mer, un volcan, une bête féroce, mais jamais de respect (…) Un homme peut aussi être un
objet d’amour, de crainte, ou d’admiration, et même d’étonnement, sans être pour cela un
objet de respect. Son humeur enjouée, son courage et sa force, la puissance qu’il doit au
rang qu’il occupe parmi les autres peuvent m’inspirer ces sentiments, sans que j’éprouve
encore pour autant de respect intérieur pour sa personne. Je m’incline devant un grand,
disait Fontenelle (1), mais mon esprit ne s’incline pas. Et moi j’ajouterai : devant un homme
de condition inférieure, roturière et commune, en qui je vois la droiture de caractère portée à
un degré que je ne trouve pas en moi-même, mon esprit s’incline, que je le veuille ou non, si
haute que je maintienne la tête pour lui faire remarquer la supériorité de mon rang. Pourquoi
cela ? C’est que son exemple me rappelle une loi qui confond ma présomption (2), quand je
la compare à ma conduite, alors qu’il m’est prouvé par le fait (3) qu’on peut obéir à cette loi,
et par conséquent la pratiquer.
Kant, Critique de la raison pratique, 1788, trad. L.Ferry et H.Wismann, Gallimard.
(1) Fontenelle : philosophe français (1657-1757), auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes.
(2) une loi qui confond ma présomption : Kant veut dire que la droiture morale de cet homme de
condition inférieure lui rappelle l’existence de la loi morale, qui, en même temps souligne (confond)
l’attitude dédaigneuse et suffisante (« présomptueuse ») qu’il avait adopté, lui, Kant. (3) alors qu’il
m’est prouvé par le fait : alors qu’il m’est prouvé par l’exemple qu’offre cet homme droit (celui de
condition inférieure)…
Actualisation du débat
La réflexion contemporaine sur la morale a été marquée par une crise sans
précédent des valeurs, dont les thèmes récents de l’individualisme, des « incivilités »,
et du déclin des valeurs religieuses, sont le symptôme. La multiplication des
déontologies professionnelles en est une autre caractéristique, comme si l’ambition
d’une morale universelle se fractionnait en autant de morales particulières. C’est
pourquoi l’analyse des déontologies, est-elle souvent ambivalente, car celles-ci
peuvent apparaître comme l’application nécessaire de la morale à une situation
concrète, ou, dans le pire des cas, comme l’alibi par lequel une corporation défend
ses intérêts particuliers, sous couvert des valeurs « morales » qu’elle institue et
qu’elle prétend respecter. Toutefois le XX° siècle est aussi caractérisé par la
production d’œuvres éthiques importantes et influentes, sur le plan strictement
philosophique. Celle d’Emmanuel Lévinas entre dans cette catégorie, en ce qu’elle
ne se résout pas au relativisme moral auquel nous conduit une certaine ethnologie
(pour laquelle les valeurs dépendraient uniquement des cultures qui les produisent,
sans possibilité de les transcender). Dans le domaine de l’éthique, le relativisme
reste en effet insatisfaisant, tout simplement parce qu’il peut être l’asile du mal. Aussi
la philosophie de Lévinas tente-t-elle de penser un fondement absolu de la morale, et
ce fondement est défini, dans Ethique et infini comme « souci d’autrui ». Souci, et
non pas simplement respect, lequel peut se concilier avec une forme d’indifférence à
autrui. Ce commandement, celui de me « soucier » d’autrui, est premier et originaire,
c’est-à-dire qu’il ne peut être dérivé d’un principe ou critère antérieur, et en ce sens
supérieur. Se soucier d’autrui c’est, dans ce cadre, lui répondre en étant ouvert à son
incompréhensible altérité. Ce qui est commandé ici c’est une écoute toujours ouverte
à la différence déconcertante de l’autre, à sa singularité mystérieuse. Ce
commandement est pourtant paradoxal : il s’agit de respecter ce qui est pour moi