Canet, le 13 décembre 2004 Je vous proposerais bien de faire un petit digest du trimestre, ça permettrait de mettre un peu de perspective. En rappelant que, disons, le thème principal était d’aborder la question du fantasme. Pour aborder la question du fantasme il faut prendre beaucoup de précautions, il faut faire des tas de boucles autour et je ne sais pas si on ira jusqu’au bout de l’histoire. Mais enfin il semblait que pour pouvoir aborder la question du fantasme il fallait sans doute commencer par remettre un petit peu en piste toutes ces questions concernant la réalité, le Réel, etc. C’est un petit peu ce qu’on a essayé de faire depuis le début du trimestre. Non pas au niveau de ce qu’on dit dans la langue courante, parce qu’on change pas de vocabulaire comme ça, ce n’est pas la question, mais qu’au moins au niveau de la conception on puisse avoir une idée un peu précise de ces questions-là, en s’aidant de la sémiotique de Peirce. D’ailleurs je dois vous dire que par chance je dispose actuellement d’une quantité importante de séminaires de Lacan qui sont bien faits, qui ne sont plus les séminaires épouvantables qu’on avait pendant toute une époque, ceux des éditions Schaman qui étaient parfois presque illisibles. Maintenant des gens se sont regroupés pour travailler sur les séminaires et les publient. Pour des raisons d’héritage, ils les publient uniquement pour les adhérents de leur association. Voilà. Alors comme je suis allé à Paris là, à l’invitation d’une des associations, j’ai pu faire une razzia sur les séminaires. Du coup, en lisant les séminaires en continu, je me suis rendu compte qu’au bout du compte Lacan parle très souvent de Peirce. Parfois il ne cite pas le nom, mais on reconnaît ! Actuellement je suis en train de lire un séminaire qui s’appelle D’un discours qui ne serait pas du semblant et dans ce séminaire on voit à plusieurs reprises que Peirce est abordé de façon parfois directe avec le quadrant de Peirce qui est le must, — d’ailleurs c’est amusant : quand des ‘lacaniens’ se tournaient vers moi pour me demander des renseignements, c’était toujours sur le quadrant de Peirce, alors que ce n’est qu’une infime partie, fétichisme ? Dans ce séminaire il aborde entre autres la question intéressante de la critique de ce qu’on appelle le logico-positivisme. Alors donc comment introduire la question du fantasme, il faut parler de la réalité et en même temps donc aussi avec cette sorte de contrainte, — c’est comme en poésie il faut se donner un certain nombre de contraintes sinon ça marche pas, — celle de la sémiotique, qui est ma poésie à moi, enfin c’est pas terrible mais c’est comme ça. J’avais donc commencé par la question de la réalité et j’avais repris une nouvelle fois quelque chose que certains d’entre vous ont entendu très souvent mais que d’autres évidemment n’ont pas encore entendu. C’est la question des catégories : priméité, secondéité, tiercéité. Bon je n’y reviens pas, je vais pas vous les redéfinir, simplement pour revoir un peu l’ensemble. La première chose c’est ces catégories sont des « modes d’être » mais ne traitent pas de l’être puisque en somme la position de base de Peirce, enfin position qu’il a mis du temps à trouver… je veux dire c’était pas quelque chose, une lubie qui lui serait arrivée en pleine adolescence boutonneuse, c’était vraiment quelque chose qui était une réflexion profonde : « on peut se passer de l’être », « l’être n’est qu’un verbe ». Cela dans un temps où la catégorie de l’être était une sorte de catégorie originaire, un fondement. Bon donc, pas d’être, chez Peirce et, d’un autre côté de la chaîne des catégories, « il n’y a pas de substance ». Alors pas de substance, ça c’est une vraie révolution mais qui a bien tenu. Quelqu’un comme Lacan dit la même chose, « pas de substance ». Il faudrait discuter longuement sur la substance, la matière et l’être. ‘Matière’, si vous voulez un petit truc pour introduire la question de la matière comme ça en passant c’est qu’étymologiquement ça vient du mot mater. Bon, ça peut peut-être donner des idées sur ce qu’est la matière et quelqu’un en parle très bien, dans le registre psychanalytique, c’est 1 Salomon Resnik. Les trois catégories se suffisent donc à elles-mêmes, elles ne font pas appel à quelque chose qui, par rapport à elles, serait, en quelque sorte, externe. Donc les catégories, si vous voulez c’est vraiment tout ce à quoi on a à faire. Quand on veut pouvoir penser on s’appuie sur les catégories qui sont : priméité, secondéité, tiercéité. On s’est amusés avec les différents noms que Peirce pouvait leur donner parce que il aimait bien considérer leurs différences dans des conditions d’utilisation un petit peu différentes. Mais voici les trois noms, des néologismes, qu’il donnait pour la priméité, secondéité, tiercéité dans certaines occasions. La priméité il l’appelait aussi l’orience, c’est quand même plus beau, — je voulais garder ce terme, mais j’ai eu peur que ça soit beaucoup plus obscur que priméité — ça vient du latin orior, se lever, naître, sourdre, d’où origo, la source, origines, les origines, etc. Bon brisons là, orience pour la priméité mais en tous les cas, c’est ce qui surgit, ce qui jaillit, ce qui est nouveau. Au fond c’est ça, s’il y a une idée qu’on peut associer à priméité, c’est quand même ce qui est nouveau. À peine c’est surgi, si c’est là, si ça s’installe ce n’est plus nouveau, ce n’est plus la priméité. La secondéité, c’est très intéressant, il avait calculé ses mots : la secondéité il appelait ça l’obsistance. C’est bien ça, obsister, un mot qui n’existe pas, bien entendu. Mais enfin il l’a fabriqué. Alors bon, sistere c’est ce verbe latin qui est un déterminatif de stare. Obsistere signifiait devant, s’opposer à. Obsistere c’était se tenir comme ça, et le ob comme vous le savez c’est se tenir en face de. L’idée de objectum, c’est jeter devant, le ob a cette idée de devant mais avec une opposition, c’est ça il me semble que ob a ce sens-là. L’obsistence si vous voulez c’est se tenir en face de, obsister, ce qui est quand même très intéressant comme idée. L’obsistence nécessite qu’on soit en face de. Si vous voulez l’exister pose d’autres problèmes parce que l’exister c’est se tenir hors de : se tenir hors de soi, c’est le sens d’‘exister’. Alors on pourrait dire mais pourquoi il a pas dit absister, j’ai déjà parlé de ça… la différence de ces deux prépositions « ex » et « ab ». Vous savez que ex ça veut dire hors de, hors de quelque chose sans limites et le ab c’est quelque chose hors de la limite de la chose. Ce qui fait que quand on dit ab il faut que la chose même ait une frontière, si la chose n’est pas délimitée il n’y a pas de ab. Par contre il peut y avoir du ex. Bon, ça fait partie des petites choses qui peuvent permettre de lire certains mots, de voir ces racines qui ont leur propre intérêt. Alors l’exister c’est quelque chose qui n’impose pas de limites, par contre l’obsister… il ne pouvait pas dire absister parce que c’était déjà tout se donner puisque se donner la délimitation c’était même plus la peine de définir l’existence on peut se tenir seul. Mais l’obsister, lui, nécessite simplement que quelque chose soit en face de soi, et implique ce dédoublement d’où d’ailleurs l’idée de secondéité, de la dyade et de toutes ces choses-là. Donc l’existence implique tout ça et j’avais beaucoup insisté cette année quand même sur le caractère… l’existence est le fondement même de la négation puisque en quelque sorte l’idée de « autre » qui est l’idée inhérente à l’idée de secondéité : le « autre » c’est le « non-cela », c’est ça l’idée de « autre ». Il y a là toute une série de choses qui sont très proches : la négation, l’existence, on peut dire l’existence est fondée sur la négation. Ce sont des choses qu’on voit dans les phénomènes identificatoires, où l’on peut dire que c’est au niveau de l’image que se joue la négation puisque dans ces formes d’identification imaginaires, dans la forme de l’identification imaginaire, le stade du miroir, on dit à l’autre « ôtes-toi de là que je m’y mette ! » : c’est ça le fondement même de l’identification ; dans l’identification on nie l’autre de l’image. On voit bien qu’il y a là tout un système de rapports très intéressants entre existence et agressivité puisque au bout du compte « ôtes toi de là que je m’y mette ! », si c’est pas une formule agressive, je veux bien être pendu et l’existence c’est quelque chose qui est, comment on pourrait dire ça, « jouer des coudes », il faut être face à quelque chose s’opposer à quelque chose d’autre pour exister. On voit bien qu’il y a là toute une dimension 2 de négation mais en même temps d’agressivité voire de l’agression. L’agression c’est la pulsion de mort agrégée à Éros, alors que l’agressivité c’est justement la possibilité même de l’existence, sans agressivité pas d’existence. Public M. B. : L’agression. Je suis désolé parce que je vais dire sur Duby vient de moi, ce qui est un scandale complet. Je devrais être pendu pour ça, mais enfin tant pis ! Je dis toujours que c’est Duby parce que j’ai cru le lire un jour et je suis sûr qu’il pensait ça, mais qu’il ne l’a pas écrit. C’est dans — alors je sais plus si c’est dans L’histoire continue ou dans Un dimanche à Bouvines. D’ailleurs je dis toujours que c’est dans L’histoire continue mais c’est peut-être bien dans cet autre ouvrage de Duby. Bon enfin. Vous connaissez Duby ? Georges, qui sait aussi écrire de petits livres. Il écrit très bien. Alors L’histoire continue, c’est l’itinéraire d’un historien, un itinéraire bref. Dans Un dimanche à Bouvines comme vous pouvez le penser, c’est le dimanche de la bataille de Bouvines dans lequel il ne fait pas la remarque suivante mais il la pense très fort, ça transperce son écriture la remarque suivante, il dit que toutes les batailles de cette époque-là respectaient toute une tradition de cour, qui était la tradition des tournois. Comme à Hollywood, pareil, mais ça se passait à l’époque déjà ; avant Hollywood, déjà il y avait ça, où le but n’était pas du tout de se tuer, c’était simplement gagner. Il dit, en résumé : « Il y a quand même un rapport entre les batailles qui se menaient dans les cours et les batailles qui se menaient sur le terrain, parce qu’il dit, elles étaient terriblement réglées, extraordinairement réglées. Par exemple, le roi était toujours entouré de ses principaux chevaliers et la loi de la bataille, première loi de la bataille, de base, sans quoi elle ne voudrait rien dire, c’était ‘on n’attaque pas le roi et ses chevaliers’. Bon parfois ça se passait quand même, souvenez-vous du « Père garde toi à droite, garde toi à gauche ! ». C’était un héritage du jugement de Dieu. Alors le jugement de Dieu : quelqu’un subissait une épreuve, s’il gagnait ça signifiait que Dieu, etc. Celui qui perdait la bataille, c’était dieu qui l’avait voulu. Ce qui signifie en particulier que le type d’accord qui se fait généralement sous les auspices de Dieu, c’est-à-dire les grands contrats humains, — du moins à cette époque-là, ça a continué, mais on ne s’en aperçoit plus, on devrait s’en apercevoir quand même, à force, avec Ben Laden et consorts on devrait s’apercevoir que ça se passe toujours sous les auspices de Dieu, —en tous les cas si dieu avait donc donné la victoire à celui-là et la défaite à l’autre, ça pouvait bien signifier que les rapports entre eux devaient être réaménagés, c’est-à-dire ils ne pouvaient plus être dans la même position l’un par rapport à l’autre puisqu’ils n’étaient plus dans la même position par rapport à Dieu. Et donc, l’idée qui transpire de Duby, peut-êtree même l’énonce-t-il ainsi, c’est : « la bataille a comme visée de transformer le contrat ». Vous avez des gens qui vivent côte à côte pendant longtemps, ils mènent une bataille pour changer le contrat, par pour se détruire, pas pour détruire en particulier ce qui fait l’âme de l’autre c’est-à-dire le roi, ses chevaliers et tout le bataclan. La bataille vise la transformation du contrat et, par opposition, Duby est censé dire la chose suivante : « contrairement à la guerre ». La guerre vise la destruction de l’autre. Évidemment les choses ne se présentent jamais de manière aussi claire, il n’y a pas d’un côté la bataille, de l’autre la guerre. Les choses sont bien plus compliquées que ça, bien des batailles se transformaient en guerre ! Il me semble que là nous avons la différence entre l’agressivité qui est le réaménagement du contrat avec l’autre : être agressif avec quelqu’un c’est réaménager le contrat avec lui, dire « oh hé ! ça va là ! », ça se limite là. Alors que la guerre, c’est vraiment la destruction de l’autre et on peut dire que l’agression c’est ça : l’agression au bout du compte vise la mort ; bon alors ce qu’il y a c’est que c’est une mort souvent encore un peu vivante mais enfin quand même. Si la guerre est du côté de l’existence où est la bataille ? Répondons que la bataille est plutôt du côté de la tiercéité. Pour poursuivre notre liste, Peirce l’appelait la tiercéité, transuasion. 3 Alors ‘suasion’ c’est le même mot que dans persuasion. Il me semble que le verbe suadere, signifie ‘conseiller’, mais pourquoi trans plutôt que per ? Per c’est une marque de renforcement, en quelque sorte, pour ‘persuasion’ ‘aller au-delà du conseil’. Perpignan, par exemple imaginons la chose ça voudrait dire ‘au-delà des pins’, et je pense que ça doit vouloir dire ça, mais l’histoire de Perpignan, vous le savez, c’est qu’un certain monsieur Perpignanus avait un mas dans le coin, sans doute un gallo romain quelconque, pas loin de Ruscino, Château-Roussillon, qui était la véritable ville. Mais venant sans doute d’Italie, il avait du prendre son nom de per. Le trans c’est quelque chose qui n’indique pas, justement c’est quelque chose qui est toujours entre ; c’est certes ‘au-delà’ comme le per, mais cette fois-ci comme passage à une unité supérieure par rapport au mot de base, et non un simple renforcement. Le « trans » ça veut dire qui est au-delà, mais vous voyez, dans ‘trans-europ express’ par exemple — je sais pas où j’ai trouvé ça, je suis désolé de mes exemples ils ne sont pas très psychanalytiques mais enfin, ils disent sans doute plus de choses sur moi que sur les mots — trans-europ express c’est quelque chose qui, certes, traverse quand même, mais avec cet accent de transcendance de l’Europe qui y est contenu. On popurrait dire que la transuasion, c’est ce qui permet le conseil, qui le dirige, mais c’est aussi e qui est processuel poour aller au-delà de ce qui se présente. Une bonne vision de la tiercéité ! Donc voilà pour ces trois catégories, et par ailleurs je vous avais fait remarquer que quand même ces trois catégories sont solidaires les unes des autres d’une certaine façon, mais solidaires de manière particulière puisque elles sont hiérarchisées. Je ne vais pas revenir làdessus, je vous le dis très rapidement hiérarchisées c’est-à-dire que au bout du compte s’il y a de la tiercéité alors il y a nécessairement de la secondéité et de la priméité et je vous avais fait remarquer que c’était quand même un truc qui était extraordinairement important, c’est-à-dire que la tiercéité impliquait l’existentiel. Ce n’est pas évident et c’est quand même au cœur de l’histoire du fantasme : si à un moment donné nous sommes amenés à dire que le fantasme a quelque chose à voir avec la tiercéité, ça voudra dire que ça réfère à l’existentiel. Public M. B. : Effectivement ça implique la tiercéité mais c’est la tiercéité comme une sorte de « vase originaire », c’est ce qui peut permettre de penser et à partir du moment où c’est originaire ça signifie que l’existant dont il sera question là-dedans c’est le Réel, de telle façon que ce que le fantasme viendra en quelque sorte présenter, transuader, c’est le Réel parce qu’il est originaire. Public M. B. : Non mais lui il implique le Réel, il n’est pas le Réel. Il ne l’est pas puisque pour le fantasme. D’ailleurs, c’est ce que j’ai dit aussi au début de l’année, il y a quand même quelque chose qui est impliqué dans le fantasme très clairement c’est la « formule du fantasme » ; il faut bien qu’il y ait une formule du fantasme, qu’il se formule, que cette formule soit consciente ou qu’on puisse la reconstruire, mais quand on le reconstruira on le reconstruira comme formule. La tiercéité implique l’existence, alors que la priméité ne l’implique pas, mais qu’elle s’y implique, dans l’existence bien entendu — elle est impliquée dans l’existence puisque la secondéité implique la priméité. De même, l’existence n’implique pas la tiercéité. C’est que Peirce appelait la préscission, on peut préscinder la secondéité de la tiercéité mais pas le contraire. Mais je veux pas insister plus là-dessus, c’est un simple rappel. Si nous voulons pouvoir arriver à parler de la tiercéité du fantasme, bien entendu il faudra regarder d’un peu près quelque chose qui est plus proprement sémiotique, puisqu’au bout du compte la tiercéité c’est le monde du sémiotique, c’est le monde du signe. D’ailleurs peut-être à l’occasion de cette année je serais amené à reprendre ces distinctions très importantes de Lacan entre le signe — dont il dit, à tort, que « chez Peirce le signe c’est ce qui représente 4 quelque chose pour quelqu’un », ce qui est une abomination absolue quand on connaît Peirce, puisqu’il dit « un signe représente un objet pour un interprétant, qui est un autre signe de l’objet », et pas pour quelqu’un. Je ne sais pas d’où il est allé sortir ça. Mais il faut dire qu’en lisant cette version, une bonne version de D’un discours qui ne serait pas du semblant, ne dit plus cette connerie. Je me suis donc rabiboché avec Lacan là-dessus. Je pense que ça vaudra le coup cette triple distinction importante entre le signe, le signifiant et la lettre et tout ça autour de la question du semblant. Ce n’est pas une question à dix balles, c’est une sacré question. Voilà alors donc ça c’est du travail à faire. Donc là ,nous sommes vraiment dans le sémiotique au niveau de la tiercéité. J’avais essayé de vous initier aux arcanes de la proposition. Je n’avais eu aucun succès ! Pour aborder les choses autrement on pourrait parler des enfants Les enfants, dans le premier apprentissage du langage, ne font pas de phrases. Par exemple, comment ils font… je ne sais pas vous avez des exemples d’enfants qui disent un mot par exemple ? Public M. B. : Oui, tout à fait au début avant de faire des phrases… Manger ? oui, par exemple. vous avez été influencé par le fait que j’ai parlé de propositions, et donc de fait vous avez donné des exemples de proposition. Quand un enfant dit « manger », « boire » ou des choses comme ça, il fait une proposition. Les grammairiens évidemment s’arracheraient les cheveux, s’il leur en reste, les linguistes tordraient le nez mais fondamentalement ce sont des propositions, des ‘dicisignes’, comme le dit Peirce. Comment c’est foutu une proposition ? Est-ce qu’à partir de là nous pouvons avoir une idée de comment c’est foutu une proposition ? Alors déjà il y a un verbe. Pratiquement, on peut tout verbifier, pratiquement tous les mots de la langue, les noms communs peuvent être verbifiés. Public : M. B. : Par exemple si je dis lumière : c’est ‘être la lumière’ qui peut être le verbe. Vous voyez il faut avoir une notion du verbe suffisament large pour y inclure tout ça. Un verbe ce n’est pas… — parce que nous vous savez nous avons été tellement assommés par la grammaire, enfin surtout les gens de mon âge, l’analyse logique, etc., pour nous un verbe c’est un verbe, ça peut pas être un truc long comme ça. Les jeunes, pour eux, c’est plus facile parce que maintenant on parle de syntagme verbal déjà en 6e. Moi c’était un mot un mot grossier pour s’insulter mais pas un mot de théorie. Nous avions l’habitude d’identifier tous les éléments grammaticaux avec des termes, alors que pas du tout, c’est bien plus. Quand on veut faire une analyse des conditions linguistiques un peu plus élargie, eh bien on s’aperçoit qu’on est obligés de traiter des syntagmes. Alors le verbe ? Peirce a donné un nom au syntagme verbal, celui qui signifie ‘verbe’ en grec, il l’appelle un rhème : r—h—è—m—e. Un rhème c’est quelque chose qui ne peut pas être tout seul parce que dans tous les exemples que vous avez donné, vous avez fait parler l’enfant en situation et quand l’enfant parle en situation, à ce moment-là, ça signifie quelque chose, si maintenant je vous disais « manger » ou des verbes comme ça, vous vous diriez, il égrène des verbes, mais vous ne direz pas que je fais des propositions. Ce qui fait une proposition c’est que je tiens compte de l’être-là de la proposition, enfin du rhème : le rhème en question n’est pas tout seul. Il en a l’air comme ça, puisque c’est la seule chose qui soit prononcée, mais ça ne veut pas dire pour autant qu’il soit tout seul. En particulier il y a le fait de l’enfant qui est là et qui le dit, et quand l’enfant dit « manger », sur un certain ton, aucune mère ne doutera jamais qu’il demande à manger, et que cette phrase c’est « je veux manger ! ». Donc le rhème est quelque chose qui doit pouvoir avoir dans son environnement immédiat quelque chose qui lui permette d’avoir une signification, qui lui permette d’ouvrir une proposition. Pour rester à un grand niveau de généralité, je dirai que le rhème est quelque chose qui est par nature « incomplet ». Pour faire une proposition il faut compléter le rhème. 5 Je vais essayer de prendre un exemple. On arrive dans cette salle et puis on voit sur un petit papier écrit « manger ». On ne va pas dire que c’est une proposition, ça ne nous viendrait pas à l’idée parce qu’on voit bien qu’il y a quelque chose qui se suffit à soi-même, par définition puisque c’est le seul mot qu’il y ait sur le papier donc ça se suffit à soi-même, ça ne peut pas être un rhème au sens où j’emploie rhème, même si ça y ressemble. « Mais tout à l’heure vous avez dit que manger c’était un rhème »… attention ! ce n’est un rhème que dans une certaine situation où il se donne clairement comme « insaturé », comme l’huile, insaturé, il demande à être saturé. Quand il sera saturé, ce sera une proposition mais il faut qu’on puisse percevoir qu’il lui manque quelque chose. D’accord, plusieurs termes peuvent faire un rhème mais pour autant un rhème n’est pas un terme parce que justement il est pas terminé, il n’est pas limité, il y a quelque chose qui lui manque. Alors c’est là le point de base, si vous voulez pouvoir penser à un rhème, pensez le comme quelque chose qui est un peu du registre du terme — il y a un terme ou plusieurs termes — mais surtout il faut qu’il y ait ce qu’on pourrait appeler un blanc. Prenez l’exemple des taquins, le jeu de taquin où il y a des lettres ou des nombres, dans un carré, qu’il faut faire circuler pour reconstituer un alphabet ou bien classer les nombres par ordre, etc. ou bien faire un puzzle ou un truc comme ça. Le taquin ne saurait fonctionner s’il n’y avait une case blanche. Eh bien, c’est pareil : un rhème, pour pouvoir être un rhème, doit avoir une case blanche, quelque chose qui puisse permettre de signifier quelque chose, qui permette de circuler, c’est-à-dire d’avoir de la vie, sinon ce serait un truc mort, ce serait un terme, terminé, foutu, il n’y aurait plus rien à refaire. Donc vous voyez quand l’enfant dit « manger », il emploie un rhème, il met en scène un rhème mais incomplet et si vous vous pensez que c’est une proposition, c’est que ce rhème en fait, est saturé par autre chose… Évidemment ça peut pas être saturé par le rhème lui-même puisque le rhème lui-même est insaturé. Ça va ? C’est clair ça ? Ça a l’air d’être des petits détails mais croyez bien que ce ne sont vraiment pas des petits détails, on touche des grandes choses-là. Vous savez, quand on s’attaque à ces structures de base, les prises de position théoriques ont des conséquences inouïes sur le plan du traitement d’ensemble, de la place même du langage dans la vie. Suivant la position théorique que vous avez sur le rhème, vous pouvez avoir une position qui est une impasse ou bien une position qui est créatrice. Dans notre exemple on pourrait dire que ce qui sature le rhème ‘manger’ c’est l’enfant luimême, dans le fait même de prendre la parole quand il dit « manger », on a l’image de ce mot qui sort de sa bouche, qui s’en va et qui le laisse tomber, qui montrait qu’il était là et le mot lui, si jamais il va trop loin eh bien lui il va s’ossifier, il ne voudra plus rien dire. Il ne veut dire quelque chose que tout près de l’enfant. Le rhème est complété par l’enfant, à condition qu’il ne soit pas trop loin. Alors qu’est-ce que c’est là, cette place blanche ? Ben, on va dire l’enfant lui, au fond, il se place lui, on va dire comme sujet — ça va ? — il se fait sujet de la proposition. Par exemple quand l’enfant dit « viens », tout son corps qui le dit avec lui : il tend la main, il fait des trucs, ou il regarde il y a quelque chose qui désigne l’autre qui doit être près, là aussi, faut pas que ça s’éloigne trop là aussi. Donc le rhème « viens » a comme sujet l’autre, d’accord ? Mais tout est là pour l’indiquer. Donc si vous voulez, ce qui vient dans ce blanc-là, ce sont au sens peircien du terme mais aussi par chance pour une fois au sens habituel du terme, des indices, des indices de l’objet sujet. Là l’indice c’était le mouvement des lèvres de l’enfant quand il disait « manger », il était d’accord avec son corps, dans « viens », c’était toute la disposition du corps et le regard vers la personne à qui il dit « viens ». Donc des indices du sujet ; alors là presque au sens grammatical, le véritable sujet de la proposition ce sera l’indice, bien entendu. Ce ne sera pas la personne, mais c’est son indice, qui sera le sujet de la proposition. Faites attention, le sujet est un signe. 6 Mais en même temps que ce sujet et ce rhème, il y a tout ce travail énorme que vous avez fait sans en vous rendre compte et que l’enfant a fait aussi — mais enfin lui il l’a fait parce qu’il savait que vous, vous alliez le comprendre, il s’est rendu compte que ça marchait. Qu’est-ce que c’est qui marche en vous pour que vous compreniez, pour que ça marche ? C’est qu’il n’y a pas simplement le blanc et le sujet qui vient se déposer comme un papillon, mais il y a la jonction du rhème et de l’indice, c’est essentiel : « comment ça se conjoint ? » Depuis que je fais de la sémiotique je suis émerveillé par ça, je n’arrive pas à m’en défaire de cet émerveillement, même si je n’arrive pas vraiment à le faire partager. Une fois de plus je vais essayer, mais je ne crois pas réussir, il n’y a pas de raison que ça marche aujourd’hui. Comment se fait-il qu’en mettant un indice, un mouvement des lèvres, un regard, enfin des choses ténues avec un mot, comment le seul fait que ça soit produit ensemble ça fasse une proposition ? Public : M. B. : Oui, la connexion c’est pour l’indice, sans connexion pas d’indice. Mais qu’est-ce que c’est cette articulation entre l’indice et le rhème ? « Socrate est sage », « Socrates is wise » : comment, en lisant ça, je pense que Socrate est sage ? Vous voyez vraiment mes questions sémiotiques sont nulles, c’est effrayant, c’est vraiment basique à l’extrême, et j’en suis toujours là. Vous voyez, vous ne vous émerveillez pas ! vous vous dites ça va, quand est-ce que ça va s’arrêter ? Public M. B. : Oui mais ça n’arrange rien de parler des déictiques. La question que je me pose, et que je vous pose, c’est, pourquoi quand je mets « Socrate » à côté de « est sage », tout à coup, je pense que Socrate est sage, il n’y a pas de raison. Pourquoi ça marche comme ça ? Pourquoi l’enfant a-t-il compris qu’en disant « manger » sa mère allait le comprendre ? Il a un savoir encore plus obscur peut-être que tous les autres ou bien peut-être beaucoup plus clair. Je n’en sais rien. Peirce a mis l’accent sur ce lien. Il lui donne déjà un nom, il appelle ça la « copule d’assertion ». Alors j’en ai parlé longuement l’an dernier, je vous ai bassinés avec la « copule d’assertion », mais ça fairait pas trop de mal de revoir ça non ? J’ai cru remarquer que bis repetita placent, comme ils disaient avant, mais là, ça ne fait pas que bis, ça doit faire… un tour complet… Public M. B. : Sans le langage, tout à fait, absolument, c’est ça. Mais la copule d’assertion marche même sans tous les mots, elle rend compte de la situation de l’enfant… c’est le point de liaison entre l’indice et le rhème. Mais c’est là que c’est magique : c’est quelque chose hautement relationnel. L’élément relationnel qu’est la « copule », est un élément triadique, c’est un nœud borroméen pour parler comme Lacan : la copule d’assertion vient lier trois choses. En ayant l’air de relier deux choses en fait ça en relie trois… mais la troisième est ce qui fait le charme de la copule d’assertion… J’y reviendrai. Et comme toujours chaque fois que je fais un digest, ça devient vite undigest, c’est terrible ! Lacan appelerait ça un-digest, comme « l’une-bévue »… Donc voilà. Je laisse ça pour le moment de côté. Alors dans la proposition nous avons maintenant un indice, un rhème et la copule d’assertion qui nous assure qui fait que ça marche, il n’y a même plus à s’émerveiller, ça marche. L’indice a un objet, un objet connu par ailleurs. Mais quel est l’objet de la proposition ? L’objet de la proposition est le même que l’objet de l’indice. Voilà le sens profond de la proposition : on dispose de deux manières de présenter le même objet et deux manières ô combien intriquées quand même. Il y a deux niveaux de signe, celui de l’indice, du sujet, et celui de la proposition, du signe complet. Ainsi la proposition a un de ses éléments qui 7 désigne séparément l’objet de la proposition. Comme une forme de clivage à l’intérieur de la proposition, parce que le rhème est incomplet. Tous ceux qui ont lu Freud savent bien pourquoi je parle de la proposition ici, évidemment puisque c’est une des choses que fait remarquer Freud : « le fantasme est une proposition ». Donc le fantasme Un enfant est battu, ça c’est une proposition : ce que nous dit Freud c’est pour ça que vaut le coup de regarder du côté de la proposition. Je vous rappelle aussi la forme que Lacan propose, c’est $<>a. Vous savez que ce poinçon, ce signe là <>, $ c’est le sujet barré, dont j’ai laissé entendre que peut-être il aurait à voir avec la structure de la proposition, le a c’est le a et puis il y a le <> qui est l’utilisation de quatre signes fondamentaux : plus petit et plus grand ou bien inclus et contenant, ce sont ces deux là et puis les deux autres… je ne peux pas quand même me couper les mains pour vous les montrer. Donc les deux autres, ces deux-là, c’est « et » en logique et ça c’est le signe « ou ». Voilà donc le poinçon chez Lacan c’est conjoint tout ça : le sujet contient, est contenu dans a et en même temps c’est le sujet et l’objet a ou le sujet ou l’objet a, tout ça en même temps. Je reste dans mon digest là. C’est pour vous rappeler. Ce sont des choses que j’ai déposées au fil du trimestre : ça vaut peut-être le coup de vous les rappeler pour que vous rassembliez vos idées. Après restait cette question de la réalité. Je vous rappelle là maintenant brièvement parce que sinon ce serait exagéré d’en dire beaucoup plus. Je vous rappelle brièvement, l’idée c’était quand même d’associer le plus étroitement possible l’idée de réalité à celle de tiercéité. Associer de manière à ce que vous puissiez quand même voir que la tiercéité est constituée fondamentalement par des processus. La réalité ce n’est pas la réalité de mon pote Tony Jappy, pour qui c’est pas la table qui résiste. S’il n’y avait que les tables qui résistaient ! Les idées résistent aussi, je peux vous dire, ça résiste les idées, la preuve : l’inconscient. On avait aussi évoqué la question du Réel, tout à fait essentielle à notre propos, et là je vous avais dit que le Réel ça vaut le coup de le prendre dans la dimension de l’existence mais dans un sens qui est un sens qui est posé logiquement, même si ça veut rien dire, c’est l’idée de secondéité pure, étant entendu que par secondéité pure on doit entendre — sinon on dirait pas pure — on doit entendre non pas une secondéité épurée de priméité mais au contraire une secondéité ne faisant nul appel à la tiercéité. Ce qui est concevable logiquement donc on peut penser le Réel comme ça mais le Réel comme tel, évidemment du coup, comme nous nous sommes des êtres de pensée, on ne peut que l’entrevoir. Même si je m’étais fait un peu engueuler par notre ami André en parlant de la surprise… il me semble quand même, je maintiens, j’arrive pas à lâcher cette idée… j’ai peut-être tort mais je garde l’idée que le Réel surgit par surprise il nous surprend, c’est le temps de la surprise, le temps du réel, c’est un temps qui n’a pas de temps. Ça passe, on s’en est même pas aperçu, il reste cette trace. Le Réel a été a été à un moment donné, dans un moment de surgissement. Alors la surprise me paraît être un bon truc pour penser le Réel puisque dans la surprise nous ne pouvons pas penser, on n’a pas le temps de penser justement. Mais même quand on voit des choses inconnues on n’est pas nécessairement surpris, parce qu’on a continuellement notre machine à fabriquer du monde, notre imaginaire autrement dit, notre imaginaire qui fonctionne tout le temps, qui fabrique du monde tout le temps et qui ne se laisse pas surprendre comme ça. La surprise c’est vraiment quelque chose d’autre, d’une autre nature. C’est pour ça que ce n’est pas l’étonnement : « ah mince alors je m’attendais pas à voir ça », d’accord je suis étonné de voir ça. La surprise c’est vraiment quelque chose qui est insaisissable, ça passe comme ça. Et la surprise c’est peut-être ce qu’il y a de plus proche de la secondéité pure. Il me semble, sur le plan phénoménal. D’ailleurs quand Peirce parle de la secondéité pure, je il dit « vous êtes en train de rêvasser dans votre coin et tout à coup il y a un train qui passe et qui se met à siffler ». À l’époque, maintenant ça se fait plus… rappelez vous du temps des machines à 8 vapeur, lorsqu’on allait à Montpellier sur des machines à vapeur — c’est fou on a l’impression de parler de… — il y avait une énorme machine à vapeur qui faisait PerpignanNarbonne, c’est arrivé très tard l’électricité sur Perpignan Narbonne, j’avais déjà fini mes études —donc les magnifiques coups de sifflet de ces grosses locomotives c’était un truc qui foutait la panique à n’importe qui. Et pourtant on pouvait s’y attendre, mais précisément, parce que nous attendions sur le quai que le train finisse d’arriver, qu’on rêvait sur la machine, que nous étions pris dans les odeurs saisissantes du charbon, c’était toujours inattendu, surprenant. 9