Résister dans les plis
Dorothée Werner, écrivain
Néons blafards, dix degrés à tout casser, queue à la caisse d’un supermarché. Le temps est ralenti.
Une vieille dame beige et bien mise s’impatiente. Elle se tourne et retourne vers les autres clients,
cherchant du regard des témoins à son exaspération. Des complices. Sa colère monte puis
explose : « Regardez-moi celle-là : incapable comme les autres ! » La fille de la caisse lève les
yeux, les baisse et se rétrécit tout entière. Elle est noire et voudrait disparaître. « Voler le travail
des autres quand on n’est pas au niveau, tsss. » La fille de la caisse continue en somnambule.
« Rentrez dans votre pays, mademoiselle, on gagnera du temps. » La fille est une ombre sans
contour, la vieille une flèche lancée. L’homme de devant feint la surdité, emballe ses yaourts fissa
et disparaît. Restent trois clients. Leur silence envahit tout, aggrave tout, leur silence fige la scène
dans une obscurité asphyxiante, c’est une défaite pour l’humanité tout entière. Dix-sept ans à tout
casser, voix fluette, baskets et mèches roses, elle serre dans ses mains un Coca et un paquet de
biscuits. Et se jette à l’eau. « Stop. Taisez-vous. Ça suffit. Ce n’est pas possible. » La vieille est
muselée illico. Elle paie la queue basse, sort en grommelant quelque chose et l’air revient à
nouveau. C’était hier dans un Franprix assoupi au fond d’un beau quartier. C’était hier, mais
chaque jour la question de la résistance fait effraction dans nos vies.
Une enfant de onze ans rentre de l’école sur l’air de « c’est pas juste ». Elle pleure d’avoir vu un
camarade humilié, accusé à tort d’une bêtise et incapable de s’en défendre. Son voisin a balancé
un stylo sur le prof, crime de lèse-majesté. L’adulte lui est tombé dessus: coupable ! L’accusé
sidéré n’a pas eu la présence d’esprit, la force ou le courage de hurler son innocence : il n’a pas
voulu dénoncer son voisin. L’enfant de onze ans a tout vu. Elle sait que son camarade est
généreux et innocent. Elle n’a rien dit. Ni elle ni personne, et c’est cette lâcheté qu’elle pleure à
gros bouillons. Où commence et où finit la résistance ? (…)