La notion de démocratie et le pouvoir judiciaire Vincent VALENTIN Professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Rennes Je suis honoré de m’adresser à un public aussi compétent. J’avais déjà eu l’occasion de m’exprimer dans le cadre de cet échange et je reconnais parmi vous certains visages que je suis heureux de retrouver. Je vais faire une conférence, mais, il serait intéressant que des échanges ponctuent le cours de mon exposé. Je vous laisserai également du temps à la fin pour que vous puissiez poser vos questions. Le programme, tel que défini par le Professeur Norbert Foulquier, m’invite à traiter des rapports entre la démocratie et le pouvoir judiciaire ce qui sous-tend immédiatement qu’il peut exister un problème entre ces deux notions. C’est un sujet très classique que celui du rapport entre le droit et la politique mais j’espère ici pouvoir vous donner des clés que vous ne connaitriez pas déjà. Derrière la réalité du droit, se trouvent des principes philosophiques. Je vais vous présenter comment les rapports entre démocratie et pouvoir judiciaire ont été pensés dans le cadre de la démocratie libérale née à la suite de la Révolution française. Ma conférence se divisera en deux points. Je parlerai d’abord de la nature du problème entre démocratie et pouvoir judiciaire (I) puis, dans un second temps, j’exposerai comment en France, une solution a été donnée à ce problème (II). I. La nature du problème entre démocratie et pouvoir judiciaire On peut distinguer deux aspects de cette tension, du conflit qui existe entre droit et politique. Il y a d’abord un aspect philosophique qui renvoie à la philosophie des droits de l’Homme (A) puis un aspect institutionnel qui renvoie à la question de l’indépendance de la justice (B). A. L’origine philosophique de la tension entre démocratie et pouvoir judiciaire La tension entre démocratie et pouvoir judiciaire reproduit la contradiction que porte en elle la philosophie dite de la modernité ou philosophie de la Révolution française. En effet, elle porte les deux projets suivants. Le premier est de libérer l’individu de la tutelle du pouvoir collectif. Ce premier mouvement débouche sur la reconnaissance de droits de l’Homme qui sont des droits de l’individu contre l’Etat. Ce qui est fondamental c’est alors de permettre à l’individu de vivre à l’abri du pouvoir de la collectivité. Le deuxième mouvement, également porté par la Révolution Française, souhaite améliorer l’humanité, la société, par le libre exercice du pouvoir collectif par les individus. C’est un mouvement différent puisqu’ici, il s’agit non pas de libérer l’individu mais de créer un nouveau pouvoir collectif. S’exprime alors le principe de la démocratie, celui de la souveraineté du peuple. Ces deux idées, aussi légitimes l’une que l’autre, constituent la base de l’organisation du droit. Elles expriment le conflit originel entre démocratie et droits de l’Homme porté par la philosophie de la Révolution. Il est important de bien comprendre l’importance de la philosophie des droits de l’Homme à l’origine du droit français, et, plus largement, du droit occidental. Elle s’exprime dans un texte fondamental, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 qui, en son article 2, affirme que « le but de tout association politique est la conservation des droits naturels de l’Homme ». Le but même du pouvoir politique est de servir et de garantir les droits de l’Homme. La démocratie elle-même est donc limitée par le respect et par la nécessité de servir les droits de l’Homme. C’est d’ailleurs ce que reprochera Marx à la Révolution ; pour le philosophe, l’impossibilité de la révolution est déterminée par l’obligation de respecter le droit de propriété. Cette opposition fondamentale entre liberté collective et liberté individuelle va déboucher sur la recherche d’un équilibre entre la reconnaissance de la souveraineté du peuple et celle des droits de l’Homme. Dans l’esprit de cette pensée, les droits de l’Homme relèvent du droit naturel, ils sont donc au-dessus de l’ordre politique. L’organisation d’une justice constitutionnelle dans les démocraties modernes constituera la réponse que le XXème siècle apportera à une question soulevée au XVIIIème siècle. Vous pourriez penser que ce que je dis reste éloigné du sujet. En fait, ce n’est pas le cas car l’organisation du pouvoir judiciaire a toujours été rattachée à ce projet philosophique contradictoire. B. L’institutionnalisation du pouvoir judiciaire dans le cadre de la philosophie de la Révolution Il existe une expression immédiate de l’opposition entre droit et politique, c’est celle qui oppose les pouvoirs législatif et exécutif au pouvoir des juges. Cette opposition reproduit le même mouvement que celui précédemment évoqué : il confronte, d’un côté, le pouvoir de gouvernement de la société et, de l’autre, le pouvoir d’application du droit, de défense du droit. Cette opposition est telle que, sous la Révolution française, est prise une décision « bizarre » toujours en vigueur aujourd’hui. Cette décision est d’interdire au pouvoir judicaire de juger les actes de l’administration, les actes du gouvernement. Le droit ne doit pas gêner le nouveau pouvoir de la Révolution. Cette interdiction s’est traduite en France par la création de deux ordres juridictionnels composés d’une part des juridictions privées et d’autre part des juridictions administratives. Une autre expression de cette tension s’exprime dans le débat relatif au détachement ou au rattachement de l’institution judiciaire au pouvoir politique. Les deux solutions sont légitimes ; d’un côté, l’indépendance de la justice garantit l’indépendance du politique et donc des décisions qui ne soient pas arbitraires ; de l’autre, le rattachement du pouvoir judiciaire aux institutions politiques permettrait aux représentants du peuple de contrôler le pouvoir judiciaire et donc de vérifier qu’il s’exerce conformément à la volonté du peuple. La France tente de maintenir un équilibre entre ces deux solutions : la justice est indépendante et son indépendance est garantie par la Constitution mais une partie des magistrats représente le ministère public et demeure liée au ministère de la justice. Par exemple, le gouvernement peut donner des consignes en matière de politique pénale, il peut demander qu’il soit jugé dans telle ou telle direction. Le système français exprime alors un paradoxe : d’un côté, le pouvoir judiciaire est rendu au nom du peuple, de l’autre, il doit être protégé des représentants du peuple. Pour le dire autrement, le droit ne peut pas être dépendant de la politique mais il ne peut pas être, non plus, indépendant de la politique. Ce que je vous dis est somme toute assez classique et trouve une solution dans la théorie de la séparation des pouvoirs. Je voudrais ici insister sur le point de l’indissociabilité entre la conception du pouvoir judiciaire et une certaine philosophie des droits de l’Homme. La philosophie de la justice détermine la compétence première du pouvoir judiciaire de protéger les droits de l’Homme. Un autre article de la Déclaration des droits de l’Homme révèle ce lien entre pouvoir judiciaire et droit de l’homme puisque « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’à point de Constitution ». Depuis la Révolution française, la démocratie a donc deux objectifs qui constituent aussi ses deux limites, les droits de l’Homme et l’indépendance judiciaire. Cette indépendance est au service des droits de l’Homme et, c’est pourquoi, dans la tradition française, le juge judiciaire est le gardien de la liberté individuelle. Globalement, tout l’enjeu de l’organisation de la démocratie et du droit est de rendre ces principes compatibles alors qu’ils sont contradictoires. Leur confrontation exprime deux problèmes, l’indépendance de l’individu vis à vis du pouvoir collectif d’une part et l’indépendance de l’institution judiciaire d’autre part. J’ajoute que, dans la tradition française, il existe une grande méfiance vis-à-vis du pouvoir judiciaire. Elle provient du souvenir de la monarchie, dans laquelle, les juges étaient perçus comme une force sociale conservatrice. Le pouvoir conservateur de la justice est d’ailleurs à la fois ce qui protège les droits de l’Homme mais aussi ce qui empêche les représentants du peuple d’opérer des transformations sociales. C’est pourquoi les rapports entre la démocratie et les droits de l’Homme, entre la démocratie et le pouvoir judiciaire, ne sont ni harmonieux ni évidents. Il suffit de penser à votre propre conception de la politique pour comprendre le problème : on veut tous vivre librement et jouir de la liberté de la vie privée et en même temps on voudrait tous avoir une influence sur la définition des lois et sur le fonctionnement de la société. La contradiction du projet politique et juridique français réside donc en chaque citoyen. Or, cette matrice philosophique est à l’origine de l’organisation de la justice. II. L’organisation du pouvoir judiciaire, la recherche d’un équilibre entre la protection de la démocratie et des droits de l’Homme Les solutions juridiques apportées à cette question n’ont été inventées que récemment, au XXème siècle et se sont diffusées dans le monde occidental. Ces deux réponses ont été le fait de deux théories, celle de l’Etat de droit (A) et celle de la justice constitutionnelle (B). A. La théorie de l’Etat de droit Quand j’étais étudiant, je ne comprenais pas l’intérêt de cette théorie. Ce n’est que plus tard que j’ai compris qu’il y a avait une façon de l’expliquer qui en révélait le sens. Cette théorie, qui peut paraitre technique, mécanique est au service du projet politique et juridique que j’ai défini plus haut. J’insiste, le pouvoir judicaire est le résultat progressif de la concrétisation de la théorie de l’Etat de droit. L’Etat de droit, vous le savez, est un concept allemand qui était précédé par une autre théorie dite l’Etat de Police. Arrêtons-nous un moment sur le concept de l’Etat de police, car, c’est en réaction à cette conception de l’Etat, que le droit est aujourd’hui organisé. L’Etat de police est un Etat dans lequel le gouvernement peut faire tout ce qu’il veut pour le bien de son peuple. La définition que l’on trouve de la police dans les écrits du XVIIIème siècle est la suivante. Il s’agit de la science de gouverner les hommes et de leur faire du Bien. Dans cette conception de l’Etat, le pouvoir du gouvernement n’a donc aucune limite ; il doit faire le Bien mais définit lui-même ce qu’est le Bien et utilise n’importe quels moyens à cette fin. L’on a qualifié de despotisme éclairé la conception de la monarchie qui en découlait. Cette conception de la monarchie a prévalu en Europe jusqu’au XVIIIème siècle. Dans ce cadre, le pouvoir judiciaire n’est pas indépendant et le droit n’est pas indépendant de la politique. L’Etat de droit a été pensé contre cette conception de l’Etat. En effet, le cœur de l’Etat de droit, ce système qui prévaut en France et en Europe, c’est, comme le dit KANT de poser que le but de l’Etat ne doit être ni le Bien, ni le bonheur du citoyen mais seulement la garantie de ses droits. Le comprendre est fondamental ; dans le cadre de l’Etat de droit le Bien et le bonheur doivent être des affaires privées, et le droit ne doit plus s’en mêler. Cette nouvelle conception des rapports du droit et de la politique détermine l’invention d’une nouvelle forme juridique destinée à encadrer l’exercice du gouvernement par le droit. L’Etat de droit, qui se développe alors, a une double nature ; le droit se présente à la fois comme la limite du pouvoir et la forme d’action du pouvoir. Autrement dit, l’Etat de droit c’est d’abord l’Etat qui agit au moyen du droit et c’est en même temps un Etat qui est soumis au droit. Le rôle du juge dans l’Etat de droit est déterminant ; il doit contrôler que les moyens du droit sont utilisés conformément à la Constitution mais il doit aussi de défendre les droits de l’Homme. Il impose donc une limite à l’action du gouvernement. Cette théorie allemande va progressivement être importée en France à la fin du XIX siècle. En France, l’acceptation de l’Etat de droit a été difficile car elle se confrontait à la théorie rousseauiste de la volonté générale. L’histoire du pouvoir judiciaire témoigne de cette confrontation, de ce combat entre la volonté générale et la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Arrêtons-nous à présent sur la mise en œuvre concrète de l’Etat de droit Le but de l’Etat de droit est de construire un droit qui soit maitrisé, rationalisé au service de certaines fins. Il s’agit de maitriser la formation du droit afin de permettre de modifier la société et de protéger les droits de l’Homme. L’organisation retenue est celle proposée par le théoricien allemand Hans Kelsen. Chez Kelsen, le pivot de l’Etat de droit, c’est le juge. En fait, l’Etat de droit doit être un Etat qui remet aux juges la fonction de faire respecter la hiérarchie des normes, le droit. Vous êtes, les juges, responsables du respect de la volonté du peuple et de la protection des droits. La question qui se pose alors est de savoir comment les juges soient à la fois les garants de la justice et de l’effectivité de la démocratie ? La solution qu’Hans Kelsen apporte à cette question est d’organiser le droit comme une hiérarchie de normes, une pyramide de normes. Le droit est construit comme un échelonnage de normes et, à chaque échelon, le juge contrôle la mise en œuvre du droit. La hiérarchie posée se joue à la fois est entre les normes - la Constitution, loi et acte administratif - et, entre les autorités habilitées à produire ces normes, le peuple, le législateur et le gouvernement. C’est aussi la hiérarchie entre le pouvoir constituant, législatif et exécutif. A chaque échelon, le pouvoir judiciaire va vérifier le respect de cette hiérarchie. Ce contrôle va être mis en œuvre par des juges spéciaux - les juges constitutionnels - mais aussi par les juges ordinaires, de l’ordre juridictionnel judiciaire et administratif. Se révèle alors la double nature libérale et démocratique de l’Etat de droit. Libéral, il l’est évidemment puisque l’activité de l’Etat est contrôlée et soumise à la nécessité - pour le dire vite - de respecter la liberté individuelle. L’Etat de droit est plus qu’un projet formel, il est une organisation au service d’un certain projet politique. Sa finalité politique est que l’Etat ne s’immisce jamais dans la vie privée des individus. Bien sûr, la définition de la vie privée est complexe et évolutive, mais elle demeure la raison d’être de l’organisation de l’Etat de droit. Démocratique, il l’est également quoique cette dimension soit souvent oubliée. Cela repose sur le fait que les juges sont au service du peuple. Pourquoi peut-on donc dire que l’Etat de droit est démocratique ? Tout simplement car il est le moyen, l’organisation la plus efficace pour donner une portée à la volonté du peuple. Il faut, à l’instar de Kelsen, que le droit exprime la volonté juridique du Peuple. Parce que le droit est une règle rendue obligatoire par l’Etat, ou autrement dit par la volonté du Peuple, l’efficacité du droit est une question démocratique. Or, si on se représente la volonté du peuple selon la forme de l’Etat de droit alors la volonté du peuple sera respectée. Ces deux dimensions de l’Etat permettent de mieux comprendre le rôle du pouvoir judiciaire à savoir garantir la pureté de l’application de la volonté du peuple et la protection des droits de l’Homme. Examinons à présent la forme concrète de l’Etat de droit sous la Vème République Française. Arrêtons nous d’abord sur la place de la jurisprudence dans la hiérarchie des normes. C’est une question que vous maitrisez parfaitement en tant que juges, mais qui soulève toujours un problème en démocratie et, plus particulièrement, en France. En France, la tradition de méfiance à l’égard des juges a commandé que l’on considère que le pouvoir judiciaire ne doive pas créer mais seulement appliquer le droit. Selon la théorie de la séparation des pouvoirs, le juge n’est pas à égalité avec le législateur, il lui est soumis. Deux expressions, héritées de Montesquieu, ont marqué la conception française du rôle du juge. Il parlait du juge comme de « la bouche de la loi. Cela veut dire qu’à travers le juge la loi s’exprime, qu’il n’est qu’un instrument de la loi. Il parlait également de la justice comme d’une « puissance nulle et invisible ». La tradition française, hostile à l’idée que le juge puisse créer des normes, contraste avec celle des pays anglosaxons. Dans les pays de common law, ce problème n’existe pas, il est admis que la décision de justice pose des principes de portée générale. On admet donc que le juge crée du droit, qu’il soit un inventeur de droit. Si la France a adopté une autre logique, la pratique du droit va rappeler la vérité exprimée par la common law. Un article du Code civil interdit au juge de poser une règle générale et impersonnelle, de poser une nouvelle règle. Evidemment, il s’agit d’une position de principe qui ne peut pas être appliquée car un juge est en permanence obligé d’inventer, d’innover, de créer du droit. En France, de fait, c’est le juge administratif qui a créé le droit administratif et c’est le juge constitutionnel qui, progressivement, donne une vraie portée aux normes constitutionnelles. Ces juges sont donc, en dépit de la théorie, des créateurs de normes. En France, la théorie s’oppose donc à la pratique. La pratique démontre que les juges créent du droit mais la théorie affirme qu’ils n’en n’ont pas le droit. Ce hiatus est à l’origine des interrogations tenant à la place du juge constitutionnel vis à vis du peuple. En France, le pouvoir judiciaire est donc à la fois totalement soumis et insidieusement créateur de droit ; la jurisprudence fait du droit sous le regard méfiant du peuple. Cette culture politique est tellement forte qu’il est difficile de faire comprendre aux étudiants que les juges appliquent mais inventent aussi de nouveaux principes. Aussi, le pouvoir judiciaire est à la fois un plein pouvoir dans la théorie de la séparation des pouvoirs et symboliquement un pouvoir inférieur vis-à-vis des pouvoirs exécutif et législatif qui dépendent de l’élection. Toutefois, sous l’effet de l’Etat de droit, parce qu’il a pour mission de protéger les droits de l’Homme, cette infériorité du pouvoir judiciaire semble s’amenuiser. Le pouvoir des juges est de mieux en mieux admis par la société. On constate même une nouvelle représentation du juge dans la société. La magistrature, qui était une caricature de force conservatrice socialement et politiquement est désormais perçue comme une force de défense des droits de l’Homme et de la démocratie. En témoigne que le denier Président de la République, Nicolas Sarkozy, était en guerre ouverte contre les principaux syndicats de la magistrature. Au-delà du problème de Nicolas Sarkozy, se manifeste une montée du pouvoir judiciaire comme une force de représentation du peuple à l’instar des parlementaires. Cette montée du pouvoir des juges pose une autre question en démocratie, celle du gouvernement des juges. Sans doute connaissez-vous cette notion de gouvernement des juges. Elle repose sur l’idée qu’en appliquant le droit, les juges le refont, le réinventent et en sont donc les véritables auteurs. La reconnaissance du pouvoir créateur des juges pose immédiatement celui du gouvernement des juges. Or, le meilleur moyen d’illustrer ce conflit entre le pouvoir créateur et le gouvernement des juges c’est d’étudier l’office du juge constitutionnel. C’est pourquoi je voudrais aborder la question de la justice constitutionnelle en France. B. La légitimité démocratique du Conseil Constitutionnel Je laisserai de côté les aspects techniques du contentieux mais je pourrai répondre aux questions que vous vous poseriez. Le Conseil Constitutionnel comme juge de la loi dispose d’une existence assez récente. Le contrôle du contenu de la loi n’était pas prévu à la naissance de la Constitution, il s’est développé dans les années 1970. Aussi, la légitimité du Conseil Constitutionnel n’est admise que depuis peu de temps et repose sur la légitimité du juge constitutionnel à censurer l’expression de la volonté des représentants du peuple. Pour rendre compte de ce débat, je vous propose d’abord d’exposer les arguments soulignant la carence démocratique de l’office du juge constitutionnel (A) avant d’évoquer les solutions qui peuvent tous les écarter (B). A. Les arguments questionnant la légitimité du Conseil Constitutionnel La critique dont le Conseil Constitutionnel est l’objet est double, elle est politique et juridique. Ici, je ne reviens pas sur le fait qu’il s’oppose aux représentants du peuple. Ce qu’on lui reproche, c’est plutôt le mode de nomination de ses membres. Le Conseil Constitutionnel se compose de neuf membres tous discrétionnairement nommés par des autorités politiques, trois par le Président de la République, trois le Président de l’Assemblée Nationale, trois par le Président du Sénat. Aucune condition n’encadre le pouvoir de nomination, aucun vote du Parlement n’est requis et aucune compétence juridique n’est imposée. Pour le dire autrement, les autorités de nomination peuvent nommer qui elles veulent. Factuellement toutefois, ce sont souvent d’anciens magistrats qui sont nommés, mais cet état de fait ne découle d’aucune prescription juridique. Aussi, certains se demandent de quel droit, ces neuf personnes sans compétence, sans légitimité politique, peuvent s’opposer à la loi. Une autre critique, plus juridique, s’appuie sur le fait que les normes constitutionnelles sont tellement imprécises, contradictoires, que le travail du juge ne peut qu’être insatisfaisant, qu’il comporte nécessairement une part d’arbitraire. B. La légitimité démocratique révélée du Conseil Constitutionnel Trois arguments peuvent être mobilisés en défense de la légitimité démocratique du Conseil Constitutionnel. Tout d’abord, même s’ils ne sont pas élus, les membres du Conseil sont nommés par des élus du Peuple. C’est sans doute insuffisant mais ils ne sont pas de simples technocrates. Ils sont tous rattachés même indirectement à la démocratie représentative. Un autre argument s’appuie sur le fait que le juge constitutionnel n’a jamais le dernier mot. Cette idée est portée par une théorie dite de l’aiguillage. Au terme de cette théorie, le Conseil Constitutionnel n’est qu’un aiguilleur. Lorsqu’il examine un projet de loi, si cette loi est conforme à la Constitution, il la valide et elle est adoptée en tant que loi ordinaire. S’il pense qu’il y a un problème de non conformité à la Constitution, cette loi peut exister mais sous la forme d’une loi constitutionnelle. Le juge n’a donc pas le dernier mot puisque le Peuple ou ses Représentants pourront toujours adopter une loi constitutionnelle si la loi ordinaire est impossible. Cette théorie rappelle donc, qu’en démocratie, il existe des procédures de révision de la Constitution qui permettent de changer de Constitution et qui empêchent le gouvernement des juges. Ce sont donc toujours les représentants du peuple qui ont le dernier mot. Enfin, un troisième argument peut être avancé au soutien de la légitimité démocratique du Conseil Constitutionnel. Il s’agit de l’argument le plus fort. On peut considérer que le Conseil Constitutionnel même s’il n’est pas élu est un représentant du Peuple car il est le garant d’une norme qui a été adoptée par le Peuple par la voie du référendum en 1958. La Constitution ayant été adoptée par le peuple, elle exprime la volonté du peuple. Dès lors, par le contrôle de constitutionalité de la loi, il défend la volonté du peuple constituant contre celle des représentants du peuple. La fonction de représentation dépasse finalement l’absence d’élection des juges par le peuple. Cette théorie est très importante car elle défend l’idée que le Conseil Constitutionnel est non pas un censeur mais le premier défenseur du peuple d’autant que la constitution défend les droits de l’Homme et les valeurs fondamentales de la République. Finalement, le juge constitutionnel est le véritable garant de la volonté du peuple et des droits individuels. Progressivement, la classe politique a accepté le rôle du Conseil Constitutionnel. Cette acceptation n’est possible que parce qu’il y a un consensus sur le contenu de la Constitution ; autrement dit, le contenu des normes constitutionnelles ne fait pas l’objet d’un débat : toute la classe politique française admet le principe des droits de l’Homme ainsi que les valeurs de la République. Je pense que c’est une condition indispensable de légitimité d’une juridiction constitutionnelle, elle n’est acceptée que lorsqu’elle défend des normes qui sont acceptées par l’ensemble des citoyens. Si la Constitution est conforme à la volonté du Peuple, alors l’organe qui défend cette Constitution est accepté par le jeu politique. C’est pourquoi, aujourd’hui, il n’y a pas de remise en cause du rôle du Conseil Constitutionnel qui, au contraire, est de mieux en mieux accepté. Cette acceptation repose également sur deux réformes qui ont permis à l’opposition parlementaire puis, à tout citoyen, à l’occasion d’un procès ordinaire, de le saisir. Le pouvoir judiciaire constitutionnel trouve donc globalement sa place dans la démocratie française. Reste le deuxième problème tenant à la qualité des décisions du Conseil Constitutionnel. Ce problème est de nature différente. La critique ne porte plus sur le droit à juger la loi mais sur la manière dont il juge la loi. Certains observateurs, des professeurs notamment, considèrent que les décisions du Conseil Constitutionnel, contiennent une forme d’arbitraire parce qu’elles interprètent trop librement les normes de la Constitution. Il faut dire que, dans la Constitution, il y a des normes et des principes dont la valeur politique est très différente. Schématiquement, il y a des principes libéraux et des principes socialistes et, de fait, le Conseil Constitutionnel dispose d’une liberté d’interprétation des principes posés dans la Constitution. C’est cette liberté d’interprétation qui suscite les plus vives critiques. Pour illustrer le positionnement politique du Conseil Constitutionnel, je vais exposer une décision importante du Conseil Constitutionnel qui marque la volonté du juge de trouver un équilibre politique afin de ne pas appliquer le droit de manière aveugle. Il s’agit d’une décision du 16 janvier 1982 relative aux lois de nationalisation. En 1982, la gauche vient d’arriver au pouvoir après vingt-trois années ininterrompues de gouvernement de droite. La gauche, élue sur un programme « très à gauche », lance ses réformes. Le Conseil Constitutionnel, alors exclusivement composé de personnes nommées par la droite, est saisi d’une des lois emblématique du nouveau gouvernement gauche portant sur la nationalisation de certaines entreprises. Le moment était donc politiquement tendu. Juridiquement, le débat portait sur la contradiction de deux normes constitutionnelles. La première norme est celle de la propriété privée remise en cause par la seconde posant la possibilité des nationalisations. En effet, alors que le droit de propriété est considéré comme « sacré » par la Déclaration de 1789, le préambule de la Constitution de 1946 pose le principe de la nationalisation de certains groupes qui relèvent de l’intérêt général. Ces deux normes sont donc contradictoires puisque l’on ne peut nationaliser sans porter atteinte à la propriété. Comment raisonne alors le Conseil Constitutionnel ? Son raisonnement est tout à la fois juridique et politique. Sa solution sera de dire que les nationalisations sont constitutionnelles mais que les indemnités versées aux propriétaires sont insuffisantes. Son raisonnement s’articule sur deux points. Tout d’abord, il affirme que les deux normes ont la même valeur constitutionnelle, puisqu’elles ont été toutes deux adoptées par le peuple lors du referendum de 1958 ; ensuite, il affirme que le droit de propriété a, depuis 1789, subi des évolutions qui déterminent que l’on puisse lui porter atteinte dans un but d’intérêt général. Dans cette décision, le Conseil fait donc du droit mais aussi de la politique. Il a compris que, dans sa position, il ne pouvait pas censurer la loi de la nouvelle majorité politique ; il opte donc pour une solution de compromis politique qui s’appuie sur un raisonnement juridique. Il fait ainsi la démonstration de ce que le pouvoir judiciaire en démocratie est toujours obligé de trouver un équilibre entre la souveraineté du peuple et les droits de l’Homme ; le juge ne mène jamais de raisonnement purement juridique parce qu’il raisonne toujours dans un contexte politique. Ainsi, le pouvoir du juge en démocratie n’est jamais exclusivement juridique, il est l’expression d’un compromis politique si bien que le Conseil Constitutionnel est le lieu dans lequel la société pense sa propre évolution. Le juge est donc un véritable créateur de normes constitutionnelles ; il n’est limité que par la prise en compte du contexte politique puisqu’aucune autorité ne peut contester ses propres décisions. Pour conclure, le pouvoir judiciaire est donc à la fois un organe du droit et de la politique, un organe de l’Etat de droit et de la démocratie. Je vous remercie de votre attention et suis prêt à répondre à vos questions. Question 1 : Il y a t-il une différence entre les notions de citoyen et de peuple ? Entre celle de juge et de magistrat ? Non le peuple est l’ensemble des citoyens. En France, il y a un mot pour désigner juridiquement le peuple, c’est la Nation. Dans la tradition de la République Française, il y a un corps unique et indivisible. D’un côté, se trouve la Nation, de l’autre les citoyens et il ne peut y avoir de corps intermédiaire. En revanche, nous distinguons les droits de l’homme de ceux du citoyen. Les droits de l’homme renvoient aux droits de l’homme dans sa vie privée, et ceux du citoyen renvoient aux droits politiques. Il n’y a pas de différence entre le juge et le magistrat. En revanche, la question de la définition de la qualité de juge pose question en France, car certains considèrent que le Conseil Constitutionnel, du fait de sa composition, de ses règles de procédure n’est pas un « vrai » juge. Dans mon intervention, je considère le pouvoir judiciaire de façon très large comme le pouvoir de juger, le pouvoir de l’ensemble des juridictions. En France, on distingue, plus précisément, les juges administratif, judiciaire et constitutionnel. Mais dans le cadre de ce propos qui est de montrer la place de la fonction de juger en démocratie ces distinctions sont inutiles, car tous ces juges sont au cœur de la tension que j’évoquais avec vous entre démocratie et protection des droits de l’Homme. Question : La société civile est-elle représentée au Conseil supérieur de la magistrature ? Réponse : Le Conseil Supérieur de la Magistrature se compose de magistrats et de personnalités qualifiées. En France, ce n’est pas tant la composition du Conseil Supérieur de la Magistrature que le rattachement de la magistrature aux institutions politiques qui pose problème. Ce qu’a révélé la Présidence Sarkozy c’est la crainte que les magistrats constituent un contre pouvoir dans l’Etat parce qu’ils seraient indépendants du pouvoir politique.