Staline au théâtre Toutes les références sont fournies dans la « vieille » édition et donc l’ancienne pagination. Toutefois les pages consacrées à Staline sont nettement identifiables dans le chapitre Le Rang Le thème de la théâtralisation est très présent dans Les Mémoires : selon une métaphore déjà en vogue dans le théâtre shakespearien, le monde est vu comme un théâtre et tout particulièrement la scène internationale. Mais c’est peut-être dans la rencontre avec Staline que cette métaphore apparaît le plus clairement. Quelle forme prend cette théâtralisation et quel sens faut-il lui donner ? I-Staline apparaît d’abord comme un comédien hors pair 1-De Gaulle se plaît à souligner combien il en a le costume et le caractère : ainsi DG apparaît-il comme un « communiste habillé en maréchal » ; un peu plus loin le terme « maréchal » écrit entre guillemets accentue sans doute l’idée qu’il s’agit d’un rôle endossé par Staline. Son caractère le conduit à se comporter volontiers comme un acteur : ainsi (p90) est-il appelé « le champion rusé » ; DG note très vite « sa politique grandiose et dissimulée » ou bien « tout chez lui était manœuvre, méfiance » p 90 DG écrit qu’il est « rompu par une vie de complot à masquer els traits, son âme ». Le général marque ainsi le fait qu’il n’a pas accès à un vrai Staline : le terme de « masquer » fait évidemment directement référence au travail de l’acteur Il est évident qu’en faisant de lui un acteur né, DG insiste sur la duplicité du personnage. 2-Staline est également un acteur hors pair susceptible de jouer des personnages fort divers certains indices signalent le travail de l’acteur notamment dans la façon dont il répète ses gestes : ainsi dans la scène des toasts ( 109) « trente fois, Staline se leva pour boire à la santé des Russes présents » ; il s’exprime également « avec emphase ». Ici DG suggère que Staline surjoue : l’acteur n’est pas loin de l’histrion et le jeu a quelque chose d’exagéré et de mécanique qui fait songer à l’histrion bien plus qu’à un réel talent d’acteur. Néanmoins DG est attentif à ses changements d’humeur et d’attitude : marquées par l’usage de fortes oppositions et parfois d’antithèses : page 94 « il se montrait détendu, plaisant » est opposé à « il le fit avec brutalité, tenant des propos pleins de haine et de mépris » un peu plus loin sur la page » Cette « plasticité » du masque stalinien tend à renforcer son caractère imprévisible noté également à travers des oppositions : « je m’attendais à quelque vive réaction du maréchal. Mais au contraire, il me sourit. » 3-Un acteur inquiétant Mais si DG souligne les talents d’acteur de Staline c’est pour en faire un acteur inquiétant face auquel on a du mal à faire la part de la réalité et du jeu. Ainsi la scène des toasts est organisée selon des contrastes très nets : (110) « Parfois Staline mêlait la menace à l’éloge » La théâtralité dans l’attitude : « Pointant le doigt vers l’assistant » se double d’un discours menaçant « Qu’il tâche de faire comme il faut ! sinon il sera pendu comme on fait dans ce pays ». Le contraste entre la situation : une réception et les propos crée un malaise : les menaces se multiplient « ces diplomates.(…) Pour les faire taire, un seul moyen : les abattre à la mitrailleuse » ou page 116 à propos d’un des convives : « j’ai bien envie de l’envoyer en Sibérie » Conclusion : montrer Staline en acteur est un moyen pour DG de convoquer une tonalité satirique renforcée par le fait que celui qui joue ainsi au maréchal est le même que DG perçoit « grondant, mordant, éloquent » - l’accumulation qui se termine de façon apparemment valorisante transforme pourtant Staline en animal – ce qui n’est pas sans rappeler l’avertissement de Churchill à propos de l’ogre soviétique. II-Staline apparaît également comme un metteur en scène de la vie politique 1-Il s’agit pour lui au premier chef de mettre en scène les fastes de la Grande Russie : les scènes récurrentes de repas en sont un indice : face à un peuple qui souffre, Staline n’hésite pas à faire de ces réceptions fastueuses les indices de sa puissance. S’inscrit également chez lui la volonté de donner spectacle : à travers les repas mais aussi lors de la diffusion du film : jugé par DG comme un film de « propagande » « très conformiste et passablement naïf » , on voit bien au contraire comment Staline est heureux du spectacle qu’il donne à voir : « Staline riait, battait des mains ». Il est à la fois metteur en scène et spectateur heureux d’une fiction qui travaille à sa gloire. « un beau ballet dansé » « une réception de grande envergure » constituent les « scènes » qu’il organise. le texte s’emploie à souligner le faste du décor : « escalier monumental » « table étincelait d’un luxe inimaginable » ; (108) le banquet est « stupéfiant » si la mise en scène est réussie , DG s’emploie à suggérer ce que ce luxe a d’indécent en établissant le contraste entre la Russie « recrue de souffrance » (90) et l’insistance avec laquelle Staline s’emploie à ressusciter la Russie des tsars. DG emploie même la comparaison- non sans une certaine malice sans doute. Ce faste est donc une illusion : Staline donne le spectacle du luxe –cherchant à faire oublier la misère du pays- ou bien montrant ainsi combien il est insensible aux souffrances de son peuple . 2-Dans cette mise en scène, Staline dispose également de nombreux figurants comme le personnage principal, ils sont aussi en « brillants uniformes » DG souligne à plusieurs reprises la façon dont ils sont invités à jouer un rôle : page 95 DG parle de « bonne grâce contrainte » ; il les entend parler « dans le sens t sur le ton prescrits » Page 110 les « autres Russes » sont « rigides et silencieux » ces figurants dont certains sont les militaires les plus brillants du Régime sont ainsi comparés à des « pur-sang entravés » : l’image met en valeur leurs qualités et reprend l’idée de la contrainte. A travers eux, DG souligne le caractère despotique de Staline et confirme la menace tacite ou explicite qui pèse sur eux. La représentation est don entâchée d’un profond malaise 3-Ainsi DG met en avant la représentation sinistre à laquelle il lui est donné d’assister Le lexique du théâtre est particulièrement abondant dans ce passage et constitue une sorte de métaphore quasi continuelle : La scène des toasts apparaît comme « une scène de tragi-comédie » (109) DG assiste à une « grande parade » : qui tire la représentation du coté du cirque… Il est aussi question d’une « scène extraordinaire » ; le général Ignatiev est « gêné de son personnage » « soudain le tableau changea » On trouve les termes « d’intrigue » de « péripétie » de « dénouement » DG entend donc donner à ces rencontres une unité littéraire et à en faire une pièce de théâtre dont le genre apparaît indécidable : tantôt comédie bouffonne convoquant un acteur au jeu excessif, tantôt drame pesant. Tous ces éléments sont destinés à percer le despote sous l’acteur et ils servent également de portrait-repoussoir à un DG qui se met ainsi lui-même en valeur même s’il ne semble d’abord ici qu’un personnage secondaire. III- A travers ces représentations DG parvient à se mettre en valeur 1-Il apparaît d’abord comme un spectateur lucide capable de déchiffrer Staline et de voir ce qui se cache derrière le masque qu’on lui propose ainsi émet-il des jugements pleins de clairvoyance et n’est-il pas le spectateur ébahi qu’on se propose de faire de lui : face au film visionné DG voit tout de suite la « propagande » ce qui contraste fortement avec l’attitude quasi infantile de Staline qui « battait des mains » et semble heureux de cette illusion. il montre aussi Staline dans des attitudes qu’il ne semble pas maîtriser et qui le revèlent ainsi il le montre griffonnant « des barres et des ronds » ou bien crayonnant des « hiéroglyphes ». On peut y voir là une volonté de souligner quelque chose d’infantile chez l’ogre stalinien ou même les signes d’une impatience propre à suggérer que tout n’est pas joué entre lui et DG et qu’il n’est pas entièrement convaincu d’avoir toute la maîtrise de la situation. La lucidité de DG trouve une expression directe : « Désormais tout était clair » : la clarté, la netteté s’opposent donc à l’illusion que lui propose Staline. DG met bien en valeur sa capacité à déchiffrer son interlocuteur : «108 « sous ces apparences débonnaires, on discernait le champion engagé dans une lutte sans merci. » DG ne saurait se laisser prendre au piège que voudrait lui tendre Staline (115) « En écoutant Staline, je mesurais l’abîme, qui, pour le monde soviétique, sépare les paroles et les actes » 2-Mais DG met également en valeur ses propres qualités d’acteur et montre combien il maîtrise l’art de l’escrime diplomatique Dg insiste d’abord sur sa capacité à se maîtriser face à un Staline qui se laisse volontiers gagner par sa « fureur » ; de la même façon page 101 « je répétai les raisons » VS Staline qui lui change de direction. il semble procéder selon une stratégie qu’il s’est fixée : « je ne voulais l’entreprendre qu’après avoir réglé avec Londres les questions fondamentales » (100-101) DG lui aussi est capable de jouer une comédie au maréchal : page 111 : « j’affectai ostensiblement de ne pas prendre intérêt aux débats de l’aréopage » la fin de la rencontre résonne comme une sorte de coup de théâtre : en refusant de visionner un second film, DG quitte la scène avant ce que Staline prévoyait : le metteur en scène se voit donc ainsi contrarié dans ses projets. DG se plaît à insister sur l’effet produit : « Staline (…) parut ne pas comprendre » ; l’assistance est « frappée de stupeur » Molotov est « livide » puis « balbutie ». Bref le texte insiste bien sur le fait qu’en agissant ainsi , DG modifie la pièce écrite jouée et mise en scène par Staline »je ne doutais guère de la suite » « je refusais naturellement « (113 puis « je l’approuvai » = conditions fixées par DG tend à montrer que cette fois l’action se déroule comme DG l’a prévu. c’est ce que confirme l’image employée par DG qui se montre « beau joueur » et commente : « vous avez tenu bon » On voit donc bien comment en refusant de céder aux exigences de Staline sur le comité de Lublin DG offre à Staline un autre dénouement que celui qui était prévu. Cet épisode permet de mettre en valeur l’habileté du général dont Staline fait indirectement l’éloge en vantant les « chefs résolus, intraitables ». Conclusion : La théâtralisation explicite qui occupe ce long passage de rencontres avec Staline sert d’abord la critique : il s’agit de montrer la duplicité du despote, d’en faire un personnage tout à la fois tyrannique et inquiétant dont on ne peut que difficilement prévoir les réactions. Staline est l’artisan d’une illusion et donne ici à voir une Russie qui n’a rien à voir avec la réalité. Le Maréchal est donc un despote peu soucieux de son peuple et de la misère qu’il traverse, qui fait régner une terreur d’autant plus violente qu’elle semble paralyser les personnages les plus éminents du pays. Néanmoins, s’il dénonce l’illusion et le théâtre stalinien c’est aussi pour se mettre en valeur lui-même : DG montre sa grande lucidité dans la conscience qu’il a d’assister à un spectacle dont il réécrira la fin à son profit. Acteur plus maîtrisé et plus subtil-du moins c’est ainsi qu’il se peint ici- DG n’en est pas moins lui aussi un acteur sur la scène internationale. C’est ce qui apparaît d’autant plus évident lors de sa visite à New York au chapitre Discordances. Dg s’y décrit poussé « sur l’immense scène de l’amphithéâtre » : « Les projecteurs s’allument, et j’apparais à la foule entassée sur les gradins. » Il se montre alors lançant un « salut à la grande cité. »