Si Staline est devenu le grand Satan des marxistes praticiens, Engels est devenu
le véritable coupable aux yeux de leurs homologues théoriciens. Ce désaveu pratique
et théorique a conduit à une véritable démarxisation du champ des sciences sociales,
au cours d’un processus d’épuration qui a parfois pris la forme d’une chasse aux
sorcières. Plusieurs exemples montrent d’ailleurs que cette chasse n’est toujours pas
terminée, notamment dans le champ de la macroéconomie dite « hétérodoxe », dont
les tenants sont régulièrement sommés de se « désengluer » de leur héritage marxiste.
La lutte des classes n’est plus, et avec elle l’idéologie dominante. Cela implique-t-
il que l’on ne puisse plus, dorénavant, considérer qu’une représentation du monde (et
des microcosmes qui le constituent) s’établit en tant que « weltanschauung »
dominante ? Evidemment non. Mais cette domination ne peut plus s’établir sur le
socle d’une domination de classe : elle doit venir d’ailleurs — mais d’où ? La
réponse (dominante) à cette question semble aujourd’hui interroger la place et le rôle
des médias : dans une société régie par l’information, les raisons de l’uniformisation
des discours individuels devraient être recherchées dans le monopole idéologique
tissé par ces nouveaux colporteurs de l’information, véritables dresseurs de l’opinion
publique. Quant à la question de savoir pourquoi ces mêmes médias tendent à
constituer un discours uniforme, et précisément celui qu’ils tiennent, c’est une autre
question, dont on pourrait d’ailleurs interroger les liens avec la concentration de la
propriété privée des moyens de communication. Quoiqu’il en soit, l’idée d’une
pensée dominante n’a jamais quitté le champ de la réflexion sociologique ; elle s’est
simplement démocratisée, apparaissant non plus comme l’instrument de domination
d’une minorité mais, au contraire, comme l’expression de courants majoritaires. Pour
la nommer, les sociologues ont forgé un nouveau concept : celui de « pensée
unique ».
La notion de « pensée unique » n’est pas un concept, dans la mesure où ce qu’il
désigne reste (presque) toujours indéfinissable. On serait généralement bien en peine
de dire précisément ce que pense la « pensée unique » ; à l’instar du « on » des
philosophes, la pensée unique semble avant tout désigner ce que le locuteur pense
que l’on ne devrait pas penser, et plus précisément ce qu’il pense que l’on pense
quand — contrairement à lui — on ne fait pas l’effort de penser. C’est ainsi que la
pensée unique peut en venir à désigner un mode de pensée non majoritaire, voire
franchement minoritaire ; un ancien ministre de l’Education Nationale pourra ainsi
affirmer, alors même que les partis dits « de droite » détiennent une majorité absolue