L´Islam et-il compatible avec la modernité ? L´EXPRESSJUIN 2012 Guerre sainte, femmes voilées, affaire des caricatures, refus de la mixité... De plus en plus d'Occidentaux doutent que l'islam puisse être compatible avec nos valeurs démocratiques. Les fondamentalistes, qui nient à la religion du Prophète toute possibilité d'évoluer, auront-ils le dernier mot? Malek Chebel refuse cette fatalité: dans L'Islam et la Raison (Perrin), le psychanalyste et anthropologue musulman démontre comment l'islam a fait la preuve, par le passé, de sa faculté d'épouser les idées de la modernité. Fort de cet héritage, le dernier-né des trois monothéismes peut et doit prendre la réforme à bras-le-corps, sans faux-semblants, souligne Malek Chebel. Mais ce cheminement critique est-il envisageable? L'islam «modernisé» est-il encore l'islam? C'est bien là toute la difficulté, objecte JeanPaul Charnay, président du Centre de philosophie de la stratégie à la Sorbonne. Islamologue de haut vol, l'auteur de La Charia et l'Occident (L'Herne) rappelle combien le droit coranique a façonné et façonne encore les sociétés et l'imaginaire musulmans. Rencontre cordiale entre deux penseurs pour lesquels l'islam renvoie à deux réalités fort différentes. Pourquoi l'islam semble-t-il si difficilement «soluble» dans la modernité démocratique? Jean-Paul Charnay: Vous posez le problème du point de vue occidental. La vraie question porte sur la valeur que les musulmans accordent à leurs dogmes. Pour une immense majorité d'entre eux, en Europe et ailleurs, le Coran est la parole même de Dieu, révélée aux hommes pour leur salut. Contrairement à la Bible, qui a été écrite par des hommes, le Coran est intouchable, inabrogeable, et nul ne peut aller à son encontre. L'idée que l'on pourrait réfuter ce dogme fondamental paraît inconcevable à la plupart des musulmans, qui enracinent leur foi dans la théologie classique, celle qui s'est établie à partir du Coran, de la sunna (la tradition) et du fiqh (la jurisprudence) après la Révélation. Malek Chebel: Je suis persuadé que l'islam peut être compatible avec la modernité, s'il se déleste, c'est vrai, des versets qui posent problème. A commencer par ceux qui prônent les châtiments corporels et ceux qui maintiennent les femmes dans un statut d'infériorité. Selon la charia - le droit coranique - la part d'une femme dans l'héritage est inférieure à celle d'un homme. Ce n'est plus tolérable aujourd'hui. Il faut aussi que les musulmans renoncent à la polygamie (Coran, sourate «Les Femmes», verset 3) et proclament très clairement que la guerre sainte, le djihad, menée au nom de Dieu, n'est plus une obligation en islam, en affirmant que ni les juifs ni les chrétiens ne sont des ennemis. Cette question-là est importante parce qu'elle renvoie aux musulmans la perception que l'on peut vénérer Dieu de multiples façons. J.-P. C.: Vous proposez un islam à la carte. Mais est-ce toujours de l'islam? Les versets juridiques dont nous parlons ne représentent, certes, que 3% du Coran, mais ils constituent une épine dorsale éthique. La charia décrit la cellule familiale, son patrimoine, tout comme la morale sociale et la répartition des droits et des devoirs entre individus. Elle propose une «islamitude» qui ne coïncide pas avec ce que nous appelons la modernité. En remettant en cause cette structure juridique, on affaiblit l'islam dans ce qu'il a de spécifique, sur les plans juridique, philosophique et spirituel. M. C.: Je ne suis pas d'accord. D'abord, je ne veux pas d'un «islam à la carte», mais d'un islam capable de privilégier ses côtés lumineux plutôt que ses autres aspects. D'autant que cette religion n'a pas toujours été pétrie des archaïsmes que nous déplorons aujourd'hui. Ce sont les théologiens orthodoxes, auxquels les femmes doivent la chape de plomb qui pèse sur elles, qui ont figé la pensée musulmane au IXe siècle, en codifiant la charia et en stoppant tout effort de renouvellement. J.-P. C.: Vous oubliez que la charia a aussi constitué la matrice identitaire sur laquelle les populations musulmanes se sont appuyées au cours des périodes d'invasion coloniale. Dans l'Algérie française, les musulmans devenus citoyens français avaient conservé leur statut personnel - familial, successoral - tel qu'il est précisé dans la charia. M. C.: Je prétends néanmoins que cette ligne ultraorthodoxe n'est plus majoritaire aujourd'hui. Regardez le Canada: tout récemment, des extrémistes ont voulu imposer la charia comme modèle sociétal. La plupart des musulmans du pays l'ont refusée. L'Algérie a repoussé le radicalisme religieux, etc. Dans le même temps, pourtant, les sociétés arabes se réislamisent. Comment expliquez-vous cette contradiction? M. C.: Les jeunes, là-bas, sont sur une même longueur d'onde: la réforme. Seulement, les gouvernants ne les laissent pas s'exprimer et font de la manipulation. Prenez la question du voile: avant la révolution iranienne de 1979, personne n'en parlait. A partir de 2001, la question est devenue une affaire d'Etat! Les régimes politiques musulmans, véreux pour la plupart, sont complices des fondamentalistes. Ils savent bien que le moindre souffle démocratique les balaierait. Dans l'affaire des caricatures de Mohammed, les pays où l'agitation a été la plus forte, Syrie, Palestine, Iran, Pakistan, sont aussi ceux où les potentats ont le plus besoin de manipuler l'émotion populaire pour rester en place. En Europe même, un «islam sociologique» est en train de naître. Combien de personnes fréquentent vraiment la mosquée, font le ramadan, prient chaque jour? Entre 10% et 20%. Et le qu'en-dirat-on joue plus que la conviction pour la moitié des musulmans qui jeûnent. J.-P. C.: Mais que reste-t-il d'une religion lorsqu'on la réduit à une suite de festivités et à une sorte de morale générale dans laquelle nous pouvons tous communier? Il va y avoir une évaporation de l'islam aussi forte que le fut celle du christianisme. Je me souviens d'une phrase de François Mauriac dans son Blocnotes, un 24 décembre: «Ce soir, l'Occident s'empiffre.» Ne serait-ce qu'en Europe, il y a encore des musulmans, et pas seulement des fondamentalistes, qui veulent conserver le statut personnel coranique parce qu'ils considèrent qu'il les mène au salut. Cela me rappelle une dame venue me demander conseil: «Mon mari est parti en emmenant les enfants, que dois-je faire?» Je lui avais répondu: «Madame, si vous décidez de respecter la charia, vous devez laisser vos enfants à leur père. Pour les récupérer, vous devez dire à votre mari que vous voulez appliquer la loi française.» Pour cette femme, il s'agissait d'un dilemme existentiel. Autre point noir: la politique. L'islam peut-il réellement tolérer que la loi des hommes ne soit pas celle de Dieu? M. C.: L'islam, à ses débuts, a raté une occasion de séparer le religieux du politique. Parce qu'il était le Prophète, Mohammed faisait la synthèse des deux sphères: c'était l'homme le plus sage, l'organisateur de la Cité, le chef de guerre, l'ami, le confident, etc. Ses successeurs ont voulu cumuler les prérogatives de Mohammed, être prophètes à la place du Prophète. Aucun n'émergeant vraiment, la théologie orthodoxe l'a emporté. Depuis cette époque, l'islam n'a pas cessé de donner des gages aux religieux, englobant et fusionnant tous les niveaux, individuel, collectif, politique, spirituel, eschatologique, etc. C'est à cet inceste collectif qu'il faut s'attaquer. J.-P. C.: Vous semblez oublier qu'en islam le souverain, c'est le Coran. L'islam n'est pas une théocratie, mais une logocratie. Il ne fait pas la distinction entre le politique et le sacré, étant donné que tout découle de ce petit livre intangible. Les Ecritures chrétiennes, elles, contiennent des versets qui séparent clairement le temporel et le spirituel, tel le fameux «Rendez à César ce qui est à César». Cela a permis l'émergence d'Etats-nations qui ont lutté contre la primauté du spirituel. En outre, contrairement aux Occidentaux, qui partent de leur histoire pour mieux se projeter dans l'avenir, les musulmans jugent nécessaire de revenir à la pureté des origines, celle de l'époque de l'Etat-cité de Médine, fondé par Mohammed, au début du VIIe siècle. De ce fait, ils sont continuellement obligés de se transporter dans le passé pour affronter l'avenir. Résultat: un très fort torticolis! M. C.: Plus qu'un torticolis, c'est une malformation! Contrairement aux tenants d'un islam archaïque, je soutiens que l'islam est en train de s'émanciper de cette période prophétique pour aborder sa phase historique. Comment? En s'appuyant sur son héritage des Lumières, justement. Car la religion musulmane, elle aussi, a connu ses libres-penseurs. A la fin du VIIIe siècle, les mutazilites, des philosophes réformistes, ont osé faire la distinction entre le Coran incréé - donc existant de toute éternité et intangible - et le Coran créé, c'est-à-dire le Coran apparu à un moment historique précis, celui de la Révélation, qui s'étend sur une vingtaine d'années, au début du VIIe siècle. Conçu dans cette perspective, le Coran reste la parole de Dieu «tombée» sur le Prophète, qui la transmet à l'humanité, mais les hommes jouent un rôle dans cette transmission, leur éthique y est engagée. Ce qui laisse une fenêtre à l'interprétation du texte. Au Xe siècle, les auteurs des épîtres des Ikhwan as-Safa (encyclopédie des frères de la pureté) ont tenté d'insuffler un esprit cartésien dans l'islam, à la manière de ce que nous avons connu plus tard avec l'Encyclopédie des Lumières. Au XIXe, le petit groupe des réformistes de la Nahda (renaissance) a aussi voulu inséminer l'islam avec des idées nouvelles venues d'OcPourquoi ces initiatives n'ont-elles jamais débouché sur une vraie réforme? M. C.: Parce que ces réformistes ont voulu emprunter à l'Occident des valeurs toutes faites. Si nous voulons voir émerger une autre conception des droits de l'homme et de la femme, il faut que la maturation des idées se produise à l'intérieur de l'islam. Voilà pourquoi une nouvelle interprétation des textes, par les musulmans eux-mêmes, me paraît indispensable afin d'affirmer qu'il est possible de ne plus être totalement esclave de la charia. Pour ce faire, nous devons organiser une conférence mondiale avec des savants musulmans d'envergure - c'est-à-dire écoutés et respectés par leur propre communauté - capables de réinterpréter en profondeur les textes controversés. J.-P. C.: A l'heure actuelle, je ne vois pas quelle institution serait suffisamment légitime pour mener à bien ce projet. Les gouvernements des pays musulmans ne sont pas prêts à accepter une autorité religieuse indépendante et transnationale. La preuve: parmi la quinzaine d'interprétations proposées aujourd'hui «sur le marché», qui permettent de ne pas appliquer la charia tout en préservant la morale de l'islam - une sorte d'ambiance musulmane - aucune ne fait l'unanimité, que ce soit en Occident ou dans les pays musulmans. M. C.: Je ne parle pas de tout révolutionner, je propose une méthodologie. Dans le village mondial de ce IIIe millénaire, on peut semer des graines d'une efficacité redoutable. L'image en est une, comme nous l'avons vu avec les caricatures de Mohammed. Montrer sur les écrans du monde entier des savants musulmans réunis pour la première fois autour d'une table pour dégager un consensus interprétatif peut avoir un énorme impact. D'ores et déjà, on peut dire aux musulmans vivant en Europe: votre foi est garantie, en revanche, l'organisation juridique de la société relève du droit que les citoyens d'un même pays ont instauré, et non de la charia. C'est l'un des points de la réforme, faire passer le politique avant le religieux. J.-P. C.: Vous faites de l'angélisme! On ne peut pas distinguer, d'un côté, le dogme, la charia et, de l'autre, la philosophie, l'attitude à l'égard des textes sacrés. M. C.: Ce n'est pas du tout de l'angélisme! Quand des souverains arabes ont voulu contourner le Coran pour faire la guerre à d'autres musulmans - alors que le Coran l'interdit strictement - ils l'ont fait, en convoquant des conseils de la fatwa pour valider leurs décisions. Pourquoi refuser cette souplesse aux réformistes? Appuyons-nous sur les femmes. Ne pensez-vous pas que leur combat, en Algérie, au Maroc ou en Afghanistan, est de nature à transformer le visage de l'islam? J.-P. C.: Demandez donc à ces dames si elles acceptent d'être la seconde épouse: beaucoup vous répondraient «oui». L'Occident a dissous les liens familiaux, légalisé le mariage homosexuel, etc. Je doute que les musulmans soient décidés à suivre ce modèle. Allons-nous vers le choc des civilisations que beaucoup redoutent? J.-P. C.: La vraie confrontation a déjà commencé, mais elle n'a pas lieu entre «eux», les musulmans, et «nous», les Occidentaux. Le conflit se joue à l'intérieur de chaque musulman, qui est partagé entre sa foi et l'influence de l'Occident sécularisé. Si un nouveau modèle d'interprétation du Coran voit le jour, il se fera au prix d'un schisme dans l'islam. M. C.: Peut-être. Mais la connaissance réciproque pourra servir d'aiguillon pour cette mutation décisive. A condition, évidemment, qu'elle soit acceptée et non pas combattue?