaines civilisations : on parle
de civilisation mégalithique, par exemple, à propos des sociétés construisant des dolmens, de
civilisation des tumulus en Europe entre 1500 et 1100 AVJC… Autre trait commun : les
“mystères de la vie“ ( rites pubertaires, pratiques de circoncision, de l’excision, pratiques
d’initiation sexuelle… ). Elément important : la notion de sacrifice ( humain avec la pratique
du suicide des veuves indiennes sur les tombes de leur mari, dans le jaïnisme ). Dans le
catholicisme, on retrouve la notion de corps sacrifié ( le Christ ). Le sacrifice est absent de la
religion musulmane ; il y a une fête du sacrifice, mais ce n’est qu’une commémoration. Autre
point : les fêtes religieuses, qui sont souvent au départ des fêtes païennes intégrées aux cultes.
Exemple : Pâques est une reprise d’une fête agraire. Enfin, on retrouve des croyances, des
rites cultuels, sociaux autour de la sacralité de la terre : voir le Rig Veda, au fondement du
brahmanisme, la Bible, toutes les religions amérindiennes ( Pieds nus sur la Terre sacrée, de
MacLuhan et Denoël ). Tout ceci est très largement laïcisé aujourd’hui ( exemple : “Bison
futé“, qui serait un prolongement de l’utilisation d’une figure universelle du totémisme, selon
Vallet ; la fréquence de la référence à l’astrologie ; l’héliotropisme, reprise de l’image du
Dieu-Soleil ).
On met donc en avant un certain nombre d’invariants, l’existence d’un héritage, témoignant
d’une historicité des religions ( on met aussi en évidence l’évolution de ces invariants à
travers l’histoire ).
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