Morale, éthique et déontologie Définition Quand on parle de la morale, terme qui vient du latin mores (les « mœurs ») on désigne ainsi une réflexion théorique sur la nature du bien et du mal, l’action humaine et le devoir, réflexion qui peut devenir discipline d’enseignement (comme dans : « étudier la morale chrétienne », « suivre des cours de morale »). Mais par dérivation la morale désigne aussi l’ensemble des règles de conduite qui découlent de cette réflexion (comme dans : « adopter une morale sévère », « faire preuve d’une morale rigoureuse »). L’adjectif moral désigne, quant à lui, le point de vue à partir duquel nous jugeons les actions, les conduites, voire les intentions des hommes, selon la distinction du bien et du mal (comme dans : « d’un point de vue moral, ce projet est discutable »). Le mot éthique vient du grec éthikos, adjectif construit sur éthos (les mœurs), et signifiant « ce qui concerne les mœurs ». Les termes éthique et morale sont, dans le langage courant, employés comme synonymes. Toutefois en philosophie certains auteurs font une distinction entre les deux. Ils réservent le mot éthique à l’évaluation des valeurs morales et à la réflexion théorique sur leur fondement rationnel, alors qu’ils utilisent le mot morale pour désigner l’ensemble des conseils pratiques, des règles d’actions concrètes, qui découlent de ces valeurs. Lorsque la réflexion morale porte exclusivement sur la pratique professionnelle, elle prend le nom de déontologie, mot forgé en 1825 par le philosophe anglais Jérémy Bentham (1748-1832), à partir de déi, en grec « il faut ». Ainsi quand on parle de la « déontologie médicale » on se réfère à l’ensemble des règles et des devoirs professionnels du médecin. Historique Quelques initiatives récentes en matière de déontologie : 1989 : Création du Comité de la charte de déontologie des organisations sociales et humanitaires faisant appel à la générosité du public. Ce Comité a pour but de faire appliquer une charte qui veille à la bonne gestion des fonds récoltés par les associations caritatives. 1995 : Réactualisation du code de déontologie médicale. C’est en 1707 qu’un édit royal avait officialisé la coutume (qui remonte au XV° siècle) voulant que tout nouveau médecin prête le serment d’Hippocrate. Ce serment a été 236 réactualisé par le Professeur Bernard Hoerni. Le nouveau code de déontologie médicale ajoute, en particulier, les devoirs qu’ont les médecins d’apporter à leurs patients « une information claire et loyale » sur leur état. 2001 : La charte olympique définit une nouvelle formulation du serment olympique, prononcé par un concurrent du pays hôte. Pour les jeux d’Athènes, en août 2004, les arbitres ont pour la première fois prêté eux aussi serment. Débat classique La pensée antique développe deux conceptions de la morale, qu’il importe de bien distinguer. Pour la philosophie grecque la morale est une réflexion qui cherche à déterminer la nature du bien, qui se définit comme ce qui est fondamentalement désirable pour l’homme, par opposition au mal, qui est à rejeter. Mais étant donné la grande diversité des choses qui peuvent correspondre à une détermination aussi générale, la question se pose de savoir ce qui peut distinguer le bien moral des autres biens. Tel est le programme que se sont fixées les grandes doctrines morales de l’Antiquité, et les réponses apportées furent diverses. Pour les Epicuriens, disciples d’Epicure, ce qui est désirable pour l’homme, c’est la satisfaction du plaisir. Toutefois, tous les plaisirs ne sont pas moraux, et certains sont même à rejeter. Ce qui permet de définir, dans ce contexte, la « valeur morale » d’un plaisir, c’est sa capacité à nous procurer un bonheur stable, durable, et non pas fragile et précaire. Le but de la morale est donc le bonheur, pour ceux qui en appliquent les conseils. Dans la Lettre à Hérodote, Epicure montre que seuls les « plaisirs naturels et nécessaires » sont moraux au sens où ils peuvent nous procurer un bonheur stable : ils sont nécessaires car ils dérivent de la satisfaction des fonctions vitales de l’homme (boire, manger, dormir etc.), et ils sont naturels car c’est la nature qui a fait en sorte que l’accomplissement de ces fonctions soient accompagnée de contentement (dormir, étant fatigué, apporte autant de contentement que manger quand on a vraiment faim). Les plaisirs naturels et non nécessaires sont eux, d’une moindre valeur morale, car ils introduisent un élément culturel et ne calquent plus exactement le désir sur le besoin : bien dormir (c’est-àdire sur un lit douillet), bien boire (un bon vin plutôt que de l’eau), etc. Enfin, pour Epicure, il existe des désirs « non naturels et non nécessaires », qui, eux, sont à proscrire, car ils ne se calquent plus du tout sur la naturalité du besoin et nous rivent aux objets, nous aliènent à des désirs purement artificiels dont nous devenons les esclaves ; Epicure range dans cette catégorie les plaisirs purement culturels que nous éprouvons avec la possession des objets inutiles, de « confort », avec les spectacles, l’art, la cosmétique, la parure etc. L’Epicurisme développe donc une morale austère, et possède les traits de toute morale antique. C’est un eudémonisme, car le but de la morale c’est le bonheur individuel (grec eudémonia) mais par rapport à un bien jugé comme absolu, c’est un naturalisme, car c’est la nature qui fixe les normes du bien moral, et elle est composée de préceptes et de conseils très concrets déterminés par la raison humaine. Enfin, dans le cas de l’Epicurisme le bonheur étant rattaché au plaisir (grec hédoné), on dit que son eudémonisme est un hédonisme. 237 La conception de la morale qui se développe dans le Judaïsme, et qui va influencer les autres religions bibliques et par conséquent toute la civilisation occidentale ultérieure, est radicalement différente. Elle se présente non pas sous la forme de conseils mais de prescriptions, c’est-à-dire de commandements absolus, qui ont, pour la plupart, la forme d’une interdiction. Elle ne dérive pas de la nature de la volonté de Dieu. Elle n’est pas découverte par la raison, mais issue d’une Révélation faite aux prophètes. Son but n’est pas le bonheur, mais le pur respect du devoir, pour lui-même, expression de la piété (respect de la volonté de Dieu). Telle est la morale des Dix Commandements, ceux reçus par Moïse, sur le Mont Sinaï, d’après la Bible, et formant le «Décalogue » (les « dix paroles ») : 1. Un seul Dieu tu adoreras. 2. Tu ne feras pas de Dieu à ton image. 3. Tu n’abuseras pas de mon nom. 4. Tu sanctifieras le jour du Sabbat. 5. Tu honoreras ton père et ta mère. 6. Tu ne tueras point. 7. Tu ne commettras pas l’adultère. 8. Tu ne voleras point. 9. Tu ne porteras pas de faux témoignages. 10. Tu ne convoiteras pas les biens de ton prochain. Au XVIII° siècle, le philosophe allemand Kant est revenu sur le sens de l’opposition entre ces deux formes de morale. Pour lui, la morale grecque antique est intéressée, polluée par l’intérêt sensible que constitue la recherche du bonheur. Il la qualifie dans Les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) de « morale hypothétique », c’est-à-dire de morale que l’on ne doit suivre qu’à la condition de vouloir le bonheur. Cette « condition » est ce que désigne l’adjectif « hypothétique », et c’est pourquoi aussi Kant les appelle « morales conditionnées ». Les morales religieuses sont, elles, inconditionnées, car elles imposent un devoir sans conditions. En elles, les impératifs sont dits catégoriques. Toutefois Kant va essayer de penser la morale judéochrétienne dans le contexte de la raison, en la faisant découler du principe d’autonomie de la raison. En effet la morale religieuse dépend d’un principe hétéronome (c’est-à-dire qui trouve sa loi, nomos, dans quelque chose de différent, hétéro, à savoir la volonté de Dieu, extérieure à la raison). Le pari philosophique de Kant consiste à faire en sorte que la raison trouve en elle-même, et d’elle-même (auto) les principes universels de la loi (nomos) morale. L’idée sera reprise dans la Critique de la raison pratique qui tente de fonder la notion de respect, au fondement de la morale, sur de seuls critères rationnels. Aussi Kant ne va-t-il pas tenter de fonder une morale particulière, mais les exigences générales propres à toute morale, exigences qui doivent en mesurer la légitimité. Ces exigences ou »impératifs catégoriques », sont résumées par lui en trois formules célèbres : 1° « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». 2°. « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature ». 3°. « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ». Texte-clef « Le respect ne s’adresse jamais qu’à des personnes, en aucun cas à des choses. Les choses peuvent exciter en nous l’inclination, et même de l’amour, quand ce sont des animaux (par exemple des chevaux, des chiens, etc.), ou encore de la crainte, comme la 238 mer, un volcan, une bête féroce, mais jamais de respect (…) Un homme peut aussi être un objet d’amour, de crainte, ou d’admiration, et même d’étonnement, sans être pour cela un objet de respect. Son humeur enjouée, son courage et sa force, la puissance qu’il doit au rang qu’il occupe parmi les autres peuvent m’inspirer ces sentiments, sans que j’éprouve encore pour autant de respect intérieur pour sa personne. Je m’incline devant un grand, disait Fontenelle (1), mais mon esprit ne s’incline pas. Et moi j’ajouterai : devant un homme de condition inférieure, roturière et commune, en qui je vois la droiture de caractère portée à un degré que je ne trouve pas en moi-même, mon esprit s’incline, que je le veuille ou non, si haute que je maintienne la tête pour lui faire remarquer la supériorité de mon rang. Pourquoi cela ? C’est que son exemple me rappelle une loi qui confond ma présomption (2), quand je la compare à ma conduite, alors qu’il m’est prouvé par le fait (3) qu’on peut obéir à cette loi, et par conséquent la pratiquer. Kant, Critique de la raison pratique, 1788, trad. L.Ferry et H.Wismann, Gallimard. (1) Fontenelle : philosophe français (1657-1757), auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes. (2) une loi qui confond ma présomption : Kant veut dire que la droiture morale de cet homme de condition inférieure lui rappelle l’existence de la loi morale, qui, en même temps souligne (confond) l’attitude dédaigneuse et suffisante (« présomptueuse ») qu’il avait adopté, lui, Kant. (3) alors qu’il m’est prouvé par le fait : alors qu’il m’est prouvé par l’exemple qu’offre cet homme droit (celui de condition inférieure)… Actualisation du débat La réflexion contemporaine sur la morale a été marquée par une crise sans précédent des valeurs, dont les thèmes récents de l’individualisme, des « incivilités », et du déclin des valeurs religieuses, sont le symptôme. La multiplication des déontologies professionnelles en est une autre caractéristique, comme si l’ambition d’une morale universelle se fractionnait en autant de morales particulières. C’est pourquoi l’analyse des déontologies, est-elle souvent ambivalente, car celles-ci peuvent apparaître comme l’application nécessaire de la morale à une situation concrète, ou, dans le pire des cas, comme l’alibi par lequel une corporation défend ses intérêts particuliers, sous couvert des valeurs « morales » qu’elle institue et qu’elle prétend respecter. Toutefois le XX° siècle est aussi caractérisé par la production d’œuvres éthiques importantes et influentes, sur le plan strictement philosophique. Celle d’Emmanuel Lévinas entre dans cette catégorie, en ce qu’elle ne se résout pas au relativisme moral auquel nous conduit une certaine ethnologie (pour laquelle les valeurs dépendraient uniquement des cultures qui les produisent, sans possibilité de les transcender). Dans le domaine de l’éthique, le relativisme reste en effet insatisfaisant, tout simplement parce qu’il peut être l’asile du mal. Aussi la philosophie de Lévinas tente-t-elle de penser un fondement absolu de la morale, et ce fondement est défini, dans Ethique et infini comme « souci d’autrui ». Souci, et non pas simplement respect, lequel peut se concilier avec une forme d’indifférence à autrui. Ce commandement, celui de me « soucier » d’autrui, est premier et originaire, c’est-à-dire qu’il ne peut être dérivé d’un principe ou critère antérieur, et en ce sens supérieur. Se soucier d’autrui c’est, dans ce cadre, lui répondre en étant ouvert à son incompréhensible altérité. Ce qui est commandé ici c’est une écoute toujours ouverte à la différence déconcertante de l’autre, à sa singularité mystérieuse. Ce commandement est pourtant paradoxal : il s’agit de respecter ce qui est pour moi 239 fondamentalement indéfinissable, où la liberté d’autrui est comme un abîme d’opacité et de possibilité déconcertante. Or étant que la possibilité d’oppression est présente dans toute relation, toute limite mise au souci d’autrui peut devenir l’alibi de l’inattention à la souffrance. Parce que l’oppression peut s’installer par des voies insoupçonnées, on ne doit assigner aucune limite à la vigilance éthique et à l’écoute de la singularité mystérieuse du vécu d’autrui. C’est pourquoi Lévinas affirme que mon devoir de disponibilité à répondre à autrui, en un mot ma responsabilité face à lui, est à proprement parler infinie. Aucune borne ne peut lui être mise : je ne peux ni ne dois jamais prétendre m’en acquitter, comme je pourrais m’acquitter d’un devoir juridiquement défini par la loi. L’expérience fondatrice de l’éthique est donc la prise de conscience de ce qu’autrui a sur moi une autorité infinie, en ce sens que par la seule existence d’autrui est exigée de moi une responsabilité éthique sans bornes. Là se situe la différence entre le Droit et l’Ethique. Si le Droit est la régulation des actes publics entre les individus, par une reconnaissance et une limitation des prétentions de chacun (qui définit ce qui est juste), l’éthique en revanche concerne la définition du bien, et l’orientation intime de la volonté vers lui. Les exigences du droit ne peuvent être infinies, car chacun a des devoirs et des droits précisément définis, et le Droit ne saurait commander de vouloir intimement le Bien, même s’il l’encourage. Surtout, il doit ménager sous forme de droits précis, une sphère d’action à l’égoïsme, ce qui est vitalement nécessaire, et même mettre des limites à l’exigence infinie du respect d’autrui L’Ethique au contraire nous place devant la radicalité d’une « dissymétrie » entre le Moi et Autrui, puisque la figure de l’Autre est en même temps ce qui me rappelle ma responsabilité infinie à son égard. Citation à méditer sur la notion « Où est la balance humaine qui pèserait comme il faut les récompenses et les peines ? ». Henri Bergson (1859-1941). Sujets de concours - « L’éthique aujourd’hui » (Concours externe de l’ENA, 1996) - « Le mensonge ». (Concours d’entrée à l’Ecole Nationale de la Magistrature, 2001). - « Sommes-nous décadents ? ». (Test d’entrée au CPAG de l’IEP de Lyon, 1995). Bibliographie Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, Gallimard, 1947. Vladimir Jankélévitch, La Mauvaise Conscience, Aubier-Montaigne, 1966. 240