ou dans le rapport Bentolila - sien-unsa

publicité
L’improbable galimatias est-il chez les « linguistes en folie,
atteints de scientisme naïf »…
ou dans le rapport Bentolila/ Orsenna ?
par Eveline Charmeux.
Le rapport remis par Alain Bentolila au ministre mercredi dernier est un véritable morceau
d’anthologie. Trente-trois pages, pas une de moins, aussi surprenantes les unes que les autres.
Le début est particulièrement intéressant.
Quiconque a pu se demander un jour à quoi sert la grammaire telle qu’on l’a enseignée et telle
qu’on l’enseigne encore, — et ils sont assez nombreux — est totalement rassuré, en lisant ce
début du rapport :
La puissance créatrice de la grammaire distribue des rôles aux êtres et aux objets que l’on
évoque, même et surtout si le monde ne nous les a jamais présentés ainsi ; elle pare les êtres
et les objets de certaines qualités, même si, et surtout si, nos yeux ne nous les ont jamais
montrés ainsi.
Si toutes les langues possèdent cette capacité d’aller plus loin que l’œil, c’est parce qu’elles
exercent sur les mots un pouvoir grammatical qui ne se contente pas de mettre fidèlement en
scène le spectacle du monde. Ce pouvoir grammatical est libérateur : il permet à l’homme
d’imposer son intelligence au monde.
Pour élégante que soit cette réponse, elle n’en est pas moins inattendue pour un rapport dont
on n’attend rien de littéraire, et qui devrait être d’une clarté rassurante, tout le contraire de
l’ineffable… …
Le premier étonnement passé devant ce lyrisme échevelé, c’est une intense rigolade qui saisit
le lecteur devant ce « pouvoir » de la grammaire, qui irait « plus loin que l’œil » !
Que les enseignants qui seront capables de trouver ici les objectif de son enseignement se
signalent : ils mériteront une belle médaille de génie d’obéissance… passive.
On est loin de ce qu’on est en droit d’attendre, et plus encore de la définition lumineuse
qu’Emile Genouvrier nous en a donnée il y a environ quarante ans : faire de la grammaire,
c’est répondre à la question : une langue, comment ça marche ?
Rien à voir avec un « pouvoir », qui modifierait le regard sur le monde. Faire de la
grammaire, c’est, tout simplement, découvrir comment fonctionne la communication, et
comment être efficace quand on veut communiquer.
Faire de la grammaire, c’est étudier le fonctionnement de l'outil de communication qu'est la
langue, afin de mieux maîtriser ce fonctionnement, et d’affirmer, grâce à cette connaissance,
sa liberté de citoyen digne de ce nom : un ouvrier qui maîtrise la théorie du fonctionnement
de ses outils est un ouvrier plus libre que celui qui sait seulement les utiliser.
Ici deux rappels sont indispensables :
1) la langue n’est point un ensemble de règles préétablies, auxquelles il faudrait obéir :
nul Dieu ne les a dictées à un Moïse quelconque sur un Sinaï de banlieue. La langue
est le résultat de l’usage qu’en ont fait, depuis des siècles, ceux qui la parlent et cet
usage n’est repérable qu’à travers les productions langagières de ces sujets parlants. La
langue n’existe pas en dehors des productions effectives, orales et écrites. Et ces
productions ne sont pas là pour illustrer des règles totalement (et indûment) inventées,
mais comme domaine d’étude : la grammaire est une science d’observation, comme la
botanique ou la géographie.
2) Les règles de fonctionnement de cet outil ne sont pas seulement linguistiques. Les
productions langagières mettent en jeu un système linguistique, certes, dont les
caractéristiques doivent être découvertes et théorisées, mais sans jamais perdre de vue
que se système est mis en jeu par des sujets parlants qui font entrer en ligne de compte
des facteurs psychologiques dans leur utilisation, et que ces sujets parlants se trouvent
dans un contexte social, qui joue un rôle prépondérant, dans les choix langagiers..
Il ressort de tout ceci, que, pas plus qu’on imaginerait que l’enseignement de la botanique
puisse se faire à partir de règles apprises, l’enseignement de la grammaire puisse apparaître
autrement que sur les textes déjà lus et/ou produits : on ne peut rendre compte du
fonctionnement linguistique d’un texte qu’à partir des conditions psychologiques et sociales
de sa production.
Dès le second paragraphe de cet étonnant rapport, on a droit à une anecdote et à un véritable
délire, mêlant une petite fille, Copernic (je croyais que c’était Galilée…) le soleil et la terre,
pour annoncer la définition du verbe. Le verbe, — je suis sûre que vous ne le saviez pas —,
devient ici ce qui permet de « ne jamais se borner à la question : qu’est-ce que c’est ? mais
tenter d’en affronter une d’un tout autre niveau : Pourquoi les choses sont ce qu’elles sont ?
( !!??!!)
Les linguistes en folie : où sont-ils ?
Ajoutons que la phrase qui suit :
« En positionnant « terre » devant « tourne », il imposait à ses interlocuteurs d’en faire
l’agent du procès « tourner ». L’agent et pas autre chose, quelqu’envie qu’ils en eussent »
confirme l’ignorance où se trouve l’auteur de la distinction entre l’agent d’un procès, et le
sujet du verbe.
Si je dis : « le mouvement de la terre autour du soleil n’a pas toujours été reconnu », le procès
évoqué dans cette phrase est toujours le même ainsi que son agent : il s’agit bien de la terre
qui tourne.
Mais la gestion grammaticale de cet événement est différente.
* Dans la phrase « la terre tourne autour du soleil », l’agent de l’action, celle de « tourner »
(du procès, dit le rapport : ne serait-ce pas légèrement jargonneux ?) se trouve être le sujet du
verbe.
* Mais dans la seconde phrase, l’action (= le « procès ») n’est pas traduit par un verbe, mais
par un nom : « le mouvement », et son agent, « la terre » par un nom complément du
premier…
Cette distinction, absolument capitale, c’est au CP qu’on commence à la mettre en place, afin
d’aider les enfants à ne pas confondre l’histoire et les mots qui la racontent.
Base élémentaire de la fonction symbolique.
Mais messieurs Bentolila, Orsenna, savent-ils ce que c’est ?
Dans ce rapport, on fait aussi d’étonnantes rencontres : des poètes Paul Eluard, qui se
contente de « dire » : la terre est bleue comme une orange, René Char, plus énergique qui
« affirme » : dans la bouche de l’hirondelle, un orage s’informe… et Henri Michaux, qui, de
façon très surprenante, se met à « rugir » : je vous construirai une ville avec des loques,
moi… Très beau ! Mais est-ce que cela éclaire la grammaire ? Que nenni ! On a beau
chercher, on ne voit pas bien ce que ça vient faire ici.
Il est vrai que la notion de cohérence textuelle ne doit pas, selon ce même rapport, être
étudiée trop tôt…
Passons rapidement sur les propos parfaitement erronés, selon lesquels on aurait abandonné
toute progression rigoureuse des notions grammaticales « au profit de la rencontre aléatoire
des textes » — il suffit d’ouvrir une de nos grammaires pour s’assurer du caractère mensonger
de ces affirmations —
Passons également sur des affirmations hautement fantaisistes selon lesquelles : « sans
reconnaissance de l’organisation grammaticale d’une phrase, il n’y a pas de construction du
sens » : que je sache, les enfants parlent français, bien avant d’avoir fait de la grammaire !!
C’est exactement le contraire : c’est précisément parce qu’ils ont compris, qu’ils peuvent
découvrir les moyens grammaticaux qui ont permis de comprendre.
Faire de la grammaire, c’est prendre conscience des règles d’un jeu auquel on joue sans les
connaître ! Il est très rare qu’on enseigne la grammaire pour que l’enfant puisse parler !
Quand on lit des affirmations pareilles, on croit rêver….
Oublions le paragraphe de démolition de la grammaire textuelle : comme si on pouvait
étudier le fonctionnement du verbe ou de la pronominalisation sur des phrases.. !
Oublions enfin la perpétuelle et agaçante confusion entre « simple » et « facile », faute de
logique plutôt grave : depuis belle lurette, on sait que le simple est ce qu’il y a de plus
difficile, car le simple, résultat d’une analyse, est chose abstraite.
Pour commenter comme il le mérite ce rapport de 33 pages, il en faudrait le double, tant il
abonde en erreurs ou affirmations discutables.
Je me contenterai de deux exemples parlants (mais il y en a d’autres !).
1) la notion de pronom personnel.
Pauvre Benveniste ! Il doit encore se retourner dans sa tombe, lui qui, il y a cinquante ans a de
façon si lumineuse, démontré le danger pour les enfants d’assimiler les mots JE, TU et IL,
comme appartenant à la même famille et méritant le même nom « pronom ».
Si un pronom est un mot qui remplace un nom, seul « il » ou « elle » peuvent être nommés
ainsi. JE, TU, NOUS, VOUS, ne remplacent évidemment point de nom. Leur rôle est de
désigner, non point une personne, mais « celui qui parle », pour JE, quel qu’il soit ; celui à qui
on s’adresse, pour TU ou VOUS, etc.
D’où la nécessité absolue de donner à ces mots un autre nom que celui de pronom (un terme
scientifique ne doit avoir qu’un seul sens et ne renvoyer qu’à une seule et même notion) Et je
peux affirmer que le terme d’ « embrayeurs de conjugaison », proposé par les linguistes, et
que nous utilisons depuis des années ne pose aucun problème aux enfants… Au contraire.
Quant aux parents, comme ils sont beaucoup moins bêtes que ce rapport ne semble le dire, il
suffit de leur expliquer rapidement cela — qu’ils comprennent du reste fort bien. L’essentiel
étant que très tôt, les enfants aient compris le phénomène de la pronominalisation, clé
essentielle de la cohérence d’un texte et donc de la maîtrise du langage.
2) la notion de compléments circonstanciels
Ici, (et c’est assez amusant), on découvre quelques miettes égarées de linguistique,
bizarrement mélangées à la terminologie habituelle, constituant ainsi un vrai galimatias, plein
de contradictions incompréhensibles.
Le paragraphe s’intitule : « les compléments circonstanciels : les compléments de phrase ».
Les deux points qui séparent les deux parties du titre signifient évidemment que pour l’auteur
du rapport, ces deux expressions sont synonymes.
Erreur grave : complément circonstanciel (au fait, vous êtes sûr que ce n’est pas du jargon, ce
terme-là ? Tous les enfants le comprennent ?) et compléments de phrase ne coïncident pas
forcément.
Soient les deux phrases suivantes :
P1 : « Pierre va à Paris »
P2 : « Pierre travaille à Paris »
La formule « à Paris » sera considérée dans les deux phrases comme un complément
circonstanciel de lieu.
Or, si l’on songe à d’autres langues (l’allemand, par exemple) il est clair que la traduction ne
sera pas la même pour les deux phrases. Ennuyeux de considérer comme semblable ce qui
ailleurs ne l’est pas, surtout si l’on veut développer chez les enfants, non seulement la
maîtrise de la langue, mais aussi le sens de la relativité du fonctionnement de cette langue.
Mais en plus, on s’aperçoit que ces deux mots « à Paris » peuvent être déplacés dans la phrase
2, et ne le peuvent point dans la phrase 1. Ils n’ont donc pas la même fonction ;
Celui de la phrase 1 est un complément du verbe, avec préposition, tandis que le second ne
dépend point du verbe, mais joue ici le rôle de complément de phrase.
Quelques exemples pour finir sur la terminologie et le jargon.
Voici quelques phrases et leur analyse classique, prétendument simple :
P1 : Pierre a reçu une gifle de son père : si l’on trouve le sujet du verbe en cherchant celui qui
fait l’action, il n’est pas sûr que ce soit « Pierre » pour une bonne partie des élèves…
P2 : le ciel est bleu : « est » marque ici l’état… Ah bon ? Vous êtes sûr que ce ne serait pas
plutôt « bleu » ?
P3 : Il tombe des cordes : le sujet réel du verbe « tombe », est « des cordes »… Ah bon ? Ce
sont des cordes qui tombent ? (nous disons, nous, ici que « des cordes » jouant le même rôle
que « beaucoup » ou « très fort », joue le rôle d’adverbe, un point c’est tout !)
P4 : Pierre a privé son fils de dessert : le groupe « de dessert » est complément d’attribution
de « a privé »… Essayez d’en convaincre les gamins ! Vous me raconterez…
Il est vrai que d’autres vont dire : « c’est un complément d’objet indirect second », tandis que
« son fils » est un complément d’objet direct…
Vous trouvez vraiment que c’est plus SIMPLE ???
Entre ces analyses, qui n’ont rien d’une analyse et qui ne sont que des étiquetages avec des
étiquettes mal fichues, et ceux qui vont utiliser une terminologie cohérente et claire, comme
complément de verbe sans préposition, complément de verbe avec préposition, complément
de nom (toujours avec ou sans préposition), complément d’adjectif, complément d’adverbe,
complément de phrase… etc qui jargonne ?
C’est la terminologie habituelle qui est du jargon, car elle n’est ni cohérente ni parlante. Par
exemple1, pour les relations entre les mots, la terminologie doit être claire, c’est-à-dire,
qu’elle doit permettre de rappeler les deux termes qui sont en relation, et décrire autant que
faire se peut la notion que cette relation traduit.
Et surtout, on n’oubliera pas que l’essentiel est que les enfants aient construit les notions : le
nom qu’on leur donne est secondaire, au sens propre du terme, car on a aujourd’hui des
raisons de penser qu’en matière de métalangage, le terme technique ne doit apparaître que si
la notion correspondante est acquise, sinon, on court le risque que celle-ci ne se construise
jamais.
Et pour finir une jolie anecdote d’Emile Genouvrier dans les années 60.
Il avait pour habitude de commencer ses formations en grammaire par la question suivante :
« Ma grand-mère est partie sur un pédalo » : quelle est la fonction de « pédalo » ?
Embarras réel des stagiaires : complément circonstanciel de lieu ? de moyen ????
Emile Genouvrier avait alors un sourire indéfinissable et nous avouait, après nous avoir
laissés pédaler (sic) dans cette choucroute :
« Mais non, ce n’est rien de tout cela : c’est un complément de risques : ma grand-mère ne
sait pas nager !!! »
Dont acte !
Eveline Charmeux. Décembre 2006
1
Voir le détail de la terminologie que nous proposons dans les guides des manuels : « La
langue française mode d’emploi », publiée aux éditions SEDRAP de Toulouse. (en vente, le
CE2, le CM1 et le CM2), ainsi que dans notre grammaire en 3 volumes : « Une grammaire
d’aujourd’hui » (Editions SEDRAP)
Téléchargement